III. Figures du dérangement
p. 117-145
Texte intégral
1Le sonore entraîne, dans ses emplois les moins remarquables, une désorientation. Outil censé « homogénéiser » l’espace en liant avec souplesse ses fragments séparés, il noie leurs contours et crée chaque fois des moments où se perdent le sens de la mesure, de l’échelle, la perception exacte du proche et du lointain. Il engage un « bougé » de la représentation et l’attention prêtée à ce perpétuel dérangement conduit à observer comment, dans son entretien syncopé avec l’image, il démultiplie les lieux et fait proliférer les hypothèses narratives. Le jeu tout en décalages de l’écho favorise la coexistence de plusieurs modèles de construction de l’espace, du temps et des modalités énonciatives. Selon la manière dont le sonore s’articule à l’image, ces modèles entrent en coalescence, en concurrence ou s’annulent mutuellement, retenant les formes dans un éphémère suspens. En écoutant les traces acoustiques dans leur chair, en dépliant leur représentance et en tentant d’analyser leur déplacement par rapport au cadre locatif qu’enclôt l’image, on met à jour la manière dont elles modulent l’interprétation d’une scène.
Coalescence
2Les traces acoustiques perçues dans la diégèse comme la reproduction d’autres traces préalablement enregistrées mettent en abyme le fonctionnement de l’écho filmique lui-même en accentuant l’effet de rappel, de dislocation et d’appel qui le caractérisent. Pour que l’on ait conscience, au cinéma, d’entendre un son reproduit, il faut que celui-ci soit ostensiblement ancré à un poste de radio ou de télévision, à un électrophone, un magnétophone ou un haut-parleur bien visible. L’appareil qui est alors identifié comme le référent actuel du phénomène acoustique n’occulte pas totalement le référent inactuel que constitue sa source originelle. Le son en écho renvoie simultanément à l’objet qui est affiché sur l’écran, et à celui qu’évoque l’occurrence antérieure dont il est la trace. Par son intermédiaire deux fragments d’espace parfaitement hétérogènes coexistent dans le même plan. Un extrait de La Double Vie de Véronique (Kieslowski, 1991) révèle combien l’occurrence de sons reproduits peut ainsi empêcher la perception d’un espace unitaire pour le déployer en un cristal à multiples facettes.
3Il s’agit d’une scène de plus de quatre minutes exclusivement consacrée à l’écoute d’une cassette enregistrée. Quatre longs plans montrent l’héroïne passant et repassant la même bande reçue par la poste et porteuse d’un message à décoder. Le décor est ici de peu d’intérêt ; nous connaissons déjà le logement de Véronique et une nouvelle vision des lieux ne nous apprend rien. L’action est minimale : la jeune femme évolue dans la pièce, se déshabille, se lave les dents puis se couche. L’insignifiance de ce qui est donné à voir focalise l’attention sur la bandeson, dont le contenu est aussi profus qu’énigmatique. Le contraste entre la pauvreté du visible et la richesse de l’audible est ironiquement souligné par le tout dernier plan. Véronique saisit la cassette pour l’observer à la loupe ; le regard bute sur une petite boîte noire, une chose obtuse qui n’a de prix que par les sons qu’elle recèle.
4L’image se fait oublier tandis que le son, étrange et peu explicite parce que coupé de son contexte d’occurrence initial, s’impose comme objet premier d’investigation. Cette mise en scène a donc pour principal effet de produire une inversion de la figure et du fond. Le personnage et l’action dans laquelle il est engagé constituent d’ordinaire l’objet essentiel de la représentation et le pôle d’attraction privilégié du spectateur, l’ambiance sonore passant plutôt pour un élément décoratif. Ici, l’inanité du « spectacle » met en valeur les événements sonores qui n’offrent que des formes incertaines. Le fond, mis en ostension, devient un texte à déchiffrer. Pendant toute la scène, Véronique manifeste les signes d’une écoute vive : traits immobiles, regard fixant le vide. Elle est tout entière tendue vers ce lieu qu’elle essaie d’imaginer. Dans la chambre, seul le vide où peuvent s’empreindre toutes les figures possibles de cet ailleurs encore indéterminé acquiert quelque relief.
5Pour mieux discerner les moindres nuances des traces enregistrées, la jeune fille choisit de les écouter au casque. Dès l’instant où elle a mis les écouteurs, les occurrences acoustiques nous paraissent beaucoup plus nettes parce que coupées des bruits parasites qui se font entendre dans la pièce. Nous partageons donc l’écoute du personnage dont les oreilles sont fermées au monde extérieur. Les sons diégétiques qui devraient accompagner ses actes nous restent inaudibles : elle se déplace et manipule des objets dans le plus parfait silence. L’image appelle certaines occurrences acoustiques (bruits de pas, brossage de dents) qui nous sont donc soustraites et sont remplacées par celles de la cassette. La disjonction du point de vue (celui d’un témoin) et du point d’écoute (celui de Véronique) annule encore un peu plus l’espace que nous voyons. Lui est superposé un univers mental, qui lui même épouse le dessin du lieu virtuel qu’il s’agit de refigurer. L’espace suscité par les sons reproduits neutralise celui que nous voyons ; les événements sonores acquièrent une présence telle qu’ils occupent la scène, meublant le vide de la chambre. Lorsque la cassette s’interrompt, Véronique se dresse en sursaut et crie : – « Qui est là ? », alors qu’un contrechamp nous confirme qu’il n’y a personne dans la pièce. Cette réaction ultime révèle à quel point les traces acoustiques imposent l’univers qu’elles véhiculent.
6L’enjeu même de la scène réside dans l’élucidation de la séquence de bruits enregistrés. Dernier indice d’un jeu de piste sophistiqué, ils sont censés mettre la jeune fille sur la trace d’un inconnu et l’inciter à se rendre au lieu même où ils ont été captés pour l’y rencontrer. Afin d’interpréter correctement les traces acoustiques enfermées sur la bande, il faut reconstituer leur représentance, découvrir l’objet qui les a émis mais aussi le contexte de leur occurrence et surtout l’intention qui a présidé à leur inscription et à leur envoi. Seul l’appel qu’ils transmettent implicitement donne quelque valeur à des bruits dépourvus d’intérêt. Ils sont pour la plupart opaques, identifiables seulement comme objets sonores (grincement, crissement) ou même réduits à un ensemble de caractères qui n’évoquent aucun objet particulier. Ainsi la dernière occurrence de la cassette, que Véronique écoute deux fois, est-elle un agrégat sonore de forte intensité, doté d’une attaque abrupte, d’un grain mat et lisse. On découvrira plus tard qu’elle faisait référence à l’embrasement d’une voiture accidentée. D’autres phénomènes possèdent au contraire un haut degré d’iconicité et renvoient immédiatement à une source virtuelle : bruits de pas, parmi lesquels on distingue même le martèlement familier des talons aiguilles, démarrage d’une voiture, trafic automobile, choc de pièces de vaisselle, et surtout messages emblématiques tels que « Le train no… en provenance de Cherbourg va entrer en gare voie no… ». Cet ensemble retrace les contours flous d’un cadre banal entre tous : celui d’un buffet de gare. Cependant les traces acoustiques qui résistent à l’élucidation attirent tout particulièrement l’attention et excitent l’imagination ; elles conservent au lieu une part de mystère qui le sublime. Construit par morceaux, au hasard de l’écoute répétée de fragments de bande rembobinés, l’endroit est en miettes et son image éparpillée. Quand Véronique se rendra gare Saint-Lazare et reconnaîtra d’autres occurrences des mêmes sons, ceux-ci, ancrés à des objets concrets et rangés dans un ordre significatif, s’organiseront pour dessiner un espace cohérent et sans surprise. Mais pour l’instant, fractionnés et mêlés par les retours en arrière et les écoutes multiples, ils transfigurent la gare. La manière dont elle s’annonce, à partir d’indices aussi ténus et confus que des traces acoustiques, la difficulté d’une reconstitution vécue comme une épreuve initiatique, contribuent encore à la transformer en un lieu magique propice à une rencontre amoureuse hors du commun. Dans l’entretien d’un son et d’une image en décalage, nous sommes donc conduits à édifier simultanément trois lieux et trois temps différents mais coalescents : l’espace présent de la chambre, l’espace intérieur d’écoute qui réfléchit et déplace à son tour l’espace extérieur insituable et inactuel empreint dans les sons enregistrés.
Concurrence
7Si, au lieu de former cristal, espaces, temps et configurations énonciatives entrent en concurrence, l’attention se disperse, hésitant entre plusieurs voies incompatibles. C’est le cas par exemple lorsque le son, relayé, est retransmis dans la diégèse par un appareil de communication à distance. Cette situation s’accompagne d’un certain nombre de conventions perceptives. Entendre une voix au téléphone conduit aussitôt à poser l’existence de deux lieux : celui depuis lequel le son relayé est émis et celui dans lequel il est reçu. Ces deux lieux sont supposés éloignés l’un de l’autre, quoique donnés simultanément ; tandis que nous parcourons du regard l’espace dans lequel un personnage tient le récepteur, nous sommes transportés par l’écoute à l’autre bout du fil, dans l’espace où son interlocuteur s’exprime. L’étendue entre eux n’est plus mesurée par la portée naturelle des phénomènes acoustiques mais connaît une extension illimitée.
8Toute conversation téléphonique suppose en outre une situation d’interaction spécifique, fort différente de celle qui correspond à un échange face à face. La singularité ici réside dans la dislocation du corps et de la voix des locuteurs. Chacun des deux partenaires éprouve en même temps la présence orale et l’absence physique de l’autre. Le dispositif engendre une situation paradoxale : une relation sonore immédiate se noue dans le champ de la plus grande médiation, et l’oblitération des corps inscrit une déhiscence entre les interlocuteurs. Ancré à sa seule voix, l’autre manque à sa place ; il n’est jamais là d’où l’on s’adresse à lui. Une trace acoustique perçue comme relayée par le téléphone est donc porteuse d’informations qui interférent avec ce que nous voyons. Deux représentations spatiales différentes entrent ainsi en concurrence.
9Venu pour éliminer un mauvais scénariste dont il ne sait comment se débarrasser, le producteur Griffin Mill, protagoniste du film de Robert Altman, The Player (1991), découvre avec surprise puis délectation la compagne de ce dernier. En quelques minutes, il noue avec elle une relation à la fois intense et intime. La scène de leur rencontre, qualifiée plus tard « d’étrange et excitante », est doublement articulée. L’homme tourne autour de la maison sans y pénétrer, sans même signaler sa présence à la jeune femme qu’il observe et avec laquelle il discute par téléphone. Conversation téléphonique et configuration voyeuriste se mêlent. À l’échange verbal s’oppose un jeu de regards qui ne se croisent jamais. Le dialogue lui-même est à double entente. Sous la ligne argumentative de surface que dessine un bavardage anodin s’ébauche un duo amoureux. Esquives, allusions, jeux sur les mots : chacun répond aux présupposés et aux sous-entendus des questions de l’autre, pour le séduire et prolonger un entretien commencé par hasard. Tous les éléments contribuent à défaire l’architecture interne de la scène en divisant notre attention.
10Du début à la fin de la scène, la configuration voyeuriste est insistante et exhibée. Nous suivons Griffin Mill : son arrivée en voiture, son appel téléphonique, ses déplacements autour de la maison, son espionnage. Tous les plans sur la jeune femme sont présentés du point de vue du voyeur comme en témoignent sa présence en amorce au bord du cadre et l’interposition d’obstacles entre le regard et l’objet visé (rebords de fenêtres, vitres, meubles). Les plans qui le montrent en train d’observer servent à confirmer l’attribution du regard et participent de la construction d’un point de vue subjectif. Restent trois plans révélant un décalage entre notre point de vue et celui du voyeur. Le premier décrit les manœuvres d’approche de Griffin Mill. Il cherche l’endroit d’où il pourra le mieux épier et, comme lui, la caméra bouge sans cesse, ce qui entraîne de multiples recadrages ; le personnage quitte et rejoint plusieurs fois le champ. Bien que le sujet regardant et la caméra n’occupent pas la même position dans l’espace, le champ est personnalisé par un certain nombre de marques qui soulignent leur association empathique1. Les hésitations de la caméra, le fait qu’elle perde puis retrouve son objet, miment le travail d’accommodation même du voyeur, de sorte que le plan est affecté d’un fort coefficient de subjectivité et de réflexivité. C’est notre propre désir de voir, tout autant que celui du personnage, qui est ici mis en évidence. Mais deux autres plans, marqués par une nette intervention énonciative, sont totalement incompatibles avec le point de vue de Griffin Mill. Ils sont filmés depuis l’intérieur de la maison et donnent à voir l’union puis la fusion de l’image des deux interlocuteurs sur la surface d’une vitre à la fois transparente et réfléchissante qui devient le lieu virtuel de leur rencontre. Ces deux plans permettent d’anticiper le devenir de leur relation.
11Si le point de vue subit quelques altérations, le point d’écoute reste d’un bout à l’autre celui du voyeur. Les phénomènes acoustiques sont très précisément mis en perspective. Le degré d’éloignement entre leur point d’émission diégétique et celui qui les écoute est scrupuleusement respecté. Ainsi, la sonnerie du téléphone est accompagnée d’un léger écho. Un son aussi strident est en effet susceptible de traverser les murs et peut être entendu de l’extérieur. Puisque nous partageons l’écoute de Griffin Mill, il est logique que nous percevions d’abord la sonnerie qui retentit dans la maison, puis sa répercussion à travers le combiné portable. La conversation qui s’ensuit nous parvient également filtrée par l’écoute du personnage masculin dont la voix sonne de manière naturelle alors que celle de la jeune femme est relayée et distordue par le téléphone. Cette déformation acoustique a pour effet de la tenir à distance, même lorsque nous la voyons toute proche de son interlocuteur. Configuration voyeuriste et conversation téléphonique induisent donc deux systèmes d’attentes et deux représentations spatiales contradictoires, et le caractère troublant de la scène naît, pour une bonne part, de la tension entre ces deux modèles.
12Griffin Mill entame un dialogue avec sa partenaire et se fait connaître d’elle en déclinant son identité. Il joue donc sur deux tableaux, alliant le plaisir de l’échange, d’ordinaire interdit au voyeur, au fantasme d’une possession secrète. Le spectateur quant à lui voit les attentes liées à la conversation téléphonique infirmées. Les deux interlocuteurs habitent le même espace ; à la fin de la scène ils pourraient même se toucher. Or la voix constamment relayée éloigne celle que pourtant nous voyons en gros plan, oblitérant sa présence charnelle. Lorsqu’elle est filmée depuis l’intérieur de la pièce où elle se tient, l’effet est particulièrement frappant. Rien, pas même une fenêtre close, ne peut alors expliquer la distorsion acoustique. La perception spectatorielle est donc sollicitée par deux scénarios concurrents : l’espace que nous voyons et où nous situons la jeune femme est hanté par l’espace virtuel que crée sa voix déformée. Parallèlement, le personnage lui-même, au corps duquel les mots venus d’ailleurs ne peuvent plus être ancrés, semble évidé, déréalisé. L’ubiquité née de la co-occurrence d’un son relayé et d’un corps bien visible ôte à la figure humaine sa consistance. Nous ne savons plus exactement si la scène est réellement vécue ou seulement rêvée par un voyeur qui serait devenu visionnaire. L’intervention de phénomènes acoustiques relayés sur des images qui ne les justifient pas suffit à introduire un dérangement subtil dans l’ordre représentatif. Sans remettre en cause tout à fait la construction optique de l’espace ni l’existence du personnage féminin que nous rencontrons pour la première fois au cours de cette scène, les traces acoustiques les rendent énigmatiques. Insignifiantes dans la mesure où elles n’invalident pas le point de vue sous lequel est placé l’ensemble de la scène, les configurations audiovisuelles des deux plans examinés ici ont toutefois un indéniable effet sur le spectateur. Elles l’empêchent de conclure et l’obligent à maintenir ouvertes deux interprétations possibles de cet épisode.
Dispersion du sens
13Un phénomène acoustique n’a d’ordinaire qu’une portée limitée. Il naît et s’éteint dans un espace continu et homogène, son point d’émission et son point de réception ne peuvent être trop éloignés l’un de l’autre. Au cinéma, le respect de cette norme réaliste voudrait que ces deux points appartiennent sinon au même cadre locatif, du moins à deux cadres voisins. Le champ-contrechamp qui, dans sa forme classique, nous découvre successivement deux pôles d’un même lieu, est fréquemment employé pour expliciter la portée d’un regard. Il est aussi la figure la plus appropriée pour décrire celle d’un son. Par convention, voir une source sonore d’un côté, un sujet à l’écoute de l’autre, permet d’inférer qu’entre eux s’étend l’espace d’audibilité de l’occurrence acoustique simultanément perçue. C’est donc en déterminant la position respective de ces deux éléments que l’on pourra construire cet espace.
14Or, le montage autorise le franchissement instantané de distances illimitées et la juxtaposition abrupte de lieux très éloignés. La séparation de la bande-image et de la bande-son favorise par ailleurs les associations les moins réalistes. Un phénomène acoustique peut donc connaître des transports sans mesure. Émis dans un château des Carpathes, il peut être entendu par une jeune fille à Londres (Dracula, Francis Ford Coppola, 1993). De telles aberrations spatiales sont utilisées pour ouvrir l’espace humain sur un autre espace, inhumain : espace sacré, fantastique ou halluciné. Écarteler une occurrence acoustique pour en distendre la portée est un des procédés formels susceptible de traduire des manifestations surnaturelles ou des événements miraculeux. En transgressant l’ordre humain, ce procédé conforte la cohérence d’une représentation qui prétend figurer aussi des phénomènes échappant aux normes communes de la perception. Mais il souligne du même coup la faculté illusoire qu’a le cinéma de fabriquer du merveilleux. Une scène de La Voie lactée (Luis Buñuel, 1969) repose sur une semblable fracture dans l’audition d’une occurrence acoustique. Mais au lieu de se résorber dans la reconstitution fictive d’un nouvel espace d’audibilité aux dimensions surnaturelles, cette fracture reste béante. À la configuration défaite, aucune autre forme achevée ne peut être substituée, et l’espace s’émiette, dans une radicale dispersion du sens.
15 La Voie lactée, vaste discours sur l’hérésie, est un film à la structure narrative complexe où des épisodes au présent, relatant le pèlerinage de deux hommes en route pour Saint-Jacques-de-Compostelle, alternent avec des épisodes au passé illustrant des moments de l’histoire de l’Église, avec des épisodes évangéliques représentant des passages de l’Écriture, ou encore avec des épisodes purement imaginaires, évocations mentales imputables aux personnages. La scène retenue fait partie de cette dernière catégorie et montre l’exécution d’un pape. Elle se trouve insérée dans la séquence de la fête annuelle de l’institution scolaire à laquelle assistent les deux pèlerins.
16À première vue, il s’agit d’une scène imaginée par l’un d’eux, Jean, dont l’image s’intercale, en montage parallèle, entre celles de la fête. Plusieurs éléments indiquent son caractère imaginaire : l’insertion entre parenthèses dans une autre séquence ; le contraste total avec l’environnement diégétique ; le rattachement à une subjectivité (gros plan de Jean pensif) ; et surtout les propos même du personnage : « – Je m’imaginais qu’on fusillait un pape. » Cependant, un phénomène acoustique vient contredire ce faisceau d’indices convergents et interdit de conclure sur le statut de cet épisode. Les détonations qui marquent l’exécution du pape semblent être perçues non seulement par Jean, mais aussi par l’homme qui est assis à côté de lui sur les pelouses de l’institution religieuse. On a donc l’impression qu’un événement fantasmé par l’un des personnages devient en partie perceptible dans la réalité diégétique. Cette occurrence acoustique atopique serait alors une manifestation surnaturelle ou paranormale, l’instrument d’une communication des consciences qui, dans le contexte polémique du film de Buñuel, résoudrait bien des problèmes. La Voie lactée renvoie en effet dos à dos toutes les hérésies successivement passées en revue et montre qu’en matière de religion, chacun détient sa vérité, incompatible avec celle des autres. Si tous pouvaient miraculeusement partager la même « vision » des choses, les désaccords seraient vaincus et la vérité apparaîtrait, indiscutable. Ce petit effet sonore qui fait vaciller la frontière entre réel et imaginaire n’annoncerait-il pas ironiquement la seule solution envisageable aux apories théologiques ? Cependant, l’examen attentif de ce phénomène énigmatique va infirmer l’illusion première de perméabilité des consciences. L’impossibilité de déterminer par qui exactement la fusillade du pape est entendue, l’incertitude de son espace d’audibilité, interdiront de conclure au miracle.
17Les plans décrivant l’exécution sont explicitement rattachés à l’univers mental de Jean, et les coups de feu qui les ponctuent sont ostensiblement ancrés aux canons des fusils pointés vers la caméra. Leur point d’émission est donc assuré. Mais plusieurs éléments rendent leur point de réception difficile à établir. Jean, qui les rêve, ne réagit d’aucune manière lorsqu’ils surviennent. Curieusement, il reste d’ailleurs impassible durant toute la scène, quelle que soit la violence de ce qu’il imagine. En revanche, l’un de ses compagnons dans la diégèse sursaute, scrute du regard le parc de l’école et confirme verbalement qu’il a entendu tirer : « – Y a un champ de tir par ici ? » Aucune détonation ne se fait entendre sur ces images, pas même sous la forme d’un fondu sonore qui ferait le lien entre les fantasmes de Jean et la réalité diégétique. Enfin, nul autre personnage présent à la fête ne manifeste une quelconque réaction d’écoute.
18Absents là où on les attendrait, présents là où on ne les attendait pas, ces sons et ces réactions en chiasme posent plus de questions qu’ils n’en résolvent. Est-ce bien les bruits de l’exécution du pape qu’a entendus le voisin de Jean ? N’y a-t-il pas effectivement un champ de tir aux alentours de l’institution Lamartine ? L’homme partage-t-il l’écoute de Jean ? Leurs univers mentaux respectifs sont-ils mutuellement accessibles ? Rien ne permet de l’affirmer. En admettant qu’ils aient tous deux perçu les mêmes coups de fusil, ceux-ci ont-ils retenti dans la diégèse ou constituent-ils une hallucination partagée ? Il est impossible de savoir dans quel espace se font entendre ces détonations : celui que Jean imagine, celui que Jean et son compagnon imaginent, ou celui de la diégèse ? L’espace d’audibilité de ces traces acoustiques n’est pas ici fracturé pour être anormalement distendu. Il est pulvérisé, aucune représentation certaine ne pouvant en être édifiée. Le miracle auquel on avait un instant cru assister est sujet à caution. Alors que tout est mis en place pour qu’il s’accomplisse sous nos yeux, la figure qui devrait le représenter ne prend pas. La conjonction surnaturelle d’un son et d’une image incompatibles s’annonce mais reste en suspens et du même coup l’éventualité d’une solution aux controverses religieuses s’évanouit. Que conclure d’un tel jeu de dupes ?
19On peut seulement constater, ici comme en de nombreuses scènes du film, un effet de parallélisme. Un écho trompeur, qui peut être perçu à la fois dans des lieux différents, met en résonance des univers parallèles. Il participe du vaste système de correspondances qui caractérise l’architecture des films de Buñuel2, où scènes réelles et scènes historiques, scènes réelles et scènes évangéliques sont chaque fois construites comme les volets d’un diptyque, incarnant deux interprétations concurrentes d’un même dogme. Ces effets d’écho sont perçus par le spectateur qui s’en sert comme de repères pour reconstituer la logique éclatée du récit d’une part et la vérité religieuse d’autre part. Mais c’est un piège car les jeux de symétrie, loin de renouer les épisodes disloqués, en brouillent la cohérence interne, mêlant le rêve et la réalité, le vrai et le faux, jusqu’au refus du sens.
20Par ailleurs l’illusoire communication des consciences opérée dans la scène du « pape fusillé » ne pourrait annuler les controverses théologiques. Même si Jean et son « prochain » partagent la même perception acoustique, ils ne concluent pas à la même vérité. Les deux personnages entendent chacun et simultanément une trace acoustique semblable, peut-être la même. Celle-ci n’en reste pas moins confuse, évoquant pour chacun une image différente, exécution du pape ou exercice de tir ; audition commune ne veut pas dire vision commune.
– « L’homme : Qu’est-ce que c’est ? Y a un champ de tir par ici ?
– Jean : Non, c’est moi. Je m’imaginais qu’on fusillait un pape.
– L’homme : Comment ? Oh ! Rassurez-vous ! Vous verrez beaucoup de choses, mais un pape fusillé, ça vous ne le verrez jamais ! »
21Cette dernière réplique souligne ironiquement que voir ne prouve rien, et remet en question le crédit accordé aux images. En effet si Jean a fantasmé la scène, nous, spectateurs, l’avons vue aussi clairement que les autres épisodes de La Voie lactée. Et s’il faut douter de ce que l’on voit, alors toutes les scènes du film, qu’elles soient apparitions miraculeuses, illustration des Évangiles ou de moments de l’histoire, s’en trouvent invalidées. La représentation filmique n’a donc pas prétendu démêler la vérité dans l’écheveau des hérésies, mais montrer comment, par voie de reconstitution et de montage, l’appareil cinématographique est propre à falsifier un spectacle. La diabolique mise en scène de Buñuel rappelle que voir, au cinéma, ne véhicule plus aucun présupposé d’existence. Dans cette perspective métadiscursive, où un film se dénonce lui-même comme machine à fabriquer de vrais-faux miracles et une illusoire vérité, le phénomène énigmatique prend un nouveau relief. Lorsqu’un son à l’espace d’audibilité distendu donne figure à une manifestation surnaturelle et ouvre la représentation sur la dimension de la transcendance, le miracle avéré et mis en forme par le biais d’un procédé conventionnel devient banal trucage. C’est au moyen de « figures dissemblables », inclassables, irrésolues, que l’on peut approcher le mystère. Dans La Voie lactée, une trace acoustique insituable, dont l’espace d’audibilité ne peut être défini, empêche l’avènement d’un miracle. Cependant, hésitant entre surnaturel et réalité prosaïque, elle conserve à la scène son caractère fantastique3. En fin de compte, une occurrence acoustique au statut spatial indécidable permet de faire échec aussi bien à ceux qui veulent accéder à la vérité révélée qu’à ceux qui cherchent à expliquer rationnellement les mystères de la foi. Minuscule détail, un étrange effet d’écho défait perception spatiale et logique narrative.
Distance multiple
22La notion de point de distance est directement empruntée à la théorie de la peinture et plus précisément à l’élaboration du modèle perspectif. Pour produire au mieux une illusion de tridimensionnalité, un tableau doit être contemplé depuis une certaine distance. Le point de distance, corollaire obligé du point de fuite, est donc l’endroit idéal où le spectateur doit être placé pour embrasser l’image du regard et saisir la représentation comme un tout harmonieux, doté de la cohérence formelle qui fait son unité. Au cinéma, cette notion doit être reconsidérée selon deux aspects différents et complémentaires. D’une part, chacun se voit imposer un point de distance fixe en fonction de la place qu’il occupe dans la salle de spectacle. Ce point est loin d’être toujours le meilleur : ceux qui sont assis au premier rang ont du mal à appréhender l’image dans son ensemble et doivent pallier les distorsions que leur trop grande proximité impose aux formes projetées sur l’écran. D’autre part, le montage filmique construit cet « œil variable » dont Jacques Aumont a décrit l’émergence4. Les changements d’angle et d’échelle de prise de vue modifient incessamment la position de l’œil spectatoriel et la mobilité de la caméra autorise une variation théoriquement sans limite de la distance du point de regard à l’objet regardé. Quel que soit l’aspect sous lequel on l’envisage, fixe ou mobile, le point de distance, au cinéma, est dérangé par l’intervention du sonore.
23La saillance inhérente au sonore en situation acousmatique constitue à elle seule un ferment de désintégration. Mais lorsqu’un effort supplémentaire porte sur le rendu sonore, les détails acoustiques finement ciselés qui attirent l’oreille menacent de disperser la composition d’ensemble dans laquelle ils s’inscrivent. La recherche précise du relief sonore confère aux bruits une présence et une acuité qui donnent l’impression d’une perception rapprochée. Epstein, qui souhaitait que chaque son soit donné à entendre jusqu’en ses plus infimes composantes, parlait de passer les occurrences acoustiques au « microscope » pour proposer des « gros plans » de bruits comme celui du vent, qu’il a exalté dans ses derniers films, Le Tempestaire (1947) et Les Feux de la mer (1948).
Le hurlement monotone et confus d’une tempête se décompose dans une réalité plus fine, en une foule de bruits très différents, jamais encore entendus : une apocalypse de cris, de roucoulements, de borborygmes, de piailleries, de détonations, de timbres et d’accents pour la plupart desquels il n’existe même pas de noms5.
24La différenciation fine des intensités, des timbres, des hauteurs, la variation du volume accroît la puissance émotionnelle des traces acoustiques et transforme profondément la perception d’une scène. Lorsqu’un élément sonore retient l’attention par son intensité ou par sa précision, il défait le dispositif spatial qui règle la relation physique du spectateur au film, l’invitant à osciller entre vision externe et appréhension intime de la représentation. À une identification et une dénomination précises des choses succède alors une description approximative du donné phénoménal qui les sous-tend. La remarque d’Epstein en est une excellente illustration : du son défini qu’est le bruit du vent, une perception rapprochée nous fait passer à l’inventaire d’une infinité de phénomènes acoustiques. Les équivalences représentatives vacillent et le son s’éparpille jusqu’à n’être plus rien de dicible, « des timbres, des accents pour la plupart desquels il n’existe pas de noms ». Le procédé, s’il devient systématique, entraîne une désorientation et perturbe la construction diégétique. Ainsi, dans le film des frères Coen, Barton Fink (1991), les phénomènes acoustiques constamment amplifiés, étirés, décomposés qui accompagnent les scènes à l’hôtel où le scénariste a élu domicile métamorphosent le lieu en un organisme vivant dont on percevrait les pulsations internes. Un épisode particulièrement mémorable est celui où Barton, qui tente désespérément d’écrire le scénario commandé par un producteur d’Hollywood, est distrait par les bruits de sa chambre. À l’étrange rumeur sous-marine qui semble constituer le fond sonore du lieu, se superpose soudain une sorte de déglutition ou de borborygme gastrique qui s’impose avec une singulière présence. Le phénomène intervient sur un gros plan du personnage de face, contemplant une photographie accrochée au mur. Il se prolonge sur un second gros plan où Barton, de dos, se tourne vers la source supposée du son. L’ampleur du mouvement et du regard surprennent ; ils tendent visiblement vers un point éloigné du hors-champ, alors que l’acuité du bruit le faisait paraître tout proche. Un troisième plan, général, découvre en contrechamp le mur opposé de la chambre, où apparaît la source effective du son : un lé de papier peint en train de se décoller. L’échelle du plan, l’effet accusé de profondeur contredisent, comme au plan précédent, l’impression auditive. La sensation haptique et l’abolition de la distance suggérées par l’effet sonore sont d’ailleurs confirmées par la réaction du scénariste. Mû par une impulsion irrésistible, visiblement fasciné, il se dirige vers le mur pour toucher la matière gluante qui est cause du bruit de succion provoquée par le décollement. Un gros plan des doigts éprouvant la viscosité du produit conclut la scène, tandis que s’impose à nouveau le son organique précédemment perçu. Un tel moment filmique permet d’éprouver physiquement la variation du point de distance qui induit une oscillation de l’attention spectatorielle. Disloqués entre œil et oreille, entre vision de loin et audition de tout près, nous percevons à la fois la chambre comme un lieu ordinaire, meublé d’objets familiers et comme un milieu étrange, énigmatique, à l’intimité monstrueuse. Sous le regard s’alignent des choses clairement identifiables et localisables (un mur, un lit, une table de nuit) que la succession des plans nous dévoile dans une cohérence formelle irréprochable. À l’oreille s’offre un donné sonore opaque, l’un de ces phénomènes acoustiques remarquablement ciselés mais parfaitement obtus pour lesquels « il n’y a pas de noms », comme dirait Epstein. Cette occurrence acoustique fait symptôme, tache dans la représentation. Elle interrompt l’activité du personnage et suspend notre construction optique de l’espace. Avec lui, nous sommes invités à nous approcher pour fouiller l’intimité du lieu et apprécier la texture des choses. Il nous faut aller voir derrière la tapisserie, au-delà des apparences extérieures. De manière exemplaire ici, le son défait la vision d’ensemble pour faire surgir les dessous de la représentation, et sous le dispositif mimétique qui donne à voir une chambre filtre l’informe qu’indique une trace acoustique innommable. C’est dans cette variation entre le proche et le lointain que se manifeste la spécificité du lieu (un hôtel dont les murs semblent animés d’une curieuse existence viscérale), tandis que l’appréhension spectatorielle balance entre reconnaissance identificatrice et mouvement d’approximation infini.
25Une telle oscillation du point de distance est liée à la différence structurelle existant entre perception visuelle et perception acoustique, entre saisie externe des images qui nous font face et réception interne des sons qui nous atteignent. Une contradiction entre la mise en perspective des occurrences acoustiques et celle des objets qui sont désignés comme leurs sources, peut également déranger les constructions optiques. Tel est le cas, par exemple, quand on voit deux personnages en plan général et en grande profondeur de champ tandis que l’on entend leur conversation en premier plan sonore, c’est-à-dire avec un volume relativement élevé et sans trop de réverbération. Ce n’est plus alors la position physique du spectateur qui se trouve mise en jeu, mais cette position abstraite, constituée par les déplacements de la caméra que l’on nomme l’œil variable. L’inadéquation entre perspective optique et perspective acoustique est un phénomène que de nombreuses études théoriques mentionnent sans pour autant s’y attarder, le considérant comme sans pertinence narrative. Une étude historique des technologies et de la représentation de l’espace sonore au cinéma confirme le caractère conventionnel du procédé. Après avoir, aux débuts du parlant, tenté d’assurer une bonne correspondance entre échelle sonore et échelle visuelle pour restituer fidèlement la perception réelle de l’espace, les techniciens hollywoodiens ont choisi, dès la fin des années trente, d’assujettir le traitement du son aux exigences narratives. L’idéal d’intelligibilité s’impose alors au détriment d’une représentation réaliste de l’espace6. En effet, si les changements d’angle et d’échelle de prise de vue n’entraînent aucune modification du niveau sonore, le spectateur allie vision panoptique et acuité auditive pour une connaissance accrue de la diégèse et une meilleure compréhension du récit. Toutefois, la dualité du point de distance ainsi écartelé entre point d’où l’on voit et point d’où l’on entend ne peut être complètement négligée dans la mesure où elle a d’évidentes répercussions sur le statut énonciatif des plans.
Le spectateur en jeu
26Dans le cinéma narratif classique, les fluctuations du point de distance liées aux déplacements de la caméra entraînent souvent des modifications de point de vue (au sens narratologique du terme). Un brusque changement d’angle ou d’échelle de prise de vue reflétera par exemple le passage d’une vision objective à une vision subjective de la scène. Le cadrage de l’image qui figurait dans un premier temps le regard d’un témoin anonyme, représentera dans un second temps celui d’un personnage impliqué dans l’action. Or le dédoublement du point de distance dû à la dissociation entre perspective visuelle et perspective sonore remet en cause l’organisation énonciative et topologique des plans. Dans le cas de figure mentionné plus haut, deux personnages, vus de loin, sont montrés sans marque de focalisation, en configuration objective. Dans le même temps ils se font entendre de très près : leur dialogue est donc ostensiblement destiné au spectateur, il lui est offert dans une parfaite audibilité. C’est là une marque d’adresse, une forme d’aparté. Moins explicite qu’une interpellation directe, le son qui transgresse les règles du codage perceptif infléchit la relation du spectateur au film ; tout en sachant qu’on ne lui parle pas, celui-ci est conscient qu’on parle pour lui.
27Le montage de la bande-image induit un déplacement incessant du point de distance, mais la constance de l’échelle sonore constitue un point d’ancrage et de repère qui permet au spectateur, quelle que soit l’instance narrative dont il partage le point de vue, de se savoir toujours le destinataire premier du film. En ce sens, on peut considérer avec Rick Altman que « l’identité du spectateur commence par sa capacité d’être auditeur ». Selon le théoricien américain, ancrer le spectateur à son ouïe, c’est lui assurer une position stable et sécurisante dans la mesure où elle est « permise », c’est justifier et « couvrir » son instable position voyeuriste. Cette petite aberration spatiale si conventionnelle qu’elle en paraît insignifiante révèle néanmoins l’étrangeté de la situation spectatorielle et met en jeu la façon même d’appréhender le film. Elle invite à s’interroger sur le lien non naturel des sons et des images dans la représentation filmique et, tout en améliorant le rapport du spectateur à la diégèse et au récit, souligne les paradoxes du dispositif cinématographique. Dans cette configuration, où l’image l’exclut tandis que le son l’appelle, le spectateur n’a plus de place où se tenir. Il s’éprouve divisé de soi par cette position duelle que le film construit. S’effondrent alors, d’un même mouvement, la construction perspective, le centrage du point de vue et le statut de celui qui perçoit. Le dessaisissement qu’impose le dédoublement des instances perceptives provoque l’émergence d’une approche différente de la représentation filmique, une approche ouverte à l’incessante inscription de l’autre dans le même. Cette attitude réceptive à l’altération des formes naît de l’entretien d’une image et d’un son entre lesquels oscille perpétuellement l’attention.
28La plupart des études narratologiques ne reconnaissent quelque pertinence au point d’écoute dessiné par le volume et le degré de réverbération des phénomènes acoustiques que lorsque ceux-ci traduisent la manière dont entend un personnage de la diégèse, c’est-à-dire une évidente focalisation interne. Imaginons qu’un personnage nous soit montré, en plan fixe, en train de quitter une rue animée pour entrer dans un jardin public. Dans le même temps, l’intensité du bruit de trafic automobile diminue, tandis qu’augmente celle du pépiement des oiseaux et du souffle du vent. Le regard reste associé à la caméra, alors que l’écoute devient celle du personnage. Le son, ostensiblement mis en écho par rapport à l’image, est filtré par l’écoute de celui qui chemine dans la diégèse, et propose une version de la scène autre que celle que nous voyons. Cette forme semi-subjective permet de disposer d’une perception à la fois interne et externe de la même scène. La séparation du point de vue et du point d’écoute rappelle que le spectateur construit l’espace en fonction de ce qu’il voit, mais aussi de ce qu’il entend et de ce que les désaccords entre son et image le poussent à imaginer. Or une configuration duelle oblige à envisager une catégorisation plus fine et à faire entrer dans l’étude de la figuration du point de vue des paramètres autres que le seul cadrage. Elle conduit surtout à reconnaître que le film peut, au même instant, assigner des places différentes au spectateur et lui offrir une saisie plurielle et ouverte de la représentation.
29La dualité des points d’où le spectateur est amené à percevoir ne lui confère pas seulement l’ubiquité : elle infléchit jusqu’à sa manière de concevoir l’espace. Au sein de la représentation, les traces acoustiques dessinent en effet un lieu invisible, un espace intérieur de résonance : effet d’expropriation, qui double l’espace anonyme d’un espace subjectif. L’image permet de connaître la situation du personnage dans un espace qui apparaît comme un décor nettement circonscrit que meublent des objets fixes ou mobiles. En revanche, les sons dont l’intensité varie dessinent un point d’écoute mouvant qui devient l’axe même de l’attention spectatorielle, étroitement associée au rythme des déplacements du personnage. Ils autorisent une découverte progressive des choses et des lieux et indiquent la relation du personnage à un espace non délimité parce qu’en devenir. Ils transforment jusqu’à la structure interne du plan pour en suggérer un autre découpage. Un mode d’appréhension global et un mode d’appréhension local se conjuguent alors. La modulation des traces acoustiques dans le temps transforme la composition géométrique que détermine le cadrage en plan fixe en une construction dynamique. En manifestant la relation changeante qui unit le personnage au monde dans lequel il évolue, ces traces délient le système de coordonnées strictes qui régissent le rapport des objets dans le cadre. Le mouvement que le traitement du son nous fait suivre au plus près ouvre ce cadre, en virtualise les limites. Le spectateur, pris dans l’entretien d’un son et d’une image en écho, saisit la scène à la fois dans son ensemble et dans son devenir. Au moment où l’image dessine un ensemble clos, le sonore invite à concevoir l’espace et la représentation comme un réseau relationnel en constante restructuration, ce que Deleuze nomme le tout7.
30Lorsqu’un personnage visible à l’écran « entend des voix », nous le voyons de l’extérieur tout en percevant des bribes de ses hallucinations auditives. La relation en chiasme du son et de l’image marque ici encore le lieu de rencontre de deux espaces résolument hétérogènes. Dans le cas de figure précédent, le traitement du son reflétait une focalisation interne de type perceptif : notre perception du monde diégétique était médiée par celle d’un personnage. Dans ce second cas, il s’agit d’une focalisation interne de type imaginaire. Les sons perçus doivent être interprétés comme des phénomènes mentaux, imputables aux fantasmes du seul personnage. Ce sont deux mondes distincts qui alors coexistent au sein du même plan. Tandis que l’image nous fait découvrir une partie de l’espace diégétique, le son nous permet d’imaginer l’univers qu’hallucine le personnage. Pour construire ensemble ces deux représentations spatiales, il nous faut distinguer perception et construction intellectuelle de la scène. Les bruits que nous entendons doivent être considérés comme inaudibles, parce qu’imaginaires. La dissociation entre point de vue et point d’écoute entraîne une scission consciente entre ce qui est donné à percevoir et ce qui est donné à concevoir. Lorsque le photographe de Blow up retourne une dernière fois dans le parc où il suppose qu’un meurtre a été commis, il croise une joyeuse troupe d’acteurs qui engagent bientôt une partie de tennis imaginaire. Ils miment les gestes des joueurs sans disposer de raquettes. La caméra suit la trajectoire d’une balle imaginaire et pour ce faire cadre ostensiblement le vide : espace aérien que cette balle est censée traverser entre les joueurs, portion de pelouse déserte sur laquelle elle est censée rouler. Le frôlement des pas sur le sol nous est donné à entendre, mais aucun impact de balle n’est audible. Spectateur amusé mais exclu de ce jeu de rôle, le photographe va peu à peu s’y trouver mêlé. Soudain interpellé par une joueuse, il accepte d’y participer et renvoie la balle censée être sortie du court. Le dernier plan montre le personnage de face et en gros plan, juste après ce geste de renvoi mimé. Il suit la balle des yeux ; ses mouvements oculaires indiquent d’abord le retour de cette dernière dans le court, puis la reprise de l’échange. Il n’y a là rien d’étonnant : le jeu amorcé plus tôt se poursuit. Mais au silence qui soulignait l’irréalité de la partie succède le bruit de plus en plus distinct que fait une balle heurtant un tamis. Cette dernière occurrence acoustique ne cadre pas avec le reste de la scène et remet en cause l’interprétation du dernier plan, pointant la rupture qui existe entre perception et construction intellectuelle de la représentation.
31Nous avons appris, au cours de la scène, que tous les gestes des personnages étaient feints. À leurs regards appuyés ne correspond aucun objet réel ; ils font semblant d’observer les déplacements d’une balle inexistante. Il est donc logique de supposer que le photographe, de plus en plus pris par ce jeu, se mette finalement à imaginer les sons qui accompagnent l’échange fictif. Il nous est donné de partager intimement ses émotions et ses sensations. Tandis qu’un point de vue extérieur permet de détailler en gros plan les affects que reflète son visage, un point d’écoute intérieur manifeste ses hallucinations auditives. Dans l’entretien du son et de l’image se construit alors une projection subjective. Les phénomènes acoustiques audibles à cet instant sont donc de purs fantasmes, en fait inaudibles. À partir d’indices et de conjectures, nous reconstruisons ainsi une réalité mentale différente de celle que nous percevons.
32Cependant, une longue expérience de spectateur conduit à interpréter un tel plan d’une tout autre manière. D’ordinaire, les perceptions mentales sont associées à l’image d’un personnage aux yeux perdus dans le vague. Or l’image nous montre ici un personnage suivant précisément des yeux les déplacements d’un objet hors-champ. Simultanément, une suite d’occurrences acoustiques, en accord rythmique avec ces mouvements oculaires, confirme la présence de l’objet visé par le regard. Gestes dirigés vers le hors-champ et manifestations acoustiques venues du hors-champ se conjuguent pour suggérer que se déroule, dans le voisinage immédiat du lieu où se tient le personnage que nous voyons, une véritable partie de tennis. Aucun contrechamp ne vient ensuite infirmer ni confirmer cette hypothèse, et il n’est pas impossible après tout qu’une authentique partie se soit engagée. Dans ce cas, image et son ne relèveraient pas de deux configurations énonciatives différentes, l’une objective, l’autre subjective, mais figureraient ensemble un point de vue objectif sur la scène.
33La seule occurrence d’un phénomène acoustique intempestif dérange l’ordre représentatif institué parce qu’elle autorise deux interprétations divergentes entre lesquelles il n’est pas possible de trancher. Fait-elle référence à une hallucination du photographe ou à un événement diégétique ? Le point d’écoute proposé est-il celui du spectateur anonyme d’un authentique échange de balles ou celui du personnage qui l’imagine ? Ce minuscule symptôme acoustique souligne une intention énonciative et constitue presque une clé de lecture. L’ultime expérience qui est ici proposée au spectateur met en abyme l’énigme offerte par le film entier d’Antonioni. Celui-ci relate en effet la quête d’un personnage qui voudrait faire coïncider ce qu’il voit et ce qu’il devine, creuser les apparences jusqu’à leur faire révéler une réalité cachée. Il voit un parc vide et un jeu flou d’ombre et de lumière sur des clichés photographiques. À partir de ces éléments, il soupçonne un meurtre. Mais aucune certitude ne viendra cautionner ses intuitions. Le film ne décrit pas un processus d’élucidation à l’issue duquel éclaterait la vérité, mais un processus d’acceptation des réalités multiples et également plausibles que l’on peut édifier à partir d’un même donné phénoménal. Le jardin public peut aussi bien être le décor d’une flânerie dominicale que celui d’un assassinat ; aucune de ces deux versions n’est plus vraie que l’autre. Ce sont deux manières possibles d’articuler les indices, d’organiser l’expérience. Les images et les sons qui composent le plan final de Blow up s’offrent aussi à une double interprétation. Il n’importe pas de décider quelle est la bonne mais de maintenir ouvertes les deux options, de conserver à la représentation sa faculté d’être toujours lue et comprise autrement. En ce tout dernier instant, c’est bien au spectateur que la balle est lancée. Le photographe, face à la caméra, jette littéralement l’objet fictif vers l’en deçà, cette sixième portion du hors-champ où se nouent virtuellement espace représenté et espace de présentation. À nous par conséquent de le saisir, soit en cherchant une explication logique à l’occurrence acoustique venue perturber in extremis notre lecture de la scène, soit en acceptant cette forme énigmatique où l’autre toujours persiste sous le même.
34La prise de conscience de cette altérité, de cet écart irréductible entre ce que l’on perçoit et ce que l’on infère, entre les lectures plurielles que l’on peut faire d’une même scène, dérange les habitudes spectatorielles. L’attitude inquisitrice, tournée vers une recherche de cohérence et de certitude, cède devant une aptitude à capter ce que la représentation n’exhibe ni ne dissimule mais offre en puissance, comme cette partie de tennis qui, dans l’entretien d’une image qui la nie et d’un son qui l’affirme, est et pourtant n’est pas.
35Le son en écho est un son emprunté, rapporté, qui ne cadre jamais exactement avec l’image qu’il accompagne. Le moindre accident le conduit à faire saillie dans la représentation filmique. La trop grande netteté d’un rendu, une différence de mise en perspective ou de marquage énonciatif constituent des symptômes qui imposent un déplacement de l’attention, modifient le point de distance et modulent le point de vue assignés au spectateur. La grille des coordonnées qui localisent et permettent d’identifier les choses, les lieux et les configurations énonciatives s’efface alors devant l’irruption de l’hétérogène. Une seule occurrence acoustique peut défaire l’équilibre qui sous-tend la représentation et fonde son intelligibilité. Elle fait émerger cette part réservée qui échappe à la logique du jeu que l’on s’est appliqué à décrire. Dans l’entretien d’un son et d’une image en écho s’inscrit une surdétermination que l’on peut soit vouloir réduire soit tenter d’accepter. Un spectateur prêt à s’ouvrir aux effets de sens pluriels qu’entraînent les syncopes de la représentation adopte une forme de réception qui n’a plus rien d’un processus de véridiction. Il fait l’expérience d’une approche soumise aux modalités perceptives contrastées du regard et de l’écoute et oscille d’une saisie à distance, autorisant une compréhension globalisante, à une perception rapprochée, à travers laquelle s’opacifie la transparence représentative. Mis en jeu physiquement, écartelé entre œil et oreille, il est confronté au vertige de la diversité.
Notes de bas de page
1 Marc Vernet a inventorié ces exposants personnalisants du champ qui permettent au spectateur d’inférer la présence d’un observateur diégétique. Figures de l’absence, Cahiers du cinéma, Paris, 1988, p. 29-35.
2 Se répondent par exemple en miroir dans La Voie lactée deux évêques, deux auberges, deux forêts, deux automobilistes de rencontre, etc. Pour l’étude précise de ces parallélismes, voir Maurice Drouzy, Luis Buñuel, architecte du rêve, Lherminier, coll. « Cinéma permanent », Paris, 1978.
3 Selon la définition désormais classique de Tzvetan Todorov, « le fantastique ne dure que le temps d’une hésitation. […] Il y a un phénomène étrange qu’on peut expliquer de deux manières, par des types de causes naturelles et surnaturelles. La possibilité d’hésiter entre les deux crée l’effet fantastique. » Introduction à la littérature fantastique, Seuil, coll. « Points », Paris, 1970, p. 30.
4 J. Aumont, L’Œil interminable, op. cit., p. 37-73.
5 J. Epstein, Écrits sur le cinéma, op. cit., p. 130. C’est moi qui souligne.
6 R. Altman, « The technology of the voice », I et II, Iris, 1er semestre 1985, vol. 3, no 1 et Iris, 1er semestre 1986, vol. 4, no 1 et « Technologie et représentation : l’espace sonore », dans Histoire du cinéma, nouvelles approches, Publications de la Sorbonne, Paris, 1989, p. 120-130.
7 « Le tout n’est pas un ensemble clos mais au contraire ce par quoi l’ensemble n’est jamais clos […], ce qui le maintient ouvert quelque part […]. Le tout se crée, ne cesse de se créer dans une autre dimension sans parties, comme ce qui entraîne l’ensemble d’un état qualitatif à un autre, comme le pur devenir sans arrêt qui passe par ces états. C’est en ce sens qu’il est spirituel ou mental. » Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., p. 21.
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