I. Effets d’écho
p. 13-66
Texte intégral
Suivre les sons à la trace
1L’une des thèses essentielles de la théorie de la perception selon Husserl est l’affirmation de l’impossibilité de saisir un objet d’un seul coup. L’accès à la chose est progressif et infini. Elle se donne en « esquisses » (abschattungen) dont la série reste ouverte. Loin d’être constitué une fois pour toutes, tout objet s’ébauche peu à peu au fil des « visées » adoptées par un sujet qui est avant tout une conscience percevante dans un corps mobile. Les aspects actuellement perçus renvoient à ceux qui ne le sont pas encore, ou l’ont été précédemment, et l’objet intentionnel global ne peut être élaboré qu’à partir de moments perceptifs partiels, impliquant, à l’état de « rétentions » ou de « protentions », d’autres moments. Chacun des actes perceptifs se succédant dans le temps, vient confirmer ou infirmer les profils anticipés de l’objet, et ouvrir à son tour de nouveaux horizons. La perception ainsi conçue est un processus inférentiel, fonctionnant par anticipations, hypothèses et vérifications, un mouvement qui n’a pas de terme.
2Husserl développe implicitement toute une théorie de l’objet intentionnel comme trace. Aucun objet n’est jamais achevé, il se transforme sans cesse et n’est, à chaque moment de son élaboration perceptive, qu’une trace, à la fois vestige des profils passés et ébauche des profils à venir, tenant impliqués jusqu’aux aspects qui n’accéderont jamais à la perception. Le perçu n’a de chair, de densité, qu’en raison des multiples profils, latents, qu’il retient en lui.
3La trace entre avec l’objet qu’elle désigne dans une relation en acte, un rapport qui n’est pas d’équivalence mais de représentance1. Une trace ne renvoie à aucun objet déterminé, strictement localisé en un point du temps et de l’espace ; elle est en représentance de ce qui ne peut ou ne veut pas être directement signifié. Attestation d’une présence, elle est surtout manifestation d’un retrait, marque du décalage entre deux époques, deux mondes, deux univers de représentation. Déchiffrer un univers de signes consiste à opérer des substitutions, à établir des correspondances, à pallier l’absence des choses par la médiation d’éléments qui les représentent jusqu’à les remplacer illusoirement. La trace en revanche troue le tissu représentatif. L’objet dont elle est le vestige est, ici, maintenant, un corps étranger. Jamais adéquat aux figurations qu’on en donne, il questionne l’ordre d’un monde dans lequel il n’a pas de place assignée. La notion de trace remet en cause les concepts mêmes de présence et d’absence qui, en elle, ne s’opposent plus, mais se nouent. Elle permet de penser la présence de ce qui n’est plus ou pas encore, de ce qui ressortit à un univers autre, et de penser cette présence non sur le mode de la substitution et du subterfuge, du simulacre et de la simulation, mais sur celui de la différence, du dérangement. La trace inscrit une radicale déhiscence temporelle et logique entre l’objet en puissance que l’on vise et la représentation ponctuelle qu’on s’en fait à un instant donné. Elle atteste le mouvement, l’acte même du passage, ce flux de moments pluriels qui préparent, à l’horizon d’une construction perceptive, l’élaboration d’un objet intentionnel. Elle dit les changements qui affectent l’objet dans son mode d’écoulement. Pour l’interpréter, il convient de retracer le déploiement des profils nombreux qu’elle enveloppe et ce travail ne saurait être qu’une exégèse infinie.
4Tout acte perceptif s’accompagne d’une prise de conscience du temps dans son flux. Dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Husserl décrit la venue du temps à la conscience en s’appuyant constamment sur l’examen approfondi de deux exemples de perception acoustique : celle d’un son qui dure, puis celle d’une mélodie. Deux objets sonores s’imposent comme exemplaires, parce que tout son est, par définition, un objet temporel (zeitobjekt : un objet « dont l’être n’est que de durer »). Le son naît, résonne et meurt ; événement plutôt que chose, il manifeste le mouvement d’advenue dans sa pureté même. Avant de pouvoir être reconnu et nommé comme un objet sonore (clapotis ou mélodie), le son en dit l’évanescence. Il ne s’offre à l’écoute qu’entre souvenir et attente.
5Percevoir un son, c’est reconnaître, à travers plusieurs phases différentes, la persistance d’un seul objet sonore. Le même son se donne à travers chacune de ces différentes phases, sans être pourtant identique à aucun des profils qui le constituent. L’écoute excède toujours le moment présent, outrepasse le donné phénoménal. Un clapotis, par exemple, n’est reconnaissable qu’en raison de la répétition d’une émission acoustique discontinue articulée sur deux tons. À chaque instant de l’acte de perception, l’atome actuellement entendu retient en lui les moments qui l’ont précédé et permet d’anticiper ceux qui le suivront. Il ne prend sens qu’en fonction des autres. La nature même du sonore justifie un mode d’appréhension qui est accumulation de traces, le phénomène présent n’étant visé et interprété qu’au travers de ce qui n’est plus ou pas encore lui.
6La description husserlienne de la perception d’une mélodie, objet complexe, est à cet égard plus explicite encore et vaut pour tout élément sonore entrant dans une « composition ». Si chaque son constitutif d’une mélodie s’effaçait lorsque retentit le suivant, il serait impossible de discerner les relations entre sons successifs et de construire la ligne mélodique. Mais si chaque son demeurait inchangé alors qu’un autre se présente à la conscience, il se produirait une superposition cacophonique qui rendrait également impossible la perception de la mélodie. Chaque son subsiste donc, mais à l’état de trace. Il accompagne et conditionne l’appréhension des sons suivants. Ceux-ci, à leur tour, modifient la place et la fonction attribuées au premier. Chaque moment de l’acte de perception nuance la perception globale, qui consiste à retracer le cheminement du son.
7Apparaît ici toute la difficulté d’un discours sur le temps, et sur le son qui incarne la façon même dont se donne le temps. Husserl, dans les Leçons…, sent les mots lui manquer pour décrire un phénomène furtif dont l’être n’est que de passer, qui excède toute mise en présence, toute fixation d’une identité. Il est conscient de l’ambiguïté d’une analyse qui prend en compte les moments d’une mélodie et semble présenter chaque phénomène acoustique comme un élément sécable et cernable, supposant un temps lui-même découpé en instants successifs. Pour lever cette ambiguïté, il faut considérer que tout son est à la fois lui-même et autre, fait, dans son étoffe temporelle même, de la rétention des phases écoulées et de la protention des phases à venir. L’élément sonore est alors saisi dans son mode d’apparition propre, pur écoulement, et le présent doit être pensé comme devenir, comme ce qui n’est jamais là, ce avec quoi on ne coïncide jamais, et en lequel aucune ponctualité ne peut être isolée.
8Dans un ensemble sonore, la perception discerne donc des objets inséparables d’un horizon. Chaque objet ainsi construit est riche de potentialités multiples ; il est à la fois, par exemple, note de musique, son émanant du choc violent de deux cymbales, fragment d’une composition musicale, ponctuation rythmique, fruit du travail d’un percussionniste, cause de la terreur d’une femme, signal d’un meurtre, acmé du suspense d’une séquence filmique (quelques-uns des profils du son fameux autour duquel s’articule L’Homme qui en savait trop, Hitchcock, 1956). Chacun de ces aspects renvoyant aux autres, le sonore est simultanément le lieu d’associations hétérogènes. Une même donnée sensorielle peut faire l’objet de plusieurs visées intentionnelles et conduire à la perception de plusieurs objets différents. Chacun des sons reconnus indique, mais sans les manifester, d’autres virtualités signifiantes.
9Le son émigre et se transforme. Chaque trace sonore porte les marques d’anciens contextes où elle s’est fait entendre : l’image d’une source, sous ses diverses formes, mais aussi les réactions d’écoute autrefois suscitées, et plus généralement les manières diverses dont elle a pu « travailler » le ou les horizons sur lesquels elle s’est enlevée. Aux relations plurielles qui la rattachent au passé, s’ajoutent les liens nouveaux qui, à l’occasion de son occurrence actuelle, se tissent avec les différentes composantes d’un contexte inédit. Elle est riche aussi de répercussions futures que déjà elle préfigure. Forme indécise, elle tient impliquées des directions de sens multiples, comme autant d’esquisses dont elle est le foyer. Ces différentes strates de signification ne se substituent pas l’une à l’autre dans le temps, mais s’interpénètrent, tout en conservant chacune leur autonomie. Une occurrence acoustique qui rappelle un son déjà construit par l’écoute ne doit pas être pour autant écoutée comme les occurrences acoustiques antérieures dont elle serait la réplique. Cependant, son interprétation est infléchie par cet effet d’écho tandis qu’est modifiée, rétrospectivement, l’interprétation de l’ancienne occurrence. Les successives occurrences ne s’assimilent pas pour se perdre dans un son générique : elles participent à la construction perceptive de cet objet qui n’est pas donné mais toujours encore à réaliser. Les traces acoustiques maintiennent l’image qu’elles portent in absentia et cette image, plurielle, construite par strates au fil de multiples ancrages, vient doubler et parasiter souvent le profil singulier que circonscrit l’image singulière de leur source effective. De sorte que l’icône née de l’empreinte sonore est image en éclats, tendue vers l’unité d’une figure qui en est le pôle d’identité, le point de fuite. Le son n’est jamais exactement à l’image de quelque chose, mais pris dans le mouvement d’approche infini d’une image dont il n’offre que des fragments épars. Son interprétation ne peut être qu’une esthétique imparfaite2. Elle passe par la construction de paradigmes faits des ébauches que tout son trace et retrace. Derrière chaque message articulé s’annoncent d’autres aspects exemplifiés et c’est le paradigme entier des moments d’un son qui fait retour sous l’occurrence actuelle qui nous en est donnée.
10On voit tout l’intérêt d’une telle conception du son comme trace : le son n’existe pas seulement en fonction de sa source, ou du message explicite qu’il transmet. L’écouter ne consiste pas à découvrir ce dont il est l’indice ou le signe, mais à déplier tous les moments virtuels que son occurrence tient impliqués. La notion de trace permet de réaliser, entre plusieurs régimes sémiotiques, un « échange frontalier », une « contamination réglée »3. Aussi l’idée même d’un son définitivement connu à partir du moment où il peut être décrit comme son de cymbales, paraît-elle plus qu’insuffisante. Pris dans un horizon phénoménologique qui est aussi un tissu sémiotique, chaque phénomène acoustique s’ouvre à toutes les déterminations qu’il sera possible à une conscience perceptive de construire. Pour lui trouver du sens, il faut prendre en considération cet autre, ce champ virtuel dont il est une trace.
11Dans son Traité de la peinture, Léonard de Vinci remarque déjà cette surdétermination inhérente à la trace, indiquant lui aussi le caractère exemplaire des sons. Il recommande au peintre d’entraîner son imagination en observant les formes indécises des taches sur un mur. Dans ces tracés flous, l’artiste verra se dessiner les silhouettes virtuelles de maints objets possibles. Vinci ajoute alors : « Il en advient avec les murs et les pierres multicolores comme avec le son des cloches, dans la sonnerie desquelles tu trouveras tout nom et vocable que tu imagineras4. » Ce son perçu de loin, qui résonne dans tout l’espace environnant, est l’exemple même d’une trace qui porte à la rêverie et stimule l’invention. Bien que reconnaissable comme son de cloche, il enveloppe, au-delà de cette iconicité générique, vocables, mais aussi fragments mélodiques et encore l’annonce des événements divers dont un carillon peut porter la trace (tocsin, glas, angélus, etc.).
12Au cinéma, écouter à la trace préserve la richesse évocatoire de phénomènes acoustiques dont l’interprétation, susceptible de constantes rectifications, n’est jamais achevée, et justifie une élucidation des relations qui se nouent entre images et sons sur la base de communes exemplifications, et non plus seulement de communes dénotations. Transparaît alors la trame souterraine qui court sous la cohérence descriptive et narrative. Dans le film de Hitchcock, par exemple, le caractère mortifère et angoissant inhérent à la détonation d’une arme à feu contamine, par transfert métaphorique, le son des cymbales, trace qui porte à elle seule tout l’imaginaire lié à un assassinat politique.
13Est également levé tout soupçon de redondance qui pourrait peser sur les sons filmiques perçus en synchronisme avec l’image de leur source. Une émission acoustique, tout en signalant une présence, la maintient dans une autre dimension, une portion de l’espace et du temps que le regard n’embrasse pas : ce que livre le sonore est par essence hors-vue. Il attire l’attention sur ce que les corps retiennent de plus secret, sur les aspects du monde qui excèdent l’ordre des phénomènes. L’oreille ne confirme pas les formes perçues par l’œil, mais capte un autre pan, inapparent, du réel. Un oiseau, à travers son chant, devient une réalité infigurable, et seul un phénomène acoustique peut traduire la présence sonore qui est la sienne. Un hurlement ne reproduit pas le spectacle, horrible ou sublime, auquel il répond, mais en secrète toute la charge émotionnelle ; la violence affective, invisible, se perçoit décuplée par le biais du sonore. Le cinéma exploite à outrance cet impact sensible du son : il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter les cris ou bruits étranges des films fantastiques, qui produisent un effet direct sur le système nerveux du spectateur. Les symptômes acoustiques, concrétions [συν-] de débris acoustiques [-πτοµα] abandonnés par l’approche sémiologique, qui béent dans le tissu sonore comme des plaies, affectent vivement l’ouïe. Ils sont là pour exprimer ce qui ne se laisse par réduire à du sens, pour rendre présent ce qui ne peut être clairement représenté. Matière sonore antérieure à son élaboration sémiotique et sémantique, le symptôme requiert une perception pure de tout jugement préalable. Il s’impose et précède toute tentative herméneutique. Or, l’écoute ouverte à la représentance de la trace acoustique, dans le silence des mots tus, entend l’immédiat sensible. Elle nous met en contact, presque charnel, avec le corps des sons. Tandis que la vue s’arrête aux surfaces, la capture des bruits du dehors s’accompagne d’une résonance interne. Les sons entrent dans le creux de l’oreille, pénètrent jusqu’au fond du « labyrinthe »5, résonnent dans la tête, le ventre, envahissent le corps entier devenu réceptacle. Rendre sa place à la dimension physique de l’écoute permet d’étudier l’impact émotionnel et sensuel que recèlent tous les éléments sonores, y compris ceux que l’on néglige en raison de leur prétendue insignifiance : le grain d’une voix, les dissonances insolites qui manifestent des aspects irreprésentables du monde. Pures sensations, puisqu’elles n’évoquent aucun son particulier, de telles traces acoustiques saisissent un auditeur dépossédé de toute maîtrise. Lorsqu’elles prolifèrent et brouillent l’ordonnancement des signes, le corps du texte en pâtit, s’offre comme un organisme défait, en souffrance de sens. L’oreille subit une agression, la blessure d’une cacophonie. Cette mise à contribution du corps fait échec à la possibilité de dire comme celle de lire un sens inexprimable.
14Dans le sillage d’une trace acoustique jamais ne viendra se couler une forme parfaitement adéquate, car le son manifeste plus, ou moins que ce qu’une apparence, dans l’ordre du visible, dévoile. Privilégier la représentance des sons filmiques entraîne donc une véritable conversion de l’écoute. La recherche du sens ou des sources fait place à un mouvement infini d’approximations successives, une interrogation sur les formes, impressions, images, propriétés éphémères auxquelles les traces acoustiques donnent lieu. Empreintes mouvantes ouvertes à des investissements pluriels, celles-ci dérangent. Le dérangement, altération subtile, presque imperceptible, ne prétend pas ruiner l’ordre institué, mais seulement l’inquiéter et, ce faisant, créer chez celui qui l’a construit un soupçon qui le poussera à interroger ses certitudes.
Paroles d’une nymphe et sons de cinéma
15Perçu dans les conditions spécifiques de sa reproduction mécanique, le son de cinéma est comme une trace redoublée. Au décalage inhérent à tout phénomène acoustique, qui échappe au corps dont il émane et peut être perçu indépendamment de lui, s’ajoute en effet un décalage second : relayé par un dispositif de transmission, le son filmique est émis par un haut-parleur qui se substitue à sa source originelle. Ainsi répercuté, il est la trace de la trace acoustique initialement enregistrée et le produit d’une double énonciation. Il se fait l’écho du son premier qu’il répète, et retient en lui les profils attachés à celui-ci. En outre, il nous parvient filtré et transformé par l’habitude que nous avons prise d’entendre des sons de cinéma : le temps qu’il articule s’en trouve démultiplié et sa représentance accrue. Mais l’écho travaille aussi dans l’entretien du son et de l’image. Le cinéma, en articulant deux bandes hétérogènes, organise leur dialogue et leur mise sous influence réciproque.
16Quand un amateur de films noirs entend la voix d’Humphrey Bogart, il la reconnaît instantanément, et c’est l’image composite née de tous les rôles dans lesquels ce spectateur a pu apprécier l’acteur, et de toutes les connaissances annexes qu’il a pu acquérir sur l’homme, qui fait retour derrière cette trace acoustique. L’effet est particulièrement fort dans La Comtesse aux pieds nus (The Barefoot Comtessa, J. Mankiewicz, 1954) par exemple, lorsqu’en ouverture du film, la caméra vient, en un lent travelling avant, chercher Bogart à l’écart de la foule qui assiste à l’enterrement de Maria Vargas. Avant que l’œil ne capte sa silhouette caractéristique vêtue d’un imperméable mastic, l’oreille a identifié sa diction inimitable. Les premiers mots qu’il prononce sont : « My name is Harry Dawes. » Il faudra, au fur et à mesure de l’avancée du récit, bâtir la représentance liée à la voix-d’Harry-Dawes. Mais cette trace acoustique nous parvient chargée déjà de l’écho pluriel des tirades précédemment proférées par l’acteur. Par emprunt et transfert, nous en savons d’emblée beaucoup sur le personnage qui existe déjà par personne interposée. Dès l’instant où elle frappe notre oreille, la voix parvient enveloppée d’un halo de références indirectes qui viendront influencer son interprétation. Elle est, d’avance, accompagnée d’une sorte de commentaire implicite, d’un écho préalable. Comme le souligne l’expression consacrée, l’acteur « prête » sa voix au personnage qu’il incarne, et celui-ci, en se l’appropriant, la transforme. Le son filmique ne ressemble pas au son qu’il met en écho : il naît, de l’entretien singulier des contextes de leurs deux occurrences, un effet inédit. C’est là un des atouts majeurs du cinéma sonore, qui peut utiliser les traces acoustiques pour refigurer au lieu de recopier, en exploitant leur dimension échoïque, leur faculté d’évoluer au fil de successifs ancrages, filmiques ou non.
17Outre ses conséquences sur la structure énonciative du son filmique, la mise en écho transforme l’appréhension qu’un spectateur de cinéma a de l’espace et du temps. Le son en écho est écartelé entre deux déterminations spatio-temporelles distinctes et n’a, en réalité, aucune place attitrée. Émis par un ou plusieurs haut-parleurs, il s’épand tout d’abord dans la salle de projection. Puis, il se réfléchit sur l’écran (le plan de représentation) avant de s’ancrer éventuellement à un objet en image. Trace flottante, il ne prend forme et sens qu’une fois mis en relation avec l’image. Dans ce dispositif, l’écran fonctionne comme une surface de rebond, de réfraction, qui répercute des traces acoustiques déformées par leur entretien avec les choses visibles. Mais que cet entretien tarde à se nouer et le sonore vient perturber l’orientation spectatorielle, brouillant la frontière entre espace représenté et espace de présentation. Dédoublement énonciatif et désorientation produisent ensemble, sur la réception filmique, des effets spécifiques qu’il convient d’interroger.
18Que se passe-t-il exactement quand nous percevons un écho ? Un phénomène acoustique premier nous parvient redoublé, et sa manifestation seconde, étrangère, semble émaner de l’espace tout entier. Elle flotte, impossible à ancrer en un point précis et difficile à fixer dans le temps, en raison de la réverbération qui l’accompagne. Lorsque notre propre voix fait ainsi retour, nous l’entendons comme proférée par un autre et avons l’impression d’en être dépossédés.
19Coupé de sa source originelle, le son en écho peut être qualifié d’acousmatique. Pierre Schaeffer a exhumé ce vocable ancien pour décrire les sons « entendus sans que l’on voie les causes dont ils proviennent ». Le terme a été largement repris, dans les années soixante-dix, par les compositeurs de musique concrète, cette musique enregistrée une fois pour toutes et diffusée par hautparleurs dans des salles de concert vides de tout instrumentiste, dont la perception en appelle à l’audition seule, et se prive du support de la vue6. Michel Chion a plus tard transposé l’adjectif acousmatique dans le domaine des études cinématographiques, en restreignant le champ de sa définition. Il délimite en effet, à l’intérieur de la sphère sonore, une zone acousmatique constituée des seuls sons off dont la source, à aucun moment du film, n’apparaît à l’écran, et qui relèvent d’un temps et d’un espace autres que ceux de la diégèse. C’est au contraire à l’acception première du mot qu’il sera ici fait référence. Tout son filmique peut en effet être dit acousmatique dans la mesure où la cause originelle dont il provient, comme sa cause technologique (le haut-parleur) sont toutes deux occultées, et reléguées dans un hors-cadre définitif. Chaque occurrence acoustique enregistrée, déliée de son point d’émission initial, est disponible pour tout nouvel ancrage que le texte filmique sera susceptible d’induire.
20Parce qu’il est articulé autrement, un son de cinéma est astreint à des fonctions inédites, qui ne sont plus celles qu’il remplissait dans son état naturel. Par ailleurs, chacune de ses occurrences désigne un référent et porte des effets de représentance singuliers. Le son filmique se construit au fil de ses emplois successifs, dans l’entretien de ses différentes énonciations en écho. Il se joue là un travail d’effraction et de réappropriation qui illustre le procès même de l’écriture filmique, consistant à monter librement des images et des sons venus d’horizons différents.
21La pragmatique linguistique présente les effets d’écho comme des faits de mention7. Un énoncé-écho met en jeu deux instances d’énonciation distinctes.
A : – « J’ai peur. »
B : – « J’ai peur : tu te comportes comme un enfant ! »
22La phrase prononcée par B comporte un écho direct des paroles de A. Cet écho est facilement repérable grâce à deux indices :
- les éléments de la phrase qui doivent être référés à chacun des deux énonciateurs peuvent être séparés par simple segmentation de l’énoncé ;
- on décèle immédiatement un double réseau de référents déictiques dans la phrase de B. Le/je/renvoie au locuteur A dont les mots sont rapportés, tandis que l’énoncé dans son ensemble dépend de B qui le rapporte.
23Mais il existe des cas de figure, tels l’ironie, où la discrimination des deux niveaux énonciatifs ne peut se faire à partir de signes présents dans l’énoncé.
C : – « Pierre est un homme très intelligent ! »
(Alors que chacun sait que Pierre est un idiot.)
24Pas de segmentation possible de l’énoncé ici, ni de déictiques autorisant le repérage de deux locuteurs distincts. La mention ironique est sui-référentielle : C critique implicitement son propre acte de parole, au moment même où il le profère. C’est alors le geste même d’énonciation, la mise en scène du discours cité (prononciation, mimiques, etc.), qui signale la présence d’une énonciation seconde venant commenter la première tout en l’accomplissant. Nous sommes là dans une situation proche de celle de l’énonciation des sons filmiques qui peuvent passer pour identiques aux sons naturels mais sont mis en scène autrement. Même quand, au cinéma, l’écho n’accuse aucun déficit phénoménal, il est implicitement refaçonné, et détourné de ses fonctions initiales par son énonciation filmique. Les informations exhibées « par voie de monstration » (comme dit Alain Berrendonner parlant des mentions ironiques) constituent un commentaire du phénomène acoustique. L’ouïe seule ne fait peut-être pas la différence entre son filmique et son naturel, mais le spectateur, qui est à la fois écoute et regard, est amené à les construire chacun de manière spécifique. Et si l’énonciation « ventriloque » qui capte une émission sonore pour en faire mention dans le texte filmique est dissimulée par des tours de passe-passe aussi efficaces que le synchronisme8, elle est trahie pourtant par l’écoute en deux temps imposée au spectateur. D’abord frappé par un donné sonore délié de toute origine perceptible, celui-ci doit ensuite y discerner des sons et les interpréter en fonction des images auxquelles ils sont associés. Ce travail d’intégration d’un élément à un contexte auquel il est a priori étranger reflète et révèle le geste que constitue une mention énonciative.
25Ovide imagine un dialogue entre Narcisse et Écho, véritable paradigme des déplacements que suppose toute énonciation plurielle9. Le poète met dans la bouche de la nymphe des répliques qui sont des échos directs de certaines des paroles du jeune homme, reprises mot pour mot et dans l’ordre de leur profération. Mais, si les énoncés imputables à chacun sont formellement identiques, l’effet n’est pas, comme le voudrait Junon, celui d’un psittacisme vain10. Sous la répétition se fait entendre une énonciation seconde qui est transformation, déformation de l’énonciation première. C’est moins là un fait conjoncturel, conséquence de la mauvaise foi d’Écho, qu’un fait de structure : les mots redits sont par là même expropriés et ce n’est jamais la parole originelle qui fait retour dans sa citation, mais cet autre qu’elle porte en elle. On distinguera trois moments constitutifs du travail de l’écho, trois moments qui ne sont pas successifs mais conjoints, et qui correspondent chacun à une attitude d’écoute particulière. Le premier sera qualifié de rappel, le second de dislocation, et le troisième d’appel.
26Le moment du rappel est celui de la simple répercussion de phénomènes acoustiques antérieurement émis. Il est, dans le mythe, la forme que prend le châtiment infligé à Écho par la déesse Junon. Privée de toute expression propre dans le ressassement des mots d’autrui, la nymphe est censée s’épuiser dans la pure mention. Les mots repris lui restent étrangers, référables à une instance d’énonciation autre dont elle se démarque. Concevoir l’écho comme seul rappel, c’est lui imposer la lourdeur d’une sanction, d’un figement mortifère dans une éternelle ressemblance qui est perte d’identité. Ainsi, dans le dialogue transcrit par Ovide, les répliques se dupliquent sur la ligne horizontale d’un temps successif. La forme des mots, leur ordre, restent inchangés. Écho ne peut, écrit Ovide, que « redoubler les sons et répéter les paroles entendues ». À travers les paroles de la nymphe, Narcisse entend le même, et cette étrange surdité l’enferme dans une attitude en tout point stérile, une fascination fusionnelle qui nie la distance indispensable à toute véritable rencontre. Entendre de cette manière, c’est vouer le sonore à la redondance, lui accorder toujours la même signification, et méconnaître ses incessantes modulations dans le temps. L’écoute alors n’est pas refiguration de traces ; sensible à l’identité de la réflexion, elle est sourde à l’altérité que suppose toute répétition. Au cinéma, les tenants d’une telle conception identitaire de l’écoute seront attentifs d’abord à l’épaisseur sémantique des phénomènes acoustiques et auront tendance à déplorer leur redondance par rapport à l’image. Pourtant, à se contenter d’une appréhension fondée sur la reconnaissance de sons déjà construits, on risque de passer à côté de la spécificité du son filmique, produit original d’une recontextualisation. En effet, en répétant, Écho travestit les phrases de Narcisse. Ovide donne quelques exemples de cette reformulation.
Échange 1 : |
Narcisse : – « N’y a-t-il pas ici quelqu’un ? » |
Écho : – « Si, quelqu’un. » |
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Échange 2 : |
Narcisse : – « Viens, réunissons-nous ! » |
Écho : – « Unissons-nous ! » |
27Et l’auteur ajoute : « La nymphe est prête à attendre les sons et à leur renvoyer ses propres paroles. » Le moment second du travail de l’écho, celui de la dislocation est ici perceptible. Dans le premier échange, en tronquant l’énoncé de sa partie initiale, Écho mue la question en réponse, ou plutôt extrait de la question la réponse qu’elle tenait impliquée et que la forme interro-négative « n’y a-t-il pas… » présuppose. La nymphe n’est certes pas une interlocutrice « idéale » : elle détourne à son profit les règles du jeu conversationnel11. Loin de laisser les présupposés dans l’implicite, elle s’en saisit et sur eux fonde son propre discours. Elle exhume les indications laissées en marge et, explicitant le non-dit véhiculé par la négation, révèle les désirs inavoués de Narcisse. Sans transgresser la ligne argumentative que le discours du jeune homme dessine, elle déplie les virtualités signifiantes plurielles contenues dans la phrase, et exploite la duplicité d’un acte d’énonciation qui, prétendant interroger, asserte. La dislocation ici est d’abord fragmentation de l’énoncé, littéralement coupé en deux. Mais elle s’inscrit surtout dans le redoublement de l’énonciation. Changeant de bouche, voyageant dans l’espace, les mots s’en trouvent déviés de leur sens. Émis une seconde fois, ils portent la trace de la façon dont ils ont été entendus et habilement interprétés, et leur forme première n’est reproduite que pour être retournée et expropriée. Écho, pour faire siennes les paroles d’autrui, doit les plier à ses desseins, les assujettir à la ligne de son propre discours et infléchir leur valeur argumentative.
28Plus loin, Ovide propose un autre exemple de répétition-transformation, plus efficace encore que le premier :
Narcisse : – « Pourquoi me fuis-tu ? »
Écho : – « Pourquoi me fuis-tu ? »
29Cette fois, c’est l’exactitude de la reprise en miroir qui dénonce la subversion. L’absolue répétition du même, privée de la transposition qu’une reformulation fidèle des propos de l’autre exigerait, induit une mutation du sens. La question de Narcisse, réfléchie par Écho, est mise en ostension, et cette ostension même la double d’un commentaire silencieux. L’énonciation seconde prend la première pour thème, la singe et la commente sans que pourtant soit exprimé un prédicat quelconque. La différence, qui prenait tout à l’heure la forme d’une soustraction, s’insinue à présent dans l’ellipse et dans le seul geste de redire. Pour échapper à la « malédiction » qui la frappe, Écho n’a d’autre issue que d’entendre et de répercuter ce que Narcisse n’a pas voulu dire. Ce faisant, elle refuse le rôle d’éternelle seconde dans lequel Junon l’a cantonnée. De la répétition-sanction, elle fait une puissance d’affirmation nouvelle, en allant chercher, sous les mots dits, la signifiance inédite que sa parole propre va réarticuler. La nymphe sort ici du cadre de la pure mention : elle ne prétend plus rapporter les phrases d’un autre, mais faire oublier leur énonciation première pour se les approprier.
30À l’inverse de Narcisse fasciné par le même, Écho prête l’oreille aux sous-entendus qui permettront de remettre en question le sens trop familier d’un discours ressassé. Son écoute est vive, active, mais ouverte seulement au dédoublement du sens, à l’équivocité qui disloque la phrase. À l’écoute-fusion du jeune homme, fait pendant l’écoute-distanciation d’une nymphe qui, pour sortir de l’enfermement psittaciste, doit écarter celui qui lui prête ses mots et ménager l’espace de sa propre parole. Ni l’une ni l’autre de ces attitudes d’écoute ne correspondent à une véritable refiguration des traces acoustiques. Elles constituent plutôt deux formes équivalentes de défiguration. L’une ignore les variations de la trace, tandis que l’autre les exalte pour les disjoindre et empêcher qu’elles ne convergent vers ce pôle d’identité que représente le son, à l’horizon d’une construction faite de rétentions et de protentions.
31Mais, pour celui qui assiste en tiers à l’échange alterné des répliques, se fait entendre un sens autre, né de leur entretien devenu structure d’appel. Ce troisième moment du travail de l’écho est en effet celui de l’émergence d’un sens inouï qui se profile, en suspens dans le double jeu d’un dialogue paradoxal, dans l’asymétrie qui s’installe entre les deux énoncés dont l’un double l’autre sans le redoubler.
Narcisse : – « Je mourrai avant que tu n’uses de moi à ton gré. »
Écho : – « Use de moi à ton gré ! »
32Le spectateur extérieur à la scène ne peut apprécier les esquives de l’un, les ruses de l’autre, et comprendre l’enjeu du dialogue qu’en écoutant chaque phrase l’une par rapport à l’autre. Sa position lui permet de prendre en compte sans parti pris l’ensemble des présupposés véhiculés par un énoncé, et d’élucider tous les sous-entendus que sa double énonciation induit. Il entend d’abord le refus de Narcisse : « Je mourrai avant que… » Mais de ce refus, Écho fait une offre directe : « Use de moi… » Du heurt de deux injonctions contradictoires, l’auditeur déduit qu’un duel oppose les interlocuteurs. À travers l’interdiction et l’ordre qui se font écho, une même phrase dit, dans son rebond, l’impossible entente de la nymphe et du jeune homme.
33Le troisième moment du travail de l’écho ne consiste pas à faire émerger un sens tiers, sens ultime venant, à l’issue d’un processus dialectique, subsumer les deux premiers. L’appel est ouverture au miroitement d’un sens pluriel, produit par un dispositif qui double chaque énoncé de son reflet pour en suspendre l’interprétation. Ce paradoxal dialogue, où chacun, tour à tour, souffle à l’autre son dire, prive les interlocuteurs de leur identité. La fable d’Ovide nous montre de manière exemplaire que l’écho ne permet ni la répétition du même comme le veut Narcisse, ni la négation de l’autre comme le souhaite Écho, mais ouvre l’espace d’un rapport fondé sur une mutuelle dissemblance. Les énoncés qui alternent ne sonnent plus de la même manière en changeant de bouche et toute la dynamique de l’écho réside justement dans cet écart qui les unit sans les confondre. Ce décalage, ce dispars, comme dirait Gilles Deleuze, fonde une répétition qui d’un énoncé premier ne répercute que les manques12. La fin du récit d’Ovide porte à son comble le jeu de dispersion des reflets. Tandis que Narcisse se perd dans son image, Écho se dissout et se mêle aux pierres et à l’espace environnants. « La maigreur plisse sa peau, toute l’essence même de son corps se dissipe dans les airs. Les os, dit-on, ont pris l’apparence de la pierre13. » Devenue à la fois surface de réflexion et espace de résonance, la nymphe se recueille en cette voix qui n’appartient plus à personne. Elle se fond dans la rumeur qui habite le paysage. Et le travail de l’écho s’affirme alors comme le mouvement même de la répétition, lorsqu’elle est cette « puissance informelle du fond qui porte chaque chose à cette forme extrême où sa représentation se défait14 ». L’écho opère donc un déplacement essentiel. Au-delà des identités et des corps singuliers, il ouvre, dans cette voix qui a rejoint le paysage, un espace qui excède toute figure. À ce troisième avatar de l’écho correspond une écoute qui préserve la richesse de sens d’un énoncé polyphonique, dont toute nouvelle énonciation vient modifier la portée et qui ne peut être saisi qu’en tension entre plusieurs interprétations. Cet énoncé existe dans le temps d’un retracement, le temps d’une écoute qui en permettra l’approche progressive. Écoute fluente, qui en appelle plus aux errements et aux questions de l’auditeur qu’à sa compétence et à son savoir.
Rappels impertinents
34L’énonciation échoïque rappelle un donné antérieur pour l’insérer dans un milieu nouveau. Il ne s’agit pas là d’une reproduction mimétique de la réalité, comme le croyait Belá Balázs qui affirmait que « le son n’a pas d’image15 ». Les phénomènes acoustiques que nous percevons sont bien des échos, c’est-à-dire le « produit d’une réalité préexistante et de certaines conditions de reproduction, produit qui est une réalité spécifique : ni la transmission neutre d’un événement, ni quelque chose que créerait la technique de toutes pièces16 ». Dans les conditions de restitution actuelles, ils sonnent même parfois plus vrais que nature, ce qui tendrait à prouver justement qu’ils ne sont pas la simple copie de l’original qu’ils retransmettent. Propres, bien cadrés, hautement définis, les sons relayés procurent une perception sonore artificielle du monde par rapport à laquelle celle des sons naturels paraît fade et sans relief. Leur présence est telle qu’ils semblent étoffer d’un poids supplémentaire de réalité les plates effigies visuelles.
35Mais quelles sont exactement ces données que l’écho d’un son nous rend ? Faut-il absolument lier pouvoir de présence et impression de réalité ? La singulière saillance du sonore ne risque-t-elle pas, au contraire, d’affaiblir cette impression en menaçant l’unité de la représentation filmique ?
36Un coup de feu entendu au cinéma, écrit Christian Metz, ne se distingue en rien d’un coup de feu entendu dans la rue17. D’une part, ce son filmique reproduit les caractéristiques sonores de la détonation dont il est l’écho. D’autre part, au-delà de la reconnaissance de cet objet sonore, il autorise l’identification de sa source (une arme à feu). Ce sont là deux effets de rappel distincts qui ne vont pas de pair. L’exactitude de la duplication d’un phénomène acoustique ne garantit pas l’identité du son entendu. L’appareil de reproduction ne transmet (par simple décalque ou par reconstitution artificielle) que des signaux acoustiques. Si, pour l’oreille, les qualités physiques de la trace acoustique mise en écho restent les mêmes, il ne s’ensuit pas que l’interprétation de cette trace soit identique. Notre ouïe n’est pas assez éduquée pour nous permettre de déterminer avec certitude la source de tous les sons acousmatiques. Perçus en dehors de toute visualisation de leur source effective, nombre d’entre eux se révèlent opaques ou ambigus, susceptibles d’éveiller l’image de plusieurs sources possibles. Le fait d’entendre ou non un coup de feu dépend avant tout du contexte situationnel dans lequel cette occurrence s’insère. Les phénomènes acoustiques sont donc d’abord perçus comme des objets sonores. Le repérage et l’éventuelle nomination de ces objets s’appuient sur l’analyse de leurs caractéristiques strictement sonores : le grésillement sera identifié en raison d’un effet de grain, la détonation à la brutalité de son attaque, le crépitement à l’allure régulière des atomes qui le constituent, etc. Mais l’image de la source qu’ils peuvent évoquer, les aspects qu’ils exemplifient, varient en fonction de la compétence acquise par le spectateur et sont déjà en partie le produit d’une mise en contexte nouvelle, d’une ré-énonciation. La fidélité du rendu ne garantit que l’identité des objets sonores perçus, riches d’une représentance certaine mais floue, que l’énonciation filmique va ensuite canaliser et orienter.
37Par ailleurs, affirmer que la parfaite reproduction des traces acoustiques favorise l’impression de réalité, c’est présupposer qu’on les associe toujours à l’image des objets dont elles émanent dans la réalité. Une voix humaine accolée à l’image d’une coccinelle Volkswagen ne paraîtra pas réaliste, mais nous plongera dans un univers de fiction dont certains objets, ne trouvant plus de modèle dans le monde réel, devront être reconstruits selon des règles nouvelles. En retour, l’iconicité que l’on prêtait à la voix devra être révisée. Dans un tel cas de figure, l’effet de rappel contrarie l’impression de réalité mais contribue à la construction perceptive d’un son jusque là inouï, né de l’union d’un phénomène acoustique et d’une image que l’on pensait incompatibles. Le degré de vraisemblance accordé à un son et l’impression de réalité qu’il peut produire sont donc eux aussi largement dépendants de la compétence du spectateur18.
38La spécificité de l’effet de rappel lié à l’écho permet de différencier les sons des images plus radicalement que la qualité de leur rendu. Remarquant des taches colorées dans les tableaux de Fra Angelico ou des pans de peinture dans ceux de Vermeer19, Georges Didi-Huberman souligne leur visualité première. Ces taches rouges ne représentent rien ; ou plutôt elles ressemblent aussi bien à des gouttes de sang, à des fleurs rouges dans un champ, à de petites croix symboliques, qu’aux stigmates du Christ, étant disposées par cinq comme ses plaies. Au bout du compte, elles ne sont rien d’autre que du rouge, qui s’impose au regard sans désigner explicitement aucun objet particulier. Cette tache rouge, « objet visuel », est vite occultée par le visible, et le rouge devient l’un des accessoires de la représentation des fleurs ou du sang du Christ. Au cinéma plus encore qu’en peinture, le visuel s’efface devant le visible, l’image se fait transparente pour tenter de se confondre avec l’objet qu’elle représente.
39Mais si l’économie représentative parvient à réduire l’éclat et l’écart du visuel pour l’assujettir à l’ordre du visible, force est de constater que le sonore, lui, ne se laisse pas annuler par l’audible. Naturel ou reproduit, le phénomène acoustique existe toujours d’abord en tant qu’objet sonore, avant d’être identifié comme son de quelque chose. On a forgé des mots pour désigner de tels objets (un clapotis, un chuintement, etc.), parce qu’ils s’imposent par eux-mêmes, indépendamment de la source qu’ils dénotent. Il existe d’innombrables variétés de « bruits », dénommés par autant de substantifs qui proposent une description formelle de la matière sonore. Ils désignent la brutalité d’une attaque (claquement), un effet de grain (crépitement), une hauteur (stridulation), ou encore une allure (vibrato). Les objets sonores ne sont rien d’autre qu’un faisceau convergent de propriétés que souvent leur nom même, par mimologie, indique (fluidité des consonnes liquides, sécheresse des dentales, etc.). En revanche, les objets visuels ne donnent pas lieu à pareille invention lexicale.
40On saisit mieux, dès lors, ce qui justifie l’acuité du sentiment de présence lié aux sons filmiques. Contrairement aux images, dont la visualité ne se rappelle que par brefs éclats à notre attention, les traces acoustiques restent constamment et éminemment sensibles dans leur sonorité première. Si l’écho d’une voix nous semble plus proche, plus tangible que l’image d’un corps, c’est avant tout parce que la voix en écho est un objet autonome, qui se donne à écouter dans sa masse, sa hauteur, son timbre. À travers l’image de film, nous visons d’emblée une réalité absente, les effets de matière (grain, contraste, etc.) demeurent des traits expressifs secondaires. L’effet de présence propre à l’écho filmique, cette impression de retrouver, sans distorsion, une réalité acoustique connue, est une conséquence de la saillance des objets sonores. Ce qui est rappelé, ce qui continue à être perçu, identique, au-delà des interprétations et des ancrages divergents, c’est le sonore dans sa matérialité. D’une trace acoustique ne peuvent être exactement reproduites et reconnues que les caractéristiques sonores. Comme la nymphe Écho, qui ne répète à l’identique que des phonèmes, mais transforme leur sens dans l’énonciation seconde qu’elle en propose, l’appareil de reproduction cinématographique répercute les qualités physiques des sons, tandis que l’énonciation filmique, en les articulant autrement, modifie leur interprétation. La rémanence du sonore est cause du pouvoir de présence des phénomènes acoustiques. Ils ne deviennent pas de simples attributs de l’objet qui leur sert de source, mais font saillie dans la représentation filmique.
41Le son est déjà, à l’état naturel, un objet séparé, émanation de ce qui l’a produit. Il s’éprouve et nous atteint, alors même que le corps dont il provient s’éloigne. La vue et l’ouïe sont bien deux « sens à distance », comme le rappelle Metz dans Le Signifiant imaginaire. Mais la première n’opère que dans et par l’écart de son objet, tandis que la seconde instaure une relation ambivalente à l’objet entendu, absent et présent pourtant dans sa trace acoustique. Ce double jeu se perpétue et s’amplifie au cinéma. Les sons et les images de film maintiennent l’objet représenté dans une absence redoublée. Toutefois cet objet s’écarte plus encore du son en écho qui vaguement l’indique que de l’image qui le représente, au point que l’écho, libéré de cet ancrage originel, livré seul à l’écoute, semble sonner avec plus d’intensité en devenant la trace d’une trace. L’expérience première que fait le spectateur est donc celle d’une dissociation perceptive. Le jeu de la représentation iconique, qui assure maîtrise et plaisir dans l’appropriation différée d’un objet tenu à distance, est perturbé par l’irruption des sons perçus dans une proximité déconcertante.
42En situation acousmatique, les sons prennent plus de relief encore. Il est d’usage, dans le cinéma narratif traditionnel, de chercher à réduire leur indépendance, par des procédures d’ancrage au monde représenté ou à ses entours. Rick Altman a clairement démonté la mécanique de l’illusionnisme cinématographique. Elle consiste en un mouvement de captation réciproque du son par l’image et de l’image par le son grâce, en particulier, au jeu du synchronisme. Les sons détachés de leur source première sont happés par l’image et trouvent ainsi une justification narrative. Parallèlement, les images puisent dans les sons un surcroît de consistance qui estompe leur caractère fictif comme leur origine technologique20. Mais les faiblesses de ce dispositif sont nombreuses. Le synchronisme n’est pas aussi efficace que l’écrit le théoricien américain. C’est un effet de croyance que, sensoriellement, aucun critère absolu ne justifie, et que nous n’éprouvons qu’en raison de conventions et d’habitudes acquises. Nous savons, par exemple, que si les mouvements des lèvres d’un personnage épousent le rythme des paroles prononcées, celles-ci doivent être attribuées à ce personnage. Et même si, ostensiblement, un décalage temporel s’immisce entre articulation et émission phonique, même si l’accord synchronique est carrément nié (comme lorsqu’un acteur étranger est doublé en français), nous continuons à croire la voix ancrée au corps. Cependant, cet effort d’ancrage ne supprime pas toutes les conséquences parasites de l’acousmaticité des sons filmiques. Tout élément sonore, si l’on veut bien l’écouter, est susceptible de faire entendre comme un ourlet bruissant. Si les productions courantes tentent d’atténuer de tels « bruits », un cinéma moins classique s’efforce au contraire de pointer l’attention sur la dualité du dispositif et d’insister sur l’indépendance du sonore par rapport aux images. Cette conversion de l’écoute, qui aiguise l’intérêt porté aux phénomènes acoustiques au détriment de ce dont ils sont les signes, fonde un autre rapport au monde. Après avoir passé plusieurs heures devant des œuvres d’art cubistes, on a tendance à voir le monde s’articuler en structures géométriques. On pourrait dire, pareillement, qu’une appréhension sonore du monde en modifie radicalement la construction, qui ne procède plus par objets, mais par relations. Les sons en effet occupent l’espace sans y prendre corps et rappellent à notre attention ce qui d’ordinaire lui échappe : le lieu intermédiaire dans lequel ils se propagent, l’espace intérieur d’émission ou de résonance d’une voix. Des choses dont ils sont l’émanation, ils ne retiennent que la mutabilité, le devenir, en manifestent l’émergence ou l’évanescence plutôt que l’apparence. Le dispositif filmique contribue donc à mettre en concurrence plus qu’en complémentarité deux modes différents d’organisation de l’expérience.
43Le son filmique résiste aux tentatives de récupération narrative, non seulement parce qu’il se fait entendre comme un objet indépendant du corps qui l’émet, mais aussi parce qu’il nous frappe dans notre propre lieu de contemplation et d’écoute, avant même d’acquérir une existence fictive dans le monde que suppose le film. Le plan de l’écran maintient d’ordinaire une barrière invisible mais infranchissable entre l’univers du spectateur, dans la salle de projection, et celui que déploie le récit filmique. Les conséquences de ce cloisonnement sont bien connues : quelle que soit la force qui pousse le spectateur à s’identifier à un personnage de la diégèse, la conscience de sa position clivée lui demeure. Mais lorsque le sonore s’ajoute au visuel, l’espace représenté, relégué de l’autre côté, tend à se dilater jusqu’à s’étendre aux limites de notre espace. Les frontières alors vacillent et le spectateur perd ses repères. Toute trace acoustique, avant que l’on puisse déterminer si elle est ou non diégétique, procure ce sentiment d’enveloppement et d’expansion spatiale. Le son acousmatique commence par flotter, en suspens entre plusieurs espaces disparates qu’il met en communication, rappelant, à côté de l’espace représenté, l’espace dans lequel est donnée la représentation. Même lorsqu’elle trouve une source dans la diégèse, une occurrence acoustique continue à tendre vers nous à travers un écran devenu poreux. Elle relève alors de deux espaces à la fois et n’appartient tout à fait à aucun des deux. L’effet de rappel joue à double sens : le son en écho offre à la diégèse un espace de résonance élargi, tout en insinuant dans notre espace la trace d’un monde qui lui est étranger. Par son intermédiaire est opérée une contamination des deux univers. Indépendant, insituable, le son filmique ne trouve donc sa vocation spécifique ni comme complément ni comme suppléant de l’objet en image. Il est plutôt fait pour suggérer un effet d’étrangeté, puisqu’il commence par rappeler l’image à son état de reflet. Son relief fait symptôme : il vient souligner, par contraste, la platitude de l’image et lui ôter de sa transparence. Avant de s’ancrer dans la profondeur ouverte derrière la surface de l’écran, la trace acoustique venue d’ailleurs désigne cette surface à notre attention. Aussi, excédant toujours les limites fixées par le visible cadré, le sonore n’est-il jamais mieux employé que lorsqu’il prête son pouvoir de présence à des êtres sans apparence, des entités purement sonores (un narrateur en voix off par exemple), ou démultiplie l’espace jusqu’à l’aberration.
44Cette dimension caractéristique de l’écho filmique semble être au fondement des utilisations les plus remarquables du son au cinéma, à la description desquelles s’attachera la dernière partie de cet essai. La position inassignable qu’il occupe permet à un phénomène acoustique de servir de lien entre des portions hétérogènes de l’espace postulé par le film. Facteur d’homogénéisation parfois, il est, à d’autres moments, ferment de dislocation. Cette labilité essentielle fait du sonore un élément dynamique au sein de la représentation filmique. Dans le mouvement incessant qui entraîne notre attention de l’écho à son point d’ancrage, de l’objet représenté au sonore qu’il ne parvient jamais à justifier totalement, et de la trace acoustique à ses effets de représentance, s’opère une constante remise en cause de la représentation. L’univers, les êtres représentés, voient leur apparence subvertie dès qu’un son leur est accolé. Encombré alors d’un trop de présence, le visible est traversé d’une sorte d’immanence fébrile, d’une animation qui l’emporte et le déporte. Instant fragile, impression fugace que les artifices de la rhétorique cinématographique, à laquelle nous sommes rompus, ont vite fait d’étouffer. Pourtant cette expérience première de dessaisissement, promptement occultée, traduit mieux que tout autre la magie secrète de l’écho. Telle est l’une des conséquences impertinentes de l’effet de rappel : non plus la restitution mimétique d’une réalité originelle dans l’abolition de toute distance entre un modèle et sa copie, mais l’insinuation, dans le visible, d’une intensité, d’une inquiétude irréductibles.
Échos préalables
45Avec l’écho, revient aussi cette surdétermination propre à la trace qui contribue à faire vaciller les certitudes représentatives, en glissant, sous toute occurrence acoustique identifiable et associée à un objet dans l’image, la sourde menace d’un effondrement des formes. Le sonore se révèle n’être qu’un fond qui nous atteint d’abord comme une rumeur panique. On fait rarement, au cinéma, l’expérience d’une écoute réduite à ses seules ressources puisque les sons, immédiatement, sont récupérés par l’image. Toutefois, il arrive que l’on capte une ambiance sonore avant que n’apparaisse le premier photogramme ou dans les éclipses de l’image, sur un fondu au noir par exemple. L’expérience est révélatrice : le son se présente alors comme une masse difficile à découper en éléments discrets, comme un écho aux évocations multiples. Cet effet de rappel particulier, estompé dans les conditions d’écoute ordinaires, n’en subsiste pas moins, en sourdine, prêt à resurgir à la moindre déchirure du tissu textuel. La plus légère bavure dans le montage de la bande-image et de la bande-son (décalage temporel, incongruence sémantique, incompatibilité de cadrage), met en évidence leur disjonction première et ouvre le son, soudain relevé de son assujettissement à l’image, à l’écho préalable, ce murmure anonyme qui en confond les traits21. Derrière toute occurrence acoustique bien définie, persiste et s’indique, latent, le bruit de fond qui en trouble la forme nouvellement acquise. Le son acousmatique est donc offert aux miroitements de sa représentance et disponible pour des structurations plurielles. Flou de contours, il reste une formation instable et participe des vertus d’une matière où toute figure tour à tour s’origine et s’abolit, et où l’auditeur imprime les traits successifs de son désir. Tout phénomène acoustique tend à échapper à la délinéation. Placé dans un contexte filmique, il s’ancre et se définit, mais conserve la plasticité d’une matière ductile.
46L’écho préalable, qui ramène le sonore à son indistinction première, a pour effet de suspendre la claire identification des formes. Un récit de Kafka, Le Terrier, en rend parfaitement compte. Une taupe qui se croyait en sécurité dans ses galeries souterraines est brusquement mise en déroute par un bruit ténu qui ne cessera plus. Ce bruit est indescriptible : le narrateur – la taupe – le perçoit toujours identique sans parvenir pourtant à trouver les mots adéquats pour le désigner. C’est tantôt le sifflement d’un rongeur, tantôt le chuintement de la terre remuée, ou encore un crissement d’ongles, une haleine, un bourdonnement d’insectes, le battement du sang dans les tempes de celui qui écoute. L’enjeu du texte est justement de définir cette vague trace acoustique pour donner figure à l’« ennemi » dont elle révèle la présence. L’acuité obsessionnelle de l’écoute démultiplie le son qui prolifère et s’éparpille, entraînant l’investigation dans des directions contradictoires. Le lecteur en suit toutes les évolutions sans obtenir de précisions sur la nature véritable du phénomène. La rumeur persiste mais, toujours énigmatique, elle annule l’une après l’autre les suppositions émises. L’ennemi demeure inconnu et le bruit n’affirme que sa neutralité. Dans un univers balisé et sans mystère pour celui qui l’a conçu et construit est ainsi réintroduite une présence étrangère sur laquelle aucune maîtrise ne peut être exercée. Parfaitement seul face à lui-même, l’habitant du terrier découvre l’altérité radicale de ce soi autour duquel il tourne. Lui est renvoyé, méconnaissable, le bruit de ses pas devenu celui de l’« immensité chuchotante ». Le récit met en évidence à la fois la puissance hallucinatoire du phénomène acoustique et sa fonction suspensive. Toute hypothèse est par avance infirmée par un son qui ne peut être réduit : il est, par nature, le bruit de l’autre. Le cinéma narratif classique met rarement à profit cette forme de neutralisation. Lorsqu’elle intervient, elle n’est souvent que l’effet secondaire d’un autre emploi du sonore, un emploi sage et mesuré, qui ne vise qu’à en exploiter quelques facultés évocatoires précises. C’est ainsi que Michel Chion évoque les vertus suggestives des « simulacres » sonores qui apportent une valeur ajoutée à la représentation filmique22. Mais ce n’est plus alors d’écho préalable qu’il s’agit. Les phénomènes acoustiques viennent seulement créer, autour de l’image qu’ils accompagnent, un halo sensoriel qui s’harmonise avec ce qu’elle-même représente. Ils rendent manifeste ce qui, d’une situation, ne peut être montré. L’écho préalable, quant à lui, n’ajoute rien à l’image, ne se range pas à son ordre, mais tend au contraire à la déliter. Loin d’accroître l’impression de familiarité, il éveille un sentiment d’étrangeté radicale, et éloigne la représentation de la réalité qu’elle prétend rendre. Il n’insinue pas chez le spectateur la jubilation de retrouver avec exactitude des données bien connues, mais l’inquiétant plaisir de découvrir l’intensité avec laquelle s’affirme la présence d’une matière brute.
47Les extraits de deux films, l’un de facture classique, l’autre moderne, illustreront, par le biais chaque fois d’une mise en abyme, les effets de l’écho préalable au cinéma.
48La manière dont est filmé un authentique écho dans Le Dernier Tournant (P. Chenal, 1939) trahit la présence, sous chaque occurrence acoustique, d’une sourde indétermination. Conçu comme une tragédie, Le Dernier Tournant (adaptation du roman de James Cain Le Facteur sonne toujours deux fois) décrit le parcours fatal du couple adultère formé par Frank (Fernand Gravey) et Cora (Corinne Luchaire). Le tournant qui donne son titre au film est celui au détour duquel ils assassinent un mari gênant : Nick (Michel Simon). Le destin les rattrapera sous les traits d’un juge d’instruction implacable puis d’un maître-chanteur cynique (Robert Le Vigan). Mais il s’est préalablement manifesté à travers l’écho qui, très opportunément, accompagne la scène du meurtre. À l’instant qui précède sa mort, Nick lance à trois reprises un appel partiellement répercuté. Cependant l’effet produit reste ambigu ; l’écho n’est jamais clairement attesté. La présence insistante du dehors qu’elle indique donne à cette trace acoustique une dimension prémonitoire et symbolique. Cet écho est donc utilisé comme une cheville narrative, un moyen aisé et assez conventionnel de signifier au spectateur que le crime aura des conséquences sinistres. Mais, au-delà du caractère fonctionnel qu’on ne saurait lui dénier, cette trace acoustique indique en creux le travail d’une rumeur que la mise en scène s’efforce d’endiguer. Il trouble le spectateur autant que les personnages, moins parce qu’il annonce une issue fatale, que parce qu’il met à mal quelques certitudes. Tandis qu’il ébranle la conscience qu’ont les amants d’avoir perpétré un crime parfait, il amène le spectateur à s’interroger sur son propre travail de lecture de la représentation filmique.
49Dans ce passage, rares sont les moments où un effet de synchronisme favorise l’association des images et des sons. Plus fréquentes sont les occurrences décalées et plus nombreuses, par conséquent, les inférences nécessaires à leur rentoilage. Il faut ainsi se souvenir avoir vu Frank dans un plan antérieur pour comprendre la présence de deux voix d’homme dans le premier plan alors qu’un seul (Nick) est visible. Il faut prêter attention à la réaction d’écoute de Frank dans le second plan pour être certain que le premier appel doit être ancré au corps obtus (dos et nuque) de Nick. Enfin, pour entendre le second appel comme un écho, il faut mettre quatre indices en relation :
- l’occurrence immédiatement antérieure d’un son analogue ;
- la distorsion acoustique subie par ce phénomène lors de sa seconde occurrence ;
- l’immobilité ostensible des lèvres de Nick à l’instant où se manifeste cette seconde occurrence ;
- la confirmation verbale qu’il profère immédiatement après cette seconde occurrence : – « C’est marrant, ya un écho. »
50Encore l’absence d’acquiescement de la part de Frank après cette remarque nous interdit-elle d’identifier formellement un écho dans cette trace acoustique.
51L’écoute filmique, rythmée par d’incessantes rétentions et protentions, exige le temps d’un retracement. Mais le va et vient de l’attention est occulté tant qu’un élément symptomatique n’en suspend pas le mouvement. L’écho fait symptôme parce qu’il invalide toute tentative d’ancrage : dans cette scène, il n’émane ni de la bouche de Nick, ni de la surface (non montrée) qui renvoie ses paroles, et ne peut être associé, dans l’image, qu’à l’espace ambiant, le fond sur lequel se détachent les corps. En cela, l’écho réfléchit le son filmique en général, un son par nature acousmatique et désancré. La survenue d’un tel phénomène acoustique dans le texte filmique interrompt le raccord des deux bandes qui conditionne l’élaboration d’une diégèse et d’un récit. L’écho, quel que soit le soin avec lequel on en restreint la puissance d’effraction, vient, dans cette séquence, marquer la présence d’un dehors dont la mise en scène même indique le caractère indéterminable.
52La première occurrence de l’écho intervient dans la suture entre le deuxième et le troisième plans. Elle sert de lien sonore entre un plan d’intérieur, où le couple est enfermé dans l’habitacle étroit de la voiture et un plan d’extérieur, où Nick se détache sur un fond uniformément noir, qui est à la fois espace figural et figure de la nuit illimitée. Ce brusque mouvement d’ouverture et d’effacement des limites se conjugue à l’insertion même de la trace acoustique dans l’ailleurs irréductible qu’est l’intervalle entre deux plans pour faire de l’écho la manifestation du dehors.
53Les deux occurrences suivantes du phénomène échoïque accusent encore cette pression du dehors ; elles accompagnent des plans au cadrage très serré dont la clôture est accentuée par des recadrages visant à enfermer toujours plus les visages dans le pourtour du cadre, ainsi que par le jeu précis des regards qui sans cesse vont chercher le hors-champ refusé. L’image alors exclut le dehors, tandis que le son, comme assourdi par la distance et doté d’une forte résonance, lui fait accueil.
– « C’est toi ? »/– « C’est toi ? » –
– « C’est moi. »/– « C’est moi. »
54Comme dans la fable d’Ovide, la parfaite redondance des énoncés rend plus sensible encore l’échange référentiel qui s’opère.
55La dernière intervention de l’écho porte à son comble l’invasion du champ par son envers et la dislocation des sons sous l’effet du fond bruissant d’où ils semblent soufflés. Elle retentit après la mort de celui dont elle reproduit les paroles. Un léger suspens du temps, à l’instant de la mort, écartèle donc les deux occurrences du dernier mot de Nick : – « Cora ! » Entre l’appel et son écho, on perçoit un trop long silence, plus long que l’intervalle nécessaire à la répétition. L’un et l’autre appartiennent en effet à deux espaces et à deux temps sans commune mesure, disjoints par une rupture majeure. Depuis l’entre-deux où elle résonne, l’interpellation dédoublée hante par avance les épisodes à venir. Pourtant l’écho n’est pas une manière de perpétuer le même en assurant au mort une forme de survie. Il le dessaisit au contraire de son dire et lui donne, rétrospectivement, l’allure inconsistante d’un revenant. En séparant ce que le synchronisme d’abord avait uni (on voit nettement Nick articuler « Cora » avant d’être assommé), l’écho nous fait douter, a posteriori, de l’intégrité de la représentation filmique. Il signale l’artifice qui permet l’ajointement des deux bandes. Le point de capiton qui scellait le mouvement des lèvres du personnage à l’émission du mot et donnait sa tenue à un corps divisé entre visage et voix, ce point cède et révèle son anachronisme : il n’est qu’un accord différé, perçu toujours avec retard. Alors l’ultime échange entre le meurtrier et sa victime prend une signification nouvelle.
Nick : – « Ça, c’est ma voix ou pas, ça ? »
Frank : – « Du pareil au même, mon vieux. »
56Comme Nick, le spectateur se prend à douter de l’identité d’une voix que le dispositif filmique peut, à tout moment, attribuer ou enlever à des porte-parole. Le son est provisoirement rendu à l’écho, qui, préalablement, l’habite. Il s’apparente à un bruit venu de nulle part, épandu sur l’espace environnant et qui, excédant toute parole singulière, paraît susceptible de les contenir toutes. La façon dont le sonore est utilisé dans le film de Pierre Chenal conduit à penser que la manifestation d’écho préalable que nous décelons ici n’est pas seulement un effet secondaire ou accidentel. Toutefois cette manifestation reste d’usage limité ; il ne s’agit pas, dans Le Dernier Tournant, de désigner ostensiblement la surdétermination liée aux traces acoustiques, mais d’en exploiter la valeur prophétique pour faire entendre, sous les mots de Nick, la Voix du Destin. L’effet d’écho préalable est donc encore un signe destiné à produire un sens lourd de symbole ; devenu simple cheville narrative, il voit son impertinence réduite.
57Restituer au sonore sa vertu de dérangement en le livrant sans mesure au retour d’une rumeur neutre qui précède toute mise en forme, telle est en revanche l’intention explicite de Jim Jarmush dans Stranger than Paradise (1984). Les États-Unis, parcourus du Nord au Sud (New York, Cleveland, la Floride) n’offrent partout qu’un seul aspect : paysages abandonnés, vides de toute présence humaine comme de tout objet distinctif, coins de rue anonymes, intérieurs sans caractère. Les lieux, qui devraient être typiques et dépaysants, sont devenus d’une étrange similitude, et par là même méconnaissables. Ils ne sont pas conformes à l’image traditionnelle que l’on se fait d’eux : pas de gratte-ciel ni de cocotiers (sauf, justement, sur les cartes postales et les affiches qui jalonnent ironiquement le film), seulement des cafétérias et des stations-service interchangeables. L’utilisation du son vient ajouter une touche supplémentaire à ce panorama incolore, filmé en noir et blanc pour souligner encore l’indistinction générale. Chaque scène du film est baignée dans un fond sonore indifférencié, sorte de souffle permanent que l’on entend, selon le contexte, comme rumeur urbaine (à New York) bruit du vent (à Cleveland) ou ressac de la mer (sur les plages de Floride). En fait, l’oreille seule ne fait pas de différence. L’ambiance, dans sa dimension strictement sonore, reste neutre, et ce que nous savons de New York ou de la Floride ne suffit pas à en diversifier l’écoute. Toutefois, par moments, on croit reconnaître hors-champ l’écho d’un gémissement (scène à New York) ou d’un cri de mouette (scène en Floride). De tels phénomènes acoustiques, qui s’extraient enfin de l’uniformité générale, retiennent immédiatement l’attention et excitent l’imagination. On suppose des scènes de rue plus animées, un exotisme plus marqué. Mais aucun contrechamp ne confirme ces hypothèses. Un personnage prête l’oreille au gémissement, regarde à travers la fenêtre. Le plan n’est pas interrompu, le cadrage ne change pas, l’attitude impassible du personnage ne permet pas d’inférer ce qui se passe de l’autre côté : le son est laissé à son indétermination première. Ce procédé est systématique ; jamais le spectateur n’est en mesure de construire effectivement le référent de ces traces acoustiques qui sortent un peu de l’ordinaire. De même, l’accent « hongrois » clairement audible qui confère du relief aux voix de l’héroïne et de sa tante ne leur permet pas de se singulariser, car l’ailleurs qu’il laisse supposer se donne à penser comme identique à l’ici que nous voyons, et le dépaysement annoncé ne prend aucune forme précise. Le comportement, les préoccupations, le discours des deux femmes ne se démarquent en rien de ceux des autres personnages. Chaque fois qu’un phénomène acoustique fait entendre quelque particularité, celle-ci est donc instantanément gommée : ne subsiste alors que l’écho préalable d’une vague représentance.
58La reproduction sans couleurs que le film de Jim Jarmush donne de la « réalité » souligne la transformation et l’uniformisation que lui fait subir l’appareil cinématographique. Le travail de représentation est mis en avant et le médium réaffirme sa présence. Plusieurs scènes du film vont même jusqu’à mettre ce mécanisme en abyme. Eva et son cousin regardent la télévision. Trois courtes scènes, montées dans leur succession chronologique et séparées par des ellipses, les montrent immobiles et inexpressifs face au petit écran (et face à nous) devant trois programmes différents. Nous entendons d’abord le vacarme indistinct d’une foule en délire, puis un dialogue de film, et enfin une suite pittoresque et rapide de bruits divers. Les trois séquences sonores sont aisément reconnaissables. La première accompagne un match de baseball, comme nous le confirment les commentaires de Billie et d’Eva. La seconde est extraite d’un film de science fiction qui bat tous les records de rediffusion : Planète interdite (Forbidden Planet, F. M. Wilcox, 1956). La troisième évoque le bruitage d’un dessin animé. Ces phénomènes acoustiques, quoique différents, ne forment plus, une fois passés à la moulinette télévisuelle, que la trace unique d’un même spectacle monotone, dont l’égale indifférence des deux personnages souligne la redondance. Certaines de ces traces sont en outre perçues comme l’écho deux fois relayé d’un son originel. Enregistrées d’abord pour être restituées comme dialogue de film ou bruitage de dessin animé, elles sont à nouveau répercutées par le haut-parleur du téléviseur. Leur source initiale se perd dans le lointain. Privés des images auxquelles elles devraient être ancrées, puisque du poste nous ne voyons que le panneau arrière, nous ne pouvons plus les rattacher à rien de concret si ce n’est à ce petit écran opaque : elles ne sont plus que bruits d’une télévision. Le regard est empêché, astreint à ne voir qu’une boîte noire insignifiante et l’écoute est assourdie par le ronronnement du téléviseur qui oblitère toute différence.
59Un peu plus tard, nous assistons à une scène analogue, qui insiste, avec plus d’ironie encore que les précédentes, sur la déréalisation produite par le dispositif filmique. Les personnages cette fois sont au cinéma. Toujours face à nous, ils fixent un écran invisible tout en grignotant des pop-corn. Un bombardement acoustique nous frappe de plein fouet, magma informe dans lequel il est difficile de repérer quelque signe que ce soit. Nous savons cependant, grâce à une mention préalable d’Eva, qu’il s’agit d’un film de kung fu et, munis de cette information, nous « reconnaissons » les hurlements et impacts de coups relatifs à un combat d’art martial. Les sons, ici, ne peuvent être ancrés à aucun élément présent dans l’image ni dans les cinq sections les plus couramment mises à contribution du hors-champ (droite, gauche, haut, bas et arrière du décor). Il faut les situer en avant du champ délimité par le cadre, en ce lieu indécis où s’opère la contamination entre notre espace et l’espace postulé par la fiction. Les phénomènes acoustiques font encore l’objet d’une double mise en écho (ils sont censés provenir du film dans le film), ce qui exalte leur sonorité première. L’effet d’écho préalable est porté à son comble. Nous percevons une bouillie sonore pendant une minute quarante secondes, tandis que l’image, presque totalement obscurcie, n’offre que des formes imprécises. Elle donne à voir une salle de cinéma plongée dans le noir dont l’éclairage intermittent vient, par réflexion, d’un écran situé hors-champ. L’œil, à son tour, saisit l’image dans sa visualité, comme un clignotement de taches lumineuses sur une surface plane. Le spectacle atteint alors au plus haut degré de neutralité, proche du silence sur écran noir. La rupture des frontières spatiales ajoute encore à l’indistinction. Avec l’effacement des formes visibles et audibles, avec la suppression de la distance, la notion même de représentation est remise en cause.
60Les images et les sons perdent leur consistance diégétique et cèdent devant l’émergence d’une matière, visuelle ou sonore, qui s’offre à l’attention dans une neutralité précédant toute élaboration, figurative ou plastique. Dans le film de Jim Jarmush, le retour de l’informel naît soit d’une insuffisance soit d’un excès de mise en forme. Insuffisance lorsque les occurrences acoustiques ne trouvent aucune justification définitive dans l’image et flottent, incertaines, livrées à l’écho d’une représentance diffuse. Excès lorsque leurs effets de représentance se multiplient et que leurs référents s’échangent. Les spectacles retransmis à la télévision ou au cinéma pour être à leur tour mentionnés dans Stranger than Paradise sont accompagnés de l’écho d’échos de traces acoustiques. Dans les contextes successifs où elles se sont fait entendre, ces traces ont exercé une fonction référentielle chaque fois différente. Ainsi, les bruits produits par on ne sait quel artifice de bruitage saugrenu sont devenus les sons liés aux évolutions des personnages d’un dessin animé, pour n’être plus enfin, quand nous les percevons, que les bruits d’un téléviseur, la seule source à laquelle notre regard puisse les ancrer dans l’image. Toutes ces fonctions hétérogènes interfèrent et se neutralisent pour laisser d’abord s’imposer le sonore.
61L’effet d’écho préalable ne doit pas être considéré comme une simple marque discursive, une façon, pour l’instance d’énonciation filmique, de signaler sa présence dans un énoncé qui naturellement l’exclut. Il peut certes contribuer à traduire une intention énonciative mais est avant tout la conséquence des modalités de réception des sons acousmatiques, dont l’éloignement de la source exalte la représentance. La séance de cinéma mise en abyme dans Stranger than Paradise démonte sous nos yeux ce mécanisme perceptif. La caméra s’interpose entre les personnages-spectateurs qui nous font face et l’écran qu’ils sont censés regarder. Placés devant notre propre image en miroir, nous sommes d’autant plus enclins à nous identifier à ces spectateurs fictifs que les sons qu’ils entendent refluent vers un point situé hors-champ, dans une marge où se rejoignent leur espace et le nôtre. Nous faisons alors ensemble, mais dissociées, deux expériences d’écoute que le dispositif cinématographique d’habitude confond. N’ayant pas sous les yeux l’espace auquel s’ancrent les phénomènes acoustiques, mais celui dans lequel le sonore diffuse, nous voyons le sonore assaillir Eva et ses compagnons, en même temps qu’il nous atteint. Mais, si nous partageons l’expérience auditive des personnages, notre écoute est différente de la leur. Pour eux, les sons possèdent un référent visible, alors qu’il ne nous est donné d’entendre qu’une rumeur confuse. La perception du sonore qui nous est dévolue est donc coupée de la construction des sons. Celle-ci reste l’apanage des spectateurs fictifs, seuls en mesure de les ancrer à des sources dans la diégèse du film de kung fu. L’effet d’écho préalable est accentué par cette dissociation avouée du processus perceptif, qui aiguise notre désir de reconnaître les sons et nous conduit à multiplier les hypothèses interprétatives. La mise en scène de Jim Jarmush détourne notre attention de l’écran, interdit l’identification des traces acoustiques et rappelle que tout son filmique peut être reconduit au fond neutre qui le sous-tend.
Dislocations et contaminations
62La dislocation est apparue comme le deuxième des trois moments du travail de l’écho, celui où, dans leur énonciation seconde, les sons se trouvent déplacés par le contexte qui les accueille, tandis que celui-ci est réarticulé par les occurrences sonores.
63Kafka décrit encore, dans Joséphine la cantatrice, ou le Peuple des souris, la transfiguration que la mise en spectacle opère sur des bruits en soi parfaitement anodins23. Chez les souris, existe une cantatrice qui suscite l’admiration de tous. Pourtant, chacun s’accorde à reconnaître la nullité de son chant. C’est un simple couinement, un « néant de voix, un record de rien ». Ses vocalises sans intérêt offrent cependant l’occasion d’écouter. Le silence qui se fait quand Joséphine entonne un couplet transforme ses sifflements parce qu’il les isole du bruissement quotidien pour les mettre en ostension. Les sons émis par la cantatrice ne valent que par l’espace de résonance qui leur est accordé et par le geste de profération qui les accompagne. Au cinéma, quelle que soit leur valeur intrinsèque, les données perceptives sont réarticulées pour nous être destinées. Ce geste inaugural, même s’il passe inaperçu, n’en reste pas moins à l’origine d’une dislocation profonde des phénomènes devenus instruments de communication. Le spectateur qui accomplit la démarche d’aller voir un film sait déjà que tous les sons et toutes les images qu’il lui sera donné de découvrir sont autant d’indices à capter, de traces à refigurer. Il est prédisposé à les considérer comme les vecteurs d’une intention qu’il lui revient d’élucider. Chacun des constituants d’une représentation filmique doit, par avance, être crédité d’une présomption de pertinence. Prises dans un texte filmique, les traces acoustiques tirent de l’attention qui leur est portée une importance nouvelle. Elles deviennent autres parce qu’au lieu d’être seulement entendues, elles se font écouter. Aucune ne peut donc être considérée comme insignifiante, fût-elle, pour l’oreille, un « record de rien », comme la voix de Joséphine la cantatrice.
64En outre, le texte filmique transforme le sonore pour l’approprier à la version du monde qu’il propose et, pour ce faire, il peut en modifier le découpage ainsi que la représentance. Un reportage sur le mixage du film d’André Téchiné, Ma saison préférée24, révèle que le cinéaste s’est efforcé de doter chaque scène d’une tonalité sonore particulière, destinée toujours à rendre l’immontrable, à restituer l’impalpable des situations ou des interactions entre personnages. Aux aléas et aux ratés du son direct, conservé aussi souvent que possible, le mixage vient apporter un effet de brouillage supplémentaire. A. Téchiné réclame « plus de tintamarre, plus de vie dans le son ». Il s’agit de menacer l’intégrité des sons et des images, pour insinuer, dans ce dérangement même, les effets de présence qu’une trop grande fidélité représentative exclurait. Lorsque la mère (Marthe Villalonga) s’éteint dans l’anonymat d’une chambre d’hôpital, on perçoit un bruit singulier, qui concentre toute l’émotion de la scène. Cette trace unique, ce bruit de la mort, est en fait le savant alliage de plusieurs événements acoustiques distincts. De menus atomes sonores, qui tous exemplifient la mort, ont été mixés et juxtaposés pour figurer ce dernier instant : sonnerie avertissant de l’arrêt cardiaque du malade, son du respirateur qu’on débranche, bruit du scotch arraché de la peau. Ces éléments, quoique séparés, forment une boule sonore et, de leur coalescence, naît une nouvelle unité signifiante. L’écoute ne les dissocie plus mais les confond dans une commune fonction de représentance25. Le son, quelles que soient ses fonctions originelles, tend à devenir, en association avec l’image, emblème d’un lieu, d’un personnage, d’un événement, d’un moment, d’une sensation, dont il va ensuite porter ailleurs l’écho.
65On retrouve là le processus de territorialisation/déterritorialisation qui caractérise la ritournelle selon Deleuze. La ritournelle en effet oscille entre deux pôles : un pôle emblématique et un pôle rythmique. Selon la manière dont on l’écoute, l’un de ces deux aspects passe au premier plan. Un air fredonné (M. le maudit, F. Lang, 1931), une berceuse (L’Homme qui en savait trop, Hitchcock, 1956), une réplique (Sérénade à trois, Lubitsch, 1933), prennent valeur de signature, de marque de reconnaissance. Ils fondent alors attribution d’origine et distribution spatiale. Mais aux « territoires » qu’ils définissent et qu’ils résument, de tels effets sonores octroient leur propre plasticité. Ils les mettent en communication avec d’autres, en font des milieux en constante métamorphose. Devenue « ligne d’erre », « vecteur oblique », la ritournelle fait le lien entre des lieux, des personnages, des situations sans rapport préalable. Comme la voix de haute-contre qui déporte le chanteur vers un « devenir-femme », les sons filmiques déplacent et défigurent ce dont ils sont l’emblème. Lorsque l’aveugle l’entend, la chansonnette désigne le maudit, mais au même moment elle en préserve l’anonymat. Ce refrain pourrait être sifflé par n’importe qui : l’infanticide reste cet être polymorphe dont le début du film a suggéré la menace omniprésente. La scène est tout entière tendue par le désir de réduire la représentance de la trace acoustique en l’assignant à un corps, en identifiant le meurtrier. La berceuse qui envahit l’ambassade, fait surgir de lieux froids et impersonnels un espace d’intimité retrouvée. La même phrase prononcée par trois hommes très différents, gomme leurs dissemblances en les associant autour d’une même passion pour l’héroïne et en fait trois figures de l’Amoureux transi. Chacune de ces traces acoustiques ouvre un site où s’échangent divers aspects d’un personnage ou d’une situation.
66Le lien filmique entre son et image est si peu naturel que l’on s’interroge depuis les débuts du parlant sur la façon la meilleure d’organiser leur accord. Le soupçon de redondance, le souci précoce d’établir un contrepoint audio-visuel, indiquent à eux seuls que son et image font l’objet de deux énonciations distinctes entre lesquelles doit être orchestré un effet d’écho. L’image infléchit la perception du son, le son commente l’image et en influence la lecture. Même lorsqu’il semble coller à l’image au point de se faire oublier, il n’en favorise pas moins une sélection ou un développement des informations qu’elle véhicule. Chris Marker a brillamment prouvé que l’interprétation d’une séquence est profondément influencée par le commentaire verbal qui l’accompagne, au point de changer radicalement d’aspect pour être successivement un constat accusateur, une apologie dithyrambique ou un reportage approchant la neutralité (Lettre de Sibérie, 1958). Par ailleurs, le son isole dans l’image des sources sonores, dessine des trajets d’un point d’émission à un point de réception, creuse un espace de propagation. Une telle contamination dépasse de loin le cadre d’un simple infléchissement mutuel et met en œuvre une dislocation radicale du son par l’image et de l’image par le son. Le lien qui les unit n’est pas de ressemblance, mais de disparité. Quand une image, muette, porte en creux l’évocation d’un effet sonore, elle tend vers son autre en indiquant ce qui, essentiellement, lui manque. Un son, de même, ne peut suggérer du visible que par défaut. En désignant l’image d’une source sonore possible, une trace acoustique s’ouvre à ce qui lui est le plus étranger. De sorte que le trait d’union entre la série des images et la série des sons est précisément le dispars, cet élément qui, par définition, manque toujours à sa place. L’entretien du son et de l’image appelle un sens autre et loin d’étudier la possible justification de l’un par l’autre, il faut interroger leur inter-venue.
67Dans l’une des séquences du Fantôme de la liberté (Luis Buñuel, 1974), un homme d’un certain âge observe deux petites filles en train de faire du toboggan puis les entraîne dans un lieu écarté pour leur confier des photographies que tout (attitude et commentaires des personnages, contexte situationnel) nous incite à croire inconvenantes. Celles-ci toutefois ne nous sont pas données à voir. Rentrée chez elle, l’une des fillettes montre le lot de cartes postales à ses parents qui aussitôt se récrient, scandalisés, confirmant ainsi nos supputations. Pourtant, les images se révèlent n’être que des vues extrêmement conventionnelles de hauts lieux touristiques : Tour Eiffel, Sacré Cœur, etc. Les propos horrifiés des parents s’en trouvent invalidés, tandis que le contenu représentatif des photographies perd toute pertinence. Les discours outrés n’ont aucune raison d’accuser des images aussi anodines. L’alliance incongrue des deux phénomènes entraîne une irrésistible annulation de l’un par l’autre. La séquence met en évidence la multiplicité des lectures auxquelles peuvent s’offrir des images d’une absolue neutralité : choquantes pour les personnages, elles semblent innocentes aux spectateurs. Dans l’image comme dans les paroles qui les commentent s’inscrit un manque, qui fait jouer l’interprétation. Les photos ne laissent paraître aucun élément licencieux, et ceux qui les regardent n’explicitent pas les raisons de leur indignation. Ce caractère elliptique est le seul point de rencontre du son et de l’image. En inventant entre eux une connivence nouvelle, le spectateur pallie leur défaut commun et comble les lacunes de la représentation. L’hypothèse d’images pornographiques, née de la forme vaguement érectile des monuments et du sentiment de honte que laissent percer les réflexions des personnages, témoigne de la dynamique induite par la dislocation mutuelle du son et de l’image en écho. Le texte filmique n’a configuré que l’union d’éléments disparates et l’annulation réciproque de leur signification première. Au spectateur revient la tâche d’une reconstitution cohérente fondée non sur ce que les photographies et les discours dénotent, mais sur ce qu’ils exemplifient. Dans l’entretien du son et de l’image, se construit un objet singulier, incertain, polymorphe.
68Au cinéma, le son, enregistré et reproduit indépendamment des images, peut être associé à n’importe quel objet du monde diégétique. Cette séparation originelle, et cette possibilité, inhérente à l’écriture filmique, de construire des objets hybrides, dotés de propriétés qui seraient incompatibles dans notre monde de tous les jours, obligent à une écoute nouvelle, beaucoup plus circonspecte que l’écoute ordinaire. Pour faciliter la réception spectatorielle, la plupart des récits filmiques mettent en scène des êtres et des choses qui empruntent beaucoup de leurs propriétés à notre monde de référence. Nombre des attentes qu’induit l’écoute des sons filmiques seront ainsi vérifiées. Toutefois les suppositions émises peuvent toujours être infirmées : au fondement de l’écriture filmique demeure la dissociation première des images et des sons, qui autorise toutes les combinatoires. Le cinéma peut aller contre nos habitudes perceptives les plus solides. Il peut ainsi exploiter la capacité d’un son à évoquer une image générique pour égarer le spectateur et l’entraîner sur de fausses pistes. De tels jeux ne sont pas réservés à des films « expérimentaux » ou « dysnarratifs ». Ils sont fréquents dans les films à suspense (thrillers, films fantastiques), comme dans les films comiques.
69L’énonciation filmique joue de l’échange des référents comme d’un mécanisme essentiel à l’appropriation des sons au monde construit par le film. Le procédé du doublage en est la claire illustration. Par convention, le spectateur est censé oublier non seulement l’acteur qui prête son apparence au personnage, mais aussi la doublure qui souffle ses mots à cet acteur. Une voix, deux fois expropriée, est imposée de l’extérieur à l’image d’un corps dans lequel elle doit se fondre. Toutefois, la récupération diégétique n’est jamais complète : l’image du personnage, celle de l’acteur qui l’interprète et celle de celui qui parle en son nom se superposent. Le son ne contribue plus alors à donner forme et consistance au personnage, mais il autorise la confusion référentielle et conserve la faculté, même si celle-ci n’est pas mise à profit, de disperser et d’affoler la représentation filmique.
70Les films narratifs classiques respectent une convention universellement admise selon laquelle un même personnage est, du début à la fin, désigné par une apparence physique et un timbre vocal uniques. Dans les films « biographiques », lorsque le personnage dont on retrace l’existence est incarné, à chacune des époques de sa vie, par un acteur différent, on respecte une règle d’intégrité corporelle : à chacun des états du personnage correspond une image vocale particulière. Voix et visage sont indissociables et concourent ensemble à édifier une identité. Enfreindre cette règle perturbe le sentiment que nous avons de la cohérence du personnage. Ce cas de figure atypique se présente toutefois dans Toto le héros, de Jaco Van Dormael (1991). Le personnage éponyme, adulte, puis vieillard, conserve exactement la même voix sous deux apparences physiques totalement hétérogènes. Le même son pourra donc, selon ses occurrences, être associé à l’un ou l’autre de ces deux objets visibles distincts.
71Le film commence par une sorte de prologue, au cours duquel des images sans lien chronologique ni logique perceptible se succèdent. On peut discerner deux séries d’actions mises en parallèle : les événements relatifs au constat légal d’un meurtre alternent avec des épisodes de la vie quotidienne d’un vieil homme dans une maison de retraite. Une voix se fait entendre dès le second plan de ce prologue. Mais elle ne peut alors être ancrée à aucun corps visible. Elle accompagne les images de l’examen d’un cadavre d’un commentaire au futur : « Je te tuerai, Alfred… » Cette distorsion temporelle a pour effet immédiat de transformer la scène en une anticipation, d’en faire la traduction visuelle des désirs homicides de cette voix anonyme. À ce stade, on ne possède qu’un indice pour commencer à formuler des hypothèses sur l’identité du locuteur : le timbre caractéristique de cette voix qui évoque, pour un spectateur francophone, l’image de Michel Bouquet. L’effet de rappel fonctionne : la trace acoustique, porteuse d’une iconicité préalable permet d’inférer l’aspect physique du personnage auquel elle renvoie.
72Huit plans plus tard, apparaît, dans un miroir, le reflet de Michel Bouquet. Notre hypothèse se trouve alors en partie confirmée : il existe bien, dans le monde diégétique, un personnage qui possède l’apparence de cet acteur. Toutefois, la voix continue à se faire entendre par dessus les images qui défilent. Aucun effet de synchronisme ne permet de l’associer au reflet muet ni au corps visible à l’écran dans les plans suivants. L’ancrage reste donc hypothétique et le référent précis de cette voix de commentaire demeure énigmatique. L’absence de tout geste d’articulation de la part du personnage interdit d’affirmer qu’il est bien la source d’où émane la voix. Deux possibilités concurrentes subsistent. Ou bien le discours traduit les pensées du personnage que nous avons sous les yeux (effet de monologue intérieur) : il en est alors effectivement l’émanation et lui fait directement référence. Ou bien le discours est imputable à une voix-je, voix du personnage en position de narrateur qui accompagne les images d’un commentaire distancié. En ce cas, la voix n’est pas l’émanation directe du corps visible à l’écran. L’impossibilité d’ancrer avec certitude le son à un objet dans l’image perturbe la construction référentielle. La voix, expropriée, flotte, en attente d’attribution. Un double effet de dislocation intervient ici. Le son est coupé de son référent initial (l’acteur Michel Bouquet), mais aucun référent diégétique ne peut encore lui être attribué avec certitude.
73À la fin du prologue, la voix de commentaire se tait. Alors, le vieil homme à l’image reprend et articule le dernier des mots du discours off que nous venons d’entendre. Nous percevons cette fois sa voix propre : elle est acoustiquement identique à la voix de commentaire. En cette ultime occurrence, le son trouve un ancrage indubitable. La voix est désormais devenue celle d’un personnage, dont nous ne connaissons toutefois que l’apparence physique et le statut de retraité. On ne peut légitimement lui imputer les fantasmes homicides exprimés par la voix de commentaire.
74À l’issue de ce prologue, commence un récit à la chronologie éclatée. Des épisodes de la vie de Toto le héros enfant, vieillard ou adulte sont mêlés, sans que l’on puisse exactement faire la part des réminiscences, des anticipations, des rêves et des moments vécus au présent par le personnage. Trois acteurs différents prêtent leur apparence corporelle à Toto. Sous sa forme enfantine, il est doté d’une voix spécifique. En revanche, Thomas vieux et Thomas adulte ont tous deux la même voix, sous des dehors fort dissemblables. Le même son, placé tour à tour dans deux bouches différentes, voit sans cesse permuter ses référents. Il est dès lors impossible, lorsque la voix se fait entendre hors de toute visualisation de sa source, de déterminer auquel des deux Toto elle fait référence. Nous ne savons plus qui parle, ni à quelle époque de la vie du personnage doit être rapportée cette voix. Elle est utilisée, dans la plupart des cas, sans être mise en synchronisme avec aucun mouvement articulatoire. Des occurrences en voice over accompagnent par exemple des plans mettant en scène Toto adulte, sans que l’on puisse décider s’il s’agit d’effets de monologue intérieur référables au personnage visible à l’écran, de commentaires rétrospectifs d’un homme quelque peu sénile se remémorant les événements de son passé, ou de propos imputables à une voix-je distincte de l’un comme de l’autre des deux états du personnage. La confusion référentielle est alors à son comble.
75Thomas enfant, Thomas adulte et Thomas vieilli sont trois locuteurs distincts, appartenant chacun à un monde spécifique, coupé de celui des deux autres. Le monde de l’enfance est constitué de parents, de frères et sœurs. Celui de l’âge adulte est peuplé de collègues et d’une femme aimée. Le temps de la vieillesse est celui des compagnons de la maison de retraite et des infirmières : trois univers nettement caractérisés, dont les données spatiales et temporelles comme les individus diffèrent. La distribution des épisodes relatifs à chacun de ces univers est imprévisible et n’obéit à aucun ordre perceptible : de brefs plans à la maison de retraite interrompent les séquences relatant la vie de Toto adulte. Celles qui illustrent la vie du vieillard sont entrecoupées d’images de l’enfance, etc. La triple incarnation du personnage garantit seule la cohérence d’une diégèse bâtie sur trois niveaux. En effet, en constatant l’aspect que revêt Thomas, nous savons immédiatement à quel âge de sa vie nous sommes confrontés. La voix, démembrée par sa double appartenance, tend au contraire à confondre les lieux et les temps et entrave la construction du monde diégétique. Le son, successivement ancré à deux images corporelles hétérogènes, suggère en priorité leur superposition et appelle leur contamination.
76Le film raconte l’histoire d’un homme qui se croit persécuté par celui qui, dit-il, a « volé sa vie ». Il nourrit dès l’enfance le projet de supprimer cet usurpateur. Dans ce contexte, l’artifice sonore employé traduit l’invisible confusion des sentiments : la présence de préoccupations d’adulte chez l’enfant, la persistance des souffrances de l’enfant chez le vieillard, la schize profonde d’une personnalité et la circularité d’une existence en éclats dont tous les épisodes tournent autour de la hantise du double. En sapant l’intégrité corporelle, l’effet de parole soufflée menace la cohérence d’un personnage pour mieux en éclairer l’ambivalence. Le son en écho retient l’image de ses deux référents et les superpose, appelant ainsi à construire un être hybride. Point de fusion, la voix de Toto est aussi point de scission et ferment de dispersion accrue, signalant la fêlure du personnage unique auquel elle fait référence. Que ce soit Toto jeune ou Toto vieilli qui parle, le son de sa voix évoque l’autre en lui.
77Un tel cas de figure est révélateur de la fonction assignée respectivement à l’image et au son filmiques : l’image fige chaque fois le personnage sous un aspect déterminé. Le son laisse au contraire se surimprimer les différents profils du personnage, désignant, à l’horizon de ses successifs ancrages, un référent en éclats. Porteur d’une icône inactuelle, il déplace sans cesse l’image qu’il accompagne vers son autre face, virtuelle, et permet ainsi que soit dressé du personnage un portrait changeant, dissemblant. L’image engage un savoir assertif sur la nature de l’objet qu’elle représente : elle lui assigne une forme, le met en cadre, le vouant ultimement à devenir, par trop de ressemblance, une caricature de lui-même. La trace acoustique, offerte à des emplois pluriels au sein d’un même film, institue une fissure dans les équivalences représentatives et conserve à la figure l’inachèvement d’une esquisse. Ainsi, dans le film de J. Van Dormael, la voix baladeuse qui habite successivement des corps dissemblables interdit au personnage d’accéder à l’intégrité physique. La mutabilité de son statut (diégétique/extra-diégétique, personnage/narrateur), son glissement d’un âge à l’autre, d’un univers à l’autre, en font une figure en constant devenir, qui n’a pas de forme arrêtée ni de modèle dans notre monde de référence.
78Un dispositif qui déplace les objets en les reproduisant et qui les divise en séparant sons et images est fait pour accentuer la surdétermination de ce qu’il donne à voir et à entendre. Écouter le son filmique comme un écho, c’est donc d’abord être sensible à la dispersion du sens. L’écho n’est la réplique ni du son qu’il répète, ni de l’image qu’il accompagne, mais le lieu de leur mise en rapport, le procès qui, modifiant l’un par l’autre, autorise leur modulation réciproque.
Notes de bas de page
1 Le terme est repris de Paul Ricœur, Temps et récit, t. III, Seuil, Paris, 1985, p. 38-67.
2 À la manière de l’esthétique imparfaite que Georges Didi-Huberman met en œuvre pour étudier, par exemple, le grand Cube sculpté par Giacometti ; Le Cube et le Visage : autour d’une sculpture d’A. Giacometti, Macula, Paris, 1993.
3 Voir les commentaires de Paul Ricœur sur les analyses husserliennes dans Temps et récit, op. cit.
4 L. de Vinci, Traité de la peinture, trad. A. Chastel, Éditions Berger-Levrault, Paris, 1987, p. 332. C’est moi qui souligne.
5 Le labyrinthe est, en termes d’anatomie, l’ensemble des cavités sinueuses de l’oreille interne.
6 Voir F. Bayle, « La musique acousmatique ou l’art des sons projetés », Encyclopaedia Universalis, 1984. M. Chion, L’Art des sons fixés, ou la Musique concrètement, Métamkine, Fontaine, 1991.
7 Voir les études portant sur l’ironie : D. Sperber et D. Wilson, « Les ironies comme mention », Poétique no 36, novembre 1968 ; A. Berrendonner, Éléments de pragmatique linguistique, chap. 5, Éditions de Minuit, Paris, 1981. Voir aussi les développements d’Oswald Ducrot concernant la polyphonie énonciative, Le Dire et le Dit, chap. 8, Éditions de Minuit, Paris, 1984.
8 R. Altman, « Moving lips, the cinema as ventriloquism », Yale French Studies, no 60, 1980.
9 Ovide, Métamorphoses, trad. J. Chamonard, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 98-103.
10 Dans le mythe, la déesse Junon a condamné Écho, nymphe diserte et peu discrète, à se taire sinon pour répéter les dernières paroles prononcées par son interlocuteur.
11 Le stratagème d’Écho est l’exacte illustration des remarques d’Oswald Ducrot sur le rôle de l’acte de langage spécifique que constitue, selon lui, la présupposition : « J’appellerai présupposés d’un énoncé les indications qu’il apporte, mais sur lesquelles l’énonciateur ne veut pas (c’està-dire fait comme s’il ne voulait pas) faire porter l’enchaînement. Il s’agit d’indications que l’on donne, mais que l’on donne comme étant en marge de la ligne argumentative du discours. […] Le dialogue ultérieur (dialogue “idéal” projeté par l’énoncé contenant le présupposé) ne doit pas porter sur elles. » O. Ducrot, op. cit., p. 40-45.
12 Le dispars est l’élément différentiel qui met en rapport deux séries hétérogènes. C’est, dans le cas qui nous occupe, le manque à dire qui bée dans le discours de Narcisse et dont le discours d’Écho s’empare. Ce qui lie ces deux discours n’est pas leur ressemblance, mais leur disparité même, cet élément « qui n’a pas d’autre place que celle à laquelle il manque, pas d’autre identité que celle à laquelle il manque ». G. Deleuze, Différence et répétition, PUF, Paris, 1968, p. 153-165.
13 Ovide, op. cit., p. 100.
14 G. Deleuze, Différence et répétition, PUF, Paris, 1968, p. 80.
15 B. Balázs, Le Cinéma, nature et évolution d’un art nouveau, Payot, Paris, 1979, p. 207.
16 M. Chion, L’Audio-vision, Nathan, Paris, 1990, p. 89.
17 C. Metz, « Le perçu et le nommé », dans Essais sémiotiques, Klincksieck, Paris, 1977, p. 158 sq.
18 M. Chion relate à cet égard une anecdote exemplaire. Un spectateur se plaignait de ne pouvoir adhérer à une scène de Trop belle pour toi (B. Blier, 1989) qu’il jugeait « invraisemblable » : cette scène hivernale était accompagnée de chants d’oiseaux dont il savait la présence impossible à cette période de l’année. L’excessive compétence de ce spectateur lui interdisait d’éprouver quelque impression de réalité que ce soit. M. Chion, op. cit., p. 94.
19 G. Didi-Huberman, Devant l’image, Éditions de Minuit, Paris, 1989, p. 271-319.
20 R. Altman, op. cit.
21 L’expression est de Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Gallimard, Paris, 1959, p. 318-325 et L’Espace littéraire, Gallimard, Paris, 1955, p. 51-59.
22 M. Chion, La Toile trouée : la parole au cinéma, Édition de l’Étoile/Cahiers du cinéma, Paris, 1988.
23 F. Kafka, Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris, trad. M. Robert, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pleiade », Paris, p. 774-775.
24 A. de Baecque, « Journal de voix et de bruits », Cahiers du Cinéma, no 467/8, mai 1993.
25 Le bruit de la mort, incarnation d’un événement qu’aucune représentation n’épuise, est par excellence le son qui n’existe pas et que chacun s’efforce de réinventer. Michel Chion en cite d’autres exemples dans Les Yeux sans visage de Georges Franju : la mort prend alors la forme sonore de l’impact d’un corps chutant au fond d’un ravin, ou du bruit de ventouse d’une peau décollée.
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