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L’écoute filmique une attitude esthétique

p. 7-11


Texte intégral

1L’écoute est l’une des dimensions de la réception filmique ; c’est, au cinéma, le comportement sensible, perceptif et cognitif qui s’attache au sonore, un donné phénoménal à partir duquel seront élaborés des sons pluriels.

2Un photographe découvre, sur une série de clichés anodins pris dans un parc, les traces improbables d’un meurtre. Perplexe, il revient de nuit sur les lieux supposés du crime et trouve un cadavre. Dans l’obscurité, se font entendre des sons inquiétants dont il cherche des yeux la source, et le spectateur avec lui. Seuls indices d’une présence invisible, ces bruits ténus, fugaces, impossibles à identifier, seront la caution ultérieure de la réalité même de la scène. Ont-ils une existence réelle ? Peut-être les mouvements oculaires du personnage et le caractère dramatique de la scène suffisent-ils à créer les conditions propices à leur perception imaginaire. Lorsque le photographe, une seconde fois, fouillera le parc, le corps aura disparu. Celui dont les sons signalaient la présence l’aurait-il subtilisé ? Ou bien sa découverte n’était-elle qu’un fantasme ? Le défilement des plans pris dans le cours de la projection interdit tout retour en arrière, toute vérification, et ménage l’incertitude comme mode de réception, dans un film qui réfléchit, en abyme, les jeux mêmes de la perception filmique (Blow up, Michelangelo Antonioni, 1967).

3Chaque son est le résultat de processus interprétatifs variés et complexes, largement dépendants du contexte dans lequel la ou les occurrences acoustiques correspondantes se font entendre, de l’aptitude de l’auditeur à analyser ce contexte et de l’intention d’écoute qui l’anime. Pour construire les sons, l’écoute opère à tout moment une sélection : le protagoniste de Blow up ne retient que les bruits qui soulignent l’inquiétante étrangeté de la situation, et que cette situation même, peut-être, suggère. Le spectateur d’un film, pris par le déroulement de l’action, n’entend littéralement pas les bruits parasites venus de la salle. Même s’il les perçoit, il ne les intègre pas à la construction des sons strictement filmiques. En outre, chaque plan est riche de suggestions sonores. La bande sonore reconstituée par post-synchronisation est parfois trouée de lacunes, que le spectateur compense, mais en construisant des sons diégétiques inaudibles. Le monde sonore s’élabore ainsi à partir d’associations synesthésiques : un effet de montage accéléré peut augmenter l’impression d’intensité sonore, tandis qu’un gros plan sur un visage restreint la portée des sons vocaux. Dans la scène du film d’Antonioni, c’est la fixité et la longueur inhabituelle du plan sur le cadavre qui exaltent l’acuité des sons perçus. Le sonore n’est donc pas seulement constitué d’éléments audibles, mais s’enrichit de tous les paramètres acoustiques virtuels qu’un spectateur est en mesure d’inférer à partir d’une situation diégétique donnée.

4Mouvements, lignes, couleurs, sons, nous frappent avant que nous puissions les articuler autour de la représentation d’un objet dont ils ne seront plus alors que les qualités. Les données sensorielles mobilisent le regard et l’écoute, les atteignent et les attirent, et provoquent un double dessaisissement. Les phénomènes sont pris dans le mouvement d’une émergence qui les empêche de trouver une forme définitive et les maintient dans l’instance d’une apparition ou d’une disparition. Parallèlement, le sujet percevant, mis hors de lui par l’éclatement du sensible, est destitué de sa position dominante face à un monde objectif qu’il appréhenderait. Une telle expérience relève du sentir, vécu comme pure réceptivité, et antérieur au percevoir, qui est déjà un acte, une visée intentionnelle. Elle constitue l’expérience esthétique proprement dite (par référence au sens littéral d’αισθησις, sensorialité), qui trouve, dans l’art (pictural, musical, cinématographique) le lieu privilégié de sa manifestation. Pour retracer cette expérience première, il faut tenter de saisir l’articulation interne des divers composants du film ou du tableau. Cela suppose l’exercice d’un regard et d’une écoute ouverts à l’apparaître de formes qui ne sont pas données a priori, mais se lèvent dans le jeu mouvant de la lumière, du coloris, du sonore.

5Dans un essai nourri des apports de la phénoménologie1, Roland Barthes décrit trois formes différentes d’écoute : l’écoute des indices, l’écoute des signes, et l’écoute panique. Les deux premières sont dénommées en fonction de l’objet qu’elles se donnent, tandis que la troisième est déterminée par un qualificatif polysémique, emprunté au vocabulaire liturgique du culte dionysiaque. Panique : du nom du dieu Pan, qui trouble et étonne les esprits. L’écoute est un processus dynamique dont Barthes indique la triple dimension intentionnelle : besoin d’appréhender l’espace dans lequel on évolue et le temps qui s’écoule, volonté de comprendre et de traduire la teneur d’un message, désir, enfin ; désir de fruition dans l’accueil panique du son pour lui-même. L’écoute des indices comme celle des signes font subir aux données acoustiques une élaboration qui conduit à l’élimination d’un certain nombre de scories, rejetées parce que sans pertinence communicative. L’écoute pan-ique, ouverte à tout phénomène acoustique, recueille ces résidus. Elle reconnaît leur impact et leur aptitude à communiquer des notations vagues et plurielles, à s’imprimer plus qu’à exprimer. Attitude d’abandon à la signifiance, qui constitue le mode d’approche spécifique de l’obtus, c’est-à-dire des éléments parasites, accessoires, apparemment impertinents, de tout phénomène ou processus sémiotique, elle « accueille toutes les formes de polysémie, de surdéterminations, de superpositions ; […] ce qu’on lui demande c’est de laisser surgir ».

6Écouter, c’est être attentif à un surgissement brusque, accepter d’être surpris. À l’oreille qui s’y prête, les sons se donnent pour être aussitôt noyés dans le continuum dont ils se sont extraits, un instant. Les yeux, mobiles, peuvent transformer le visible en image, épingler leur objet, le suivre. L’écoute a beau se tourner vers le bruit qui passe, elle ne maîtrise ni sa venue, ni sa durée, ni son intensité, ni sa disparition : elle est expérience de dépossession. Elle suspend le sens et s’occupe avant tout de l’événement acoustique, qui fait irruption, puis se défait.

7Au cinéma, l’assignation d’une source ou d’un sens à un son perçu reste un processus complexe et incertain. Bien que régi par de nombreuses consignes de lecture, l’ancrage relève d’une illusion, d’un effet de croyance : ce que l’on entend (bruits d’ambiance collant aux paysages photographiés, voix nées des corps habitant l’image), n’est pas ce qui se donne à écouter. Ordinairement considéré comme détail dans la représentation filmique, le son, au même titre que l’image avec laquelle il s’associe, participe à la figuration du monde diégétique, ainsi qu’au développement de l’histoire. En revanche, si on l’envisage comme un événement, dans son mode de donation phénoménal, le son exige une autre écoute. Toujours en dialogue avec l’image, il n’entretient plus seulement avec elle des relations sémantiques ou syntaxiques, mais des rapports rythmiques mouvants qu’il faut suivre dans leur incessante modulation. L’étude menée ici se propose de discerner la manière dont sons et images se nouent pour former ensemble des formes éphémères. Aux questions traditionnelles : d’où vient cette occurrence acoustique ? quelles informations utiles à la compréhension du récit apporte-t-elle ? ne peuvent le plus souvent être données que des réponses hypothétiques et provisoires. Mais la faculté de maintenir ouvertes plusieurs directions de sens simultanées constitue l’essence même des pouvoirs du son au cinéma. Privilégier l’écoute induit une approche esthétique du film, attentive à la manière dont les formes naissent sous le regard et l’écoute plus qu’à leur identification ou leur reconnaissance. Le sonore, trace de l’invisible, inscrit dans l’image le mouvement susceptible de la porter au point où elle se défait. Offert à des lectures concurrentes et pris dans un entretien syncopé avec l’image, il exalte la mutabilité des formes au moment même où il parfait l’exactitude de leur rendu.

Notes de bas de page

1 « L’écoute », essai écrit en 1976 et repris dans Roland Barthes, L’Obvie et l’Obtus, Seuil, Paris, 1982, p. 217-230.

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