Conclusion
p. 143-148
Texte intégral
1Dans le cadre de cet objet hybride qu’est l’ensemble visuel, j’aurai supposé que la relation entre film et photographie s’institue contre (tout contre) du manque et fabrique, entre autres formes et régimes de signification, des figures qui sont autant de sculptures du désir. Il me semble opportun, pour conclure, de reprendre cet énoncé synthétique en le fractionnant, et de reparcourir point par point, ou pas à pas, le cheminement de cet essai, de façon à en proposer un commentaire ouvert.
2Une « sensation d’incise » se trouve à l’origine de ce texte, un choc perceptif éprouvé chaque fois qu’une photographie venait fracturer la plasticité du film. Pour pouvoir écrire qu’il y a du manque au cœur de la relation entre film et photographie, il aura fallu entrevoir, dans ce choc, l’indice d’un travail singulier entre les images, puis convertir la coupure perçue en ferment théorique. Mais, pourquoi le manque, au fond ? Difficile de statuer sur la genèse de ce qui fut, en tout premier lieu, de l’ordre de l’intuition. Il me paraît tout de même important de rappeler que Georges Didi-Huberman nous invite, et cela à plusieurs reprises, à réfléchir sur ce qu’il nomme un « travail ou une puissance du négatif1 » dans l’image, le problème étant posé, d’emblée, en terme « dynamique ou économique » beaucoup plus que « topique » et, au-delà, conçu comme double atteinte contre la représentation – altération du visible plus dérèglement du lisible.
3Si le manque façonne bel et bien l’ensemble visuel, c’est-à-dire la représentation dans son entier plutôt que telle ou telle de ses images, son efficace ne correspond pas tout à fait à cette « puissance du négatif » : en l’occurrence, le manque opère surtout contre la ruine, contre le creux. En un sens, cet essai participe bien d’une tentative apparentée à celle évoquée ci-dessus : une tentative dynamique pour comprendre l’image à partir d’un défaut primordial, lentement érigé en processus visuel. Cependant, le « travail du manque » n’est pas exactement du même ordre que cette puissance qui mine, creuse la représentation, puisqu’il entend désigner ce qui s’élabore ou se dresse au lieu même de la faille.
4Que se passe-t-il, justement, au lieu même de la faille ? Les analyses qui jalonnent cet ouvrage permettent d’avancer que le « travail du manque » consiste, pour l’essentiel, à défaire la ressemblance (Les Photos d’Alix), à approfondir l’écart entre l’image et son référent (Sans Soleil), jusqu’à faire surgir la figure du désir au cœur de l’image-empreinte (le double cerne de l’exil dans Calendar, l’autoportrait dans Les Vacances du cinéaste). Ce que le « travail du manque » produit, en fin de compte, ce sont donc des figures qui sculptent la « pâte » du désir aussi bien que celle du visible…
5Parmi toutes les questions que l’on est en droit de se poser au terme de cet ouvrage – parmi ces questions qui naissent dans le temps de l’après-coup –, il en est une seconde plus décisive encore, au regard de sa capacité à ré-interroger l’un des concepts sans lesquels cette réflexion n’aurait pu être menée. Cette question est la suivante : ainsi construite, la relation entre film et photographie contribue-t-elle véritablement à l’accomplissement du désir ?
6Si je reprends la définition freudienne sur laquelle je me suis appuyée au départ – pour mémoire, celle-ci évoque une « formation psychologique dans laquelle le désir est imaginairement présenté comme réalisé2 » –, force est de constater que les analyses déployées au long de cet essai s’écartent du modèle en vigueur dans L’Interprétation des rêves, au point de faire apparaître autre chose. Disons-le tout net : aucun des ensembles visuels examinés ne présente le désir comme imaginairement réalisé, aucun d’entre eux ne se laisse rabattre sans réduction sur la logique du rêve et sur l’assouvissement (dis)simulé d’une aspiration restée en souffrance dans le réel. Au demeurant, ce décalage n’est pas imputable aux seules analyses : c’est toute ma compréhension théorique du désir qui ne se situe pas dans la perspective d’un tel « simulacre ». En somme, pas plus que le manque n’est à combler, le désir ne serait à assouvir par le biais de ce « leurre de l’effectuation3 ». Faut-il, dès lors, continuer à parler « d’accomplissement » du désir ? Mais quel accomplissement est-ce donc ?
7Il s’agit, je crois, de quelque chose que la théorie freudienne n’envisage pas. Le psychanalyste se soucie sans conteste de la visualité du désir, qui suggère notamment l’existence d’une « zone de figuration rayonnante » marquant son accomplissement dans le rêve4. Cela étant, la plupart du temps, il est indéniable qu’il entend le terme d’accomplissement au sens non problématique exposé ci-dessus – la « réalisation imaginaire ». Aussi l’accomplissement du désir est-il profondément lié, ou du moins rapporté, à l’entreprise de rectification d’un réel supposé inadmissible.
8Or, si le rêve peut, à l’occasion, panser les blessures du réel, il me semble que la force des productions imageantes ici étudiées réside plutôt dans leur capacité à en offrir une compréhension renouvelée. Ce à quoi le « travail du manque » m’aura confrontée – ce sur quoi il débouche – est plus proche de l’exposition (plastiquement articulée) que de la résolution d’un conflit. Dans Calendar, par exemple, la question de l’origine n’est jamais réglée, l’origine ne cesse pas d’être critique, ou défaillante, parce qu’elle est située relativement à l’exil. Dans ce contexte, si accomplissement du désir il y a, c’est au sens où l’on parle de l’accomplissement d’un mouvement, c’est-à-dire au sens d’un déploiement – déployer : ouvrir ce qui était plié.
9L’hypothèse du « travail du manque » est avant tout d’ordre esthétique, puisqu’elle concerne au premier chef la plasticité des représentations filmo-photographiques. Ladite hypothèse s’enlève toutefois sur une proposition théorique plus large, soit l’idée qu’il y aurait un lien fondamental entre les empreintes lumineuses – disons, les images élaborées sur la base du principe photographique – et les empreintes psychiques. Or, ce lien fondamental ne va pas sans accomplissement historique.
10On s’est souvent interrogé sur l’apparition, jugée tardive, de la photographie. Revenant sur ce « retard à l’invention », Jacques Aumont lie la possibilité technique à une disposition plus difficile à définir, qui touche à la manière dont chaque société conçoit, organise, défait son rapport au visible et, par conséquent, ses formes de représentation. Dans cette optique, un nouveau type d’image ne peut émerger qu’à partir du moment où il apparaît désirable au sein d’une société5, le désir photographique étant mis en relation par l’auteur avec certaines transformations intervenues dans le champ pictural au début du XIXe siècle. À cette même question du désir et de l’épanouissement du photographique, un second élément de réponse peut être suggéré.
11Première remarque : la photographie est l’un des éléments constitutifs de la pensée freudienne6. Comme on le sait, la théorie de Freud en passe régulièrement par des métaphores photographiques et, de manière plus générale, par la logique de l’empreinte : on se souvient ainsi que, pour représenter le fonctionnement de l’appareil psychique, il n’y a rien de tel qu’un morceau de résine ou de cire sur lequel se forme la trace en creux d’un premier texte voué à disparaître… J’insiste sur ceci, que la photographie n’est pas simplement un modèle convoqué par Freud de façon ponctuelle, mais encore un instrument qui possède, au regard de sa recherche, une valeur heuristique.
12Seconde remarque, à titre de proposition ouverte : la conception neuve du désir forgée à la charnière du XIXe et du XXe siècle serait, à son tour, implicitement en œuvre dans le développement de la photographie comme du cinéma. En d’autres termes, on peut imaginer que l’expansion du photographique (au sens large) tienne, entre autres choses, à ceci que ses images auront un jour rencontré, et quand bien même sans le savoir, un modèle de pensée singulièrement adapté. En définitive, il ne s’agit pas de dire que la photographie est un dispositif psychique, ni que l’appareil psychique est en partie photographique, mais plutôt de poser que l’un et l’autre ne sont ce qu’ils sont qu’en vertu d’une sorte de couplage, d’appariement sourd sans cesse réajusté dans le temps. Au reste, l’obsession du docteur Baraduc7 d’une inscription directe de « l’âme humaine », ou plutôt de sa supposée substance, à même la plaque photographique, cette obsession ne constitue-t-elle pas quelque chose comme un symptôme – un déplacement parmi d’autres – de cette intelligence plus ou moins secrète entre la « machine photographique » et la « machine psychique » ?
13Tout au long de ces pages, j’ai parlé d’empreinte lumineuse, d’empreinte psychique et, surtout, d’image-empreinte. Je sens bien, à présent, qu’il me faut revenir sur cette formulation épineuse, et cela d’autant plus qu’une inquiétude se fait montre à cet égard en maints endroits de ce texte. L’expression d’« image-empreinte » fait problème, pour cette raison qu’elle laisse entendre que certaines images – ici, le film comme la photographie – seraient tout uniment des empreintes, pire, parce qu’elle fait coïncider l’image avec l’empreinte. Or, s’il est une chose que cette réflexion m’a permis d’apercevoir, ou plutôt de concevoir, c’est que l’image n’est pas toute empreinte.
14Par conséquent, il me semble désormais plus juste de poser que les images filmiques et photographiques ne sont pas des empreintes, en bloc, mais des objets traversés par une dialectique qui opère entre ce qui relève de l’empreinte, d’un côté, et, de l’autre, ce qui relève de l’élaboration figurative – la part de l’empreinte dans l’image étant infiniment variable.
15Dernière chose : s’il existe un lien profond entre photographie et cinéma, c’est précisément dans la mesure où le second, lorsqu’il emboîte le pas à la première, s’engouffre plus complètement dans l’intervalle qui sépare, dans chacune de ces supposées reproductions automatiques, la part de l’empreinte de l’élaboration figurative. Cela, non parce que le travail de figuration en œuvre dans la photographie serait moindre, mais parce que, à l’échelle d’une image unique, ce travail reste difficile à apprécier – l’album photographique étant, à cet égard, bien plus éloquent. Du cinéma, en somme, comme d’un agencement historique entre cette part de l’empreinte issue du photographique, l’économie du désir, et la plasticité de l’image en mouvement – image multiple, seule capable de permettre le déploiement du « travail du manque ».
Notes de bas de page
1 Voir Devant l’image – Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Minuit, Paris, 1990, surtout p. 174-175.
2 Jean Laplanche & Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la Psychanalyse, PUF, Paris, 1967, p. 4-5.
3 L’expression est de Jean-François Lyotard dans Discours, figure, Klincksieck, Paris, 1971, p. 356.
4 « Dans la plupart des rêves, on reconnaît un centre présentant une intensité sensible particulière. C’est, en règle générale, la figuration directe de l’accomplissement du désir ; car, lorsque nous reconstituons les déplacements du travail du rêve, nous constatons que l’intensité psychique des éléments des pensées du rêve se traduit par l’intensité sensorielle des éléments du contenu de ce rêve […] Le pouvoir de figuration que possède l’accomplissement du désir rayonne sur une certaine sphère […] », L’Interprétation des rêves, PUF, Paris, 1967 (Die Traumdeutung, 1900), p. 478.
5 Voir L’Œil Interminable. Cinéma et Peinture, Librairie Séguier, Paris, 1989, en particulier p. 38.
6 Ce problème a été examiné par Philippe Dubois dans L’Acte photographique et autres essais, Nathan, Paris, 1990. Voir en particulier « La métaphore photographique » et « Le Wunderblock », p. 274-283. Voir aussi, bien sûr, la « Note sur le bloc-notes magique (1925) » de Sigmund Freud, dans Résultats, idées, problèmes II : 1921-1928, PUF, Paris, 1985, p. 119-124.
7 Dans L’Ame humaine, ses mouvements, ses lumières et l’iconographie de l’invisible fluidique, Paris, Carré, 1896, Baraduc écrit à propos de l’une de ses épreuves : « Psychicone image de ma tête ». Voir Invention de l’hystérie – Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Georges Didi-Huberman, Macula, Paris, 1982, en particulier p. 84-112 puis p. 281, ainsi que L’Acte Photographique et autres essais, Philippe Dubois, op. cit., p. 216-219.
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