Chapitre IV. Du désir dans l’image
p. 79-110
Texte intégral
Raccord freudien, encore : « […] puisque seul le désir peut pousser au travail notre appareil psychique »1.
1De l’image envisagée comme instrument de travail psychique, au désir dans l’image, il n’y a qu’un pas… un pas à peine. C’est ce pas que je franchis maintenant, en suggérant de concevoir les images du film ou de la photographie – leur association au sein de l’ensemble visuel – comme autant de productions désirantes. Cette proposition comporte un triple aspect ou, en d’autres termes, se développe selon trois axes. Le premier volet de la réflexion revient de façon théorique sur la notion de production désirante. La seconde voie prolonge la première mais substitue, à une proposition théorique, un geste analytique : comment, concrètement, les images-empreintes dévoilent-elles leur connivence avec le désir ? Cela revient à se demander comment le désir est présent dans tel assemblage d’images, sous quelle forme il s’y laisse repérer et, dans le même temps, ce que peut cet assemblage au regard de l’exigence du désir. La troisième voie replacera l’interrogation dans une perspective théorique, en examinant de quelles manières et à quelles conditions un ensemble d’images peut favoriser l’accomplissement du désir. Je serai dès lors amenée à reprendre, pour les discuter et les remettre en question, quelques unes des réflexions de Jean-François Lyotard, en particulier celles qui considèrent l’image sous l’angle d’un « inaccomplissement du désir »…
1. L’image en « production désirante » ?
2Avant de développer cette proposition théorique au moyen de l’analyse d’images, je m’arrête un instant pour en examiner les fondements. Cette petite discussion est un peu inévitable, dans la mesure où l’expression de « production désirante » s’est trouvée employée, d’une façon tout à fait particulière, dans un livre important : L’Anti-Œdipe2. Ce livre mérite évidemment mieux qu’une reprise rapide des thèses énoncées dans ses premiers chapitres. Étant entendu qu’il ne constitue pas l’objet de cet essai, pas plus que la psychiatrie matérialiste qu’il se propose de fonder, je me contente de tenter de répondre aux questions suivantes : qu’est ce qu’une production désirante au sens de Gilles Deleuze et de Félix Guattari ? En quoi ce que les deux auteurs articulent sous l’intitulé de production désirante a-t-il à voir, ou non, avec ce que je désigne en utilisant les mêmes termes ?
3Avant toute autre observation, un constat : je partage bon nombre des idées développées par les auteurs et, pourtant, nos positions respectives vont bientôt s’avérer inconciliables. Le texte de Deleuze et Guattari s’offre, pour l’essentiel, comme une critique de la psychanalyse et une tentative d’y substituer ce qu’ils qualifient de psychiatrie matérialiste. Critique de la psychanalyse ou, pour être plus exact, critique d’une psychanalyse idéaliste dans laquelle la « trouvaille freudienne » se voit détournée, délocalisée, c’est-à-dire désolidarisée de son ancrage dans la réalité. En résumé :
La grande découverte de la psychanalyse fut celle de la production désirante, des productions de l’inconscient. Mais, avec Œdipe, cette découverte fut vite occultée par un nouvel idéalisme : à l’inconscient comme usine, on a substitué un théâtre antique ; aux unités de production de l’inconscient, on a substitué la représentation ; à l’inconscient productif, on a substitué un inconscient qui ne pouvait plus que s’exprimer (le mythe, la tragédie, le rêve…)3.
4La schizophrénie va fournir le modèle d’une redéfinition dite matérialiste du désir. Premièrement, celui-ci n’est plus envisagé comme acquisition (d’un objet) mais comme production. Secondement, la production désirante est production de réel plutôt que de scénarios fantasmatiques – et, partout dans l’organisation sociale, des machines désirantes qui « interminablement turbinent4… »
Si le désir produit, il produit du réel. Si le désir est producteur, il ne peut l’être qu’en réalité, et de réalité […]. Il n’y a pas d’une part une production sociale de réalité, et d’autre part une production désirante de fantasme […]. En vérité, la production sociale est uniquement la production désirante elle-même dans des conditions déterminées. Nous disons que le champ social est immédiatement parcouru par le désir, qu’il en est le produit historiquement déterminé […]5.
5Je partage peu ou prou la critique de Deleuze et de Guattari, à tout le moins pour ce qui touche à la nécessité de ne pas (trop) déconnecter la mécanique désirante du réel. De même, concernant la question œdipienne, on se souvient peut-être que, au moment de redéfinir le manque, j’ai décidé de le détacher de tout modèle susceptible de resserrer, voire de rabattre le désir sur le scénario ou la structure de l’Œdipe. Par surcroît, en comparant l’objet du désir et celui du besoin, j’ai insisté sur ceci que le désir ne consiste pas à tenter de s’approprier un objet de la réalité, mais à travailler et à produire (de l’image, en l’occurrence). Jusque-là, il n’apparaît donc aucun désaccord majeur. C’est au moment où le problème du manque est abordé frontalement que je ne peux plus suivre la réflexion menée au long de l’Anti-Œdipe :
Dès que nous mettons le désir du côté de l’acquisition, nous nous faisons du désir une conception idéaliste (dialectique, nihiliste) qui le détermine en premier lieu comme manque, manque d’objet, manque de l’objet réel6.
6Les deux auteurs reconnaissent par la suite que la dimension productrice du désir ainsi défini – manière « idéaliste », donc – n’aura pas été complètement occultée par le discours psychanalytique, mais néanmoins limitée à une production de réalité psychique, non de réalité tout court :
Le désir conçu comme production, mais production de fantasmes, a été parfaitement exposé par la psychanalyse. Au niveau le plus bas de l’interprétation, cela signifie que l’objet réel dont le désir manque renvoie pour son compte à une production naturelle ou sociale extrinsèque, tandis que le désir produit intrinsèquement un imaginaire qui vient doubler la réalité, comme s’il y avait « un objet rêvé derrière chaque objet réel » ou une production mentale derrière les productions réelles7.
7Ce qui me semble curieux (sinon incompréhensible) tient à ceci que, dans leur entreprise de renouvellement de la pensée du désir, les deux auteurs placent irrévocablement le manque du côté des besoins, se refusent à l’emporter à son tour, avec le désir, afin d’en proposer une compréhension différente. Deleuze et Guattari posent donc le manque comme manque d’un objet réel, et n’envisagent pas qu’il puisse être conçu selon un autre régime que celui de l’acquisition. En sorte que, si le désir fait l’objet de profonds remaniements, le manque n’est guère soumis à interrogation – juste mis à l’index. En relisant Freud, il m’est apparu au contraire que le manque est réellement au fondement du désir sans que ni l’un ni l’autre ne puissent pour autant être rabattus sur l’univers des seuls objets réels, identifiables et susceptibles d’être obtenus. J’insiste : le désir est invocation faite à l’image et, en conséquence, confiance accordée à ses pouvoirs. L’image, alors, ne double pas la réalité, elle ne viendra pas à la place d’un objet manquant auquel, pauvre reproduction, elle pourrait se substituer comme par un tour de passe-passe mais s’offrira, nuance considérable, comme une possible réponse au désir. Faut-il rappeler, après l’analyse de Sans Soleil, combien je suis en désaccord avec cette conception de l’imaginaire comme réplique mentale, comme doublure improductive et paresseuse platement soumise à la réalité ? En achevant la lecture de cet ouvrage, on admettra – du moins, je l’espère et œuvre en ce sens – que le travail du manque entre photographie et cinéma ne consiste jamais à fournir, comme par réflexe, l’image d’un objet qui serait simplement absent, et qu’il élabore au contraire des agencements vraiment originaux pour répliquer au désir. Par conséquent, parler de manque ne revient pas à statuer sur l’obtention de tel ou tel objet, mais à s’interroger sur un travail repérable dans l’image, et à comprendre les images à l’aune d’une puissance trop peu considérée jusqu’à présent.
8En tout état de cause, il reste à distinguer de manière plus précise les caractéristiques de cette production désirante qu’est l’ensemble visuel. À la fois celui-ci peut être comparé ou mis en relation avec les autres productions désirantes que sont le rêve, le symptôme et leurs fantasmes mais, en même temps, il ne peut leur être identifié. En effet, d’une part, le symptôme n’est pas, en son principe, une image. D’autre part, contrairement à l’imagerie onirique, l’image-objet se laisse examiner, regarder, revoir et décrire ; elle ne va pas sans effets de matière, de cadrage, en bref, possède un ensemble de qualités sensibles et de potentialités spécifiques qui interdisent de la rabattre tout uniment sur l’image psychique.
9Si je m’appuie sur les définitions classiques du rêve et du symptôme, ainsi que du fantasme qui les sous-tend8, une production désirante est toujours de l’ordre de la figuration d’un conflit9, lequel résulte globalement des intérêts divergents du désir et de la réalité. Ce heurt, le discours psychanalytique le rapporte à un retour du refoulé (sous la forme du déguisement ou du compromis) et, en dernière instance, à une irruption ou à une effraction de l’inconscient. Tandis que le rêve déroule, sur cette scène que l’on dit autre, l’étrange texte du désir, tandis qu’il procède à une déformation et à une réorganisation de ce que la réalité comporte d’inadmissible, le symptôme engage pour sa part une véritable transformation – souvent, une altération – portant sur le corps propre, un corps qui devient alors surface d’inscription autant que pâte à modeler. Que l’on se tourne vers l’une ou l’autre de ses occurrences, la production désirante est toujours une opération cahoteuse de rectification, à tout le moins une tentative de réaménagement. Dans les deux cas, ce qui importe tient aux procédures de déplacement, de remodelage, de conversion des éléments constitutifs du conflit – tient, en somme, à l’économie du figurable. Surtout, face à l’impossibilité d’établir un rapport de conformité entre désir et réalité, la production désirante semble osciller entre deux stratégies, non exclusives l’une de l’autre, soit entre la mise en scène du désir comme texte (déploiement du rêve) et la figuration, plus resserrée, du désir comme événement (compression, contraction du symptôme). J’annonce que l’on retrouvera cette oscillation, entre le déploiement du désir tout au long de l’ensemble visuel et sa cristallisation critique, dans la plupart des œuvres analysées.
10Que le procès filmique ait à voir avec l’entreprise onirique, Thierry Küntzel l’a démontré de façon magistrale, en transposant le modèle freudien du travail du rêve pour le confronter au travail du film10. L’économie figurative est alors ressaisie par le biais d’opérations qui caractérisent, en tout premier lieu, le travail du rêve. De telles « réussites analytiques », il est difficile de se déprendre. Sans pour autant m’inscrire contre sa démarche, je voudrais rendre compte de la manière selon laquelle un ensemble d’images constitue un agencement de désir en évitant de m’en remettre a priori au travail du rêve, et à ses opérations princeps de condensation, de déplacement, etc. L’idée, au fond, est que si l’image a à voir avec le désir, cela n’implique pas nécessairement qu’elle adopte ou réitère la plasticité du rêve. Par conséquent, l’image doit engager des procédures qui lui sont propres – ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait aucune possibilité de recoupement, voire de recouvrement.
11Ainsi, l’ensemble visuel pourra bien être comparé à d’autres productions désirantes, au symptôme, au rêve ou au fantasme, il n’en reste pas moins qu’il s’en distingue de manière décisive puisqu’il se construit à partir d’images filmiques et photographiques. Afin d’étayer comme de concrétiser tout cela, j’ai choisi de prendre pour modèle un ensemble visuel qui permet d’observer que l’image, un peu à la manière d’une peau, s’offre comme une surface d’inscription pour le désir et, surtout, qu’elle constitue un remarquable instrument de sa réorganisation – de son dépli. L’enjeu consistera à bien montrer comment les images filmiques et photographiques élaborent des régimes de comparution puis de modelage du désir qui leurs sont spécifiques – ou, en tout cas, qui ne sont pas déductibles du seul modèle freudien.
2. Calendar (Atom Egoyan, 1993) : apparition, dépli, modelage du désir
Peut-être toute littérature n’a-t-elle pour but que de tenter de retrouver la mémoire d’une violence originaire sans laquelle aucun travail poétique ne peut s’édifier, pour que sa surimpression cache et réprime le retour de ce qui est à la fois objet de quête et sujet de crainte11.
12Dans un très beau livre sur le voyage, envisagé comme déplacement réel et comme migration imaginaire et symbolique, Jacques Bril explique que, si le départ est sous-tendu par un projet incommunicable et privé, celui-ci se dévoile peu à peu, qui finira par s’accomplir au terme du voyage. Selon cette conception, partir suppose l’émergence d’un « objet » de désir : pour reprendre les termes de l’auteur, tout périple ou toute traversée se rattache, pour l’essentiel, à « l’organisation scénique d’un désir »12.
13Le film Calendar aborde expressément le problème de l’origine. Au cours d’un voyage professionnel13 en Arménie, où il se trouve confronté pour la première fois à la terre de ses ancêtres, le personnage central parvient à une conclusion douloureuse : le lieu supposé de l’origine n’est pas ici celui d’un ancrage, mais celui d’une exclusion. Un constat sans appel se fait jour : une coupure apparaît en lieu et place du lien escompté avec la terre des origines, en sorte qu’il semble pertinent de parler de défaut d’origine. Dès lors, le film entier semble œuvré par un réseau de questions toutes spécifiques, parmi lesquelles celle-ci : quel lien établir avec la terre originelle qui vous exclut ? Que signifie, au juste, la notion d’origine pour un sujet expatrié ? À cette interrogation, multiple, le film tentera de répondre par un agencement d’images singulier, reprenant un « programme de mise en scène » amorcé par d’autres, ailleurs, et fondé selon Raymond Bellour sur « la perte, le choc, la séparation. L’inacceptable »14. Je voudrais montrer comment le transport géographique dévoile, dans Calendar, cette autre traversée dont l’enjeu est la reconquête de l’origine en tant qu’elle fait défaut. Ce qui revient à découvrir comment le métissage de la représentation et l’assemblage rigoureux de ses divers fragments participent d’une organisation scénique du désir.
14Avant que d’en venir au film d’Egoyan, quelques remarques à propos des possibilités d’appréhension du désir. Régulièrement défini comme insaisissable, le désir, pourtant, se manifeste. Mais comment se signale-t-il ? Le désir est-il de l’ordre du visible ? Ces questions ont trouvé un début de réponse dans le second chapitre, lorsque j’ai parlé du manque comme lieu d’apparition et seuil de visibilité du désir. Mais cela ne nous dit pas encore grand chose sur la façon dont l’ensemble visuel est travaillé par le manque, comme sur la façon dont il commerce avec le désir. Je voudrais à présent étoffer mon propos, en faisant retour sur un ouvrage décisif, en particulier (mais pas seulement) en ce qui concerne les problèmes qui m’occupent, soit Discours, figure. Conformément à la théorie freudienne, Jean-François Lyotard a proposé de comprendre le désir comme un principe, mieux, comme une puissance de déformation. Le philosophe souligne ainsi que :
Le désir poursuit son accomplissement en s’emparant de données organisées selon des règles qui ne sont pas les siennes, pour les soumettre à sa loi. Les figures qu’il suscite, aussi bien dans le langage que dans le champ de vision, ont donc ceci d’essentiel qu’elles déconcertent la reconnaissance15.
15Plusieurs réflexions importantes se dégagent de cet extrait. Mais sans doute, le plus important est que le désir fabrique (suscite, engendre) des figures pour s’accomplir. La conception freudienne du terme le laissait largement entendre, en tant que le désir est voué à instituer un rapport entre deux « pôles » ou deux moments d’un processus imageant – pour mémoire, entre la première empreinte et l’image qui surgit ensuite sur son dos. Or, dans le sillage d’Erich Auerbach, rappel a été fait récemment que la figure « n’est pas principalement une entité, mais l’établissement d’un rapport : le mouvement d’une chose vers son autre16 ». Si figurer une chose équivaut bel et bien à « la signifier par autre chose que par son aspect17 », désirer engage à défaire la ressemblance – à édifier l’image sur (ou contre) la ressemblance exacte de l’empreinte – afin de construire en figure ce à quoi nul objet, nulle chose réelle ne saurait répondre.
16Partant, le désir opère sur le mode de la perturbation, qui s’emploie à bouleverser le bon ordonnancement de la représentation. Selon Lyotard, cette intervention est repérable au niveau du texte ou de l’écriture, comme à celui de l’image. Quoiqu’il en soit, le désir travaille contre l’idée de « bonne forme », contre la forme stable, équilibrée, reconnaissable, compréhensible, bref, contre la forme réglée selon un protocole précis, capable d’en garantir l’intelligibilité. J’ai rappelé à l’instant que le manque constituait le lieu d’apparition du désir. Dans le film d’Atom Egoyan, cela prend l’aspect de ce que j’ai qualifié de défaut d’origine : cette première observation me permet d’avancer que le manque n’est pas d’emblée visuellement constitué ; l’analyse montrera précisément comment le manque de l’origine acquiert peu à peu (et peu à peu seulement) une forme visuelle et une plasticité singulières… Bref, Lyotard affirme ceci que, si l’on veut saisir quelque chose du désir, il faut s’intéresser à ce qui, dans toute représentation, relève de la déformation et semble procéder d’une transgression. Commençons par le commencement : je crois que l’on peut distinguer deux aspects par lesquels Calendar contrevient immédiatement à l’idée de bonne forme, deux occurrences de déformation de la représentation.
17Au niveau le plus évident, le film offre le modèle d’une représentation composite, bigarrée, qui tente de concilier des éléments disparates. Disparité du matériau visuel, en tout premier lieu, avec la confrontation entre film, photo et vidéo. Disparité du matériau verbal, ensuite, avec l’entrelacs de langues étrangères, des langues qu’il nous faut accepter en vertu de leurs seules sonorités puisque, dans la plupart des cas, toute traduction nous est refusée. La troisième source d’hétérogénéité – la plus importante à mes yeux – confronte et assemble deux formes dissemblables et même antagonistes du temps. Le film est partagé entre deux scènes ou deux sphères distinctes, qui n’arrêtent pas de se télescoper : la scène du passé arménien, celle du présent canadien. Le temps du passé est un flux, il s’écoule, c’est un temps dont la qualité principale réside dans sa capacité à évoluer. Et, en effet, chaque nouvelle étape du périple en Arménie donne l’occasion d’un supplément d’information narratif ou visuel, concernant l’histoire, la géographie ou l’architecture du pays ; dans le même temps, les relations entre les personnages se modifient. À l’inverse, le temps du présent semble clos, qui fait toujours retour sur le même événement-pivot, à partir duquel s’organise une sorte de tournoiement ou de spirale temporelle : les dîners réitérés sur la sphère canadienne, contrairement aux séquences consacrées aux églises d’Arménie, ne scandent pas la marche du temps mais davantage son piétinement. Plus d’écoulement, alors, mais un temps de la redite ou de la répétition. On voit que le passage de la scène arménienne à la scène canadienne ne nous conduit pas simplement d’une zone du temps à une autre – antérieure ou postérieure – parce que le temps change qualitativement. Le saut opère bien plutôt entre deux idées ou deux conceptions du temps, soit entre le temps conçu comme changement inhérent à une forme d’écoulement, et le temps pensé comme recommencement perpétuel de l’instant.
18La juxtaposition d’éléments, sinon incompatibles du moins disparates, opère contre la continuité de la représentation et induit des effets d’opacité, parfois d’illisibilité. Cet aspect « patchwork » du cinéma d’Egoyan a été évoqué à de nombreuses reprises et, à l’occasion, renvoyé à la diaspora arménienne. À titre d’exemple, dans le petit catalogue accompagnant une rétrospective récente de ses films à la galerie nationale du Jeu de Paume, nous pouvons lire que le récit est, chez lui, « dispersé à la mesure de la diaspora de son peuple d’origine et à la mesure d’un monde que les particularismes ethniques et nationalistes déchirent en centaines d’états ou désirs d’états18 ». Sans contredire l’explication historique (quoique l’argument en semble, ici, à la fois trop rapide et trop analogique), je voudrais souligner que ces divers accidents de la représentation peuvent aussi être interprétés comme les premiers indices d’un travail du désir – lequel possède, Freud l’a montré, sa propre historicité… mais c’est une autre histoire !
19Le second type de dérèglement se rapporte à cet instant toujours en voie de recommencement sur la scène canadienne. Le problème n’est plus alors celui d’une représentation trop visiblement partagée et même écartelée entre des images, des langues et des temporalités multiples, mais découle à l’inverse d’un excès de ressemblance. Calendar repose sur un rituel, soit le dîner mensuel avec des femmes étrangères, qui constitue le principal motif du film – un motif narratif, bien sûr, mais aussi, on va le voir, un « motif scénographique ». Ce motif est pris dans une logique de répétition, qui produit une sorte de blocage de la représentation. Chaque fois, le film réitère, par l’intermédiaire d’un dispositif minutieusement réglé, une scène apparemment indépassable. Le film bégaie, vacille toujours au même point de butée, au-delà duquel tout recommence… presque à l’identique. Répétition, blocage et émergence d’un point limite : voilà en quoi consiste le second type de dérèglement.
20En somme, Calendar apparaît, pour une part, comme une représentation morcelée, fragmentée, incapable de continuité et d’homogénéité. Pour une autre part, le film se donne comme une mécanique bloquée, incapable de progrès, tout juste susceptible de désigner son point de butée, puis de recommencer. Deux accrocs majeurs déchirent le tissu représentatif, chacun d’entre eux désignant un problème particulier. Car si le morcellement invite à clarifier l’agencement entre les images des sphères canadienne et arménienne, si par conséquent il invite à se demander comment tout cela s’articule, la répétition en boucle conduit à examiner plus spécifiquement le rituel. Il faudra alors dépasser l’excès de ressemblance entre chacune des séquences canadiennes, pour voir comment, malgré tout, cela progresse. Je vais séparer ces problèmes pour la clarté de l’analyse mais il apparaîtra bien vite qu’ils sont liés – qu’ils se rejoignent pour faire sens.
La représentation morcelée, chambre obscure de la mémoire
21Globalement, le film dans son entier incarne et modélise un fonctionnement possible de la mémoire. La partition de la représentation – son aspect « patchwork » – se justifie dès lors qu’on la rapporte à cet enjeu, et que l’on tente de comprendre comment le film construit son petit théâtre mémoriel. Avant d’examiner plus précisément ce théâtre, je voudrais citer de nouveau Jacques Bril, qui déclare que « le désir est un produit de la mémoire, pour ne pas dire qu’il en est une propriété19 ». Par où l’on constate que, si la mémoire est le nom de la terre natale du désir – et de cela, La Jetée de Chris Marker est sans doute le plus bel exemple ou le plus manifeste – l’activité mémorielle est son vecteur.
22Ainsi qu’on l’a vu, le récit est fondé sur un principe d’interférences violentes entre deux sphères spatio-temporelles, soit entre le présent canadien et le passé arménien. Le lieu où se négocient ces interférences est l’appartement du photographe. Avec une régularité exemplaire, la scène du présent canadien s’entrouvre sur celle du passé arménien : il nous faut supposer une brèche dans la scène canadienne et, par celle-ci, le passé fait irruption. Chaque fois que le passé arménien resurgit pour s’infiltrer dans le présent canadien, les images peuvent être comprises comme autant d’envahissantes réminiscences, en sorte que l’appartement est véritablement un lieu de passage ou de transit de l’image, un volume voué à la mise en relation entre des images hétérogènes. Ce lieu désigne alors, indistinctement, une zone de travail plastique (articulation entre cinéma, photo et vidéo) et une zone de travail psychique (confrontation entre le passé et le présent) – quelque chose comme une forme visuelle concrète de la mémoire.
23Les images photographiques, filmiques et vidéographiques contribuent toutes, chacune selon ses capacités, à l’élaboration de la scène mémorielle – la photographie formant l’assise de cette véritable cathédrale d’images. En ce qui concerne l’espace concret de l’appartement, chacune des vues du calendrier est accrochée au mur, occupant ou délimitant une surface précise autant que stable ; au niveau de l’espace psychique, la photo est à la fois le seuil et la mesure ou le métronome de la mémoire. Si l’on excepte le tout début du film (où le dispositif se met en place), le retour régulier du présent canadien vers le passé arménien suppose, chaque fois, une sorte d’entrée dans la photographie : pénétrer dans la mémoire implique donc une traversée de la photographie vers le film. Si, au départ de chaque vague de souvenance, la découpe photographique perdure, si le cadre filmique reproduit d’abord le cadre photographique, l’image tout à coup se met à vibrer – parfois, quelques feuilles bougent ! – et l’ancien instant figé s’anime. Dans la foulée, ce franchissement du seuil photographique entraîne l’apparition de silhouettes humaines auparavant évacuées ou retirées.
24Les images-souvenirs dont la matière est filmique ne peuvent, contrairement aux photographies, être associées à un quelconque support, et elles n’occupent aucun lieu particulier dans l’appartement. Images flottant dans cet espace, elles sont beaucoup plus faciles à appréhender sur la scène mémorielle : elles sont mémoire de la fabrication du calendrier, autant de blocs compacts d’une Arménie plutôt « officielle » approchée sous l’angle de son histoire et de sa géographie. Quant aux images vidéo, ce sont sans conteste les plus troublantes… Assignées à résidence par le biais du couplage entre l’écran télévisuel et le magnétoscope, elles semblent capables de s’affranchir de leur lieu pour brouiller, zébrer, faire déraper et souvent démentir les souvenirs filmiques. La mémoire-vidéo n’a de cesse que de recouvrir la mémoire-film, de l’effacer partiellement pour s’y substituer. Les images vidéo, et les diverses manipulations qu’elles autorisent, incarnent cet indispensable élément du processus mémoriel : la très fluide faculté d’oubli, associée à une capacité de rectifier ou de recomposer ce qui s’est enregistré par le biais de la mémoire-film. Surtout, la mémoire-vidéo est la seule qui permette de démembrer l’intégrité du souvenir, de désorganiser ses agencements commodes et sa surface lisse, afin de découvrir ce qui gît d’officieux en son fond. De la mémoire-film à la mémoire-vidéo, le bloc compact du souvenir s’effrite ; ne subsistent que les petits éclats décolorés d’une mémoire plus clandestine. Nous en savons à présent un peu plus sur ce théâtre mémoriel : en bref, la photo garantit l’accès à un contenu de mémoire à tendance filmique, que la vidéo viendra souvent perturber – d’emblée, le souvenir est dialectique. Cependant, nous ne sommes pas encore au cœur du problème : reste à interroger l’articulation entre ce passé arménien et le présent canadien, reste à comprendre l’efficience de leur confrontation – où l’on verra que ce qui façonne la relation entre film et photo, c’est un dispositif bien antérieur au cinéma et à la photographie… À plusieurs reprises, le photographe déclare passer sa journée en chambre noire, en faisant allusion à son laboratoire photographique. Toutefois, une telle chambre ne renvoie pas seulement à un laboratoire de développement, mais surtout à un dispositif optique élaboré à la fin du XVIe siècle. Je voudrais insister sur deux caractéristiques qui, à défaut de concerner toutes les formes de camera obscura, sont du moins inhérentes à certaines d’entre elles. Première remarque, les images apparaissant sur les parois des chambres noires étaient, à tout le moins jusqu’à ce que l’on trouve un moyen de corriger cette curiosité au moyen de lentilles, inversées par rapport à leurs référents extérieurs. Seconde remarque, certaines chambres noires étaient ainsi conçues, que le sujet devait entrer dans la chambre pour voir l’image et, par conséquent, s’inclure dans le dispositif de représentation. Évidemment, cette opération ne va pas sans instaurer une coupure entre le sujet et le monde extérieur. Ainsi que l’explique Jonathan Crary :
La chambre noire effectue une opération d’individuation ; en d’autres termes, elle définit nécessairement l’observateur par son isolement, son enfermement, et son autonomie à l’intérieur de ses parois obscures. Elle l’oblige à une sorte d’askêsis ou de retrait du monde, afin qu’il puisse maîtriser et purifier le rapport qu’il entretient avec les divers contenus de la réalité, désormais « extérieure »20.
25Le personnage central du film Calendar (le photographe) est, au niveau de la sphère arménienne, presque entièrement banni de l’image : rayé de la carte du visible, il ne prend pas place dans le décor. Mais en ce qui concerne la sphère canadienne, ce même personnage entre à présent dans l’image, pénètre à l’intérieur de l’espace de représentation. Symétriquement, les deux personnages principaux de la sphère arménienne (l’ancienne compagne du photographe, jouée par Arsinée Khanjian, et le guide arménien) se retirent de la sphère canadienne, éclipsés. Le dispositif scénique fait donc l’objet d’un renversement, lequel favorise l’inclusion d’un sujet singulier dans l’espace de la représentation. Il faut préciser que cette inversion n’est pas tout à fait du même ordre que celle impliquée par la camera obscura : dans Calendar, le renversement opère sur le modèle du champ/contre-champ, et non selon un basculement du haut vers le bas et de la droite vers la gauche. Mais nous avons, en fin de compte, un « dehors », une scène extérieure qui exclut le sujet et, complémentairement, une autre scène sur laquelle il est appelé à comparaître, un « dedans », qui tout à la fois l’englobe et l’enferme.
26Dans un premier temps, je propose de concevoir l’articulation entre les deux sphères comme une sorte de transposition du modèle de la camera obscura. Pour l’instant, cela signifie juste que la sphère canadienne figure l’intérieur d’une chambre obscure, la sphère arménienne renvoyant pour sa part au monde extérieur ou au référent… Cette hypothèse permettrait en tout cas d’éclairer la présence insistante de ces images disséminées un peu partout dans l’appartement : les photographies affichées sur le mur, mais aussi les images vidéo assignées à résidence dans le poste de télévision, nous indiquent que les parois de l’appartement, à l’instar de celles de la camera obscura, sont bien des surfaces vouées à l’inscription ou à la réception d’images. Je voudrais maintenant aborder la question du blocage de la représentation et de la signification du rituel, c’est-à-dire tenter de comprendre ce qui se joue à l’intérieur de la chambre obscure. Pour des raisons de clarté ( !), j’annonce tout de suite que l’on va se trouver face à une scène qui est triple : l’intérieur de la chambre est tout à la fois un lieu de réminiscence, un lieu de répétition, et une scène figurale.
La représentation bloquée, dérive du souvenir vers la figure
27Que se passe-t-il, au juste, à l’intérieur de la camera obscura, dans l’appartement canadien ? Tous les mois, le photographe invite une femme étrangère à dîner, apparemment une inconnue. Tous les mois, au moment précis où le photographe lui sert un dernier verre de vin, la femme se lève, demande à téléphoner, et s’enfuit tout au fond du plan pour converser langoureusement avec un autre, dans une langue que le photographe ne comprend pas. Pendant ce temps, notre héros reste en avant-plan, face caméra… Chaque fois que se reproduit cette configuration, les souvenirs du périple arménien resurgissent, remontent à la surface du plan. De toute évidence, la profondeur de champs (même petite) embraye sur la profondeur de temps, puisqu’elle favorise l’afflux des souvenirs, l’entrée dans la mémoire. La scène canadienne est en tout premier lieu, on l’aura compris, une scène de réminiscence : elle s’entrouvre régulièrement sur les souvenirs d’Arménie, qui viennent littéralement l’envahir. À ce point, il faut modifier légèrement l’hypothèse, et constater que le dispositif de la camera obscura est en la circonstance librement réinventé : on a bien un « dehors » qui vient s’inscrire dans un « dedans », on retrouve bien cette idée d’un lieu clos destiné à recevoir des images, mais c’est une Arménie remémorée qui advient dans le Canada. Ainsi revu et corrigé, le dispositif permet d’agencer des espaces non contigus et des blocs de temps non simultanés.
28On remarquera également ceci que, lorsque la femme s’enfonce en profondeur, vers le téléphone, un motif se découvre, soit un petit point blanc situé juste au-dessus de sa tête, presque au centre du plan. Cette tache blanche vient trouer lumineusement l’image et son éclat, insistant, perdure tout au long du film. Concrètement, il est probable que ce motif procède d’un reflet de lampe. Mais en tant qu’il s’associe à l’irruption des images-souvenirs, ce motif fournit aussi bien un équivalent du trou percé dans la chambre obscure, afin de permettre le passage de la lumière entre l’extérieur et l’intérieur. Que se passe-t-il à l’intérieur de la camera obscura ? Premièrement, des choses de réminiscence. Mais pas seulement…
29La femme abandonne le photographe, pour aller converser avec un autre, dans une langue qu’il ne comprend pas. À partir du moment où la conversation téléphonique débute, deux événements figuratifs vont se reproduire, pas toujours dans le même ordre, mais de façon systématique. Premier événement : le visage, en gros plan, vient se placer juste devant le calendrier, fond photographique sur lequel se détache le corps filmique. Chacune des invitées s’inscrira sur l’une des photographies, reprenant en un sens la place occupée par Arsinée Khanjian en Arménie, toujours présentée sur fond d’église. Second événement : la silhouette féminine, maintenant vue en pied, devient tout à fait floue, tremblante, elle se brouille. Les contours se dissolvent, la forme se fait malléable et commence à fluctuer. Pourquoi cette fluctuation ? Qu’est-ce qui s’y joue ? Lorsque la forme se défait, l’identité de la silhouette féminine n’est plus garantie et peut se trouver remise en cause. Mon hypothèse est la suivante : le corps qui se brouille au fond du plan est un corps de transition (ou de conversion figurative), il prend sur lui le passage qui conduit de chacune des inconnues vers Arsinée, restée en terre arménienne. Le flou est une manière de créer un corps mixte, capable de rassembler et d’amalgamer plusieurs identités. Bien entendu, ces deux événements figuratifs diffèrent quant à leurs moyens : le premier emprunte au photomontage et prend la forme d’un collage filmo-photographique, alors que le second procède résolument de la plasticité filmique. Néanmoins, ils établissent tous deux une sorte d’équivalence : l’entreprise figurative pose l’équivalence entre les dix ou douze femmes qui se présentent sur la scène canadienne et cette femme unique de la scène arménienne.
30À bien y regarder, cette équivalence dépasse la seule question des corps féminins. Car, au fond, que se passe-t-il sur la scène canadienne ? La même chose qu’en Arménie : une femme apparaît, vient s’inscrire sur fond d’église, et finit par abandonner un homme, tout en le laissant baigner ou mariner dans une langue qu’il ne comprend pas. Au cours des dîners, le photographe ne fait pas autre chose que remettre en scène, inlassablement, une double coupure, soit l’éloignement de sa compagne et l’exclusion par la langue. La sphère canadienne n’est pas uniquement une scène sur laquelle les souvenirs font irruption, mais également une scène susceptible de rejouer, en la transposant, l’expérience arménienne. Il y a donc, d’une certaine façon, report ou projection d’une sphère sur l’autre. Le rituel canadien récupère puis reforme quelque chose du périple arménien en sorte que, entre l’intérieur et l’extérieur de la chambre, une même idée d’image circule et transite. Un rapport de correspondance s’établit entre les deux sphères et, même si les images diffèrent profondément quant à leur apparence, c’est le même événement qui se recommence ici et là.
31Ainsi, l’intérieur de la chambre ou la scène du rituel est une zone de réminiscence, en même temps que le lieu d’un report. Mais ce n’est pas encore fini… Dans ce report, dans cette manière de transporter graduellement l’expérience arménienne sur la scène canadienne, dans cette présentation d’un événement ancien sous un nouvel aspect, on reconnaît la figure, les modalités de sa création. Autant l’expliciter tout de suite : cette figure relève rigoureusement du cerne, au sens premier du terme, qui désigne le cercle apparaissant en bordure d’une plaie ou d’une contusion. Comment cette figure de cerne apparaît-elle ? En quoi consiste-t-elle, au juste ? Le cerne se construit lentement, on va le constater, et n’est pas immédiatement donné à voir. En bref, la figure chemine, et c’est seulement lorsqu’elle achève son cheminement que nous pouvons la discerner. Et, en un sens, le cerne ne sera jamais vraiment donné à voir, mais juste à entrevoir, tant son auréole se tient sur le seuil de la visibilité… J’essaie de décrire cette espèce de mirage.
32L’expérience arménienne se rejoue sur la scène canadienne, quand le rituel des dîners se modifie insensiblement, par le biais de petites différences. Au départ, une femme blonde, de type plutôt nordique, à laquelle le photographe ne dira presque rien. À l’arrivée, une femme brune, franchement méditerranéenne, à laquelle il dira presque tout. Entre ces deux femmes, un double parcours s’effectue, et c’est ce double parcours qui révèle le cerne (la contusion, aussi bien). Il y a d’abord ce trajet visuel, qui nous conduit graduellement vers Arsinée Khanjian, à mesure que grandit la ressemblance entre celle-ci et chacune des invitées – corps absent d’Arsinée, lentement circonscrit. Ce trajet s’élabore par petites touches : la première invitée n’a décidément rien d’Arsinée. Pas grave, on recommence. La seconde a déjà les cheveux bouclés, mais c’est à peu près tout. Calendar nous confronte à un très long casting qui procède morceau par morceau : la chevelure, le sourire, le regard, etc. Au fil des retouches et des remodelages, le défilé de femmes entreprend de sculpter un corps à l’image d’Arsinée, comme pour la faire surgir en ce lieu où, précisément, elle n’est pas.
33Le second trajet est linguistique. Dans l’ordre des conversations téléphoniques, mais avec quelques lacunes, nous pouvons distinguer quelques mots de russe, d’allemand, de macédonien, d’arabe, d’hébreu, de grec, d’espagnol, d’égyptien… Atom Egoyan précise, dans un texte publié par Positif, que « ces langues représentent des pays qui ont, au moment de la diaspora, accueilli des communautés arméniennes »21. Calendar établit en somme la carte d’une « Arménie hors les murs » : au moyen de cet assemblage de langues, le film esquisse, ni plus ni moins, la géographie de la diaspora. La figure de cerne se compose donc de deux cercles, que le film associe étroitement, jusqu’à les superposer. Un cercle de femmes se forme autour d’une blessure sentimentale, cependant que l’ensemble des langues parlées par ces femmes désigne et entoure une autre contusion : la diaspora, la blessure de l’exil.
34Le photographe interrompt le rituel, pour inviter la dernière inconnue à discuter avec lui. Lorsque le cerne apparaît complètement (si l’on peut dire), la blessure sentimentale s’estompe au profit de cette autre blessure qui touche à la question de l’origine. Qu’est-ce que cela signifie, notre origine ? Si nous sommes nés en un lieu où nous n’avons pas grandi, où est notre origine ? Et, si la terre originelle fait barrage par sa langue, que reste-t-il de l’origine ? La femme invitée se dit égyptienne tout en étant née au Canada : de toute évidence, son origine ne fait pas problème, c’est l’Egypte. Grosso modo, l’origine du photographe croise ou recoupe géographiquement celle de cette femme : le personnage est né au Caire, de parents arméniens, et il a grandi au Canada. Pour autant, son origine fait l’objet d’un flottement. Né au Caire, le photographe se souvient surtout de son arrivée, encore enfant, au Canada. Le premier contact avec la terre nouvelle est associé à une chanson des Beatles, Yellow Submarine, transformée par cet enfant, qui ne comprenait pas la langue, en Yalla Submarine. À défaut de pouvoir statuer sur son origine, le photographe exhume un souvenir étrange, couplage inédit entre un problème d’intégration et un sous-marin jaune ! On saisit, à ce point, combien le dispositif de la camera obscura est une manière de reconduire, en la réinventant, l’association entre l’isolement et l’immersion du corps expatrié. À terme, l’origine du sujet, perdue quelque part entre l’Arménie, l’Égypte et le Canada, semble indécidable : seul le ressouvenir de l’exil vient répondre à la question de l’origine. De cela, témoignent encore ces plans d’un troupeau de moutons pris en pleine course, autant de plans d’exil qui ouvrent et ferment le film – au passage, lorsqu’Artavazd Pelechian réalise Les Habitants (URSS, 1970), c’est encore par le biais de ce motif du troupeau affolé qu’il inscrit le génocide et la diaspora.
35Depuis le début de cette analyse, je n’ai pas beaucoup prononcé le mot de désir. Et pourtant, il me semble que je n’ai pas cessé d’en parler… Le désir est une invocation faite à l’image, disais-je un peu plus haut. Mais cette formulation n’est pas tout à fait juste : le désir est surtout une question posée par et dans l’image, une question qui émerge et grandit au fur et à mesure que la représentation se développe. Dans Calendar, on l’a vu, cette question ouverte tourne autour d’un ancrage qui saute, d’une origine terriblement flottante, d’un souvenir d’exil. Dans ce contexte, parler du désir consiste en fait à montrer comment un film se consacre à fabriquer des images qui vont sans cesse poser, déplier, affronter et, au bout du compte, penser ou repenser la question (et l’image) de l’origine.
36Parler du désir, c’est surtout montrer comment le film donne forme (et pas seulement lieu) à son invocation. En l’occurrence, cette mise en forme commence avec la reprise du dispositif de la camera obscura – reprise qui inaugure ce que j’ai qualifié, en reprenant la formulation de Jacques Bril, d’organisation scénique du désir. La camera obscura établit ainsi une sorte de protocole de figuration, à l’intérieur duquel cette figure à laquelle j’ai donné le nom de cerne va pouvoir émerger, se développer. Ladite figure travaille à assembler des morceaux de femmes, pour sculpter un corps équivalent à celui d’Arsinée, ainsi qu’à assembler des morceaux de langues, pour sculpter la géographie de la diaspora. Les deux sculptures se superposent : la blessure sentimentale et la blessure de l’exil ne se laissent pas dissocier.
37Je voudrais, pour terminer, insister sur la dimension conflictuelle de la figure : le cerne, avec ses deux cercles concentriques, tente de concilier l’inconciliable, soit le corps revenu en terre arménienne et tous ces autres corps qui appartiennent à l’exil. Je vais revenir sur la figure, ainsi que sur le figural, d’ici quelques lignes, mais je voudrais anticiper un peu sur la discussion théorique… Ainsi que cela a été souligné au début de ce chapitre, Jean-François Lyotard conçoit la figure comme produit du désir. Parce qu’elle donne ici corps à cette folle tension, entre la quête d’une origine et la réalité de l’exil, il me semble que la figure est bien quelque chose comme un instrument de modelage du désir (plutôt qu’un simple produit).
3. Le « travail du manque » dans la représentation (en théorie)
38Je crois maintenant pouvoir améliorer quelque peu la proposition théorique formulée au tout début de ce chapitre. Ecrire que l’ensemble visuel est une production désirante revient, en définitive, à énoncer trois choses. Premièrement, cet ensemble déploie un réseau ou un lacis d’images qui va jouer, vis-à-vis du désir, le rôle d’une surface d’inscription et, qui plus est, celui d’une puissance de modelage. Cependant, le « commerce » entre désir et image me semble relever d’un mouvement réciproque et non unilatéral. Voilà pourquoi, deuxième remarque, si le manque constitue bien quelque chose comme le seuil d’apparition du désir (y compris dans l’image), il n’est pas impensable que l’ensemble visuel soit à son tour œuvré par celui-ci. Ce que je veux avancer à ce point est que le manque peut se laisser envisager autrement que sous la forme d’un « vide inerte », comme une dynamique constitutive du travail des images. En résumé, si l’image-empreinte pétrit la pâte du désir, si même elle engendre des figures susceptibles de répondre au désir, c’est à proportion du manque qui la travaille. Ce « travail du manque » dans la représentation, autour duquel je n’ai pas cessé de tourner sans vraiment le définir, il est plus que temps d’en donner une formulation synthétique.
39Le travail du manque est le procès par lequel l’ensemble visuel désigne, puis outrepasse une déficience primordiale contre laquelle il s’érige et proteste. Moteur de l’élaboration figurative, le travail du manque est aussi bien travail contre le manque : il consiste en cette quête de solutions visuelles ou plastiques – soit tout ce que les images sauront inventer, en termes de procédures comme en termes de figures –, seules capables de répondre au désir.
40Théorique, cette définition risque fort de bouger et, pour tout dire, elle est vouée à être modulée par l’analyse. Pour commencer à la manier, je fais brièvement retour sur les analyses effectuées précédemment – il n’est nul besoin de s’y attarder, dans la mesure où tout l’enjeu du dernier chapitre de cet ouvrage est précisément d’approfondir le concept, de le déployer autant que possible et, surtout, d’en vérifier la pertinence (la valeur opératoire) en ce qui concerne l’explicitation de la relation entre film et photo.
41Dans Sans Soleil, le manque concerne l’altérité – sinon l’impossibilité, du moins la difficulté de la relation avec l’autre – et il prend la forme d’un problème de montage : « La première image dont il m’a parlé, c’est celle de trois enfants sur une route, en Islande, en 1965. Il me disait que c’était pour lui l’image du bonheur, et aussi qu’il avait essayé plusieurs fois de l’associer à d’autres images, mais ça n’avait jamais marché22. » Comment cette image première peut-elle prendre place au sein d’un ensemble d’images hétérogènes ? Plus généralement, comment construire le raccord entre les images de l’un, ici et maintenant, et celles de l’autre, ailleurs ou autrefois ? Le travail du manque consiste, grosso modo, en l’élaboration de trois solutions filmiques. D’abord, la création d’une instance d’énonciation particulière (l’autre soi-même), manière de mettre le « je » à distance. Ensuite, l’invention du raccord de souvenir, cet instrument capable d’assumer la confrontation entre des réalités a priori étrangères les unes aux autres, au moyen d’une véritable prise en compte de l’intervalle. Enfin, une tentative pour désolidariser de son référent, autant que faire se peut, cette image singulière autour de laquelle se joue le rapport d’altérité.
42Dans Calendar le manque est, cette fois, plus particulièrement lié à l’origine équivoque – défaillante – du sujet expatrié. Problème : comment repenser ou reconcevoir cette origine, mieux, comment forger l’image de l’origine ? Le travail du manque dans la représentation emprunte au dispositif de la camera obscura sa singulière capacité de ségrégation visuelle, ce qui permet de façonner deux scènes distinctes et de les articuler l’une par rapport à l’autre ; d’un côté, la scène de référence, de l’autre, une scène de re-création ou de transposition sur laquelle se rejoue, jusqu’à épuisement ou éclaircissement, la réalité opaque de l’exil. Dans le film d’Atom Egoyan, le travail du manque se spécifie en outre très explicitement comme invention figurale : il fait peu à peu émerger, on s’en souvient, une figure de cerne.
43Si je reprends maintenant Les Photos d’Alix, je dirais que le manque tourne autour d’une difficulté de l’image à exister en tant qu’image, plutôt que comme un strict duplicata du visible (fatalité de l’empreinte). Le travail du manque consiste à défaire la ressemblance, afin de bien souligner que l’image n’est pas cette présentification d’objets ou de personnes qu’il nous incomberait de reconnaître ou de nommer, mais davantage un acte, une expérience, qu’il s’agira de ne pas restreindre à un enregistrement de choses visibles. Aussi, l’image se redéfinit-elle ainsi comme étendue sans limites – excédant en tout cas largement ses bordures –, non réductible au visible qu’elle exhibe, désignant les écarts qui font du voir ou du regard une déchirure perpétuelle. Je remarque que, d’une certaine façon, le film de Jean Eustache symbolise tout l’effort de ma recherche. En effet, s’acharnant à « inachever » l’image (en particulier l’image photographique), l’ensemble visuel suggère l’importance du manque ; et, incitant à regarder l’image selon une logique d’équivalence plutôt que de ressemblance, il indique selon quelle voie le travail du manque va pouvoir se laisser approcher.
44Enfin, troisième implication de la proposition discutée tout au long de ce chapitre (de cet ouvrage aussi bien), au-delà des seules opérations de modelage, l’interaction entre les images favorise l’accomplissement du désir. Avant même que de reprendre les éléments de cette proposition en les soumettant à l’étude approfondie d’un ensemble visuel, je m’arrête un instant sur quelques critiques de Jean-François Lyotard. Ce dernier s’est en effet assez radicalement opposé à cette conception de l’image. Pour commencer, je rappelle très rapidement la définition freudienne de cet accomplissement, sans laquelle tout ce qui suit pourrait sembler obscur ou imprécis. En quoi consiste, selon le discours freudien, l’accomplissement du désir ? C’est une :
Formation psychologique dans laquelle le désir est imaginairement présenté comme réalisé. Les productions de l’inconscient (rêve, symptôme, et par excellence, le fantasme) sont des accomplissements de désir où le désir s’exprime sous une forme plus ou moins déguisée23.
45Freud suggère l’existence d’autres formes d’accomplissement du désir que celles mentionnées ci-dessus, mais de manière très hypothétique, et sans fournir aucune précision supplémentaire. Il remarque seulement, de manière curieusement (et faussement) désinvolte, que « s’il existe un système inconscient ou quelque chose d’analogue, le rêve ne peut en être la seule manifestation ; chaque rêve est sans doute l’accomplissement d’un désir, mais il doit y avoir des formes d’accomplissements anormaux de désir autres que le rêve […] le rêve n’est, dans notre conception, que le premier terme d’une série très importante pour le psychiatre24 ».
46Les images de l’ensemble visuel peuvent-elles contribuer à des formations comparables à celles qui définissent l’accomplissement de désir ? Sachant qu’il existe différentes catégories de fantasmes, parmi lesquelles le rêve diurne ou fantasme conscient, on admettra que cette sorte d’accomplissement puisse s’effectuer en l’absence (ou en dehors) de l’état particulier instauré par le sommeil. Mais ce qui me semble tout à fait essentiel est que la dynamique désirante joue de la métamorphose ou de la transformation d’une empreinte première en image. On le sait, la genèse particulière des images filmiques et photographiques, ou plutôt la « logique de l’index » (Rosalind Krauss, Philippe Dubois) dont elles participent, implique précisément une telle opération. Les ensembles visuels peuvent-ils favoriser l’accomplissement du désir ? En apparence, rien n’interdit d’en faire l’hypothèse. Rien ? Rien, hormis une objection majeure, incontournable, formulée par Jean-François Lyotard.
47Toujours dans cet ouvrage fondamental qu’est Discours, figure, Lyotard creuse les liens entre le désir et les images et reprend une hypothèse essentielle de Freud, qui affirme la prépondérance du procès de production de l’image sur sa forme achevée. Aussi, en ce qui concerne le rêve, ce n’est pas son résultat ou son produit c’est-à-dire la figuration effectuée (les images oniriques, avec leur texture, leurs qualités propres) qui permettrait l’accomplissement du désir, mais la figuration s’effectuant (l’activité consistant à produire ou engendrer des images). En témoignent plus particulièrement ces quelques lignes, dans lesquelles il déclare que « l’accomplissement du désir, grande fonction du rêve, consiste non pas dans la représentation d’une satisfaction […] mais entièrement dans l’activité imaginaire elle-même. Ce n’est pas le contenu du rêve qui accomplirait le désir, c’est l’acte de rêver25 ».
48Quittant le seul territoire des images psychiques, Lyotard discerne remarquablement chez Freud les prémisses d’une conception de l’image-objet comme accomplissement de désir, mais c’est pour les remettre immédiatement en question, et plutôt fermement :
Les références à l’objet pictural sont très nombreuses dans les écrits de Freud […] mais surtout la théorie du rêve et du fantasme, voie d’accès majeure à la théorie du désir, est construite autour d’une esthétique latente de l’objet plastique. L’intuition centrale de cette esthétique est que le tableau, au même titre que la scène onirique, représente un objet, une situation absents, qu’il ouvre un espace scénique dans lequel, à défaut des choses mêmes, leurs représentants du moins peuvent être donnés à voir, et qui a la capacité d’accueillir et de loger les produits du désir s’accomplissant […]. Il est clair que l’on a aujourd’hui une situation de l’œuvre qui ne paraît plus guère satisfaire aux conditions relevées par l’esthétique explicite de Freud : l’œuvre déréalise la réalité bien plus qu’elle ne vise à réaliser dans un espace imaginaire, les déréalités du fantasme26.
49Lyotard parle d’œuvres, d’œuvres de l’art, pour la plupart picturales. Il s’en réfère à un moment de l’histoire de la peinture – moment qu’il précise ailleurs dans ce texte et qui débute avec ce que l’on pourrait nommer la « rupture cézannienne » – ce moment qui, selon lui, invalide les conceptions freudiennes. Pourquoi ? Parce que, explique-t-il, tout change en peinture après ce moment : le représenté, la représentation, le statut de cette représentation, et finalement sa fonction principale.
Si les analyses de Freud en matière d’art plastique paraissent inapplicables aujourd’hui, c’est que la peinture est devenue profondément différente […]. Non seulement la peinture a changé de sujet, de manière, de problème, mais l’espace pictural monté par les hommes du Quattrocento est tombé en ruine, et avec lui la fonction de la peinture qui était au centre de la conception freudienne et y est restée, la fonction de représentation […]. Le travail critique commencé par Cézanne, continué ou repris en tous sens par Delaunay et Klee, par les cubistes, par Malevitch et Kandinsky, attestait qu’il ne s’agissait plus du tout de produire une illusion fantasmatique de profondeur sur un écran traité comme une vitre, mais au contraire de faire voir les propriétés plastiques (lignes, points, valeurs, couleurs) dont la représentation ne se sert que pour les effacer ; qu’il ne s’agissait donc plus d’accomplir le désir en le leurrant, mais de le décevoir méthodiquement en exhibant sa machinerie27.
50Ainsi, selon le philosophe, l’événement majeur venant invalider l’intuition esthétique freudienne consiste en l’apparition d’une peinture qui ruine l’espace pictural du Quattrocento (en détruisant l’illusion de profondeur), et dénature l’idée même de représentation (en lui opposant le surgissement et l’exhibition de formes purement plastiques). Ces formes, éminemment visibles en tant que telles, ne peuvent plus fonctionner comme des leurres et exigent d’être appréhendées différemment : le tableau devient un objet dont le principe ne réside plus en dehors de soi (dans sa ressemblance avec les phénomènes ou les objets de la perception), mais en soi (dans l’arrangement des couleurs, des valeurs, etc.). Suivant Lyotard, les formes qui se donnent d’abord comme formes plastiques, avant même que de renvoyer à des objets (lorsque cela est encore possible, ce qui est le cas des pommes ou des montagnes de Cézanne), ces formes ne peuvent plus accomplir le désir – mais seulement en exhiber l’inaccomplissement – parce qu’elles rompent un lien particulier de l’image avec le monde, ce lien qui est qualifié de représentation.
Les expressions plastiques, littéraires, chorégraphiques en appellent assurément à des mouvements d’identification de l’amateur au contenu exhibé par le moyen des formes ; mais ces formes interdisent que le désir s’accomplisse, qu’il s’hallucine et se décharge dans le leurre de l’effectuation des contenus, simplement parce que ces formes ne se laissent pas ignorer, que leur présence manifeste fait barrage à la compulsion à traverser le tableau, l’écran […], qu’elles maintiennent ainsi le désir dans l’inaccomplissement28.
51J’observe au passage que Lyotard semble parler d’accomplissement de désir du spectateur (ou de l’amateur) plutôt que du producteur de l’image – quoique, à comparer ses différents textes, cela reste ambigu, et finalement assez indécidable29. Or, il me semble évident que l’accomplissement du désir engage d’abord la production de l’image – la production, pas le producteur, et d’ailleurs, ainsi que cela a été souligné auparavant, le sujet désirant ne se confond pas rigoureusement avec le peintre. Ce parti pris du philosophe, qui privilégie le spectateur, découle très probablement d’une haute fidélité au texte freudien : fidélité à la théorie de la prime de séduction offerte par l’image picturale à celui qui la contemple et qui, grâce aux tableaux d’un autre, devient libre de jouir de ses fantasmes sans honte.
52Que puis-je répondre à tout cela maintenant ? D’abord, que je m’intéresse à un entrelacs d’images filmiques et photographiques, pas aux tableaux des peintres précités. Ensuite, que ces photos et ces films ne « déréalisent » pas la réalité comme le font les peintures auxquelles pense Jean-François Lyotard. Surtout, l’important est de noter que l’accomplissement du désir implique ou fonde, selon Lyotard, une relation particulière entre l’image et les objets de la perception auxquels elle se réfère, et que cette relation est devenue quelque chose comme une impossibilité en un moment de l’histoire picturale (devenue… si tant est qu’elle ait bien existé).
53Je pourrais alors supposer que la photographie, et ensuite le cinéma, aient relayés la peinture à un moment où celle-ci changeait profondément, à un moment de rupture au cours duquel une fonction fondamentale qui avait été sienne jusque là se trouvait relayée par d’autres, ou déplacée. À ce moment où la peinture ne pouvait plus prendre en charge cette fonction d’accomplissement de désir parce que, selon Lyotard, elle ne se situait plus suffisamment du côté de l’illusion représentative, d’autres types d’images devenaient nécessaires pour reprendre, à leur façon, le problème délaissé. Je reprends à mon compte ces lignes de Jacques Aumont :
Il faut donc poser d’emblée que la condition de possibilité (je ne dis donc pas bien entendu la cause) de l’invention de la photographie, c’est d’abord qu’un autre type d’images […] soit désirable dans une société, et plus précisément là où se produisent les images30.
54L’hypothèse que je viens d’avancer est tentante mais, pour autant, elle ne me semble pas aisée à défendre. Outre que, énoncée de façon si rapide, elle comporte le risque de conduire à une conception très schématique de l’histoire des formes et des images, je suppose qu’elle doit être mesurée à un examen approfondi des conditions de possibilité de l’accomplissement du désir. Or, un tel examen engage à déplacer la conception lyotardienne, jusqu’à comprendre autrement l’intuition esthétique freudienne. Il y a dans les réflexions du philosophe quelque chose qui s’énonce fort tranquillement, qui semble aller de soi et par conséquent n’est pas discuté, quelque chose que je voudrais souligner tant cela me gêne. Il s’agit, tout à la fois, de cette manière de rabattre systématiquement la représentation sur la ressemblance comme sur le leurre, ainsi que de ramener l’accomplissement du désir à une sorte d’anesthésie générale – à une expérience au cours de laquelle le sujet désirant se verrait complètement soumis à quelque effet narcotique, comme à quelque coercition, de « l’illusion représentative ».
55Mais, et si l’accomplissement du désir par l’imaginaire n’était rien de la sorte ? Si l’on se trouvait, là, face à d’intéressantes constructions où s’élaborent de vraies solutions face aux problèmes soulevés par le désir, plutôt que devant les simulacres très grossiers d’un désir fabuleusement (et même frauduleusement) réalisé ? Outre que le désir (comme le manque dans le désir) ne se rapporte pas à un objet, la théorie freudienne est de peu d’intérêt si l’on envisage que l’image se contente de donner en pâture à l’individu un leurre de l’objet auquel il ne peut prétendre – cela, quand bien même ladite théorie prêterait le flanc à de telles hypothèses. Et si l’on considérait que l’image ne joue pas principalement vis-à-vis du désir comme une illusion en bloc (une trompeuse réplique : trompe-l’œil ou trompe-l’esprit), mais qu’elle s’adresse à lui dans la langue qui est la sienne, celle d’un travail de figuration voué à l’équivalence, en sorte qu’elle lui offre la seule réponse qu’il puisse entendre ?
56Ainsi que je l’ai souligné, les images que le désir engendre ont ceci d’essentiel qu’elles procèdent d’un index : des traces, puis des images, et éventuellement dissemblantes. Que la peinture ait pu assumer quelque opération d’accomplissement du désir ne peut être déterminé, simplement, en fonction de son caractère abstrait ou figuratif (je reprends les termes en usage), c’est-à-dire en fonction de sa plus ou moins grande capacité à « faire illusion » ou à ressembler. En d’autres termes, la ressemblance de (ou dans) l’image n’est pas un critère suffisant – pas même un bon critère – pour comprendre l’accomplissement du désir. Il faudrait partager autrement le champ pictural et, à l’instar de Georges Didi-Huberman lors d’une exposition assez récente31, distinguer ce qui relève de l’empreinte de tout le reste. Si le passage de la trace à l’image est bel et bien déterminant au regard de la formation ou de la mécanique du désir, alors l’empreinte photographique (au sens large) est un instrument privilégié, capital pour le désir, même si d’autres images ont pu auparavant, mais de façon plus souterraine et plus marginale, opérer de la sorte.
57Les recoupements entre les différents textes ici sélectionnés de Jean-François Lyotard permettent de désigner deux présupposés qui, selon moi, font problème. L’un de ces présupposés tient à la compréhension de l’imaginaire qui sous tend le discours lyotardien, et je voudrais lui opposer cette interrogation : l’imaginaire ainsi que l’opération d’accomplissement du désir doivent-ils encore être pensés sur le modèle du double, de la réplique leurrante – autrement dit, le désir imaginairement présenté comme réalisé possède-t-il nécessairement l’aspect d’un trompe-l’œil ? Ayant déjà proposé quelques éléments de réponse à cette question par le biais de l’analyse de Sans Soleil et de Calendar, je n’insiste pas davantage, sinon pour répéter qu’à concevoir encore et toujours l’imaginaire selon ce modèle, le risque perdure d’en oublier la dynamique, d’occulter à la fois la fécondité de son travail et l’intérêt de ses constructions. Le second de ces présupposés concerne le rapport – le clivage – institué entre représentation et plasticité : n’y avait-il pas de formes plastiques avant ce « moment de rupture cézannien », dans ce que l’on pourrait appeler, suivant Lyotard, la « peinture de l’illusion représentative » ? L’image dite abstraite ou non-figurative aurait-elle le monopole du travail plastique ? La représentation n’use-t-elle de qualités ou de propriétés plastiques que pour mieux les effacer ? En somme, existe-t-il une franche incompatibilité entre plasticité et représentation ?
Représentation, plasticité, figure
58Je reviens, en la synthétisant, sur la réflexion de Jean-François Lyotard. Celui-ci partage assez radicalement le monde des images picturales en deux catégories ou plutôt selon deux régimes, apparemment exclusifs l’un de l’autre. Le premier d’entre eux peut être intitulé régime de représentation ; l’image, ici, est contrainte à l’imitation, elle est d’abord une réplique d’objets de ce monde qui peuvent être nommés, elle est productrice d’illusion ou de leurre, et susceptible à ce titre de permettre l’accomplissement du désir. Le second régime est régime de plasticité. Là, l’image abandonne sa fonction représentative en même temps que sa ressemblance au bénéfice d’un travail purement formel, travail qui déjoue le désir en « exhibant sa machinerie » : plus d’objets véritablement reconnaissables dans l’image (plus de référents extérieurs), plus de leurre, plus d’accomplissement du désir. Pour Lyotard, l’accomplissement de désir est corrélatif d’une sorte d’oubli, de recul ou d’effacement de la forme (de sa plasticité) derrière le référent. Analysant quelques tableaux de Paul Klee, il explique que :
[…] pour autant que le dessin donne en polyphonie une vue latérale et une vue faciale, une élévation et un plan, un dehors et un dedans, le tracé qui ordonne et celui qui fait voir, ce dessin interdit que le mouvement du désir vienne fantasmer sur le plan plastique et y creuser l’au-delà de l’imaginaire : par ces combinaisons et déconstructions, le désir est renvoyé à lui-même ; au lieu de s’accomplir dans l’objet représenté, il est arrêté par cet objet qu’est le tableau, qui porte toutes les traces des procédés qui sont les siens […]. L’entre-monde de Klee n’est pas un monde imaginaire ; il est l’atelier exhibé du processus primaire32.
59On peut comprendre l’aspect radical de ce clivage en songeant qu’à ce moment où le philosophe entend faire émerger le champ du figural, le concept de figure est loin d’avoir la place ou le statut qu’on lui attribue aujourd’hui dans l’analyse des images. Chez Lyotard, la figure commence là où se fracassent, là où s’effondrent, ensemble, la représentation et la ressemblance : le philosophe joue l’objet plastique contre l’objet représenté, le figural contre la représentation, la figuration et l’image figurative. Nous croyons désormais savoir que ces deux régimes de plasticité et de représentation ne sont pas si violemment exclusifs l’un de l’autre, que le travail de figuration ne va pas sans altération formelle et, de surcroît, que si la figure est bien cette faculté de dissemblance ou d’écart, elle se laisse occasionnellement repérer dans des peintures difficiles à considérer comme non représentatives ou purement abstraites (voir les travaux de Didi-Huberman sur Fra Angelico ou sur Vermeer).
60Dès lors, ce n’est pas parce qu’une représentation trouve une source en quelque objet, phénomène ou personne existant en dehors d’elle, et que l’on peut nommer, qu’elle ne produit aucune forme ou aucun travail plastiques. Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi l’absence d’objet représenté dans l’image ferait de celle-ci un instrument privilégié d’exposition, de dénonciation ou de critique de « la machinerie » du désir : cela ne vaut que pour autant que l’on pense le désir en relation avec des objets véritables. Actuellement, et en particulier grâce aux travaux de Georges Didi-Huberman sur Vermeer et le symptôme visuel, il est intelligible que toute représentation, pour peu qu’on se laisse inquiéter par elle, est capable de troubler le regard par un événement plastique irréductible à l’opération de représentation, du moins comprise dans son sens le plus strict. On voit que représentation et plasticité ne sont ni incompatibles, ni exclusives l’une de l’autre. On aperçoit encore que l’outil théorique susceptible, à la fois de raccorder représentation et plasticité, et aussi de nommer l’instrument du désir s’accomplissant autrement que sous la formulation hâtive d’un leurre inféodé à la logique de la ressemblance, est bel et bien la figure – et son autre logique : celle de l’équivalence.
61S’attacher à un ensemble visuel singulier, avec pour véritable « obsession analytique » chacune des confrontations entre les images filmiques et photographiques ; déplier le travail du manque, de façon à repérer les figures qu’il génère ; enfin, tenter d’expliciter par l’intermédiaire de ce concept la relation entre les images : voilà tout le propos des pages qui vont suivre.
Notes de bas de page
1 Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, PUF, Paris, 1967 (Die Traumdeutung, 1900), traduction I. Meyerson, édition revue par D. Berger, p. 482.
2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe – Capitalisme et schizophrénie, Minuit, Paris, 1972.
3 Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe…, op. cit., p. 31.
4 Je reprends ici, hors contexte, une belle expression de Jean-Louis Leutrat, extraite du texte « À perte de vue (sur l’histoire du cinéma) », Trafic, no 4, automne 1992, p. 96.
5 Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe…, op. cit., p. 34 et p. 36.
6 Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe…, op. cit., p. 32.
7 Gilles Deleuze et Félix Guattari, ibid., p. 33.
8 Selon Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis dans le Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Paris, 1967, p. 152-157, le fantasme est un « scénario imaginaire où le sujet est présent et qui figure, de façon plus ou moins déformée par les processus défensifs, l’accomplissement d’un désir et, en dernier ressort, d’un désir inconscient. Le fantasme se présente sous des modalités diverses : fantasmes conscients ou rêves diurnes, fantasmes inconscients, etc. ». Quant au symptôme, il remplace, pour Freud, « une impossible modification du monde extérieur par une modification du corps ». Cf. Introduction à la psychanalyse, Payot, Paris, 1961 (1922), p. 345, extrait du texte « Les modes de formation de symptômes », p. 337-355. Enfin, il consiste selon Jacques Lacan en un retour du refoulé dans le compromis : « Le symptôme est ici le signifiant d’un signifié refoulé de la conscience du sujet. Symbole écrit sur le sable de la chair et sur le voile de Maïa, il participe du langage par l’ambiguïté sémantique que nous avons déjà soulignée dans sa constitution. » Cf. Écrits 1, Seuil, Paris, 1970 (1966), p. 160.
9 J’y reviens bientôt, mais je précise d’ores et déjà que figuration est employé ici au sens de Georges Didi-Huberman : pour le dire vite, figurer ne s’oppose donc pas à défigurer mais à représenter. Cf. Fra Angelico – Dissemblance et figuration, Flammarion, Paris, 1990 (coll. « Idées et Recherches ») et 1995 (coll. « Champs »).
10 Thierry Küntzel, « Le travail du film 1 », Communications, no 19, Seuil, Paris, 1972 et « Le travail du film 2 », Communications, no 23, Seuil, Paris, 1975.
11 André Green, La Déliaison, Les Belles Lettres, Paris, 1992, p. 387. On acceptera, ainsi que Chris Marker le préconise dans son ouvrage sur Jean Giraudoux, d’entendre littérature en son sens le plus large…
12 Jacques Bril, La Traversée mythique ou le fils accompli, Payot, Paris, 1991, p. 35.
13 L’argument du film est le suivant : un photographe et sa compagne (joués par Atom Egoyan et Arsinée Khanjian eux-mêmes), partent en Arménie afin de réaliser un calendrier de photos d’église. Le photographe rentre seul au Canada (sa femme est restée avec leur guide), sa solitude étant scandée par le souvenir du voyage et les pages du calendrier accroché au mur.
14 Formules empruntées à Raymond Bellour, dans « Le film qu’on accompagne », Trafic, no 4, automne 1992, p. 110.
15 Jean-François Lyotard, Discours, figure, Klincksieck, Paris, 1971, p. 286.
16 Nicole Brenez, « Pourquoi faut-il tuer les morts ? (remarques sur John Woo) », L’Invention de la figure humaine – Le cinéma : l’humain et l’inhumain, Cinémathèque Française, Paris, 1995, p. 218.
17 Georges Didi-Huberman, Fra Angelico…, op. cit., p. 232 en collection « Champs ».
18 Danièle Hibon, « Inquiéter le regard », dans Atom Egoyan, Galerie Nationale du Jeu de Paume & Hérouville-Saint-Clair, Café des Images, Paris, 1993, p. 6.
19 Jacques Bril, La Traversée mythique…, op. cit., p. 26.
20 Jonathan Crary, L’Art de l’observateur – Vision et modernité au XIXe siècle, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1994 (traduction française), p. 70.
21 Merci à Sylvie Rollet, qui a reconnu la majeure partie de ces langues. En ce qui concerne le texte d’Atom Egoyan, cf. « Calendar (texte inédit) », dans Positif, no 406, décembre 1994, citation p. 94.
22 Chris Marker, « Sans Soleil » (commentaire), dans Trafic, no 6, printemps 1993, p. 79.
23 Jean-Bertrand Pontalis et Jean Laplanche, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., article « Accomplissement de désir », p. 4-5.
24 Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, op. cit., p. 483-84.
25 Jean-François Lyotard, Discours, figure, op. cit., p. 246-247.
26 Jean-François Lyotard, « Psychanalyse et peinture », dans Encyclopaedia Universalis, 1980 (1968-1975), Tome 13, p. 745.
27 Jean-François Lyotard, « Psychanalyse et peinture », art. cit., p. 746.
28 Jean-François Lyotard, Discours, figure, op. cit., p. 356.
29 Un exemple pris dans l’ouvrage mentionné supra : p. 322, Lyotard mentionne tout uniment, sans opérer de distinction particulière, l’accomplissement de désir du créateur (ici, le poète) et le nôtre (d’observateur ou de lecteur).
30 Jacques Aumont, L’Œil interminable – Cinéma et peinture, Éditions Séguier, Paris, 1989, p. 38.
31 L’exposition a eu lieu au Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, du 19 février au 12 mai 1997. Sa conception et sa direction scientifique ont été assurées par Georges Didi-Huberman, auquel il faut ajouter Didier Semin au titre de commissaire. Un catalogue a été publié : L’Empreinte, Éditions du Centre Pompidou, collection « Procédures », Paris, 1997. Enfin, Erik Bullot a rendu compte de cette manifestation : cf. « Empreinte et cinéma – à propos d’une exposition », dans Cinémathèque, no 13, printemps 1998, p. 112-117.
32 Jean-François Lyotard, Discours, figure, op. cit., p. 238.
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