Chapitre III. L’image, objet visuel, objet psychique
p. 53-78
Texte intégral
Sur ce chemin, nous verrons comment la distinction habituellement posée entre images-objets et images psychiques nuit à notre compréhension des unes et des autres, tout comme l’attention presqu’exclusive portée à la représentation dans l’image1.
1. « La psyché est étendue, n’en sait rien »
1Georges Didi-Huberman rapporte ce fragment de note, assez énigmatique tout de même, de Sigmund Freud : « La psyché est étendue, n’en sait rien2. » Qu’est-ce que cela signifie ? J’y entrevois ceci, que l’appareil psychique n’est pas une petite machine localisée quelque part à l’intérieur du cerveau. L’appareil psychique – ce modèle, cette fiction, avance aussi Freud – ne se laisse pas ramener à un dedans (supposée intériorité du sujet), radicalement séparé d’un dehors (supposée extériorité du monde). La perspective phénoménologique d’un Maurice Merleau-Ponty pourrait nous aider à le formuler autrement : la psyché serait, en quelque sorte, le dehors du dedans (autre manière de dire que le désir n’est pas en l’homme et que c’est l’homme lui-même qui marche dans le désir). Mais si, en effet, l’activité psychique peut s’entendre sous une forme extensive, alors il faut repenser le clivage entre les images psychiques et les images non psychiques et concevoir que, même s’il s’agit d’images de texture(s) et de qualité(s) fort dissemblables, elles ne sont pas nécessairement radicalement étrangères les unes aux autres. Manière de supposer qu’elles pourraient bien constituer autant de productions sensiblement et plastiquement inégales d’une entreprise commune. Puisqu’elles ne sauraient cependant être confondues, comment articuler, les unes par rapport aux autres, les images psychiques et les images non psychiques ?
2Les images psychiques et les images-objets doivent, c’est désormais une évidence, être pensées autrement que selon les termes d’une causalité douteuse et, surtout, autrement que selon leur incertaine localisation à l’intérieur ou à l’extérieur de l’individu – le rêve est-il vraiment à l’intérieur du rêveur ? L’image-objet n’est pas la copie, n’est pas la projection d’une image psychique antérieure et, dans le même ordre d’idée, même si nos images psychiques ne sont pas sans lien avec nos perceptions, cela n’implique aucunement qu’elles leur ressemblent ou encore qu’elles s’apparentent à des perceptions intériorisées par décalque. Ainsi que l’écrit Merleau-Ponty :
Le mot d’image est mal famé parce qu’on a cru étourdiment qu’un dessin était un décalque, une copie, une seconde chose, et l’image mentale un dessin de ce genre dans notre bric-à-brac privé. Mais si en effet elle n’est rien de pareil, le dessin et le tableau n’appartiennent pas plus qu’elle à l’en soi. Ils sont le dedans du dehors et le dehors du dedans, que rend possible la duplicité du sentir, et sans lesquels on ne comprendra jamais la quasi-présence et la visibilité imminente qui font tout le problème de l’imaginaire3.
3Pourquoi des productions indéniablement distinctes, du point de vue de leur manifestation ou de leur « phénoménalité », sont-elles également nommées des images ? Comment poser leur rapport ? Sans pouvoir expliquer très précisément selon quelles déterminations plastiques nos images psychiques se présentent – au hasard, quelles sont leurs capacités de mouvement ou leurs régimes chromatiques ? Ont-elles quelque chose comme une granulation ou une profondeur ? Sont-elles cadrées ? etc. –, Freud nous montre comment elles travaillent, insiste sur leur puissance ou leur efficace4. À l’inverse, si nous appréhendons facilement une image filmique ou photographique en tant que chose observable – lors même que les images mentales sont particulièrement difficiles à saisir ou ressaisir sous cet angle et pour cela quasiment indescriptibles –, si nous croyons même savoir comment elles sont élaborées, il semble souvent malaisé de mettre en perspective leurs opérations de modelage du visible. Sans doute, l’image artistique est-elle cet objet visuel dont le jeu expérimental et la valeur opératoire constituent les problèmes essentiels – des problèmes sans réponses autres que provisoires. Je rejoins ici l’étonnement de Georges Didi-Huberman face au laboratoire énigmatique de l’image : « comme si l’invention d’une image, aussi simple soit-elle, correspondait d’abord à l’acte de construire, de fixer mentalement un objet-question […] Quelque chose comme ces coffrets de plomb, d’or ou d’argent, qui, dans les fables de notre enfance ou de notre littérature, renferment les destins ou les vœux inconscients de leurs héros5. » Dans ce contexte, je formule une première proposition pour articuler ces images et situer la région de leur connivence. Cette proposition consiste à suggérer que, si l’image-objet n’est pas la concrétisation ou l’extériorisation d’une image psychique, elle est aussi, néanmoins, un instrument de travail psychique. Et, à relire cette troublante petite note freudienne, à la mettre en correspondance avec les remarques de Maurice Merleau-Ponty, on voit bien quelle erreur il y aurait à enfermer le travail psychique dans la boîte crânienne ou l’encéphale, et à couper les films et les photographies des processus mentaux. L’idée, au fond, est que l’activité psychique n’engage pas exclusivement ou pas en priorité des images psychiques, et qu’elle trouve au contraire, dans ce que l’on nomme parfois les « vraies images », un instrument de travail efficace. Pour le dire simplement, l’idée de processus psychique ne doit pas être réservée aux seules images psychiques.
4Une telle proposition paraîtra peut-être singulière. En effet, le problème a davantage été formulé, à tout le moins jusqu’à présent, en termes de rapports entre l’image-objet et la pensée. C’est dans cette optique que les interrogations suivantes ont été énoncées : « […] si l’image “pense”, ou contient de la pensée, où et comment la contient-elle ? Comment découvrir cette pensée, comment la construire ou l’inventer ? Ou bien, l’image est-elle seulement un véhicule de la pensée, et à propos de quoi ? ». Autant de questions inaugurales que l’auteur relie, un peu plus loin dans son ouvrage, à l’invention figurative :
Le signe plastique, ou signe figuratif, est donc un outil de pensée […]. L’objet figuratif ne tient pas lieu d’un objet du monde, il n’est pas une représentation d’objet, mais un élément d’un certain type de proposition : un morceau de pensée et un moyen de penser6.
5Maintenant, pourquoi écrire « travail psychique » et non « pensée » ? Quelle différence cela fait-il, à supposer qu’il y en ait une ? Interrogeant la pensée de (ou dans) l’image, Jacques Aumont cherche de quelles manières originales et singulières, en l’occurrence par quelles opérations de figuration, l’image (ici filmique) produit des idées, du sens, ou encore comment elle « nous dit quelque chose de l’homme7 ». Concevoir l’image comme instrument de travail psychique, c’est simplement mettre l’accent sur le désir, c’est comprendre cette pensée comme connectée ou articulée sur le désir. Cela revient à dire que, si l’image ne cesse de penser plastiquement ou figurativement, si sans relâche elle produit, formule ou renouvelle l’aspect de ses idées, celles-ci constituent autant de propositions indissociables de l’exigence de figurabilité du désir.
6Mais pourquoi ne pas s’en tenir au terme de pensée ? Quelle différence, au fond, entre la « pensée » et le « travail psychique » ? Une toute petite différence : l’inflexion du désir. Pour maintenir cette inflexion, et aussi en raison du paradoxe de cette pensée éventuellement inconsciente d’elle-même, le terme de travail psychique me semble préférable. Je conçois volontiers tout ce que cette formulation peut comporter d’abstraction théorique. Pour l’argumenter autant que pour lui donner corps, je me propose d’analyser un film de Chris Marker, en essayant de bien mettre en relief les procédures selon lesquelles les images filmiques participent, fondamentalement, d’un tel travail.
2. Sans Soleil (Chris Marker, 1982) ou l’Imaginaire en son travail
7À l’origine de cette formulation, il se trouve une question simple, lancinante, réapparue à chaque nouvelle vision du film Sans Soleil : de quoi Chris Marker nous entretient-il ? Si le « sujet » de ses autres films peut être synthétisé et nommé (et quand bien même cette opération apparaîtrait réductrice), il est difficile de ramener ce film-ci à une problématique précise. Car, au fond, quoi de commun entre les situations respectives d’une dame d’honneur de la cour impériale dans le Japon du XIe siècle, de guérilleros africains en lutte contre la colonisation portugaise, d’hommes et de femmes de Tokyo aux prises avec des signes et des légendes se déployant partout autour d’eux, tout cela nous étant transmis par l’intermédiaire d’un voyageur naviguant, pour l’essentiel, entre la Guinée-Bissau et le Japon ?
8 Sans Soleil se présente donc comme un assemblage d’événements, de temps et de lieux hétéroclites, c’est-à-dire comme un montage de choses sans commune mesure. Et voilà où commence notre problème filmique : problème d’articulation entre toutes ces choses dissemblables ou, pour le dire autrement, problème de raccord entre des images dont on ne voit, de prime abord, que les incommensurables écarts. Or, au delà de son apparence disparate, une question me semble travailler le film du début jusqu’à la fin, une question qui n’est pas vraiment un thème, qui déborde très largement Sans Soleil et même très largement le cinéma… Cette question tourne autour d’une notion, l’imaginaire, à entendre en son sens d’expérience psychique.
9Je voudrais tout d’abord définir cette notion de la façon la plus claire possible. L’imaginaire a en psychanalyse une signification très complexe et souvent indissociable de la cure psychanalytique8 ; de fait, ce n’est pas une notion très commode à manier en dehors de ce contexte thérapeutique… La définition la plus fréquemment retenue est celle qu’élabore Jacques Lacan dans son texte, célèbre, sur le stade du miroir9. Lacan repère l’œuvre de l’imaginaire dans l’une des étapes de l’évolution psychique de l’être humain ; cette étape correspond au moment où, percevant un (son) reflet dans un miroir, l’enfant s’y reconnaît et s’identifie à cette image. En bref, le psychanalyste « donne à l’image un rôle constitutif dans ce que nous pouvons continuer à appeler le moi10 » et l’imaginaire apparaît comme un instrument de raccord, soit ce qui permet de tisser un lien entre des éléments a priori disjoints ou séparés.
10De manière plus générale, l’imaginaire renvoie à cet ensemble d’images constitutives de la relation d’un individu, non seulement à lui-même, mais encore à un autre, et jusqu’à son environnement. Moi même, l’autre, le monde, rien de tout cela n’existe indépendamment d’images en œuvre, en sorte que l’imaginaire devient une puissance qui double l’activité perceptive, puissance à coup sûr secrète et néanmoins indispensable « pour que la perception soit vraiment perception, non pas l’enregistrement positif d’un donné, mais un acte de l’esprit. »11 L’imaginaire est généralement décrit comme étant, par excellence, le domaine du leurre, aussi ses vertus sont-elles communément envisagées sous le seul angle de la création d’irréel. Cela étant, même à participer de la construction d’un leurre – ce que je ne compte pas discuter, du moins pas maintenant, car il apparaîtra que ce travail tout entier s’inscrit en faux contre cette conception réductrice –, l’imaginaire joue un rôle primordial tout simplement parce qu’il est toujours là, comme une force s’intercalant entre nous et le monde, tout à la fois voile et ciment. La psychanalyse, en la personne de Jacques Lacan, comme la philosophie, celle de Mikel Dufrenne par exemple, ont bien insisté sur ce point : l’imaginaire ne saurait être pensé en dehors du réel.12
11Cette définition est insuffisante : les éléments prélevés dans le champ de la psychanalyse ou de la philosophie ne rendent pas tout à fait compte de ce que j’entends par imaginaire, ou mieux, de ce que le film me souffle (m’aura soufflé). Je vais prendre le risque de la préciser, sans certitude, en spéculant sur une (re)définition possible de l’imaginaire. Il ne s’agit cependant pas « d’imaginer l’imaginaire », si j’ose dire, mais plutôt de ressaisir après coup ce que cette analyse que vous n’avez pas encore lue, et que j’ai pour ma part déjà achevée, fait surgir. Pourquoi anticiper sur les résultats de l’analyse ? Pour des raisons de clarté. Parce que je crois que ce film propose, de l’imaginaire, une compréhension neuve, sans modèle – à tout le moins sans véritable patron philosophique ou psychanalytique… Ma proposition s’appuie sur ce que l’on sait déjà : l’imaginaire est cette production imageante actualisée notamment dans toute perception, comme une infiltration discrète de l’image entre l’homme et le monde. À cela, j’ajoute maintenant que, si l’imaginaire est cet instrument susceptible de régler, d’accorder notre rapport au monde, cette opération de réglage ne va pas sans une certaine expérience… Expérience de quoi ? De l’altérité. Vite énoncée, l’idée est que l’imaginaire en son travail manifeste la capacité singulière d’ébrécher et, d’une certaine façon, d’outrepasser l’altérité radicale de ce qui est perçu en face… tout au bout d’un écart.
12Dans Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Edgar Morin écrivait que « le cinéma reflète le commerce mental de l’homme avec le monde13 ». Un commerce mental avec le monde : voilà précisément ce que le film examine et met en scène (bien plus qu’il ne le reflète). Quoi qu’il en soit de cette drôle d’histoire des hommes pris dans l’image, Sans Soleil en déplie et en explore quelques aspects importants comme : à quoi sert l’image ou, mieux, quelles fonctions certaines images remplissent-elles dans l’appréhension du monde par l’homme ? Comment opère cet imaginaire qui a la faculté de transformer le rapport d’altérité ? Enfin, quelles sont les puissances déployées par les empreintes filmiques au regard du travail de l’imaginaire ? Bien sûr, ces questions traversent tout le cinéma, cependant peu de films les affrontent aussi directement que celui-ci. Autrement dit si, d’une certaine façon, aucun film ne peut échapper à ce type de questionnement, peu le reconnaissent, et peu s’y attachent jusqu’à en faire l’objet principal d’une réflexion14. Sans Soleil donne à observer l’émergence progressive d’un rapport à l’autre et au monde, par l’intermédiaire d’une confrontation entre un individu et un ensemble d’images dont il est à la fois le producteur et le spectateur. Le film effectue ce travail psychique – qui est travail d’images – par lequel nous appréhendons l’étrangeté qui nous entoure.
13Concrètement, comment tout cela apparaît-il dans le film ? Un voyageur occidental effectue des allers-retours entre les continents africain et asiatique. Il va être mis en présence d’un ensemble de réalités qui lui sont sans conteste étrangères : on peut bel et bien parler d’une expérience d’altérité, d’une confrontation avec l’autre. Ces réalités sont d’ordre social, politique, culturel, géographique, historique, j’en oublie sans doute… Toujours est-il que ce voyageur curieux va tenter de comprendre ces réalités qui d’abord lui échappent. Comment l’étranger pourra-t-il affronter cette altérité première ? Puisqu’il est cameraman, il sera amené à en passer par l’image. Mais il est aussi écrivain. Ayant accumulé de nombreuses images du Japon, de Guinée-Bissau ou d’ailleurs, le voyageur de Sans Soleil revient sur ces images, s’interroge à voix haute sur leurs fonctions, sur ce qu’elles lui donnent à saisir de l’autre, sur ce qui reste dans l’image des réalités perçues. Par la création d’un dispositif singulier, et par la modification constante du rapport du voyageur avec des images volontiers remises sur le métier, le film nous donne à voir la manière selon laquelle un individu apprivoise les réalités dont il est exclu. Bien sûr, le sujet n’est plus ici cet enfant mentionné dans la théorie lacanienne mais, passé le stade du miroir, l’imaginaire continue à instituer le rapport entre l’homme et son monde15.
Le travail de l’imaginaire (1) : l’invention d’un autre soi-même
14 Sans Soleil consiste, selon toute apparence, en la mise en scène de lettres envoyées par un écrivain-cameraman nommé Sandor Krasna. Le nom de Krasna évoque à la fois Michel Krasna, auteur présumé de la bande électroacoustique du film, et Norman Krasna, scénariste d’Hitchcock pour Mr. et Mrs. Smith16. Sandor Krasna peut bien ne pas exister « en réalité » (ne pas consister en un corps singulier, palpable et visible, ou alors pas celui que l’on croit), le film lui donne une place centrale dans le dispositif énonciatif : c’est à lui que l’on devrait logiquement rapporter l’ensemble des réflexions et des images que le narrateur nous restitue. Le narrateur est en fait, j’y reviendrai, une narratrice. Marker s’attribue seulement, via le générique, un rôle de montage et de composition de l’ensemble ; il en est, si l’on veut, l’arrangeur, celui qui revient sur un matériau constitué antérieurement en un geste de reprise – volte-face et retour sur l’image définissant une posture que l’on trouve dans nombre d’entreprises markériennes, par exemple dans Si j’avais quatre dromadaires (1966).
15La plupart des regards portés sur le film ont immédiatement reconnu Marker derrière Sandor Krasna, ont immédiatement rabattu l’une sur l’autre la personne qui écrivait et celle qui compose le film. Guy Gauthier s’exclame ainsi : « Bien entendu, c’est Marker qui s’écrit à lui même17 ! » Ceci n’empêche pas de s’interroger sur ce dédoublement, sur cette division du cinéaste. Pourquoi créer un personnage responsable de l’écriture des lettres et des prises de vue ? On peut éclairer ce dédoublement en faisant un petit détour par Le Dépays, le livre que Marker élabore au même moment que Sans Soleil. Dans ce livre composé pour moitié de photographies, Marker refuse – en tout cas jusqu’à la dernière partie de l’ouvrage – de dire « je », alors que le texte est essentiellement un monologue : Marker se tutoie pendant les deux tiers du livre. Le « tu » est aussi donné comme un autre, mais Marker fournit les précisions nécessaires à son identification – il serait sans doute préférable de parler de compréhension –, en révélant ceci :
Ce n’est pas seulement la lecture assidue de Jorge Semprun qui m’a fait employer, depuis le début de ce texte, le tutoiement romanesque. Plutôt l’envie instinctive d’établir une distance entre celui qui, de septembre 1979 à janvier 1981, a pris ces photos au Japon, et celui qui en février 1982 écrit à Paris. Ce n’est pas le même. Pas pour des raisons platement biographiques : on change, on n’est jamais le même, il faudrait se tutoyer toute sa vie. Mais je sais que, si je retourne demain au Japon, j’y retrouverai l’autre, j’y serai l’autre18.
16L’autre, explicitement institué par Marker dans Le Dépays, non revendiqué dans Sans Soleil – mais facile à déceler dès lors que l’on s’attache au dialogue établi entre ces œuvres – est donc comme une partie de lui-même mise à distance, un « je » caché, suggéré, sous un « tu » ou sous un « il ». L’expérience du voyage, expérience au cours de laquelle l’individu rencontre un monde non familier, le modifie et le constitue comme autre que ce qu’il est ordinairement. Cet autre ne disparaît pas complètement avec le retour, lorsque le voyageur réintègre son environnement : il reste lié à cet ailleurs où il est apparu. C’est cet autre lui-même, ce « je » dont il est dessaisi et qui est resté là-bas, en terre étrangère, en dépays, que Marker place au cœur de l’énonciation de Sans Soleil.
17Dans un texte qui, parfois, semble épouser strictement les contours de Sans Soleil, lors même qu’il est consacré à quelques œuvres de Marcel Duchamp, Rosalind Krauss remarque que « l’habitant de l’imaginaire n’a pas “d’identité” univoque ou orientée autour d’un point focal unique, car son identité est simultanément constituée de lui-même et d’un autre19 ». Pareillement, selon le psychanalyste Pierre Kaufmann, l’invention d’un autre soi-même est, au regard de l’espace imaginaire, un geste fondateur : l’individu met à distance cette petite voix en lui – sa « conscience » ou son « for intérieur », qui sait – et cette distance élastique ainsi créée, peut se prendre comme interlocuteur. Kaufmann ajoute : « La constitution d’un monde imaginaire, sa cohésion, son organisation en une totalité originale, ont leur fondement dans la singularité du destinataire, auquel le message qui est sous-jacent s’adresse. Chaque individu n’a-t-il pas, en son intimité, un interlocuteur secret, auprès duquel son discours se rassemble et trouve sa norme et sa mesure20 ? » L’espace de l’imaginaire naît justement dans cet écart, dans l’intervalle entre l’individu et l’autre qu’il s’invente, soit l’interlocuteur secret mis au dehors. Partant, on peut considérer que Marker et Krasna fondent chacun l’un des pôles de cet espace.
18Reste un problème. La citation de Kaufmann montre que ce Je dédoublé, scindé, est à la fois celui qui prend la parole et celui à qui cette parole est destinée. Or, le destinataire fait problème dans Sans Soleil. Car les lettres sont lues par une femme, à qui elles semblent adressées. Cette femme21 est une actrice mais elle ne « joue » pas le texte, n’en accentue pas la prononciation ; au contraire, elle le transmet d’un ton presque neutre, d’une voix blanche. C’est pourquoi j’aurais tendance à la voir comme médiatrice, plutôt que comme destinataire, et à envisager le film entier comme la réponse de Marker à ce Krasna qui lui écrivait du bout du monde. Sans doute, cette présence féminine dans Sans Soleil pourrait-elle être rapportée à une autre présence féminine, apparue dans un film plus récent du même cinéaste, Level Five (1996). Là, une femme prénommée Laura s’adresse, face caméra, à un homme donné pour mort (selon un schéma peu ou prou inverse du film d’Otto Preminger). On retrouve une variante compliquée de la relation triangulaire. Dans Sans Soleil, le triangle s’organise à partir de Krasna, de la narratrice, et de Marker puisqu’il compose le film. Dans Level Five, il est question d’un homme mort (attaché à l’élaboration d’un jeu informatique), d’un ami cinéaste (Marker), et bien sûr de cette femme omniprésente. Il est de nouveau très tentant – mais ici très problématique – de rapporter le cinéaste au créateur du jeu, et de voir en cet homme mort son double fantomatique. Level Five apparaîtrait alors comme une parole venue, au moins en partie, d’entre les morts… Ce qui me semble intéressant, c’est que la figure féminine est, dans les deux films, une figure intermédiaire entre deux figures masculines. La femme, dans Sans Soleil comme dans Level Five, si elle n’en est pas le destinataire, est une médiatrice indispensable à l’émergence et à la transmission d’une parole.
19Le travail de l’imaginaire s’inaugure ainsi avec l’invention par le cinéaste d’un autre lui-même : l’autre resté au Japon, ou en Afrique, ou bien encore ailleurs ; et, dans l’espace creusé par ce dédoublement, un second autre surgit, l’autre féminin. Pour l’essentiel, ce dédoublement singulier permettant à l’individu de se prendre comme interlocuteur contribue à l’instauration d’un espace pour l’imaginaire. Cet ensemble de remarques concerne le film dans sa globalité. Je voudrais à présent m’attacher plus rigoureusement à ce film.
Le travail de l’imaginaire (2) : le raccord de souvenir
20 Sans Soleil est structuré en quatre actes précédés d’un prologue. Cette phrase à peine terminée, je me rends compte que je m’appuie sur le découpage du film tel qu’il apparaît dans le commentaire écrit. Si l’on regarde le film sans avoir ce texte sous les yeux, aucune de ces parties ne peut-être appelée un acte, et les séparations entre les différentes parties sont beaucoup moins évidentes ; je m’y réfère par commodité, ce découpage fournissant un très utile instrument d’orientation à l’intérieur du film. Chaque partie entrelace des images diverses, au gré d’allers-retours commandés par un montage procédant d’une logique singulière. Il ne s’agit pas d’une alternance stricte, régulière, entre deux pôles géographiques. L’acte deux se déroule presque entièrement au Japon, à la fois le Japon contemporain du film et celui des années soixante ; l’acte trois débute en Guinée-Bissau en confrontant les images de la guérilla à celles de l’après révolution, se poursuit à San Francisco depuis Vertigo jusqu’à Sans Soleil, passe ensuite par Okinawa en 1945. Le film apparaît d’abord comme une tentative pour recoller les fragments désunis, inadéquats, d’un immense puzzle incomplet. Le troisième acte délivre un indice pour comprendre la logique présidant à ces bonds d’un lieu à un autre, d’une époque à une autre. C’est en effet à ce moment là que le voyageur formule l’idée du raccord de souvenir22.
21Avant de décrire ce raccord particulier, il faut dire que l’on n’en trouve (du moins, à ma connaissance) aucune mention dans les théories classiques du montage et que, si Marker n’en est pas l’inventeur, il en est du moins un fervent utilisateur. Le raccord de souvenir permet de franchir l’intervalle ouvert (souvent béant) entre deux plans, c’est-à-dire entre des motifs, des temps, des espaces et encore des événements, en principe éloignés ou déconnectés radicalement. Il pourra être induit par une phrase de commentaire ou par une parenté visuelle, il sera plus ou moins explicité. Ainsi, quelque chose dans un visage japonais, un regard par exemple, pourra évoquer, appeler ou rappeler un regard différent, apparu sur un visage africain (j’y reviens sous peu). La compréhension de ce raccord, de ce qui malgré tout fait raccord, engendre (implique, tout aussi bien) une confrontation avec l’imaginaire. Seul en effet le passage au travers d’un réseau d’images intermédiaires, tantôt visibles, actualisées (il faut alors comprendre le raccord entre des plans non consécutifs), tantôt virtuelles, suggérées (là, il faut imaginer ce qui est absent entre des plans consécutifs), permet de comprendre la complexité du lien entre des données sonores et visuelles effectives. Le raccord de souvenir découvre l’imaginaire, non plus seulement comme possibilité pour l’individu de devenir son propre interlocuteur en allant chercher l’autre en soi, mais en tant qu’instrument de liaison entre des éléments ou des ordres hétérogènes, bref, entre de grandes dissemblances. Raccorder, en somme, sans occulter tout ce qui sépare, tout ce qui dissemble, tout ce qui éloigne : sans que la collure dissolve les différences.
22Nous glisserons, par exemple, d’un plan sur des poupées japonaises à un plan donnant à voir une poupée africaine, ou plutôt une poupée avec laquelle jouent de petites Africaines. La poupée japonaise est une japonaise miniature, mais la poupée de Guinée possède une carnation très blanche et une blondeur… assez peu africaines. D’une certaine manière, rien n’est plus éloigné d’une poupée (japonaise) qu’une autre poupée (africaine) : elles n’ont pas la même apparence et, en toute rigueur, pas la même fonction car elles n’engagent pas la même expérience – au passage, même les poupées ont une historicité. Le raccord de souvenir possède ici une efficacité critique, et le saut entre ces deux plans montre bien cet outrage insupportable que produit la colonisation, notamment au niveau de l’imaginaire : la petite africaine est contrainte de cajoler une blonde effigie en l’absence de poupée à son image, dans laquelle se reconnaître et réfléchir son identité. À côté de la poupée blanche (sinon en lieu et place de celle-ci), la poupée noire manque – dit le raccord.
23On trouve un autre raccord de souvenir intéressant au début du film. Avec le premier arrêt sur l’image d’une jeune fille du Cap-Vert, le commentaire pose la question suivante : « Comment se souvenir de la soif ? » Les images qui suivent proposent une réponse : par l’évocation de ce jour où quelques Japonais parmi les plus pauvres se sont vus offrir du saké dans un bistrot de Namidabashi – ce saké répandu, en d’autres circonstances, sur les tombes des morts… Au passage, le souvenir est ancré dans un seul corps : il n’y a pas de mémoire collective, seulement « mille mémoires d’hommes », nous apprendra le film un peu plus loin, un peu plus tard (et sans doute faut-il, alors, renvoyer dos à dos l’illusion d’une mémoire collective et l’illusion d’un imaginaire collectif).
24Ce raccord-là s’inscrit entre deux arrêts sur image (et sur visage), le visage de la jeune Africaine et celui, marqué, d’un vieux Japonais se faisant écho. Il ne joue pas entre une image et une autre lui succédant directement, mais circule entre plusieurs images, dans l’intervalle circonscrit par les deux plans « suspendus ». Eau, soif, saké, ivresse, lait fermenté, bière, et encore le saké : voilà un raccord qui opère dans la durée, par l’intermédiaire d’un réseau associant librement des mots et des motifs ordonnés autour du pôle de la soif. Au raccord classique qui réduit ou abolit la distance entre des plans – par la similitude d’un mouvement, par la logique d’un regard – le film oppose ici l’intervalle, c’est-à-dire une construction qui prend en compte la distance, la reconnaît et la souligne : la soif, par deux fois, mais pas la même soif, si l’on suit la déclinaison des motifs. Autre geste critique, dirigé cette fois vers toute forme de montage occultant, effaçant ou niant l’intervalle. Lorsque le cinéaste affirme qu’il « n’est pas à la recherche des contrastes », on peut y voir, non le déni des différences entre des situations régulièrement opposées (la misère du continent africain, celle de certains habitants d’un pays parmi les plus riches du monde), mais le désir de prendre, très précisément, la mesure de cet écart qui les sépare. D’où l’intervalle.
25Dans un premier temps, je constate que ce raccord a pour fonction de rapporter les uns aux autres des fragments de film dont l’association pourrait, de prime abord, sembler curieuse ou insensée. Il faut encore ajouter que ce raccord ne joue pas seulement entre des séquences ou entre des images consécutives : il intervient parfois à l’intérieur d’une image ou d’une séquence et couple, par l’intermédiaire du commentaire, une image visible à une voire plusieurs autres, invisibles ou plutôt virtuelles. On retrouvera alors, dans l’immobilité d’hommes endormis sur un bateau le temps d’une traversée, la même suspension temporelle que lors des alertes à la bombe d’une guerre passée – vive allusion, en ouverture de Sans Soleil, à l’humanité enterrée de La Jetée. Plus implicitement, on saura qu’un certain petit bar de Shinjuku possède la faculté précieuse de faire resurgir, pour certaines oreilles seulement, quelques notes de musique de La Jetée … Pourquoi ce raccord de souvenir entre le bar de Shinjuku et le film La Jetée ? La réponse se trouve dans Tokyo-Ga de Wim Wenders… où l’on s’aperçoit que l’imaginaire, ainsi que l’affirme Mikel Dufrenne23, ne renvoie pas à un « architranscendantal » !
26Le raccord de souvenir met en contact des zones ordinairement séparées par une cloison étanche : ici et ailleurs, maintenant et autrefois, le sujet et l’autre. Mais ce raccord, et c’est là son originalité, ne cherche pas à combler l’écart entre ces zones, pas plus qu’il ne l’atténue : il le rend visible, il y travaille. Pour autant, ce raccord n’est pas du même ordre que ce que l’on a coutume de désigner par la mention de « faux raccord » : il ne souligne ou ne dénonce pas tant la facticité et la contrainte du continu sur le discontinu qu’il rapproche, malgré tout, des ordres ou des choses dissemblables. Il n’est pas un facteur de destruction de la continuité, mais un instrument créateur d’une continuité autre – une continuité plus ou moins secrète, à tout le moins fondée sur d’invisibles liants. Le raccord de souvenir déchire l’image et l’entrouvre sur une dimension supplémentaire qui n’est pas seulement en elle, qui tient surtout à la relation qu’elle institue avec quelqu’un qui la regarde. Quelle qu’en soit la valeur poétique, il est, dans son principe, un geste transgressif visant à concilier l’inconciliable, à réparer l’éloignement – et pas seulement entre les temps : maintenant et autrefois, ici et ailleurs, etc. Bref, le raccord de souvenir, fondé sur l’imaginaire, est un raccord discursif.
27Cette puissance d’expansion déconcertante sur laquelle se fonde le raccord de souvenir, ce mouvement par lequel chaque image en appelle une ou plusieurs autres – immédiatement rendues visibles ou maintenues à l’état de virtualité – en outrepassant leurs différences, c’est tout cela que le terme d’imaginaire cherche à désigner. Et le raccord sera mental ou ne sera pas (manière de souligner que le montage n’est pas seulement un geste technique, mais encore un acte de pensée). Une fois acceptée l’idée que la plupart des différents éléments qui composent le film entretiennent de tels liens, on n’a pas encore compris l’enjeu de ce travail qui s’effectue de la première image jusqu’à la dernière. Je voudrais maintenant rendre compte d’une réflexion qui parcourt ce film – celui-ci, mais sans doute beaucoup d’autres du même cinéaste. Cette réflexion concerne l’image et surtout son pouvoir, son efficace.
28 Sans Soleil procède d’une tension entre une image isolée – une image du bonheur, le plan islandais qui ouvre le film – et un ensemble d’images du Japon, de Guinée-Bissau, à propos desquelles le voyageur s’interroge. Deux problèmes émergent conjointement : il s’agira d’abord de faire entrer cette image unique dans une formation, de lui trouver une place parmi d’autres (et l’on voit combien la question du montage est inlassablement reposée…). Il s’agira encore de comprendre l’ensemble, extrêmement résistant, formé par toutes ces autres images. Les deux problèmes sont liés, puisque c’est seulement après avoir reparcouru et questionné les images de ces réalités étrangères que le voyageur sera capable de placer son image. À quel moment et en quel lieu, semble demander ce voyageur, associer mon image du bonheur aux autres images ? Et, mouvement complémentaire, comment faire face aux images de l’autre ? Comment se situer devant elles, comment les appréhender, comment les comprendre ?
Le travail de l’imaginaire (3) : l’ensevelissement du référent
29La citation inaugurale de Racine incite à considérer le film comme une tragédie. Cette propension au tragique est aussi indiquée par le titre donné au film, et la séquence d’ouverture en précise les données. Cette tragédie est d’abord celle d’une image de bonheur… Le bonheur, cela aura d’abord été, pour Marker, l’horizon des livres de Giraudoux – à propos des romans de ce dernier : « Voit-on mieux, maintenant, vers quoi tendent ces romans dépourvus de sens apparent et inadaptés au réel ? Vers une image du bonheur humain24. » Ensuite, la tragédie du bonheur s’est incarnée dans quelques images de La Jetée, des images apparues comme des aveux… Enfin, le bonheur s’associe à la découverte du film du même titre et à la rencontre, décisive, avec son réalisateur, Medvedkine. Le film de Medvedkine, réalisé en 1934, commence avec un vieil homme qui meurt pour quelques gâteaux. Le bonheur, aucun des personnages du film ne le connaît, mais il est donné comme une chose indispensable qu’il faut se procurer, une chose précieuse qui devra néanmoins, telle une marchandise quelconque, remplir un sac.
30À sa façon l’accroche de Sans Soleil répond au film de Medvedkine. La question n’est plus « qu’est-ce que le bonheur ? », ni même, « est-ce qu’il tient dans un petit sac de toile ? », mais plutôt « où trouver une place pour une image de bonheur ? ». Ce que le commentaire exprime ainsi : « La première image dont il m’a parlé, c’est celle de trois enfants sur une route, en Islande, en 1965. Il me disait que c’était pour lui l’image du bonheur, et aussi qu’il avait essayé plusieurs fois de l’associer à d’autres images – mais ça n’avait jamais marché25. » L’image en question représente les enfants marchant le long d’une falaise, conscients d’être filmés, cramponnés les uns aux autres, s’éloignant doucement, juste en passe de basculer hors de vue. Le bonheur, c’est sans doute cela, la haute fragilité de l’image d’un instant qui annonce sa disparition prochaine. Cette image, le commentaire nous y ramène un peu avant la fin de la troisième partie : « En Islande, j’ai posé la première pierre d’un film imaginaire. Cet été-là, j’avais rencontré trois enfants sur une route, et un volcan était sorti de la mer26. » Nous savons maintenant que le germe du film se trouve dans cette image, qu’en elle était contenu quelque chose qui allait rendre nécessaire la composition filmique. Pourquoi cette image est-elle si unique, pourquoi ne peut-elle être associée à aucune autre image ? Première réponse : parce qu’il faut laisser le temps faire son travail sur elle, c’est-à-dire la modifier. Pour des raisons de clarté, j’anticipe sur le déroulement de l’analyse en précisant les termes de cette modification : on verra que, pour que l’image puisse trouver sa place et le film accomplir son travail, cela implique quelque chose comme la perte du référent, son reflux ou son ensevelissement.
31Ce travail du temps sur l’image consiste ainsi à la libérer du mensonge, c’est-à-dire de son asservissement à un référent ancré dans la réalité27. Le mensonge, c’est l’image prise comme reflet de quelque chose d’autre situé dans la réalité – car après tout, si l’image reste, ladite réalité, elle, passe et s’enfuit. Aussi l’image doit-elle rompre les amarres avec son référent. Au passage, le film énonce à cet endroit une proposition radicale : l’image s’accroît à proportion de la perte du référent. Ce plan est finalement monté après les cérémonies rituelles du Dondo Yaki, c’est-à-dire à la suite des célébrations japonaises de la destruction, de l’abandon, de la disparition. L’image trouve une place mais, à bien des égards, ce n’est plus la même image. D’abord, elle redevient tremblante – mais pourquoi les images se mettent-elles tout à coup à trembler ? Le plan récupère quelques photogrammes que le début du film avait censurés, « pour faire propre ». Cette image se trouve encore dotée d’une suite, d’un destin, elle est mise en perspective : elle acquiert d’un seul coup un futur, donné par Haroun Tazieff qui a filmé le même lieu cinq années après Marker ; mais ce futur donné à l’image est aussi une fin, puisqu’une éruption volcanique a ravagé le paysage. Aussi, l’image du bonheur ne trouve sa place qu’au moment où ce qu’elle donne à voir n’existe plus en dehors d’elle. C’est seulement quand tout référent dans la réalité semble définitivement effacé ou enseveli, que l’image-empreinte peut enfin obtenir une place, un statut, une efficacité neuve. L’image est bien, alors, exactement comme les objets de la cérémonie du Dondo Yaki, « un débris qui a droit à l’immortalité »…
32De cette émancipation ou, mieux, de ce décollement de l’image vis-à-vis de son référent, l’œuvre d’Hayao Yamaneko est une occurrence intéressante : le travail destructeur effectué par le temps est ici pris en charge par un synthétiseur d’images, et la machine diabolique le rendra plus visible, plus facile, et plus rapide encore. Hayao commence par dénaturer l’image filmique en la trafiquant sur son synthétiseur et fait surgir, à la place de l’ancien « petit bloc dur de réalité », une non-image. La nonimage (électronique) est image de ce qui ne peut guère être nommé dans la réalité, et qui pourtant est là : image de ce qui n’a plus ni nom, ni existence officielle, mais une existence tout de même, image clandestine… Les interventions successives d’Hayao, à partir du second acte, finissent par élaborer une image paradoxale : une image qui n’est plus la doublure d’un référent que l’on pourrait nommer, mais qui incarne ou désigne un visible encore sans nom. De là, quelques propositions fondatrices d’une posture singulière face à l’image : éloigner (autant que faire se peut) le référent, tenter de ne pas enclore l’image dans de trop contraignantes coordonnées spatiotemporelles, et regarder cette image autrement que comme le fossile d’un événement ou d’un objet de la réalité. À sa façon, le film rejoint ici la question que Georges Didi-Huberman n’aura cessé de reformuler : le visuel commence à ce point où, face à l’image, toutes nos tentatives de nomination et d’assignation, toutes nos « certitudes descriptives », s’affaissent ou s’effondrent.
33Cette image du bonheur qui ne peut s’associer qu’à des images célébrant la disparition, ce bonheur dans l’image comme trace d’une perte, tout cela donne au film sa tonalité légèrement mélancolique. Sans Soleil est presque entièrement une liste des choses désolantes, et le film dresse une carte accablante du malheur humain. Guerre, mort, pauvreté, exil, suicide, espoir révolutionnaire déçu, impossibilité conjointe de la mémoire et de l’histoire, on comprend qu’il faille un film entier pour placer l’image du bonheur !
34Mais ce n’est pas tout. Lorsque le voyageur parvient finalement à intercaler son image du bonheur, par le biais d’un raccord de souvenir fondé sur la disparition (cf. la cérémonie du Dondo Yaki), il a accompli un périple et parcouru en tous sens la géographie du malheur. Ce périple est, pour l’essentiel, de l’ordre de la confrontation avec l’autre, et il prend la forme d’une modification progressive du rapport aux images de l’autre. Faute de pouvoir relever tout ce que le film dit ou montre de ce rapport, j’ai choisi quelques instants qui me semblent constituer autant d’étapes. Des étapes vers quoi ? C’est maintenant qu’il faut se souvenir de la définition de l’imaginaire, formulée au début, comme « ensemble d’images constitutives de la relation d’un sujet au monde ». Le film Sans Soleil donne à reconnaître ce mouvement par lequel un individu parvient à appréhender l’autre au travers de ses images. Le film entier travaille à construire, aussi bien qu’à penser, la relation entre un individu placé en observateur et ce nœud de réalités singulières qui définissent l’autre.
Le travail de l’imaginaire (4) : l’image à l’épreuve de l’altérité (et vice-versa)
35La première interrogation remarquable, en ce qui concerne l’image et le rapport d’altérité, tient à ce que le film présente comme l’égalité du regard. Cette égalité consiste d’abord à trouver une place susceptible d’assurer l’équilibre précaire entre regardant et regardé. La recherche d’un point de vue, ou d’une position de regard acceptable vis-à-vis de l’autre, se traduit notamment par le recours au regard caméra. Le regard caméra, fréquemment associé à un arrêt sur image, apparaît comme une solution pour rendre son regard à l’autre, à celui dont on prend l’image. Et rendre son regard à l’autre, c’est accepter d’être regardé à son tour – au moins en prendre le risque. Le voyageur intègre alors ce qui le regarde à ce qu’il regarde, « car les voyeurs d’images sont vus à leur tour par des images plus grandes qu’eux ». La séquence sur la télévision japonaise en fournit un exemple, et le commentaire y insiste : « plus on regarde la télévision japonaise, plus on a le sentiment d’être regardé par elle28 ».
36Le premier acte voit donc s’établir l’égalité du regard, et la toute fin en marque l’accomplissement : « C’est sur les marchés de Bissau et du Cap-Vert que j’ai retrouvé l’égalité du regard, et cette suite de figures si proches du rituel de la séduction : je la vois – elle m’a vu – elle sait que je la vois – elle m’offre son regard, mais juste à l’angle où il est encore possible de faire comme s’il ne s’adressait pas à moi – et pour finir, le vrai regard, tout droit, qui a duré 1/25e de seconde, le temps d’une image29. » L’égalité du regard est un premier contrat établi entre le voyageur et ce qu’il filme. L’attention égale à toutes choses, surtout les plus petites, les plus ordinaires, les plus banales ou celles qui sont ordinairement délaissées, et la réciprocité la plus grande possible entre filmant et filmé, sont autant de conditions de l’approche de l’altérité. Mais une fois posée l’idée que ce que l’on regarde doit pouvoir nous regarder en retour, force est de constater que ce qui nous regarde est proprement indéchiffrable : immergé dans un paysage inconnu, bombardé d’images qu’il ne comprend pas, le voyageur n’a pas encore trouvé d’accès aux images de l’autre.
37Petit à petit, il va commencer à chercher des solutions. Il est curieux, il veut comprendre. Surgit alors une nouvelle tactique vis-à-vis de l’image, consistant à rapporter ce qui procède d’une perception singulière (les images prises par le voyageur) à d’autres images moins subjectives, c’est-à-dire à des images qui ne sont pas seulement les siennes propres, qui existaient avant lui. Le recours à une imagerie déjà constituée se traduit par l’irruption d’une double dimension, de la légende et de l’histoire. Les deuxième et troisième parties sont autant de périples traversant l’histoire japonaise (avec quelques « arrêts sur légende »), et l’histoire guinéenne. Par ailleurs, faire appel à d’autres images que les siennes propres, c’est aussi, de manière moins métaphorique, emprunter des images à d’autres cinéastes ; la troisième partie est presque entièrement constituée de telles images empruntées.
38La stratégie filmique prend dès lors la forme d’une comparaison entre ce que voit le voyageur, et ce qui a été précédemment enregistré par d’autres, dans les mêmes lieux, puis transmis jusqu’à lui. Ce mode de la comparaison vise à retrouver, dans le présent de l’observation, les traces d’un passé (légendaire ou historique). Toutes les tentatives pour lier le présent à un passé « mis en boîte », pour raccorder le regard du voyageur à ce qui a été fixé antérieurement par d’autres, seront autant d’échecs – mais non sans former d’originales configurations temporelles : autant de figures d’un temps bloqué et stérile (ou stérilisé). L’aéroport de Narita offre l’image d’un présent ou d’un passé perpétuel (dans ce cas c’est la même chose), d’un temps uniforme caractérisé par l’absence de changement. Les différents documents sur le mouvement révolutionnaire guinéen, au gré desquels les leaders se succèdent en refaisant les mêmes gestes, montrent un temps qui bégaie et se répète sans cesse : le présent annule un passé oublié, qu’un futur oublieux se profilant déjà est tout prêt à recommencer. Il ne reste à Okinawa, en ce lieu où s’est produit le massacre, qu’une boutique de souvenirs vendant des briquets en forme de grenade : voilà un présent pur, pris entre deux néants, à la fois radicalement coupé d’un passé (inaccessible et quasi-invisible), et privé de futur : « […] à deux kilomètres des bowlings et des stations-service, la Noro continue de dialoguer avec les dieux. Après elle, le dialogue cessera30. » Au total, trois formes temporelles qui tournent à vide, faute « d’ailleurs » pour éclairer « l’ici ». Dans quelle mesure les images d’archives, les mythes et les légendes, peuvent-ils répondre à ce désir de compréhension de l’autre, à cette volonté de « déchiffrer l’indéchiffrable » ? On comprend mieux, à ce point, la valeur opératoire du raccord de souvenir au regard de l’Histoire : est-il déraisonnable de supposer que le Japon contemporain gagne à être raccordé sur telle ou telle réalité capverdienne, plutôt que sur son propre passé ?
39Dans le même temps, d’autres images se présentent au voyageur ; des images qui, petit à petit, s’insinuent en lui. Un peu avant la fin de la seconde partie, il note :
De plus en plus souvent mes rêves prennent pour décor ces grands magasins de Tokyo, les galeries souterraines qui les prolongent et qui doublent la ville. Un visage apparaît, disparaît, une trace se retrouve, se perd, tout le folklore du rêve y est tellement à sa place que le lendemain, réveillé, je m’aperçois que je continue de chercher dans le dédale des sous-sols la présence dérobée la nuit précédente. Je commence à me demander si ces rêves sont bien à moi, ou s’ils font partie d’un ensemble, d’un gigantesque rêve collectif dont la ville tout entière serait la projection31.
40Un visage qui apparaît et disparaît, la recherche d’une présence onirique dans des sous-sols, le sentiment d’un rêve dérobé au rêveur, on voit à quel point Sans Soleil est tissé d’allusions à La Jetée. Ce que l’on peut remarquer, c’est qu’à ce moment du film un Japon singulier émerge et commence à se révéler au voyageur, par le biais des images oniriques – le rêve étant, ainsi qu’on le sait, l’un des territoires privilégiés de l’imaginaire. Le corps du voyageur, au lieu même de son intimité la plus grande, laisse affleurer la trace d’une imprégnation lente et, par une transfusion étonnante, cette trace est réinjectée hors de lui : en un mouvement d’aller-retour le Japon (quelque chose du Japon) vient certes occuper insidieusement les rêves du voyageur, mais lui-même greffera peu après, sur le visage impassible de Japonais endormis dans le métro, des fantasmes et des rêves absolument violents (au sens où ils démentent l’aspect paisible de ces visages, les contraignant à s’entrouvrir pour incorporer des images qui leur sont imposées).
41Les images oniriques venues au voyageur forment une alternative aux images historiques et légendaires, elles sont en quelque sorte placées en concurrence. La question se pose ici de savoir par quels moyens – quelle posture, quelle(s) image(s) – ce voyageur parviendra à appréhender le Japon, ou plutôt à construire quelque chose qui, pour lui, sera le Japon. Au-delà des seules images oniriques, l’imaginaire devient l’instrument d’une connaissance, la seule possibilité pour que le mot « Japon » parvienne à faire sens (que cette connaissance soit leurre, que ce sens soit illusoire, je n’en juge pas). Là encore Le Dépays avait ouvert la voie. Marker affirme dès le début du livre : « Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître. Une fois dépassées les idées reçues, une fois contournée l’idée reçue de prendre le contre-pied des idées reçues, mathématiquement les chances sont les mêmes pour tous, et que de temps gagné32. »
42La dernière partie du film montre que le voyageur est désormais capable d’associer son image à un ensemble. Ultime étape de cette approche de l’autre : le moment où le sentiment d’incompréhension vis-à-vis de l’altérité s’estompe. Désormais, ce voyageur peut appréhender les images de l’autre, qui ne sont plus si terriblement indéchiffrables, et il est capable d’y associer ses propres images. Ce faisant, il s’est modifié et est devenu autre. La relation avec l’autre s’est constituée – le film, aussi bien – et la compréhension (très relative) de l’autre prend la forme d’une identification à l’autre :
Quand le printemps venait, quand chaque corbeau pour l’annoncer augmentait son cri d’un demi-ton, je prenais le train vert de la Yamanote Line et je descendais à la gare de Tokyo, voisine de la poste Centrale. Même si la rue était vide, je m’immobilisais au feu rouge, à la japonaise, afin de laisser la place aux esprits des voitures cassées. Même si je n’attendais aucune lettre, je m’arrêtais devant la poste restante, car il faut honorer les esprits des lettres déchirées, et devant le guichet de la poste aérienne, pour saluer les esprits des lettres non envoyées. Je mesurais l’insupportable vanité de l’Occident qui n’a pas cessé de privilégier l’être sur le non-être, le dit sur le non-dit33.
43De nouveau, l’écho du Dépays se fait entendre, et la fin de ce livre pourrait aisément être extraite, emportée et déplacée… Alors, Sans Soleil s’achèverait sur ces phrases : « Telles sont les choses de mon pays, mon pays imaginé, mon pays que j’ai totalement inventé, totalement investi, mon pays qui me dépayse au point de n’être plus moi-même que dans ce dépaysement. Mon Dépays34. »
44De l’imaginaire, Mikel Dufrenne écrit qu’il relie l’image au désir, à la perception et au langage : « Imaginer, c’est peut-être à la fois être à soi, c’est-à-dire à son désir, être au monde, c’est-à-dire saisir l’image dans le perçu, être au langage, c’est-à-dire saisir l’image dans les signes qui la suscitent et qui la fixent35. » On comprend que penser l’imaginaire dans sa seule dimension leurrante, c’est peut-être occulter une partie de son travail. Et, si un film peut effectuer un tel processus, produire une telle expérience, on comprend aussi pourquoi dissocier radicalement images-psychiques et images-objets « nuit à notre compréhension des unes et des autres36 ».
45Ce que j’appelle travail de l’imaginaire dans Sans Soleil, se résume finalement à trois opérations. Premièrement, l’invention d’une manière de « distance à soi », c’est-à-dire d’une posture d’énonciation singulière grâce à laquelle s’ouvre le territoire de l’imaginaire. Deuxièmement, la création de possibilités de raccordement entre des zones hétérogènes au moyen du souvenir : l’imaginaire fait liant entre des images qui sont autant de petits blocs d’altérité. Et, troisièmement, la progression d’un mouvement qui épouse justement les contours de l’expérience d’altérité, en modifiant tout à la fois les images du voyageur (ensevelissement progressif du référent) et son rapport aux images de l’autre. Si les images filmiques sont ici instruments d’un travail psychique, c’est en tant qu’elles permettent, sinon de comprendre véritablement l’autre, du moins de trouver une place face à lui, face à cette réalité étrange et opaque qu’il est en principe. Question d’accommodation, au sens optique du terme et… au-delà.
46Bien évidemment, ce travail de l’imaginaire ici étudié constitue seulement un exemple de travail psychique accompli par l’intermédiaire d’images filmiques, et d’autres films, aussi bien, fourniront d’autres prototypes. Faute de pouvoir envisager de façon synoptique toutes les possibilités selon lesquelles les images non psychiques sont instruments d’un tel travail, et parce que le souci d’une classification des formes de ce travail, comme celui d’une taxinomie des images qui y participent n’est pas le mien, je m’en tiens à cet exemple et poursuis l’exploration de cette entreprise commune aux images mentales et aux images-objets. Où en sommes-nous ? Déclarer que toute image est un objet psychique autant que visuel ne va pas sans une conséquence importante, si l’on veut bien considérer que, pour Freud, le travail psychique n’a pas d’autre moteur et, au fond, n’a pas d’autre horizon que le désir. Voilà pourquoi il faut désormais s’interroger plus avant sur les modalités de cette présence du désir dans l’image.
Notes de bas de page
1 Serge Tisseron, Psychanalyse de l’image – De l’imago aux images virtuelles, Dunod, Paris, 1995 (réédition complétée, 1997), p. 13.
2 Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Minuit, Paris, 1990, p. 178, note 13. Le texte complet de cette note est : « Il se peut que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. Vraisemblablement aucune autre dérivation. Au lieu des conditions a priori de l’appareil psychique selon Kant. La psyché est étendue, n’en sait rien. »
3 Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Gallimard, Paris, 1964, p. 23.
4 Formulation un peu trop rapide, sans doute : à propos des images du rêve, Freud déclare qu’elles peuvent varier en termes d’intensité sensible (ou de vivacité), et aussi de netteté. Cf. L’Interprétation des rêves, PUF, Paris, 1967 (Die Traumdeutung, 1900), traduction I. Meyerson, édition revue par D. Berger, p. 283.
5 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, Paris, 1992, p. 76-77.
6 Jacques Aumont, À quoi pensent les films, Nouvelles Editions Séguier, Paris, 1996, p. 43 et p. 162.
7 Jacques Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., p. 30.
8 Et d’ailleurs, le terme ne fait pas problème seulement en psychanalyse. Marie-Claire Ropars-Wuilleumier remarque ainsi : « À qui veut définir l’imaginaire, les sens échappent par excès d’évidence : peu de termes qui soient plus employés et moins explicités, renvoyant au seul usage contextuel […]. Se trouvent ainsi mis à un compte “imaginaire”, et parfois dans un même texte, aussi bien la création d’une œuvre attestable que la mise en œuvre d’une activité purement psychique : l’hésitation entre la fiction, comme objet esthétique matérialisé, et le fantasme, comme production obsessionnelle intériorisée, etc. » Cf. « Le saisissement imaginaire », dans Hors-cadre, no 4 : L’image, l’imaginaire, printemps 1986, p. 28.
9 Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme fondateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », Écrits I, Seuil, Paris, 1966, p. 89-97.
10 Roland Chemama, La Psychanalyse, Larousse, Paris, 1993, p. 292.
11 Mikel Dufrenne, « L’imaginaire », dans Esthétique et philosophie, Tome 2, Klincksieck, Paris, 1976, p. 107.
12 Jacques Lacan, « Le stade du miroir… », art. cit., et Mikel Dufrenne, « L’imaginaire », art. cit.
13 Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Minuit, Paris, 1956, p. 210.
14 Le prologue de Kagemusha d’Akira Kurosawa (1980) constitue un exemple très intéressant de réflexion directement centrée sur les puissances (variables) de l’image. Le guerrier Shingen y est en effet une sorte de modèle original confronté à deux de ses représentations c’est-à-dire, d’une part, au sosie susceptible d’être confondu avec lui (le Kagemusha) et, d’autre part, à son imitation imparfaite (son frère, Nobukado, qui effectue les mêmes gestes mais en différé). Ce prologue met en scène le problème de l’image comme double d’un objet premier, pour cela frappée de malédiction. Comme ressemblance (trop) exacte, l’image doit s’émanciper de l’original ou du référent auquel elle semble inféodée : question de l’empreinte filmo-photographique. Comme imitation, elle ne peut prétendre à le remplacer ou à s’y substituer : question de la figuration picturale. L’enjeu fondamental de ce prologue est l’éclipse du référent, sa non évidente éviction par l’image.
15 Jacques Aumont précise : « La première formation originaire canonique, celle qui se produit lors du stade du miroir […] est ainsi directement appuyée sur la production d’une image effective, l’image spéculaire. Mais les images que rencontre le sujet ultérieurement viennent nourrir dialectiquement son imaginaire […]. » Cf. L’Image, Nathan, Paris, 1990, p. 88.
16 On sait que Marker fait souvent référence à Hitchcock. Sans Soleil et La Jetée se construisent, notamment, à partir de réminiscences de Vertigo.
17 Guy Gauthier, « Chris Marker, cinéaste, téléaste, vidéaste, photographe, écrivain, bricoleur et philosophe », Bref, no 6, septembre-octobre 1990.
18 Chris Marker, Le Dépays, Herscher, Paris, 1982 (non paginé).
19 Rosalind Krauss, « Marcel Duchamp ou le champ imaginaire », dans Le Photographique – Pour une théorie des écarts, Macula, Paris, 1990, p. 84.
20 Pierre Kaufmann, « Imaginaire et imagination », dans Encyclopaedia Universalis, 1980, tome 8, p. 738.
21 Il s’agit de Florence Delay dans la version française et d’Alexandra Stewart dans la version anglaise.
22 Chris Marker, « Sans Soleil » (commentaire), Trafic, no 6, printemps 1993, p. 92 : « À San Francisco j’ai fait le pèlerinage d’un film vu dix neuf fois. En Islande, j’ai posé la première pierre d’un film imaginaire […] Les astronautes américains venaient s’entraîner avant la Lune dans ce coin de terre qui lui ressemble, j’y voyais tout de suite un décor de science-fiction, le paysage d’une autre planète – ou plutôt non, qu’il soit celui de la nôtre pour quelqu’un qui vient d’ailleurs, de très loin. Je l’imagine avançant dans ces terres volcaniques qui collent aux semelles, avec une lourdeur de scaphandrier. Tout d’un coup il trébuche, et le pas suivant, c’est un an plus tard, il marche sur un petit sentier proche de la frontière hollandaise, le long d’une réserve d’oiseaux de mer. Voilà un point de départ. Maintenant pourquoi cette coupe dans le temps, ce raccord de souvenirs ? »
23 Mikel Dufrenne, dans Esthétique et philosophie, op. cit., p. 103. Pour ceux qui n’auraient pas vu Tokyo-Ga, je précise qu’il y a, à Shinjuku, un bar entièrement consacré à La Jetée, dans lequel Wenders aura presque pu croiser le regard de Marker…
24 Chris Marker, Giraudoux par lui même, Seuil, « Écrivains de toujours », Paris, 1952, p. 18.
25 Chris Marker, « Sans Soleil » (commentaire), art. cit., p. 79.
26 Chris Marker, « Sans Soleil » (commentaire), art. cit., p. 92.
27 Où l’on constate que l’hétérogénéité d’un ensemble visuel ne repose pas seulement sur la question des matières d’images. Il n’y a pas de photographies dans Sans Soleil… Pour autant, la question du référent telle qu’elle fait problème en photographie et, de façon plus globale, dans l’ordre de l’empreinte est au cœur du film.
28 Chris Marker, « Sans Soleil » (commentaire), art. cit., p. 82 et p. 83.
29 Chris Marker, ibid., p. 85.
30 Chris Marker, ibid., p. 93. J’ajoute que le cinéaste fait retour sur Okinawa dans Level Five (1995) en précisant combien la blessure reste informulée, en particulier du côté japonais. Je ne peux entamer ici une analyse détaillée de ce film, mais il me semble que Sonatine (Takeshi Kitano, 1993) travaille bel et bien autour de cette blessure.
31 Chris Marker, « Sans Soleil » (commentaire), art. cit., p. 87. Je rappelle la petite note freudienne qui ouvrait ce chapitre : « la psyché est étendue, n’en sait rien ».
32 Chris Marker, Le Dépays, op. cit.
33 Chris Marker, « Sans Soleil » (commentaire), art. cit., p. 96.
34 Chris Marker, Le Dépays, op. cit.
35 Mikel Dufrenne, Esthétique et philosophie, op. cit., p. 118.
36 Serge Tisseron, Psychanalyse de l’image – De l’imago aux images virtuelles, op. cit., p. 13.
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