Chapitre II. Économie plastique du désir
p. 23-51
Texte intégral
Question primordiale : entre le désir stricto sensu et les images, quels rapports, quelles rencontres, au juste ?
1. Préambule
1Si le terme de manque me semble susceptible d’éclairer la relation entre film et photo au sein de l’ensemble visuel, c’est évidemment sur la base de son jeu dans le désir – lequel n’est pas toujours, et il s’en faut de beaucoup, déterminé de façon bien distincte. Il faudra donc commencer par définir ou, plutôt, par régler ce jeu. Parce que je ne suis ni psychanalyste, ni même spécialiste du discours psychanalytique, je ne retiens, de propositions théoriques autrement développées et autrement orientées, que ce qui peut contribuer à la conceptualisation du travail des images. Manière de dire que le discours en question permet surtout d’esquisser une perspective, moyennant quoi son apport est à la fois essentiel et limité : limité au fonctionnement global de la mécanique désirante, en tant que l’élaboration d’images et le modelage des formes en constitue le principal enjeu. Cela étant, il est sans doute question, au fond, autant que de comprendre l’image grâce au manque et au désir, de redécouvrir ou d’étendre ces notions à l’aide de films et de photographies et, peut-être, de communiquer au désir une autre forme d’intelligibilité – une visibilité neuve ?
2Employant le terme de manque depuis le début de ce texte, presque toujours en association avec cet autre terme de désir, il est grand temps de souligner une différence importante liée au statut que possèdent ces notions à l’intérieur même du discours psychanalytique. Une bonne part de ce discours donne au manque un rôle fondamental dans l’apparition et le déploiement du désir. Pour autant, le vocable n’a pas été clairement conceptualisé par Freud. Le manque n’est pas, contrairement au désir, un concept freudien et le mot lui-même n’apparaît pas ou peu dans ses écrits, alors qu’il parle en certaines circonstances de « l’objet perdu1 ». La difficulté réside en ceci que, si le mot de manque est quasiment absent du discours freudien, un tel concept me semble néanmoins implicite dans son système théorique.
3C’est à Lacan que revient le mérite d’avoir, à partir de ce que Freud nomme « objet perdu », reconnu la part de manque inhérente au désir, et désigné cette part par l’intermédiaire du symbole « objet a ». Mais Lacan pense le manque sous trois formes (castration, privation, frustration) sérieusement attachées au registre œdipien et, pour le dire vite, il en conçoit l’activité relativement à la différence sexuelle et à la maturation du sujet. Au regard de ces éléments, l’enjeu consiste ici à envisager le manque comme une force constitutive du travail de figuration, sans se préoccuper de son ancrage ou de ses variations dans le registre œdipien, ni de ce registre, d’ailleurs. Il s’agit en somme de refendre la notion de manque : l’articulation avec le désir sera maintenue mais la question œdipienne écartée. Le remodelage du concept en passe donc par un geste de coupure : on s’apprête à déconnecter le manque de la perspective lacanienne (théorie du sujet, gangue œdipienne), afin de pouvoir ensuite le réinscrire au sein d’une théorie de l’image. Ce premier parcours à l’intérieur des écrits psychanalytiques se propose ainsi de régler l’articulation entre le manque et le désir et, dans le même temps, de faire émerger la place et la fonction de l’image dans le processus désirant.
4Par commodité autant que par souci de clarté, j’ai décidé de reprendre la terminologie proposée par Serge Tisseron, qui distingue globalement, à l’intérieur du grand domaine de l’image, l’image psychique de l’image-objet2. Toutefois, il se garde bien d’instituer un fossé infranchissable entre ces catégories, et s’engage à contester, autant que faire se peut, tout clivage radical. Je le suis bien évidemment sur ce point, dans la mesure où il s’agit justement d’explorer l’idée que les objets fabriqués par l’homme, et que l’on appelle des images, partagent certaines facultés essentielles avec ces autres images éminemment « involontaires » et « immatérielles » qui semblent, de façon plus évidente, impliquées dans nos activités psychiques.
2. Désir, manque : l’articulation freudienne
5Freud distingue très précisément, en particulier dans le recueil intitulé Métapsychologie3, les excitations physiologiques externes des excitations pulsionnelles internes. L’excitation externe provient du monde alentour, c’est le dehors qui sollicite le corps. Temporaire, elle peut être résorbée par l’action musculaire ou par la fuite. L’être humain peut en supprimer l’effet par un geste ou, s’il la reconnaît, anticiper sur ses désagréments et l’éviter ; il empêche ainsi l’excitation externe d’intervenir sur sa personne de façon prolongée. À l’inverse, l’excitation pulsionnelle est une « poussée permanente venue du corps », et ne peut être calmée de façon aussi radicalement simple et efficace – pas d’action musculaire adéquate, pas d’évitements possibles.
6Passant plus complètement du somatique au psychique, Freud ajoute ensuite que « le noyau de l’inconscient est constitué par des représentants de la pulsion qui veulent décharger leur investissement, donc par des motions de désir4 ». La pulsion correspond en fait au désir ou au besoin, la différence, essentielle, étant que ce dernier se satisfait d’un objet particulier (de la nourriture pour la faim, par exemple), alors que l’objet du désir est contingent, incertain et fluctuant, bref, très différent par principe. Lacan, attaché à bien distinguer le désir de ce qui n’est pas lui, redécoupe le problème en trois termes, en l’occurrence le désir, le besoin et la demande. En substance :
Le besoin vise un objet spécifique et s’en satisfait. La demande est formulée et s’adresse à autrui ; si elle porte encore sur un objet, celui-ci est pour elle inessentiel, la demande articulée étant en son fond demande d’amour. Le désir naît de l’écart entre le besoin et la demande ; il est irréductible au besoin, car il n’est pas dans son principe relation à un objet réel, indépendant du sujet, mais au fantasme ; il est irréductible à la demande, en tant qu’il cherche à s’imposer sans tenir compte du langage et de l’inconscient de l’autre, et exige d’être reconnu absolument par lui5.
7En tant qu’excitation interne permanente, la pulsion exige d’être satisfaite. Si cette pulsion est soutenue par un besoin, elle trouvera satisfaction dans un objet approprié. Mais si c’est le désir qui la sous-tend, alors elle ne peut être satisfaite directement par un objet – aucun objet n’est adéquat – et elle doit rechercher une autre issue. Freud décrit, pour l’essentiel, quatre types de stratégies, respectivement le renversement dans le contraire, le retournement sur la personne propre, le refoulement et la sublimation6 – l’activité artistique étant, on ne le sait que trop, généralement envisagée comme relevant de cette dernière stratégie. L’issue ainsi trouvée ne procure au désir qu’une satisfaction très indirecte : neutralisé de façon provisoire puisque l’énergie pulsionnelle se trouve dépensée, le désir est détourné de son objet supposé. Le terme de satisfaction est cependant discutable, les opérations de détournement, de répression ou d’écartement du désir incitant davantage à parler de dédommagement. On verra que le destin véritable du désir réside bien plutôt dans son accomplissement imaginaire, opération paradoxale s’il en est, puisqu’elle apporte une réponse hautement élaborée au désir tout en excluant définitivement la question de son entière et réelle satisfaction.
8La pulsion est, ainsi que cela est visible, liée au couple notionnel plaisir-déplaisir, tiraillée entre le principe de plaisir, qui la détermine en premier lieu, et le principe de réalité – doux euphémisme pour dire la contrainte qui pèse sur le désir – auquel elle est soumise. Tant qu’elle n’est pas résolue, satisfaite dans le cas du besoin, domptée ou déroutée dans le cas du désir, la pulsion procure du déplaisir, sous forme d’une tension très forte par exemple, ce déplaisir pouvant aller jusqu’à la souffrance la plus insupportable. On comprend combien la pulsion est menaçante : en tant que poussée incessante, elle place l’individu face à l’urgence et l’inévitable. Mais l’urgence ou l’inévitable diffère selon que l’on pense au besoin ou au désir. Qu’est-ce qui pourra répondre au désir, si aucun objet de la réalité ne fait l’affaire ou ne suffit et si, en outre, cette réponse n’existe pas au préalable mais doit être élaborée au coup par coup ?
9Il est apparu de façon très nette que ce que l’on nomme objet du désir n’est guère comparable à l’objet qui satisfait le besoin : là où ce dernier est déterminé et susceptible d’épuiser le besoin, le premier est mobile, incertain, variable et, lié à l’historicité du sujet, il ne cesse de se déplacer. L’objet du désir n’étant pas pourvu d’une existence réelle – même s’il transite par le réel, cet objet-là est plutôt de l’ordre de la construction psychique –, la question du désir est en décalage vis-à-vis de celle du plaisir d’objet, parfois même de celle du plaisir tout court : Freud a montré combien le rêve désagréable, et jusqu’au cauchemar, accomplit néanmoins le désir en évitant un plus grand déplaisir. Qu’est-ce à dire ? Tout simplement ceci : au regard de la réalité, la vérité du désir est l’insatisfaction. Le désir engage alors contre (tout contre) la réalité un travail qui permet d’assumer l’impossibilité d’une satisfaction directe. Lorsque l’on parle d’accomplissement du désir, cela renvoie a posteriori à ce travail, et l’accomplissement du désir est, d’une certaine façon, un détour compliqué mais nécessaire. Quel est alors le ressort du désir ? Son mécanisme ? Comment mobilise-t-il l’image ? Enfin, pourquoi parler d’économie plastique du désir ?
10En œuvre dans tout mouvement de désir, quelque chose aura été éprouvé comme manque. Disons-le tout net : le manque est à la fois l’entame et le ressort du désir. Freud n’a pas théorisé cette notion, mais sa description de l’instauration et de la marche du désir permet néanmoins d’en repérer l’activité, ainsi que le démontre cet extrait de son ouvrage essentiel L’Interprétation des rêves :
D’abord les grands besoins du corps apparaissent. L’excitation provoquée par le besoin interne cherche une issue dans la motilité que l’on peut appeler « modification interne » ou « expression d’un changement d’humeur ». L’enfant qui a faim criera désespérément ou bien s’agitera. Mais la situation demeure la même ; car l’excitation provenant d’un besoin intérieur répond à une action continue et non à un heurt momentané. Il ne peut y avoir changement que quand, d’une façon ou d’une autre (dans le cas de l’enfant par suite d’une intervention étrangère), l’on acquiert l’expérience de la satisfaction qui met fin à l’excitation interne. Un élément essentiel de cette expérience, c’est l’apparition d’une certaine perception (l’aliment dans l’exemple choisi) dont l’image mnésique restera associée avec la trace mémorielle de l’excitation du besoin. Dès que le besoin se re-présentera, il y aura, grâce à la relation établie, déclenchement d’une impulsion psychique qui investira à nouveau l’image mnésique de cette perception dans la mémoire, et provoquera à nouveau la perception elle-même, c’est-à-dire reconstituera la situation de la première satisfaction. C’est ce mouvement que nous appelons désir ; la réapparition de la perception est l’accomplissement du désir et l’investissement total de la perception depuis l’excitation du besoin est le chemin le plus court vers l’accomplissement du désir7.
11Explicitement, Freud ne parle pas de manque, et il ne distingue pas encore assez radicalement le désir du besoin, tant et si bien qu’une lecture trop rapide pourrait inciter à les confondre. Il est ici intelligible que l’émergence du désir est subordonnée à « quelque chose » qui est absent. Ce « quelque chose », Freud le rapporte au besoin. Autrement dit, le besoin, ou plus exactement l’état que produit le besoin non satisfait, serait à l’origine du désir. Et ce mouvement qu’il appelle désir n’est rien d’autre que la capacité de l’appareil psychique à déclencher un travail en images, travail qui substitue, à l’absence et à l’impossibilité d’une satisfaction immédiate et réelle, le réinvestissement de l’image mémorisée d’une telle – ou supposée telle – satisfaction.
12On a vu que le problème de l’objet se pose différemment pour le désir et pour le besoin. Si le désir constitue un problème qui, bien que lié à une expérience de satisfaction, emporte bien au-delà de l’objet de cette satisfaction, s’il est un problème distinct ou séparé en principe de la recherche d’un assouvissement dans la réalité, alors son ressort ne peut-être assimilé au besoin et à sa carence d’objet. Il faut par conséquent séparer radicalement le besoin et le désir, il faut
[…] revenir à ce constat qui laisse perplexe : les besoins non satisfaits s’oublient, mais il est des désirs non réalisés qui subsistent, indestructibles. Entre les premiers et les seconds, une mutation décisive a dégagé le sujet de la gangue d’un présent où tout élan s’absorbe dans la pâte des satisfactions données ou refusées8.
13Ce trou dans le désir, son ressort, son levier, son origine, c’est tout cela que le mot de manque voudrait désigner – manière de dire que le manque aura désormais exclusivement rapport au désir. Je précise qu’il faudrait entendre le terme d’origine au sens où Georges Didi-Huberman – reprenant, à ce moment, quelques unes des réflexions de Walter Benjamin – y entrevoit, non pas la source de toutes choses mais une sorte de « tourbillon dans le fleuve du devenir », c’est-à-dire « une espèce de formation critique qui, d’un côté, bouleverse le cours normal du fleuve […] et, d’un autre côté, fait resurgir des corps oubliés par le fleuve ou le glacier plus haut, des corps qu’elle “restitue”, fait apparaître, rend visibles tout à coup mais momentanément […] »9. Dans cette optique, le manque n’est donc pas exactement la cause du désir mais, pour ainsi dire, son lieu d’apparition, de cristallisation critique et, en somme, son mode de comparution.
14Si l’on revient maintenant sur le besoin, sa carence d’objet et sa satisfaction, quelle différence cela fait-il ? Le fragment freudien repris ci-dessus montre bien que si l’instauration du désir s’étaie sur le besoin (dérive de l’expérience de sa satisfaction), le désir a plus particulièrement rapport avec le souvenir formé à partir de cette expérience. Ce que vise ou désigne le désir n’est donc pas un objet, en effet, mais une image (psychique). Sur ce point, Freud est très clair, qui résume de la sorte la manière singulière selon laquelle le désir appelle l’image :
Le travail psychique se rattache à une impression actuelle, une occasion dans le présent qui a été en mesure de réveiller un des grands désirs de l’individu ; à partir de là, il se reporte sur le souvenir d’une expérience antérieure […] Et il crée maintenant une situation rapportée à l’avenir, qui se présente comme l’accomplissement de ce désir […] Passé, présent, avenir sont comme enfilés sur le cordeau du désir qui les traverse10.
15De cette articulation freudienne, je retiendrai deux choses. D’une part, le manque est le lieu d’apparition ou, mieux, le seuil de visibilité du désir. D’autre part, si ce manque n’est pas d’objet, au sens strict, c’est que le désir constitue pour l’essentiel une invocation faite à l’image. Reste à préciser les modalités de cette invocation.
3. Désir, image : plasticité de l’empreinte
16Si Lacan remarque bien que le manque est l’origine du désir, il est un point sur lequel il n’insiste pas – lors même qu’il ne l’ignore pas, puisqu’il a précisé que le désir n’était pas, dans son principe, relation à un objet réel mais au fantasme. Ce point insuffisamment examiné, c’est la relation effective entre l’image et le désir, au sens d’un écartèlement du désir entre deux moments d’apparition ou de formation de l’image. En tout premier lieu, l’instauration du désir s’articule sur ce que Freud nomme une image mnésique. En second lieu, son accomplissement consiste à fabriquer et à présenter des images. De là que le désir s’ancre indéniablement dans l’image. Il s’y ancre et, en tant qu’elle a compétence pour l’accomplir, l’image est encore le destin du désir – son destin mais surtout, je le précise, sa mise à l’épreuve. C’est cette connivence très forte que je voudrais maintenant souligner, en m’attachant à relever les caractéristiques et les puissances des images dans le désir. Les deux nœuds essentiels de cette connivence sont suggérés dans le montage de citations suivant :
Le désir est indissolublement lié à des traces mnésiques, et trouve son accomplissement dans la reproduction hallucinatoire des perceptions devenues les signes de cette satisfaction […] L’accomplissement du désir consiste en une formation psychologique dans laquelle le désir est imaginairement présenté comme réalisé11.
17La pensée freudienne est, sans conteste, une remarquable pensée de l’image. Je voudrais insister sur ceci que les puissances inhérentes, selon Freud, aux images psychiques concernent au plus haut point films et photographies. Voilà, en tout cas, la conviction qui anime les quelques pages à venir.
L’émergence du désir : la trace, l’image par contact
18Le premier nœud entre le désir et l’image concerne ce souvenir dont on a vu que Freud fait quelque chose comme un principe constitutif du désir. Lorsqu’il en fait mention Freud oscille, de manière absolument significative, entre les mots d’image mnésique (je renvoie, supra, à la longue citation de L’Interprétation des rêves) et de trace mnésique (voir ci-dessus) – soit, dans la langue d’origine, entre erinnerungsbild et erinnerungsspur. Or, cette oscillation entre l’image et la trace m’incite à en examiner avec attention les conditions d’apparition. Le souvenir en question provient très directement d’une perception et, dans un premier temps, son destin sera d’être réinvesti puis poussé jusqu’à l’hallucination. Comment ne pas voir que ce souvenir est d’abord un index ou une empreinte, dès lors qu’il prend la forme d’une marque incrustée dans l’appareil psychique12, les données perçues étant, pour ainsi dire, immédiatement transférées et archivées. Par la suite, ainsi que je l’ai signalé, cette empreinte se transforme en image hallucinatoire, elle s’enrichit d’une éminente faculté de leurre. L’hallucination, de toute évidence, en passe par la ressemblance puisqu’elle aboutit à une identité de perception. L’hésitation freudienne s’éclaire : voilà une trace dotée, en quelque sorte, d’un devenir image, mais pas n’importe lequel. Car, en fin de compte, face à quoi la description freudienne nous place-t-elle ? Face à un parcours ou un procès d’image : elle nous situe très exactement face à une trace qui, en se faisant image, évolue, progresse vers la ressemblance. Lorsque Freud expose l’instauration du désir, il ne fait rien d’autre, selon moi, que décrire ce cheminement singulier de l’image qui mène de l’empreinte à la ressemblance ou, si l’on préfère, la migration de l’index vers l’icône.
19Cette transformation d’une trace mnésique en image hallucinatoire, explique le psychanalyste, est la première forme d’accomplissement du désir : la première transformation d’une expérience désormais impossible (impossible à reconduire, impossible à éprouver de nouveau) en une image ressemblante. Et voici maintenant ce qu’il ajoute – ajout essentiel – à propos de cette expérience :
Rien ne nous empêche d’admettre un état primitif de l’appareil psychique où ce chemin est réellement parcouru et où le désir aboutit réellement en hallucinatoire. Cette première activité psychique tend donc à une identité de perception […] Une dure expérience vitale doit avoir transformé cette activité psychique primitive en une activité mieux adaptée secondaire.
20Laquelle ? Bizarrement, Freud achève son raisonnement en note de bas de page, et conclut de la façon suivante :
Le Lorrain dit avec raison que le rêve satisfait le désir sans fatigue sérieuse, sans être obligé de recourir à cette lutte opiniâtre et longue qui use et corrode les jouissances poursuivies13.
21On comprendra que l’image hallucinatoire reste une forme ponctuelle d’accomplissement du désir, qui concerne surtout le nourrisson. Je dirais même une forme mineure de cet accomplissement, parce que provisoire et promptement abandonnée. En effet, Freud postule que, chez l’adulte, le désir s’accomplit régulièrement par l’intermédiaire d’un autre genre d’images hallucinées, en l’occurrence les images oniriques. Or, d’une forme d’accomplissement à l’autre, de l’hallucination perceptive à l’hallucination onirique, quelque chose se perd ou se défait. Ce quelque chose, c’est la ressemblance. Une autre logique, un autre processus d’image se substitue alors au précédent. Désormais, l’empreinte n’évoluera plus vers l’icône, la logique de la ressemblance salue, se retire, laisse place à ce que j’aimerais appeler une logique de l’équivalence.
L’accomplissement du désir : l’équivalence, pas la ressemblance
22J’en viens donc au second lieu où le désir se noue aux images et les mobilise. L’image joue un rôle crucial à partir du moment où le sujet est entamé par quelque chose qui ressemble au besoin, sans pouvoir être résolu par les solutions que l’on apporte d’ordinaire au besoin. Avec ce quelque chose qui manque, que l’on appelle objet, qui jamais ne trouve satisfaction dans l’obtention d’un objet, surgit l’image comme réponse. L’image favorise l’accomplissement du désir et le modèle – ou le paradigme – de cet accomplissement sera donc le rêve.
23Ici, la pensée freudienne mérite d’être reprise, à deux titres au moins. D’abord, le rêve n’est guère autre chose qu’un tissu d’images mouvant, en reconfiguration perpétuelle, jamais totalement achevé. Par son intermédiaire, Freud ne considère pas l’image comme une donnée stable, mais selon la perspective d’un « potentiel de figurabilité ». Préséance est accordée au processus de formation (de déformation aussi bien) ou d’engendrement de l’image, plutôt qu’à son « produit » final ou donné imagé – et voilà pourquoi il semble légitime de parler d’économie plastique du désir. Ensuite, l’accomplissement du désir – toujours tel que le rêve en fournit le paradigme – n’en passe absolument plus par la ressemblance. Si le rêve accomplit le désir, c’est justement à partir d’une espèce de défaite de la ressemblance, à laquelle se substitue une tout autre logique. C’est cette autre logique, pour autant que l’expression fasse encore sens, que Didi-Huberman déplie minutieusement dans Devant l’image, et qui l’amène à conclure : « Voilà pourquoi l’analyse freudienne des moyens de “présentation” ou de “figuration” du rêve (Darstellungsmittel des Traums) va se déployer comme un travail théorique d’ouverture de la logique autant que d’ouverture de l’image14. » Peu importe, au fond, qu’il qualifie cette logique du rêve de ressemblance autre plutôt que d’équivalence. Ce qui est en jeu, dans tous les cas, reste le problème de la figuration comme opération liée à une capacité de faire dissembler plutôt que ressembler. L’équivalence voudrait tout autant, à sa façon, exprimer cette faculté de signifier une chose autrement que par la reproduction de son aspect15.
24Il n’entre pas dans mon idée de vouloir à tout prix faire concorder le travail de l’ensemble visuel et celui du rêve, ni de décalquer le second pour l’appliquer au premier. Mais, simplement, de pointer cette coïncidence troublante : les images qui s’associent à l’émergence du désir sont des empreintes vouées à un destin singulier, toutes empreintes dont Freud propose véritablement un modèle de compréhension. Que vais-je retenir de tout cela ? Comment prendre acte de la « leçon freudienne » ? Si le désir est bel et bien un problème qui s’énonce en termes d’images, de quelle façon la théorie pourra-t-elle raccorder les images (psychiques) du désir et les images de l’ensemble visuel ?
25Bref retour sur la mécanique désirante : le désir est, d’abord, une empreinte. Il est ensuite un mouvement, susceptible d’actualiser le devenir-image de l’empreinte par l’intermédiaire de son remodelage. Ce devenir-image, et il me semble que cela donne à penser, rompt avec la logique de la ressemblance exacte. Enfin, le mouvement du désir est activé par une force singulière, soit le manque. Je précise que la trace mnésique n’est pas, comme la photographie, une empreinte lumineuse à vocation visuelle, mais plutôt une empreinte psychique à vocation visuelle. Cela étant, un même phénomène de latence, entre la formation de l’empreinte et la « naissance au visible » de l’image, se laisse repérer au niveau du dispositif psychique comme à celui du dispositif photographique. Dans la mesure où l’élaboration des images filmiques et photographiques procède d’un principe similaire à celui qui régit la formation du désir – principe de co-présence et de connexion entre une situation réelle et une surface d’inscription –, le mécanisme du désir ne peut être ignoré dans la compréhension du travail de ces images dites non psychiques. La pensée freudienne invite, par là même, à questionner les images filmiques et photographiques sous l’angle du travail psychique qu’elles assument – du désir qu’elles accomplissent – en s’interrogeant tout particulièrement sur le manque qui les travaille, sur la ressemblance qu’elles défont, sur cette logique de l’équivalence édifiée au lieu même de la ressemblance. Alors, la rupture engendrée par le photographique pourrait être comprise pleinement : pour la première fois, le désir aurait rencontré des images à sa (dé)mesure – de « vraies images ». Je défends cette idée que, si la photographie au sens large ouvre une brèche dans l’histoire des images, c’est que jamais auparavant le désir n’avait trouvé un tel instrument de comparution, une telle puissance de figurabilité.
26Ainsi, ladite « articulation freudienne », il me semble important de la prolonger ou de la réfléchir jusqu’au bout, en l’occurrence jusqu’au champ des images non psychiques (ou prétendues telles). Semblable déplacement, non seulement des termes élaborés par la psychanalyse, mais surtout de ce fonctionnement original que j’ai tenté de mettre en valeur, implique que la « représentation » filmique ou photographique, foncièrement pensée comme modelage et invention du visible (via sa reproduction) soit aussi bien rapportée aux exigences de l’appareil psychique. Ce qui revient à dire que de telles représentations distribuent, dans le même temps, du désir et des formes, en sorte que la question de la figuration ne se laisse plus séparer de l’exigence de figurabilité du désir.
27On m’objectera, en toute logique, que les images filmiques et photographiques ne peuvent être confondues avec les images psychiques. Je suis d’accord, cela va de soi, il s’agit d’images dissemblables – quant à leur matière, quant à leur façon de se présenter, entre autres choses… Et quand bien même, cela implique-t-il pour autant que les premières échappent aux exigences de l’appareil psychique et soient coupées du travail qu’il effectue ? La question du travail psychique assumé par des images en principe non psychiques sera reprise, de manière plus concrète, dès le prochain chapitre. Toutefois, avant cela, je voudrais faire retour sur le problème de la ressemblance de (ou dans) l’image, telle qu’un « film-avec-photographies » s’est trouvé capable de la problématiser, d’une façon tout à fait exemplaire. Anticipant quelque peu sur le procès analytique, je dirais que l’intuition freudienne – tout ce que j’ai désigné, de façon sans doute un peu trop synthétique, par la formule : l’équivalence plutôt que la ressemblance – y trouve une actualité étonnante. Du film, comme d’une caisse de résonance où s’étoffent les propositions théoriques. Première passerelle donc, ou premier raccord, entre le jeu des images mentales et celui des empreintes visuelles.
4. Défaire la ressemblance : Les Photos d’Alix (Jean Eustache, 1980)
28Alix, photographe, trente ans peut-être, soumet quelques-unes de ses images (dix-neuf au total) à un jeune homme qui l’interroge. Jean Eustache décrivait ainsi le protocole filmique :
Alix lui explique ce qu’elle a voulu faire. Elle se souvient de tout mais lui ne reconnaît pas toujours ce qu’il voit. Il devine, s’égare, saisit une ressemblance, se perd à nouveau entre les images et les légendes d’Alix qui est toujours tellement sûre d’elle… […] Avec la même sincérité, chacun perçoit et raconte différemment ce que nous ne voyons pas, ou ce que nous voyons autrement, mais d’un autre œil. Au fur et à mesure de la conversation, les ressemblances vont se défaire16.
29Comprendre comment cela est rendu possible, relever les procédures au gré desquelles la ressemblance se défait, et aussi commencer à observer ce qui surgit sur le dos de cette ressemblance, voici les problèmes sur lesquels je voudrais m’arrêter un instant – manière de prolonger ou d’approfondir l’hypothèse freudienne en la mettant à l’épreuve de l’image.
30De toute évidence, l’écart entre la trace et l’image que le discours de Freud a permis d’entrevoir – cet écart auquel est subordonné le déploiement du désir – ou encore, la latence essentielle entre l’inscription, la prise d’une empreinte et ce qui, depuis celle-ci, conduira ou aboutira à la conquête de l’image, ce film de Jean Eustache s’est consacré à le restaurer, à l’exhiber pour le questionner, s’y est, en somme, engouffré. Les Photos d’Alix (1980), fascinante petite machine de déconstruction et d’invalidation de la ressemblance, manifeste comme une invitation à apprécier l’image selon ce qui ne peut faire l’objet ni d’une reconnaissance ou d’une visibilité certaine, ni d’une dénomination ou d’une stabilisation par le mot. Il faudra, en substance, apprendre à regarder l’image sous l’angle de la dissimilitude et, dans le même temps, tenter de la ressaisir avec ses gestes fondateurs, son laboratoire, son archéologie.
31Le film semble indéfectiblement lié à une idée d’estompage et de disparition, idée dont le journal d’Alix, avec son phrasé lapidaire inimitable, forme la caisse de résonance – ainsi, ce précepte : « But esthétique : la disparition17. » Il s’agit d’abord, concrètement autant que méthodiquement, de porter atteinte à l’intégrité des formes – par retranchement, disjonction ou démultiplication, c’est selon, mais toujours en insistant sur les procédures techniques de ces attentats – et, de manière plus générale, à celle des images. Il s’agit encore, face aux restes gisant dans l’image, face à ce peu de visible à vrai dire, de défaire plus avant la ressemblance en détruisant jusqu’à la corrélation unissant une forme vue, perçue, à des objets de la réalité qui seraient supposés lui correspondre. La forme dès lors n’est plus seulement abîmée ou entamée matériellement, mais son identité est minée, se met à vaciller. Visuellement amenuisée, puis désolidarisée de ses objets ou de ses « choses référentielles », l’image, douteuse, contraindra le regard à accommoder ou à se régler d’une toute autre façon. C’est que, désormais, la logique de la ressemblance ne permet plus d’appréhender l’image.
Perversion, annulation du cadrage photographique
32Le premier geste pour défaire la ressemblance consiste à estomper ou à gommer, en tout ou en partie, les bords de l’image photographique. De nombreuses photos d’Alix (par ordre chronologique d’apparition à l’écran, les deux premières, la troisième, la quatrième, la huitième, la onzième, la quatorzième et la quinzième, ainsi que la dix-huitième) présentent une vaste étendue blanche, seulement interrompue par le bord tranchant d’un passe-partout, ou limitée par la taille de la feuille de papier d’impression, plutôt que par un effet de découpe strictement inhérent à l’image elle-même – à sa capture. Devant de telles photographies, une question simple se pose : jusqu’où peut se prolonger l’image, jusqu’où se propage l’hémorragie blanche ? L’image, dans ce cas, ne peut être dite cadrée, mais diversement encadrée. Et, sous son encadrement factice, l’image non cernée tend à « s’illimiter ». Effacer les limites, atténuer l’effet de coupure, faire sauter la clôture. Que l’image soit entièrement ouverte et semble capable d’extension massive, ou bien qu’elle soit juste zébrée de traits blancs qui percent le cadre en pointillé, par intermittence, l’effet est sensiblement le même : la photographie, à peine trouée ou carrément béante, fuit par tous ses bords. Or, notre conception usuelle de la ressemblance, ainsi que l’explique Georges Didi-Huberman18, se fonde en principe sur la possibilité d’une mise en comparaison entre des termes nettement séparés, tout à fait définis et délimités. Manière de dire que la ressemblance se conçoit d’ordinaire entre des choses arrêtées ou fixées, même provisoirement. Étendue aux limites incertaines plutôt que portion d’un visible borné, la photographie ne constitue pas (ou plus) ici une entité stable et bien circonscrite, pas un fragment distinct susceptible d’être comparé avec quelque chose de la réalité, mais une zone interminable et comme une nappe poreuse.
33Lorsque l’opération de découpe est maintenue et lorsqu’elle s’affiche (insolente !) comme telle, alors elle est pervertie, en sorte que le cadre ne remplit plus sa fonction princeps. Au registre de ces « perversions », on versera les emboîtements de cadres gigognes qui caractérisent la septième photographie : ici, les cadres foisonnent, l’opération de cadrage se démultiplie à l’envi, et la surface de l’image est infiniment (et intrinsèquement) redécoupée. Chose paradoxale, l’accumulation de cadres contribue encore à atténuer ou annuler la coupure : puisque l’image outrepasse nombre de ses fausses bordures, celles-ci sont de peu d’efficacité (moralité de l’histoire : trop de cadre nuit au cadrage). Une autre forme déviante de cadrage se laisse apercevoir dans l’image onze : il y a bien un cadre, fort net, tranchant, ironiquement coloré d’un jaune vague (comme doré à l’or fin, puis terni) mais il ne borne pas rigoureusement l’image (il est à l’intérieur, et bien plus petit qu’elle : étriqué), se contentant de délimiter une pure surface ivoire. Pendant ce temps, une minuscule vignette persiste juste à côté, comme un défi, manière de souligner que l’image a lieu ailleurs. Pour faire face à l’atténuation massive de la découpe photographique, rien d’autre que ces deux espèces de cadrage affolantes, aberrantes, dont aucune ne parvient à enserrer l’image : la première se fait déborder par l’image, la seconde la rate, tombe à côté de la plaque.
Agression des motifs : l’effraction blanche, le pan de vide
34Effacer ou nier la bordure constitutive de l’image est le tout premier geste engagé contre l’édification du procès de ressemblance, auquel vont s’adjoindre d’autres agressions formelles, dirigées cette fois vers tout ce qui se trouve au cœur de l’image, et en particulier vers l’enveloppe humaine. Un aspect de cette entreprise réside dans une sorte de liquéfaction du corps dont attestent les images quatre, quatorze, dix-huit. À trois reprises, les corps se voient prolongés par des traînées charbonneuses, excroissances mi-aériennes (la trace créée est proche d’une fumée noirâtre), mi-liquides (elle prend aussi l’aspect d’une coulure ou d’une bavure), qui attentent à la qualité solide, consistante et jusqu’à l’opacité des corps – cela, lorsque la désintégration ou la dissolution du corps n’est pas totale, ce qui advient dans ces deux soi-disant autoportraits que constituent les huitième et dixième images.
35Déliquescence, mais aussi ablation, scission ou dédoublement : ainsi, la troisième photographie exhibe le corps incomplet d’un individu dont les membres inférieurs ont été sectionnés par artifice (en deçà du torse : rien) et les membres supérieurs atrophiés (en deçà des coudes : des moignons). Ailleurs, dans la sixième image, un homme sera présenté simultanément de dos et de face grâce à son reflet dans un rétroviseur, et la personne sera littéralement coupée en deux : comment admettre que deux morceaux tellement séparés, tellement dissemblables – l’un flou, l’autre non – s’assemblent et concourent à former un être humain ? Comment en sommes-nous venus à réunifier, machinalement, les morceaux d’humains que les images nous jettent à la face – quel dressage, quelle angoisse derrière nos opérations de synthèse ? Dans la neuvième photo, si le corps semble préservé dans son entier, il s’avoue curieusement ubiquiste. Là où nous voyons deux corps, un seul selon la photographe, mais dédoublé : un corps avec son reflet dans un miroir. Or, entre le corps photographique et son reflet, on observe une mutation pour le moins inquiétante : le premier est allongé, vêtu, masculin, là où le second est assis, apparemment nu, et peut-être n’est-ce pas un corps d’homme… Au passage, ces derniers exemples définissent ou décrivent la personne humaine comme un ensemble de fragments d’images incompatibles entre eux, et extrêmement mal ajustés les uns par rapport aux autres.
36L’atteinte portée à l’intégrité du corps s’exerce également sur les objets ou les autres motifs. Ainsi, la ligne blanche qui épouse le contour ondulé d’une tête d’homme tourne, migre et se reporte sur une tête de lit, celle-ci se démultipliant (seconde image photographique) ; plus loin, une forme circulaire – la montre dorée suspendue au cou d’Alix – se métamorphose en forme rectangulaire (onzième photo). Autre exemple, au tout début du film, lorsqu’un motif est soustrait, dérobé sous nos yeux. En effet, la photographie inaugurale se dédouble en deux tirages légèrement différents. Entre l’image de gauche et celle de droite, plusieurs modifications substantielles, dont une seule m’intéresse pour l’instant : un motif central (sans certitude, un bosquet) a été escamoté, effacé du centre de l’image, et une trace blanchâtre témoigne activement de ce mouvement de volatilisation.
37Sans aucun doute, nombre de ces attentats peuvent être rapportés à l’action destructrice d’un élément plastique : une dangereuse et envahissante blancheur. Substance acide, corrosive, susceptible de ronger certaines zones dans la troisième photographie, agent gommant avec ses effets d’estompage dans les première et quinzième, blanc liquéfiant ou diluant (images quatre, quatorze, dix-huit), effet d’irradiation blanche au cœur des huitième et cinquième images, tout cela sans compter les multiples bandes blafardes qui strient les photos et les effets de séparation qui en résultent : partout, le blanc poursuit son travail d’inachèvement de (ou dans) l’image, se substituant sans cesse aux contours et aux formes. Cette intervention permet, en tout premier lieu, de renvoyer l’image à son inéluctable destin, qui est de se détériorer progressivement, et par conséquent de l’inscrire dans un processus temporel singulier. Exposant l’image photographique avec son processus de dégradation, avec sa prévisible extinction, le film met en avant son aspect provisoire et comme accidentel : à titre de phénomène visible, l’image n’est que de passage.
38Mais surtout, en ce qui concerne l’image photographique positive, le blanc peut encore être compris comme ce qui marque ordinairement les zones vierges, dénonce l’opacité trop grande du négatif ou l’impatience de l’opérateur (ou bien les deux), atteste en tout cas d’une insuffisance lumineuse : il n’y a pas eu assez de lumière pour faire impression. Au-delà, cela signifie que certains éléments présents lors de la prise d’image ne seront pas visiblement actualisés, que certains paramètres déterminants pour l’image resteront à l’état de relative invisibilité. Aussi, de façon radicale, le blanc témoigne pour toute cette part virtuelle de l’image qui n’est pas nettement portée au visible et dont elle est, malgré tout, grosse. L’effraction blanche est une manière d’élire un pan de vide dans l’image pour tout ce qui ne peut être vu et qui, pourtant, participe à son élaboration : une réserve pour tout ce qui agit, influe au moment de la fabrication de l’image, mais n’est pas complètement rendu au visible. Du blanc comme d’un soupçon introduit dans ce visible. À reprendre une formulation de Didi-Huberman – qui concerne, je le précise, un tout autre phénomène d’image – il ne s’agit rien moins que de « constituer l’invisibilité en marque visuelle de la présence retirée19 ».
39Pour l’essentiel, la blancheur assume, je crois, deux tâches complémentaires : d’une part, vectoriser temporellement l’image en la fragilisant des signes de son usure (le blanc comme instrument d’effacement, indice de détérioration) ; et, d’autre part, réserver une place disponible pour tout ce qui façonne cette image mais ne peut se voir (le blanc comme réserve pour l’invisible, indice de non-impression), toutes choses que les mots d’Alix – son discours apparemment incohérent – tentent justement d’esquisser ou mieux : de sculpter. Autant dire que le blanc est à la fois le gage ou le dépôt d’un en deçà et d’un au-delà du visible : des choses vont disparaître, lors même que d’autres n’étaient pas apparues. On a vu comment l’image travaille à relativiser ou à détruire ses limites, comment elle déborde. De la même façon, cette image ne peut être réduite à ce qui se donne à voir, à reconnaître et à nommer, en bref, à ce qui s’offre positivement, immédiatement, au regard.
40Une photographie de Duane Michals – un simple intérieur de bar – rend compte, avec précision, de tout cet invisible qui prend part à l’émergence de l’image au point, parfois, de la hanter : « There are things here not seen in this photograph20 » résume de façon instantanée et saisissante cette idée que Les Photos d’Alix développe graduellement. Juste un commentaire, en forme de question sans réponse, sur cette photographie retorse. There are things here not seen in this photograph, écrit Michals. Autrement dit, vous êtes face à une photographie et, simultanément, face à autre chose : un lieu, ici, here. Or, en ce lieu, se trouvent des choses que vous ne pouvez pas voir dans cette photographie. Quelle espèce de lieu est-ce donc ? Doit-on y déceler une allusion à l’espace référentiel et à l’événement, passé, de la prise de vue ? La légende complète, rédigée au passé, semble confirmer cette hypothèse : « Ma chemise était trempée de sueur. La bière était bonne mais j’avais encore soif. Un ivrogne braillait quelque chose à propos de Nixon. Un autre l’écoutait. J’observais un cafard cheminer lentement le long du pied d’un tabouret de bar. Alors Campbell entonna son refrain sur les “Nuits du Sud”. Il fallait vraiment que j’aille aux toilettes. Une épave s’approcha de moi pour quémander de l’argent. Il était temps de lever le camp. » Mais, dans ce cas, pourquoi le photographe n’a-t-il pas titré : « There were things there not seen in this photograph » ? Quelle ambiguïté !
Le dispositif écarté : le stéréoscope21
41Une autre tactique d’éradication de la ressemblance se met plus subtilement en place, juste avant l’ouverture du film, en pré-générique. J’ai parlé, rapidement, de ces deux images presque semblables qui sont accolées l’une à l’autre, et mentionné la disparition de motif opérant entre l’image de gauche et celle de droite. J’ajoute à présent qu’un léger décadrage est perceptible entre les deux photographies, introduisant un décalage significatif. En effet, ces deux images quasiment jumelles, mises côte à côte, évoquent sans conteste les doubles planches stéréoscopiques (ou stéréogrammes), avec leur toute petite différence, reconnaissable entre mille. Ainsi, l’image qu’Alix qualifie de « vieux négatif repris de sa mère » n’est rien d’autre qu’une image orpheline de son dispositif d’observation.
42Jonathan Crary a minutieusement reconstruit le contexte d’apparition du stéréoscope, insistant en particulier sur certaines des expérimentations et des pensées qui permettent d’en comprendre les enjeux. En résumé, le dispositif, apparu au début du XIXe siècle, est selon lui indissociable d’un vaste mouvement d’interrogation sur la perception de l’espace :
La disparité de la vision binoculaire, le fait incontestable que chaque œil voit une image légèrement différente, est un phénomène connu depuis l’Antiquité. Mais ce n’est que dans les années 1830 qu’il devient fondamental, dans la recherche scientifique, de définir le corps voyant par ce régime binoculaire indépassable, de calculer précisément la différentielle angulaire entre les axes optiques des deux yeux, et de déterminer les données physiologiques expliquant cette disparité. Telle est donc la question qui préoccupe les chercheurs : étant donné qu’un observateur perçoit une image différente de chaque œil, comment en vient-il à les unifier ou à les réduire à une seule22 ?
43L’appareil stéréoscopique répond à ces interrogations, par le biais d’une modélisation de la perception humaine : face aux stéréogrammes, l’observateur se retrouve « face à deux images dissemblables dont la position imite la structure anatomique de son corps23 » ; et la machine propose, à défaut d’une explication physiologique concernant la disparité fondamentale du regard, une duplication technique de ses opérations de synthèse ou de réunification, sans lesquelles aucun relief n’est possible.
44Ce n’est pas tout. Non seulement le stéréoscope mime la synthèse hors de laquelle notre perception visuelle resterait scindée, partagée entre deux images faiblement différentes et surtout dissociées, mais il engage aussi une expérience troublante de l’espace, en renforçant l’impression de profondeur et en décuplant la sensation de relief. Toutes choses que Rosalind Krauss résume ainsi :
L’espace stéréoscopique est un espace perspectif qui aurait été rendu plus puissant encore. Celui-ci étant structuré comme une sorte de vision sans champ latéral, le sentiment de fuite dans la profondeur est permanent et inévitable, d’autant plus que l’espace qui entoure le spectateur est masqué par le système optique qu’il doit mettre devant ses yeux pour visionner les images et qui le place dans un isolement idéal. Tout ce qui l’entoure, murs et sols, est exclu de son regard […]. L’image stéréoscopique paraît composée de plans multiples qui s’étagent le long d’une pente raide qui va de l’espace le plus proche au plus éloigné. L’opération de déchiffrage visuel de cet espace implique que le regard balaye le champ de l’image […]. Ces micro-efforts musculaires correspondent sur le plan kinesthésique à l’illusion purement optique de l’image stéréoscopique24.
45La dimension peu ou prou concrète de l’image est happée par l’illusion, et voilà que jaillissent des objets presque tangibles : « L’esprit avance à l’intérieur même de la profondeur de l’image. Les branches décharnées d’un arbre à l’avant-plan ressortent vers nous comme si elles voulaient nous arracher les yeux. Le coude d’une figure s’avance tellement qu’il nous incommode. Il y a aussi une quantité effroyable de détails, à tel point que nous éprouvons la même sensation d’une complexité infinie que devant la Nature25. »
46Dans un premier temps, l’absence manifeste de la « machine stéréoscopique » dans Les Photos d’Alix fait que ces stéréogrammes qui, judicieusement replacés dans leur appareil de visionnement, auraient contribué à la création d’une impression de profondeur et de volume (de tridimensionnalité), se voient renvoyés à leur platitude photographique ordinaire. De fait, il devient évident par la suite que le film mise ouvertement sur la surface et la planéité de l’image (et tout aussi évident qu’il crée autrement d’autres types de profondeurs). Le stéréoscope intervient ici à titre de contre modèle et donne une orientation claire au film. Car, si ce début de film est tellement important, c’est qu’il suggère la création, à venir, d’un dispositif inverse de regard sur l’image : un dispositif s’articulant tout à la fois contre l’illusion de profondeur et, surtout, contre la synthèse ou la réunification des différences. Et, en effet, un modèle de regard s’instaure ensuite qui fait diversion et réintroduit de l’équivoque dans la belle ordonnance du voir, autrement dit, qui remet un grain de sable au cœur d’un système idéalement huilé. Alors, là où le stéréoscope s’efforçait – avec succès, bien sûr – de réconcilier des images disjointes ou d’unifier le divers, là où il fabriquait de la ressemblance à partir de la différence, le film s’acharnera au contraire à faire surgir la dissemblance dans l’image, à réintroduire les tensions qui organisent le voir, pour montrer finalement combien l’image regardée est un tissu d’écarts qui ne se résorbent pas. Quels écarts ? Ceux qui, pour reprendre une formule célèbre, dissocient ce que nous voyons de ce qui nous regarde. Mais, au juste, comment le film élabore-t-il ce contre modèle du voir ?
Champ, contre-champ : la discorde, le désaccord
Champ : Alix et Martin, assis (après le coup d’envoi, et le générique), parlant de chaque photo qu’ils regardent. Contrechamp : la photo concernée. Il y en aura dix-huit. L’art sera la dérive, la variation de la dérive. Aux questions de Martin, Alix répond en éclairant les circonstances de la prise de vue, la nature des transformations effectuées, des parti pris choisis. Mais dès la photo trois, de façon subreptice, le doute et avec lui un drame à la fois sourd et léger s’insinue, à propos d’un détail : un homme dans le fond, coupé à demi en hauteur ; on le suppose nu, Martin croit qu’il fait partie d’un tableau, mais il était réellement présent à la prise de vue et « il n’était pas nu, précise Alix, contrairement à ce que la photo peut suggérer ; il est parfait, là, non ? ». Puis, brutalement, dès la photo quatre et ensuite souvent, mais pas toujours, ce serait trop simple, un écart plus ou moins béant s’installe, entre ce qui est dit et ce qu’on voit, sans qu’aucun des deux observateurs s’en inquiète, mais de façon à ce que monte en nous une inquiétude doublée de fascination26.
47Champ : le filmage des deux protagonistes, une succession de plans qui consistent presque toujours en d’infimes variations à partir d’un plan initial, matriciel. Un examen plus attentif montre que l’angle de prise de vue varie insensiblement, oscillant entre une approche frontale et une approche de biais. Ce mouvement de balancier perdure : c’est jusqu’au bout que l’angle de prise de vue hésitera, produisant une sensation d’instabilité comparable, je crois, à la petite gêne éprouvée lorsque nous examinons des stéréogrammes hors stéréoscope. On voit que le principe du « tout petit décalage angulaire » donne lieu à un traitement très différent de l’unification stéréoscopique. Donc, dans un premier temps la caméra cherche la frontalité, tout en s’approchant chaque fois un peu plus près des personnages ; puis, une fois cette frontalité trouvée (aux alentours de l’image intitulée La dernière chambre), une tendance inverse se fait jour, s’amusant à la contrecarrer, à se décaler pour se replacer légèrement de côté. Voici, en somme, un champ monotone quoique discrètement inquiété, un champ dont les effets régulateurs sont entravés par de petits décalages d’angulation. Contre-champ : les photographies commentées, un défilé d’images, de formes, de couleurs ou de valeurs diverses, bref, une série tout à fait hétéroclite, cette fois (bien que l’on puisse y repérer des constantes, ainsi que j’ai essayé de le montrer à propos de l’intervention du blanc).
48Entre le champ et le contre-champ s’institue une fêlure, un hiatus d’abord seulement ébauché, puis élargi jusqu’à créer un doute quant à leur possibilité même d’articulation ou de raccordement. Au départ, l’image qui est commentée est offerte une première fois dans le champ, posée bien à plat sur la table, juste devant les personnages, petite image lointaine que le spectateur peut appréhender en un survol synthétique, mais non examiner avec précision. Lorsque le contre-champ survient, et avec lui la photographie plein cadre, nous reconnaissons l’image que nous discernions à peine un instant plus tôt. Mais voilà, progressivement, les photos seront expulsées du champ, reléguées dans le bas d’un cadre qui se resserre : elle chutent. Dans le même temps, le commentaire se fait de plus en plus énigmatique, prend ses distances vis-à-vis des photos, semble ne plus y adhérer parfaitement, s’en décolle. Un peu comme dans le film Nostalgia (Hapax Legomena : I, 1971) d’Hollis Frampton, les images et leurs commentaires semblent avoir été mélangés et redistribués selon une logique d’inadéquation – à cette différence près que, dans le film d’Eustache, le décalage ne fait pas système27.
49C’est bien entendu au moment où nous aurions véritablement besoin que s’établisse, entre le champ et le contrechamp, un rapport solide de confirmation, que le film les dissocie définitivement : nous ne verrons plus les photos dans le champ – l’objet du regard et du discours ayant été aspiré par le bord inférieur du cadre –, mais seulement dans le contrechamp. En d’autres termes, le film organise une « éclipse d’images28 » : les personnages parlent de (ou sur) quelque chose dont nous sommes privés. Et, chaque fois, le contre-champ semble démentir ou remettre en question l’image décrite dans le champ. En conséquence, il devient légitime de supposer que ce contre-champ (photographique) ne correspond plus au champ filmé. C’est un peu comme si la parole qui s’élance dans le champ se poursuivait dans un contre-champ inadéquat, aléatoire ou vicié.
50C’est dans ce contexte que nous pouvons apprécier pleinement le rôle du commentaire, tout simplement parce qu’il vient appuyer et renforcer la rupture visuelle entre le champ et le contre-champ. Le spectateur est inquiet, doute, s’imagine que la photo qu’on lui montre est différente de celle que les personnages examinent. Le commentaire va ni plus ni moins « enfoncer le clou ». Pourquoi ce commentaire est-il tellement troublant ? Pour une raison très simple : des choses sont désignées et nommées par Alix et Martin, que nous ne voyons pas apparaître dans l’image ; à l’inverse, d’autres choses se manifestent visiblement, que les personnages négligent ou semblent ne pas remarquer. En fait, le commentaire est tout bonnement en train de fabriquer une autre image que celle que le contre-champ offre à notre regard : il crée une seconde image, une image abstraite, immatérielle, en lieu et place de la photographie réelle. En définitive, chacune des photographies d’Alix donne lieu à deux images différentes : il y a d’abord une « image parlée », faite avec des mots, et il y a ensuite, une « image visualisée », dont la matière est (filmo) photographique. C’est un peu comme si la photographie était partagée entre son apparence manifeste, d’un côté, et, de l’autre, son imaginaire. Au fond, ce qui se détraque ici, c’est l’unité ou la cohésion de l’image : la part matérielle ou littérale de la photographie entre en concurrence, et même en conflit, avec sa part imaginaire.
51En fin de compte, le drame qui se noue là se formule aisément : drame du faux raccord ou, plus exactement, du contre-champ désaccordé, drame de l’interstice, de l’entre-champs. On voit combien le modèle stéréoscopique aura servi de repoussoir : au lieu de fabriquer de la ressemblance et de la convergence à partir d’éléments différents, le film engendre de la dissemblance et de la divergence à partir de chacune des photographies, autant d’images systématiquement entrouvertes, mieux, divisées.
52Je résume. La ressemblance se défait tout d’abord depuis l’intérieur des photographies, au gré d’un véritable travail de sape sur leurs limites et leurs motifs. Deux propositions : premièrement, l’image n’est pas un fragment arrêté mais une étendue ou, mieux, une extension ; secondement, elle engage bien plus que ce qui est visible. À partir du moment où l’image apparaît tellement instable, où ses bordures comme ses contenus se font incertains, juger de sa ressemblance devient périlleux (et accessoire). La photographie n’est cependant pas l’unique lieu, ou l’unique instrument de défection de la ressemblance. Le film ne s’ouvre-t-il pas sur l’éviction du dispositif stéréoscopique – instrument majeur, faut-il le rappeler, de création d’une illusion de relief et de profondeur ? Non seulement le film revendique l’occupation de la surface, mais il se refuse absolument à cette résorption des différences opérée par la machine stéréoscopique. Pas d’idéale synthèse. La dissemblance, l’inquiétude et l’équivoque : voici tout ce à quoi l’image nous engage. Comment montrer tout cela ? Au moyen d’un désaccord fermement institué entre champ et contre-champ et, en l’occurrence, avec cette contestation de l’un par l’autre. J’ajoute qu’entre le champ et le contre-champ, entre ce que l’on voit et ce qui nous regarde, il ne faut surtout pas choisir.
Vers l’équivalence : « Toutes les photographies sont senti/mentales »
53Quelle que soit la déstabilisation qu’ils causent, les propos d’Alix ne sont pas incohérents. Seulement, elle tente de rendre ses images à leur dimension expérimentale : à leur dimension d’épreuves photographiques, au sens fort. Pourquoi ses propos semblent-ils d’abord incongrus ? Parce que nous cherchons dans les photos une confirmation des mots qu’elle prononce. Comment ? En tentant de reconnaître, dans les images, les choses que ses mots désignent ou, plutôt, désigneraient. En essayant de construire, entre eux, la passerelle de la ressemblance. Nous supposons alors que tout le propos de l’image est d’offrir au regard ce genre de choses que les mots peuvent désigner. Nous supposons que ce que nous voyons constitue le tout de l’image, nous oublions ce qui, depuis elle, nous regarde. Évidemment, lorsque la photographe évoque ses deux amis photographiés à Londres, et que nous reconnaissons une paire de chaussures, cela ne colle pas, la ressemblance n’y est pas.
54Il y a une autre façon de voir les choses, une manière décalée de considérer l’image, toute voie dans laquelle le film nous engage progressivement, en fait, nous contraint d’aller. Il s’agit, pour le dire vite, de comprendre l’image, non comme présentification d’objets, énumération de choses ou collection de personnes reconnaissables, mais comme tentative pour instituer, inscrire et restituer une expérience dont elle forme globalement l’équivalence. Je ne peux, à ce stade, expliquer plus finement en quoi consiste cette lente élaboration de l’équivalence : c’est au cours de la réflexion que la notion pourra se préciser, acquérir un sens plus spécifique. Ce que je peux dire, en revanche, en anticipant quelque peu sur la suite de ce texte, c’est que tout cela relève assurément du travail de la figure (la question est d’actualité, j’y reviens sous peu), en sorte que l’équivalence implique la capacité de l’image à rendre compte de phénomènes autrement que sous leur aspect littéral. L’équivalence plutôt que les équivalents, si l’on veut et, de nouveau, le processus, plutôt que ses termes. Cette expérience en tout cas, cela est très important, n’est pas exclusivement visuelle : elle trouve certes des fondations dans la perception visuelle (car, sinon, à quoi bon l’image ?) mais comporte ou s’agrège aussi d’autres paramètres sensoriels et, très probablement, des affects, ainsi que le souligne Serge Tisseron :
Toute photographie résulte d’un acte de photographier. Cet acte produit, à partir de l’image complexe qu’a le photographe (et qui est tridimensionnelle, sensorielle et motrice), une autre forme d’image, plane et réduite à ses seules composantes visuelles. Les appareils Reflex, qui cachent un instant l’image perçue au moment de la prise de vue, objectivent ce moment de passage de l’image perçue à l’image photographiée. Dans ce moment, l’image visuellement perçue est véritablement cassée. Mais ce geste ne casse pas seulement une image tridimensionnelle au profit d’une autre, bidimensionnelle. Il isole surtout la seule composante visuelle de la perception pour la réifier sur la surface de la pellicule sensible […]. De ce geste, il résulte alors quelque chose qu’on appelle « une image ». Mais cette image n’est plus l’image complexe et riche de la perception. C’est une image « pauvre » en ce sens que, de tous les caractères de l’image perçue (visuels, sensoriels, moteurs et affectifs), elle isole la seule apparence29.
55Jean-Louis Schefer : « C’est à peu près ce qu’enseigne une histoire (même ou de préférence) accélérée des images ; aucune, jamais, n’est faite du lien explicite avec la chose dont elle reprend les traits : elle en est la configuration, la déformation symbolique, allégorique, idéologique30. » Alors, l’image ? « Un rébus d’actes, d’intensités, de calculs, de paradoxes, de défigurations. Rigoureuses bribes et vestiges souverains31. » Je voulais, à ce stade, énoncer simplement ceci : la fabrique de l’image procède d’une expérience qui dépasse l’enregistrement du visible et, de cette expérience, l’image saura former l’équivalence. Selon quelles procédures, dans quelle perspective, on le verra mieux dès les prochains chapitres… Pour le moment, je me propose de continuer à explorer le territoire limitrophe entre les images mentales et les images-objets, faute de quoi les observations freudiennes sur lesquelles je m’appuie sembleront profondément inutiles.
Notes de bas de page
1 Notamment dans « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Gallimard, « folio essais », Paris, 1968 (écrit en 1915). Traduction de J. Laplanche, J.-B. Pontalis, J.-P. Briard, J.-P. Grossein et M. Tort, texte p. 145-171.
2 Cf. Serge Tisseron, Psychanalyse de l’image – Des premiers traits au virtuel, Dunod, Paris, 1997. La première édition (1995) était sous-titrée De l’imago aux images virtuelles. La seconde édition est augmentée de précisions terminologiques ainsi que d’un chapitre.
3 Sigmund Freud, Métapsychologie, op. cit. Je me réfère ici au texte « Pulsions et destins des pulsions », p. 11-43.
4 Sigmund Freud, « L’Inconscient », dans Métapsychologie, op. cit., p. 95.
5 Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Paris, 1978 (1967), p. 122. Je souligne.
6 Pour le détail de ces opérations, je renvoie au texte déjà cité « Pulsions et destins des pulsions ».
7 Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, PUF, Paris, 1967 (Die Traumdeutung, 1899), p. 481 (traduction d’I. Meyerson, révisée par D. Berger). Je souligne.
8 Baldine Saint-Girons, « Désir et besoin », dans Encyclopaedia Universalis, symposium – tome 17, Paris, 1980 (1968-1975), p. 579. Je souligne.
9 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, Paris, 1992, p. 127.
10 Sigmund Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie », dans L’Inquiétante étrangeté, et autres essais, Gallimard, Paris, 1985 (1933), p. 39. Je souligne.
11 Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 121 (Désir) et p. 4 (Accomplissement de désir). Je souligne.
12 L’image mnésique freudienne est formée par empreinte, quand l’appareil psychique est, bien des années après L’Interprétation des rêves, rapporté à un matériau non anodin en la circonstance, soit la cire. Cf. « Note sur le bloc-notes magique (1925) », dans Résultats, idées, problèmes II : 1921-1928, PUF, Paris, 1985, p. 119-124.
13 Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, op. cit., p. 481-482.
14 Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Minuit, Paris, 1990, p. 179.
15 « Donner une figure à quelque chose […] ne revient donc pas à donner l’aspect de cette chose ; au contraire, c’est lui donner un autre aspect, c’est changer sa visibilité, y introduire l’hétérogénéité, l’altérité. Bref, figurer une chose, c’est la signifier par autre chose que par son aspect. » (Georges Didi-Huberman, Fra Angelico – Dissemblance et figuration, Flammarion, Paris, 1990, p. 232.)
16 Extrait du synopsis du film publié dans Photogénies, no 5 : La photo fait son cinéma, C.N.P., Ministère de la culture, Paris, 1984 (non paginé). Je souligne.
17 Alix-Cléo Roubaud, Journal 1979-1983, Seuil, Paris, 1984, p. 137.
18 Georges Didi-Huberman, Devant l’image, op. cit. Cf. surtout p. 181-184, où l’auteur confronte cette compréhension habituelle du terme de ressemblance à sa reformulation critique par Freud dans le contexte du travail du rêve.
19 Georges Didi-Huberman, Phasmes – Essais sur l’apparition, Minuit, Paris, 1998, p. 186. Sans sortir du champ pictural, toujours à propos d’un blanc présent qui ne serait pas rien, voir encore Devant l’image, op. cit., p. 19-64.
20 Duane Michals – Photographs with written text, Jerven Ober & Municipal Van Reekummuseum of Modern Art, Apeldoorn, 1981, non paginé. La photo est entourée de ce court texte, traduit sous peu : « My shirt was wet with persperation. The beer tasted good but I was still thirsty. Some drunk was talking loudly to another drunk about Nixon. I watched a roach walk slowly along the leg of a bar stool. Then Campbell began to sing about “Southern Nights”. I had to go to the men’s room. A derelict began to walk towards me to ask for money. It was time to leave. »
21 « Le stéréoscope était à l’origine un appareil qui permettait de voir, au moyen de miroirs, deux images superposées prises comme si chacune était vue par un seul œil, mais qui apparaissaient au regard comme une seule et même image en trois dimensions. » (Naomi Rosenblum, Une Histoire mondiale de la photographie, Abbeville, Paris, 1992, p. 199 [édition originale en anglais, Cross River Press, 1984].)
22 Jonathan Crary, L’Art de l’observateur – Vision et modernité au XIXe siècle, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1994, p. 169.
23 Jonathan Crary, L’Art de l’observateur…, op. cit., p. 181.
24 Rosalind Krauss, « Les espaces discursifs de la photographie », dans Le Photographique – Pour une théorie des écarts, Macula, Paris, 1990, p. 42.
25 Olivier Wendell Holmes, « The stereoscope and the stereograph », dans The Atlantic Monthly, no 3, june 1859, p. 738-748. Cité et traduit par Philippe Dubois, dans L’Acte photographique et autres essais, Nathan, Paris, 1990, p. 27.
26 Raymond Bellour, L’Entre-images – Photo. cinéma. vidéo, La Différence, Paris, 1990, p. 138.
27 Sur le dispositif de Nostalgia, cf. Philippe Dubois : « Le texte entendu ne correspond pas à l’image vue au même moment mais à l’image suivante qui apparaîtra, bien après, quand le présent commentaire sera terminé. Ce décalage systématisé pendant tout le film implique que le commentaire de la première photo ne soit pas entendu et que la dernière des treize images ne soit pas vue. » Cf. « Le documentaire autobiographique moderne (entre cinéma et photographie) », dans Admiranda, no 10 : Le génie documentaire, 1995, p. 103.
28 L’expression provient d’un texte de Nicole Brenez, « Remarques sur les théories contemporaines : le voyage absolu », dans Art Press, hors-série no 14 : un second siècle pour le cinéma, 1993, p. 70.
29 Serge Tisseron, Psychanalyse de l’image…, op. cit., p. 179.
30 Jean-Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images, Éditions de l’Étoile, Cahiers du Cinéma, Paris, 1997, p. 30.
31 Georges Didi-Huberman, « La solitude partenaire », dans Phasmes – Essais sur l’apparition, op. cit., p. 27.
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