Chapitre I. Entre film et photo…
p. 9-22
Texte intégral
1. Objet
1Cet ouvrage se propose d’interroger le contact entre le cinéma et la photographie, tel qu’il s’exerce dans certains films singuliers où, soudain, ces images se trouvent combinées et mises à l’épreuve les unes des autres. À ces œuvres qui ne sont pas uniquement des films et où les photos ne sont plus tout à fait des photos, à ces zones de haute friction, on donnera le nom d’ensemble visuel, de façon à marquer l’écart, l’espèce de différence sensible qui les caractérise. Mais, pourquoi se pencher sur de tels objets, plastiquement incertains ? Pour se glisser entre film et photo. Pour déplier la relation construite au gré des frottements entre les images. Pour tenter de comprendre comment le film et la photographie sont amenés, parfois, à travailler ensemble et à fonctionner de concert – formulation optimiste, à coup sûr.
2L’ensemble visuel qualifie donc une représentation mixte, fondée sur la confrontation entre des images disparates. Définition minimale, qui sous-entend déjà que les compositions filmo-photographiques n’en constituent qu’une infime partie : il arrive que la photo entre dans un film, mais il arrive en outre que la peinture y pénètre, d’autres images aussi bien. Au niveau le plus large, l’idée d’ensemble visuel pourrait sans doute être étendue jusqu’aux rencontres entre des œuvres distinctes et désigner divers phénomènes de circulation, d’écho ou de reprise (de thèmes, de motifs, de problèmes formels) entre des représentations tout à la fois apparentées et indépendantes. À titre d’exemple, Pull my Daisy n’est pas seulement un film de Robert Frank mais également l’un de ses livres1, qui reproduit le commentaire ainsi que bon nombre de photogrammes du premier mais y ajoute, en prime, quelques photos de tournage.
3Je n’ai pas voulu considérer l’ensemble visuel selon son acception la plus large, celle d’un dialogue plus ou moins manifeste entre des œuvres pourtant autonomes. Et pourquoi non ? Parce que de tels cas de figure ne permettent pas d’aborder la relation en acte entre film et photo : en l’absence de véritable interaction entre les images au sein d’une œuvre, la relation reste en deçà de toute réalisation et, si elle peut à l’occasion être construite par la théorie, elle n’est pour autant ni actualisée, ni accomplie. Aussi, je me suis détournée de telles constellations de représentations pour m’attacher aux rencontres effectives, ou mieux, effectuées entre les images. Ce qui m’intéresse commence avec le constat d’un choc visuel qui se produit lorsque ces images dissemblables se touchent, se mêlent ou s’excluent – commence, donc, lorsque le rapport n’est pas d’abord théorique mais perceptible, et même perçu ou éprouvé. À partir de ce moment où la rencontre advient, telle une petite conflagration interne, au cœur même d’une représentation qui la convoque et lui donne lieu, elle ne s’offre plus exactement à titre d’hypothèse mais surtout comme événement ou fait de figuration. En sorte que l’ensemble visuel se présente comme le site d’une problématisation vive de la relation.
2. Problèmes
4Quels sont, au juste, les problèmes qui s’offrent au regard et à l’esprit de l’observateur, dès lors qu’il prend place devant de telles représentations ? J’en aperçois deux, majeurs, que cet essai voudrait ouvrir puis déplier, mais sans les clore et encore moins les résoudre : il s’agit de formuler des propositions, pas d’apporter des réponses définitives.
5La première interrogation est liée à l’affinité fondamentale des images ici confrontées – affinité interprétable, au passage, en termes ontologiques, poétiques ou encore sémiotiques. Trace arrachée au monde, la photo opère une retenue à même les choses ou les êtres : avant l’image, sous l’image, la réalité, ça a été. Le principe définitoire d’une connexion physique entre l’image et son référent vaut tout autant pour le film, cependant que celui-ci en assume autrement les conséquences, construisant tout à la fois des mondes et des discours susceptibles d’ensevelir ou d’envelopper un référent qui devient labile – manière de dire qu’au cinéma, le référent n’est pas tout à fait aussi nu qu’en photographie. Ainsi que l’explique Roland Barthes, cinéphile récalcitrant s’il en est, « la photo, prise dans un flux, est poussée, tirée sans cesse vers d’autres vues ; au cinéma, sans doute, il y a toujours du référent photographique, mais ce référent glisse, il ne revendique pas en faveur de sa réalité, il ne proteste pas de son ancienne existence, etc.2 ». Le principe de l’empreinte lumineuse donne donc lieu à deux économies distinctes et, en substance, là où la photographie fait naître un rapport d’aimantation – les deux pôles de l’image et du référent s’attirent –, le film renverse cette polarisation – à présent, ces mêmes pôles tendraient, sinon à se repousser, du moins à maintenir leur écart. Le film semble desserrer l’index, distendre en partie l’adhérence rigoureuse entre l’empreinte et son référent. En ce sens, l’une des inventions décisives de l’image de cinéma tient, je crois, à l’élargissement de cette faille entre le référent et le motif qui surgit sur son dos, élargissement indispensable à la saisie de l’image et à la compréhension du travail de figuration. Alors, l’image en mouvement pourrait en tout premier lieu être qualifiée d’empreinte dialectique : une empreinte, certes, mais qui joue inlassablement avec le dévoilement et le recouvrement de son référent.
6De tout cela, l’histoire des images fait mention comme d’une rupture ou d’un bouleversement radical : il y aurait, dès lors, un « avant » et un « après » l’image photographique. La chose est connue, et le basculement de l’image depuis son ère pré-photographique jusqu’à son ère post-photographique est devenu une évidence mais, au fond, on peut s’interroger sur ce que ce nouveau régime, ou plutôt cette nouvelle genèse de l’image modifie vraiment. Plus précisément, si la relation entre ces images et leurs référents induit quelques conséquences exemplaires en ce qui concerne le statut et le pouvoir de l’image au regard de l’imaginaire, celles-ci restent pour une large part inexplorées3. Or, la question de l’activité de l’image, au premier chef celle de son efficacité au sein d’une communauté humaine, est une question importante. Comment comprendre ou interpréter semblable rupture ? En quoi l’apparition d’images entretenant avec leurs référents un lien de connexion physique modifie-t-elle l’économie du figurable ? Et, en ce qui concerne l’homme, de quelle(s) nouvelle(s) puissance(s) les images filmiques et photographiques sont-elles porteuses ?
7Ces premières questions forgées face à l’ensemble visuel concernent avant tout le principe photographique, en tant qu’il est au fondement des différentes images agencées en son sein, mais elles n’interrogent pas encore la plasticité singulière de cet objet hybride. En revanche, le second problème que l’on aperçoit s’offre plus directement comme un problème esthétique. La représentation, telle que l’ensemble visuel la conçoit et la façonne, procède par à-coups, au gré de déboîtements, et c’est pourquoi chacune des confrontations entre les images photographiques et les images filmiques atteste un geste de mise en forme problématique. Toujours, le modelage du visible oscille entre film et photo, en sorte que la représentation s’offre comme hésitation en acte, appréhension dédoublée, élaboration sans cesse renouvelée de son objet. Chaque fois que la rencontre entre les images advient, ce qui frappe est d’abord l’ajustement imparfait entre les unes et les autres, cet étrange décalage entre des morceaux à la fois raccordés, dépendants les uns des autres, et cependant « irréconciliés » : concurrence entre des images qui doivent se partager l’ouvrage, tension plastique instaurée par voie de glissements progressifs, d’effractions brusques ou de cumuls insolites et, en fin de compte, rupture incessante, discontinuité, haute fragmentation de la représentation. L’ensemble visuel énonce brutalement ce qui est peut-être la loi de toute représentation, à savoir l’impossibilité de constituer une totalité homogène. Que faire, face à un tel morcellement ? Au lieu de chercher – aveuglément, car contre la manière selon laquelle cette représentation se manifeste – à occulter la fragmentation, tenter de comprendre l’articulation entre les fragments. De là, découle une deuxième forme de questionnement : comment travaillent, ensemble, les morceaux de la représentation ? Au-delà, qu’est-ce qui circule entre ces morceaux, et gouverne l’interaction ?
3. Perspective
8Les quelques œuvres que l’on va examiner ne seront pas analysées de façon exhaustive, puisque l’articulation entre filmique et photographique est ce qui nous intéresse. De toute façon, même à définir l’analyse comme partielle et à reconnaître que certains aspects de ces œuvres resteront inexplorés, aucune image ne peut s’incarner dans un texte qui tout à la fois la déborde, l’exclut et l’étend. Cette inquiétude initiale (et légitime) d’une marge d’incertitude entre mots et images, toute entreprise de réflexion est tenue de l’accepter en principe, et de l’assumer. Assumer cet écart, c’est admettre en premier lieu que l’image, telle qu’un discours la vise et la constitue, n’est pas précisément celle créée par l’imagier (une telle assignation est d’ailleurs contestable, en particulier au cinéma) et que l’interprétation des images n’est pas une opération de traduction, plutôt une proposition de compréhension. Et une proposition seulement. Mais nécessaire. Car si le « […] lien des images aux mots est toujours dialectique, toujours inquiet, toujours ouvert, bref : sans solution4 », il n’en reste pas moins que l’image « fait sens », « produit de l’idéation » et « nous dit quelque chose de l’homme »5. L’analyse doit être ce geste permettant de forcer, non pas l’image mais le relatif désaccord entre mots et images, pour tenter, malgré tout, d’expliciter quelque chose de ce sens en sa formation.
9De manière générale, comment poser le rapport entre des images dont l’articulation esthétique ou historique reste, en dépit de contributions importantes, largement à explorer ? Il se trouve que les relations entre photographie et cinéma ont été moins discutées que celles qui s’exercent entre cinéma et peinture, ou entre photographie et peinture. De fait, c’est plus récemment qu’elles ont pris la consistance d’un objet théorique, en même temps qu’elles devenaient le thème fétiche de plusieurs manifestations officielles (à titre d’exemple, les millésimes 1994 et 1996 du Mois de la Photo à Paris comportaient chacun une section Photographie et Cinéma). Tout le problème consiste à embrasser, dans le même temps et en un seul discours, l’image en mouvement et l’image fixe, en évitant de réduire leurs différences. Sans les réduire, mais sans les systématiser non plus : au fond, l’enjeu est de trouver une perspective permettant d’échapper à toute mise en comparaison catégorique.
10Jusqu’à présent, les relations entre film et photo ont surtout été abordées sous l’angle de leurs influences réciproques, celles-ci prenant la forme d’effets plus ou moins manifestes, c’est selon. Pour l’essentiel, il aura été question de savoir en quoi certaines photographies sont sous-tendues, animées, affectées par le cinéma – en particulier par son dispositif – aussi bien que par le film ou le filmique. L’entreprise analytique, alors, peut expliciter comment la photographie reprend, mais en les déplaçant, des problèmes perçus comme proprement filmiques. La mise en séquence de l’instant par Duane Michals – commentée notamment par Raymond Bellour dans L’Entre-images – constitue un symptôme, parmi d’autres, de cette présence du film en photographie. Inversement, la réflexion se sera également attachée à distinguer entre différentes manières selon lesquelles les films eux-mêmes comprennent, au double sens du terme, non seulement des photographies – comme opérateurs narratifs, comme instruments figuratifs, etc. – mais encore des questions de photographie : c’est ainsi que l’arrêt sur image a pu être conçu comme création d’une sorte d’effet-photo propre à l’image en mouvement6.
11Je viens d’énumérer, sans nuances et de façon bien trop rapide, quelques grandes tendances de la recherche dans le domaine qui m’occupe. Où en sommes-nous ? De multiples formes de présence du film en photographie (et vice versa) ont été repérées, minutieusement analysées et il n’y aurait sans doute pas grand chose à ajouter, n’était cette interrogation : jusqu’à quel point la notion d’influence permet-elle de déplier le travail de la relation ? C’est qu’évaluer l’influence d’un objet sur un autre suppose un partage préalable entre des qualités – filmiques ou photographiques, pour ce qui me concerne. Par suite, quelle que soit la souplesse, la finesse et jusqu’aux possibles remises en cause de ce partage, l’influence conduit à penser la relation sur le modèle du détournement, de l’appropriation, du transfert de qualités ou de propriétés. Mais la relation n’est-elle pensable qu’en ces termes ? Pour observer le seul phénomène par lequel des images se précipitent les unes sur les autres et vont se télescopant il faut trouver un autre angle d’attaque. Pour cela, je propose de décaler le regard (et le propos), en considérant en tout premier lieu l’ensemble visuel comme une zone de confluence. On sait qu’il y a là, sous nos yeux, un assemblage de film et de photo, mais on ne sait pas très bien comment la relation travaille (cela reste à construire) et, par conséquent, ce qu’elle produit est encore une énigme. Soit dit en passant, l’énigme en question est relancée de chapitre en chapitre : la relation entre film et photo procède d’une construction patiente, d’une clarification lente.
4. Méthode
12Confluence entre film et photo ? Oui, mais pas seulement. Quitte à décaler le propos, autant préciser que ce qui importe, comme on l’a suggéré plus haut, n’est pas tant l’image fixe ou en mouvement que ce « quelque chose » qu’elles partagent et qui constitue même leur plus petit dénominateur commun, à savoir le principe d’empreinte. Les films et les photographies, quand bien même de façon différente, relèvent de l’ordre de l’empreinte ou, pour le formuler de façon plus nuancée, sont à situer quelque part entre l’ordre de l’empreinte et l’ordre de l’imitation7. Pour autant, la part de l’empreinte reste, dans ces images, une part impensée ou maudite. Il serait injuste de ne pas rappeler que les « théories de l’index8 » ont fait beaucoup pour la prise en compte de l’empreinte en photographie – théories auxquelles, au passage, cet ouvrage aimerait répondre. Par ailleurs, il existe bien des manières d’approcher l’image filmique, et la théorie sait fort bien s’élaborer indépendamment de cette question. Le problème n’est donc pas d’incriminer l’invention théorique. Disons simplement qu’il existe, à ce jour et en ce qui concerne le film et la photographie, très peu de réflexions soucieuses de prendre, dans un seul et même mouvement de pensée, l’image avec l’empreinte. Tantôt on garde l’empreinte, mais en perdant l’image qui se dresse au-dessus – c’est ce qui se produit lorsque, à l’instar d’un Roland Barthes, on rabat ou replie l’image sur son référent. Tantôt on garde l’image, mais en oubliant qu’elle procède d’une empreinte. Bref, entre l’image et l’empreinte, il faudrait choisir… Pourtant, il existe un modèle susceptible de nous aider à comprendre l’image depuis (et avec) l’empreinte.
13« L’empreinte offre à la notion d’image en général un modèle constitutif – écrit Georges Didi-Huberman –, un paradigme, qui n’a pas encore été reconnu […] dans toute l’étendue de sa signification historique, philosophique, anthropologique9. » Pour commencer à comprendre l’efficacité, sinon la singularité des images filmiques et photographiques, il pourrait être fécond de retourner à Freud et tout spécialement à certaines propositions relatives à l’émergence et au déploiement du désir. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il place la question de l’empreinte au cœur de ce processus : il n’y a pas de désir sans empreinte préalable. Mieux encore, le psychanalyste s’attache à décrire la manière selon laquelle cette empreinte inaugurale (ou trace mnésique) se transforme en image (psychique, toujours). Pas de désir sans empreinte, donc, mais l’empreinte a, en outre, vocation à figurer : c’est un peu comme si l’image était d’emblée pour Freud, au moment où il élabore sa pensée du désir, de l’ordre du photographique10, quelque chose qui s’érige ou s’enlève sur une trace à laquelle elle reste indéfectiblement liée. De façon décisive, le psychanalyste aura agrafé la question de la « trace-image » sur celle du désir et la mécanique du désir n’est, au fond, rien d’autre que cela : une petite fabrique d’images formées à partir d’empreintes.
14L’hypothèse que je risque est que le désir est précisément ce qui circule entre les fragments filmiques et photographiques, et permet de donner sens à leur relation. Autrement dit, si l’assemblage d’images pétrit la pâte du visible, il pétrit aussi bien celle du désir. La proposition que cet essai voudrait argumenter peut se laisser résumer de la façon suivante : dans l’économie des images, les empreintes filmiques et photographiques incarnent ce moment où le désir trouve tout à la fois un lieu de comparution, un instrument de modelage, et jusqu’aux figures de son accomplissement. Partant, si ces images importent tellement, et notamment d’un point de vue anthropologique, c’est peut-être parce que nous sommes face à elles comme face au premier laboratoire du désir.
15Reste à savoir comment aborder ou décrire cette triple opération de comparution, de modelage et d’accomplissement du désir au sein de l’ensemble visuel. L’hypothèse d’une connexion plus ou moins inédite entre certaines images-objets et la mécanique désirante conduit inévitablement à affronter, à un moment ou à un autre, le problème de ce qui œuvre intensément au cœur du désir, soit le problème de son efficace. Car quelque chose fait levier, quelque chose déclenche, motive ou active toute quête désirante, et ce quelque chose a nom de manque. Mot simple, mais dont le potentiel ou la (supposée) puissance théorique condense en un sens tout l’effort de cet essai… Au cœur de l’ensemble visuel, j’ai repéré une sorte de lacune contre laquelle la représentation s’adosse, une trouée dont elle épouse et dessine les contours dans le temps même où elle se forme, se déforme, se reforme, bref, se développe. C’est précisément en se penchant sur ce creux, sur cette faille, en somme, sur ce qui visiblement fait défaut, que l’on a quelque chance d’approcher le désir. On examinera ainsi comment chacun des ensembles visuels considérés est sous-tendu et traversé par une absence primordiale ou, pour le dire autrement, comment le manque travaille l’image. Et on verra, dans la foulée, de quelles inventions l’image est capable – en termes de procédures comme en termes de figures – afin de répondre au désir dans la langue qui est la sienne : celle de la plasticité des formes. Au passage, cette puissance des images face au désir est très importante, si le désir est bien ce à quoi jamais le réel ne peut répondre.
16Le souci d’une souplesse dans la structuration de l’ouvrage a décidé d’une forme fondée sur de petites unités qui jouent de l’entrelacs : entrelacs de questions théoriques et d’analyses d’images ; entrelacs de problèmes liés au discours psychanalytique et de problèmes esthétiques posés par les ensembles visuels considérés. Les volets plutôt théoriques n’ont pas pour premier enjeu d’analyser des images mais de remodeler le concept de manque, de façon à lui donner une pertinence au regard de l’étude des formes visuelles. Nécessaire, l’analyse de quelques œuvres répond alors à une préoccupation d’ordre méthodologique : examiner les propositions théoriques successives à la lumière de quelques exemples, de quelques ensembles d’images choisis précisément parce qu’ils me semblent représentatifs de telles propositions et, au-delà, susceptibles d’en affiner la formulation. La toute fin de cet essai, à l’inverse, a plus directement pour objet l’analyse d’une œuvre particulière ; s’ils ne sont plus premiers, les éléments théoriques élaborés dans les chapitres précédents font tout de même retour, en devenant autant d’instruments pour l’analyse de cette œuvre. Bref, quel que soit le mode d’articulation entre analyse et théorie, l’idée est de faire en sorte que jamais elles ne semblent « orphelines l’une de l’autre » (j’emprunte cette expression à Dominique Chateau).
17Au terme d’une réflexion consacrée à la philosophie de Gaston Bachelard, Georges Canguilhem donne cette très belle formule pour rendre compte des opérations inhérentes à la fabrication d’un concept :
[…] travailler un concept, c’est en faire varier l’extension et la compréhension, le généraliser par l’incorporation de traits d’exception, l’exporter hors de sa région d’origine, le prendre comme modèle ou inversement lui chercher un modèle, bref lui conférer progressivement, par des transformations réglées, la fonction d’une forme11.
18Sans prétendre parvenir à la clarté et à la rigueur d’une telle conceptualisation, j’en retiens simplement deux choses. D’abord, le concept est modification et remaniement d’un mot qui lui préexiste, mais qui s’exerce ailleurs, dans un autre domaine. Né sur les terres de la psychanalyse, le terme de manque fera ici l’objet d’un déplacement réglé avec soin, de façon à pouvoir servir l’approche esthétique de l’image. Ensuite, si le concept s’élabore au gré d’une sorte de migration du mot vers une nouvelle désignation, il acquiert par surcroît, lentement, la fonction d’une forme – le désigné est neuf et le concept est littéralement, dans cette optique, l’instrument d’une sculpture. À terme, le concept de travail du manque dans la représentation voudrait modeler et remodeler encore, jusqu’à le rendre perceptible, ce parcours du désir qui creuse et sillonne l’ensemble visuel.
19Quelques remarques, encore, avant d’achever cette présentation. On ne cessera plus d’insister sur ceci, que l’activité consistant à produire ces objets visuels que l’on appelle films et photographies ne s’effectue pas à l’écart des processus psychiques. Si l’on conçoit bien, alors, l’intérêt d’une approche psychanalytique de l’image, la « psychanalyse appliquée » a suscité de nombreuses critiques. Jean-François Lyotard, Gilbert Lascault et Georges Didi-Huberman sont, parmi d’autres, au nombre de ceux qui se sont interrogés sur les conditions de possibilité d’une approche de l’image par l’intermédiaire des concepts de la psychanalyse, et ils ont mis l’accent sur les problèmes qu’elle soulève12. Il n’est pas question de rendre compte de ce débat en quelques lignes, mais je voudrais néanmoins préciser deux ou trois choses, vite, afin de clarifier ma position.
20Si le discours psychanalytique peut contribuer à une compréhension de l’image, ce n’est certes pas sur le mode d’un accès au sujet (au créateur) dont l’image serait garante. Le transport d’un terme élaboré par la psychanalyse dans un champ différent doit être mesuré à une exigence liminaire de pertinence : permettre de rendre compte de l’efficacité de l’image. Cela n’est pas impossible. De façon exemplaire, Georges Didi-Huberman a repris et repensé le terme de symptôme, de façon à le transformer en un outil méthodologique spécifique, et à lui donner une compétence au regard du visuel. Or, lorsqu’il entreprend, avec Devant l’Image, de réélaborer le symptôme freudien, Didi-Huberman dissocie, en tout premier lieu, le problème de l’image de celui de son créateur : le concept de « symptôme visuel » concerne un événement figural (« quelque chose qui altère le monde des formes représentées comme une matière viendrait altérer la perfection formelle d’un trait ») et non le psychisme d’un sujet13. Le lieu comme la matière d’un tel symptôme, c’est l’image et l’image seulement. De la même façon, afin de bien centrer le travail sur des problèmes d’images, un présupposé doit être établi clairement à propos du sujet du désir : en toute rigueur, celui-ci ne recouvre pas le créateur de l’image, la personne humaine. Au-delà, l’intérêt du concept de désir est justement de fournir un modèle de relation permettant de laisser de côté les questions de sujet et d’objet, pour s’intéresser à l’entre-deux.
21Si le désir donne matière à penser, c’est donc, entre autres choses, parce qu’il ne se réduit pas à la petite affaire privée d’un individu particulier. Pas plus qu’il ne vise un objet spécifique, le désir ne se limite à un corps qui le circonscrit. Le désir organise des configurations dans lesquelles le sujet et l’objet sont pris ; le rabattre sur ses pôles revient, ni plus ni moins, à en manquer la dynamique. À la question « Mais, qui désire ? Oui, qui ? », la psychanalyse oppose une fin de non recevoir, en déclarant cette question mal posée, et en affirmant la « préséance de la relation sur ses termes »14. En substance, le désirer, seul, importe. Pareillement, Gilles Deleuze et Félix Guattari, tout au long de L’Anti-Œdipe15, ne cessent de contester toute interprétation fixiste du désir, et ils qualifient son sujet de nomade. Ce qu’il faut mettre immédiatement en résonance avec cette phrase de Lyotard sur l’activité artistique : « Le corps artiste ne s’arrête ni au corps de l’artiste ni à aucun corps refermé sur lui-même dans sa prétendue identité volumineuse16. » Quelle que soit l’individualité responsable de (ou impliquée dans) la construction d’images, le désir qui s’y trouve mis en jeu ne peut être exclusivement rapporté à un « moi », à un corps unique, à une personne humaine. Le désir n’est pas en l’homme, c’est l’homme qui marche dans le désir.
22Si le sujet du désir ne se laisse pas rabattre sur l’individu, ni son objet sur un objet réel, le désir déploie pour l’essentiel un mouvement qui ne les pose ou ne les situe, l’un par rapport à l’autre, que très provisoirement. Encore faut-il ajouter que ce mouvement, cette opération de mise en relation, n’est pas le fait d’une intentionnalité consciente : le désir advient malgré l’homme, parfois contre lui, presque toujours à son insu, en sorte que le sujet du désir est sujet de « l’inconnaissance ». La plus belle, la plus claire des assertions relatives au sujet du désir, je la trouve dans ces lignes d’un écrivain dont le propos n’aura évidemment pas été d’élaborer une quelconque théorie du désir, mais dont les ouvrages permettent de comprendre, si cela a un sens, l’expérience en laquelle le désir consiste :
Je ne dis pas que ce soit moi dans cette impasse où je m’accule, mais une quelconque forme de moi avec laquelle je dois compter, qui m’accapare. Tout de moi se referme sur un minuscule univers dont j’ignore de quoi est composé le centre, qui n’est pas moi. Je ne suis pas resserré sur moi, mais sur quelque chose en moi qui n’est moi que partiellement, accidentellement, comme si, par cette oppression, une volonté voulait me placer face à l’étranger qui réside en moi avec l’ambition d’occuper toute la place. Il faudra nécessairement que l’explication ait lieu, mais je conviens que je la redoute […] Que se passe-t-il de lui à moi pendant le sommeil17 ?
23Le désir n’est pas enfermé dans cet individu singulier, le sujet humain qui filme ou photographie ; il n’est pas, non plus, contenu dans l’objet visé par l’image. Il entre en jeu dans cette production qui les noue l’un à l’autre : la fabrique de l’image. Nulle autonomie, ni du sujet, ni de l’objet du désir : seul importe le lieu où ils se rencontrent et, pour ce qui me concerne, ce lieu est d’image. En définitive, les concepts de la psychanalyse n’obligent pas nécessairement à regarder l’image comme l’indice d’une pathologie et, si le désir s’y trouve engagé, pourquoi faudrait-il pour autant en appeler à quelque névrose individuelle sous-jacente ? L’image est acte et expérience, elle doit être étudiée à ce titre, tout comme d’autres actes : non en vertu de quelque motivation de l’esprit ou du « moi » de l’imagier, mais parce que le laboratoire de l’image fonde et informe l’épreuve essentielle que nous faisons vis-à-vis de ce que nous appelons notre monde ou notre réalité.
Notes de bas de page
1 Pull my daisy, Grove Press, New York, Evergreen Books Ltd, London, 1961.
2 Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Seuil, Paris, 1980, p. 140.
3 En revanche, les incidences de l’index sur diverses formes de productions artistiques ont été repérées : cf. Rosalind Krauss, « Notes sur l’index – L’art des années 1970 aux États-Unis », dans Macula, no 5/6, Paris, 1979, p. 165-175 et Philippe Dubois, « La photographie et l’art contemporain », dans Histoire de la photographie (dir. A. Rouillé et J.-C. Lemagny), Bordas, Paris, 1986, p. 230-255.
4 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, Paris, 1992, p. 140, note 32.
5 Jacques Aumont, À quoi pensent les films, Nouvelles Éditions Séguier, Paris, 1996, p. 43 et p. 30.
6 Parmi les textes consacrés aux relations entre cinéma et photographie, je renvoie, pour l’essentiel, aux travaux de Raymond Bellour et de Philippe Dubois. Du premier, voir L’Entre-images – Photo. Cinéma. Vidéo, La Différence, Paris, 1990, p. 66-149. Du second, voir « La photo tremblée et le cinéma suspendu », dans La Recherche photographique, no 3 : Photographie et cinéma, décembre 1987, p. 51-61 et « Les métissages de l’image (photographie, vidéo, cinéma) », dans La Recherche Photographique, no 13 : Europe 1970-1990, automne 1992, p. 24-35. Du même, voir aussi L’Effet film – Figures, matières et formes du cinéma en photographie, catalogue d’exposition, Galerie Le Réverbère 2, Lyon, mai 1999.
7 Cette opposition esthétique est forgée à partir du texte de Georges Didi-Huberman, « La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte », dans L’Empreinte, Éditions du Centre Georges Pompidou, Paris, 1997. L’ordre de l’empreinte serait, entre autres choses, celui des formes recueillies, de la reproduction automatique, de la co-présence momentanée entre la trace et son référent.
8 Raccourci commode pour désigner un ensemble de réflexions sur la photographie d’inspiration peircienne, élaborées au tournant des années quatre-vingt et… auxquelles ce travail doit beaucoup.
9 Georges Didi-Huberman, « La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte », dans L’Empreinte, op. cit., p. 43.
10 La présence, sourde ou explicite, du photographique dans la théorie freudienne n’est plus à démontrer – comme les autres pensées, celle de Freud se constitue dans un temps non indifférent, est notamment en prise avec les bouleversements historiques du visuel. Sur cette question, voir Philippe Dubois, L’Acte photographique et autres essais, Nathan, Paris, 1990, surtout « La photographie comme appareil psychique », p. 269-283.
11 Georges Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1968, p. 206. Je souligne.
12 Gilbert Lascault, « Pour une psychanalyse du visible », dans Les Sciences humaines et l’œuvre d’art, La Connaissance, Bruxelles, 1969, p. 79-108. Christian Metz, Le Signifiant imaginaire – Psychanalyse et cinéma, UGE, Paris, 1977. Jean-François Lyotard, « Étude scientifique des expressions littéraires et artistiques : l’approche psychanalytique », dans Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines, tome 1, partie 2 (dir. Mikel Dufrenne), Unesco, Paris, 1978, p. 681-696. Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Minuit, Paris, 1990 (cf. en particulier p. 171-269). Murielle Gagnebin, Pour une esthétique psychanalytique – L’artiste, stratège de l’inconscient, PUF, Paris, 1994.
13 Georges Didi-Huberman, Devant l’image, op. cit., p. 191.
14 Baldine Saint-Girons, « Désir et besoin », dans Encyclopædia Universalis, symposium – tome 17, 1980 (1968-1975), Paris, p. 579-581, citation p. 579.
15 Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Minuit, Paris, 1972. Faisant retour sur ce livre, Deleuze dira encore : « Ce que nous avons essayé de montrer, c’était comment le désir était hors de ces coordonnées personnologiques et objectales. Il nous semblait que le désir était un processus, et qu’il déroulait un plan de consistance, un champ d’immanence […] parcouru de particules et de flux qui s’échappent des objets comme des sujets. » Cf. Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, Paris, 1996, p. 107.
16 Jean-François Lyotard, « Par delà la représentation », préface à L’Ordre caché de l’art d’Anton Ehrenzweig, Gallimard, Paris, 1974 (1967), p. 20.
17 Louis Calaferte, Limitrophe – Récit, Denoël, Paris, 1972, p. 166-167. Je souligne.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Temps d'une pensée
Du montage à l'esthétique plurielle
Marie-Claire Ropars-Wuilleumier Sophie Charlin (éd.)
2009
Effets de cadre
De la limite en art
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et Michelle Lagny (dir.)
2003
Art, regard, écoute : La perception à l'œuvre
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Michele Lagny et al. (dir.)
2000