4. Discords
p. 161-174
Texte intégral
Orphée de Malibu, en pleine Océanie californienne, citharède, assis, transi, absent entre deux Castafiore, sirènes au tour de poitrine wagnérien, haut perchées sur des griffes, la queue de pie sous la tunique à mi-pattes. Voix contre voix, les Argonautes sont au courant ; les sirènes au vestiaire, Orphée ne connaît pas la mue1.
M. Detienne, L’Écriture d’Orphée.
1Où en sommes-nous ? Au titre du labyrinthe, j’ai voulu croiser deux interrogations. L’une entendait suivre le travail d’espacement selon lequel, dans les œuvres visuelles comme dans les textes écrits, l’espace se dérobe à la mesure du temps qu’il déplie. L’autre voulait explorer les limites d’un métamorphisme autorisant, par l’échange du signe et de la figure, l’assimilation de l’espace à l’écriture : plus précisément, l’impossibilité où l’on se trouverait de saisir le devenir-espace d’un lieu hors le mouvement d’écrire qui l’absorbe. Solidaires, ces deux questions se rencontrent par leur commune référence à l’hétérogénéité d’une notion dont la pluralité est intrinsèque à la définition. Mais la résistance de la peinture, sans infirmer la communauté des opérations qui relient l’art à l’écriture, a marqué le seuil d’une pensée d’espace dont la perceptibilité tient d’abord à l’extériorité qui la compose : dans une œuvre de Bram van Velde, l’éloignement, le renversement, l’interruption ou l’ébranlement des raccords appartiennent au seul registre d’un espace à définir par son dehors même : sans autre ancrage que ce désaveu sensible de toute essence où il se rassemblerait. La discontinuité devient ainsi la marque principielle d’une notion irréductible à l’étendue : amorphe, celle-ci sera réglée par la continuité des rapports qui viendront la modeler, alors que celle-là – dans ses impasses comme dans ses métamorphoses – relève d’une discontinuité interne, et incessante, que ni le signe – dans l’écrire – ni la figure – dans le peindre – ne peuvent accaparer. L’hétérogénéité de l’espace doit être reconnue selon sa modalité la plus extrême, qui lui retire tout autre identité que celle d’une discordance en expansion.
*
2La discontinuité ne se laisse pas aisément saisir. Elle risque toujours d’en revenir à des fragments séparés, chacun doté de son unité propre, à moins qu’en les reliant elle ne génère un ensemble polymorphe, dont les variations viendraient combler les hiatus. Selon Blanchot, la discontinuité ne peut être telle qu’en demeurant continûment discontinue : c’est là son exigence, et l’inconnu où elle œuvre1. Mais comment former un espace dont la discontinuité ne cesserait pas d’être et d’agir ? L’œuvre y veille.
3Entendre l’espace. Sur le plateau d’une salle de concert récente, deux sources sonores coexistent : l’auditeur qui descend en ce lieu découvre ensemble les places encore vides d’instrumentistes qui joueront live et un étrange cube, fait en réalité de trois cubes superposés, qui n’est pas sans évoquer le haut aérolithe noir que propulse L’Odyssée de l’espace ; à ce dernier reviendra le soin de diffuser les sons électro-acoustiques préalablement enregistrés. La combinaison du direct et du différé musical n’offre rien d’original en soi, et la musique « mixte » est devenue une des données de l’expérimentation contemporaine. Ce qui est nouveau, et le fruit de calculs complexes, tient au mode d’émission attribué au polyèdre : remplaçant les hauts-parleurs qui enveloppent habituellement les auditeurs dans un milieu homogène et largement amplifié, le cube installé sur scène au même titre que les solistes soumet la part machinique de l’œuvre à une projection frontale et rayonnante qui prend l’instrument pour modèle. La conséquence en est double : les instruments n’auront plus besoin d’être amplifiés pour se faire entendre à l’égal des bandes acoustiques ; celles-ci, polarisées par les facettes multidirectionnelles d’un cube unique, s’adresseront directement à la salle et retrouveront alors « l’intensité d’une proposition musicale2 », réglée sur l’adresse des instruments présents, mais dotée d’une force propre de dispersion.
4Ce dispositif sonore inventé par l’ircam a pour nom Timée. La description qu’en donne le compositeur François Nicolas emprunte directement à la cosmologie de Platon, dont il s’agirait de retrouver, par les moyens les plus sophistiqués, le pouvoir d’engendrer un espace composite réglé selon une harmonie mathématique : c’est une nouvelle polyphonie que vise l’auteur. Mais l’œuvre qu’il propose se nomme Duelle, et c’est bien l’expansion d’une discordance qu’elle convoque en projetant ensemble, et sur le même registre acoustique, des éléments sonores d’origine hétérogène et qui ne cessent de diverger en s’écoutant, se répondant, se brisant. La dualité devient ainsi le principe d’occupation du dispositif : interrompu et toujours disjoint, l’entretien des instruments visibles (un piano, une chanteuse, un violon) et de ceux qui demeureront insaisissables (quatre flûtes, deux violons, un piano, des percussions, un clavecin, un orgue et quatre récitantes) accroît le décalage en multipliant, entre les deux types de sources, un jeu d’échos, de reflets brouillés, de décomposition ou d’exténuation, dont l’impact provient de l’impossible raccordement des lieux d’ancrage. La matière même de l’œuvre renforce l’effet de la discontinuité en l’étirant à travers la pluralité des voix, des textes, des langues et des tons qui concourent ainsi à une partition doublement fuguée – dans la composition musicale comme dans la disposition acoustique. Percevant simultanément le désaccord instrumental et le développement pluriel de la fugue, l’auditeur cesse de s’inscrire au centre d’un espace clos. Il devient le point d’adresse, et le résonateur, d’une disjonction continuée d’autant plus efficace qu’elle relève à la fois d’une écriture concertante en perpétuel renversement et d’une duplication physico-acoustique d’instruments similaires et cependant inassimilables.
5Nous voici ramenés, avec la référence platonicienne, à la duplicité du troisième genre que le double statut de l’Atlantide invitait à explorer. Mais c’est désormais le discord qui fait l’espace : non plus seulement l’autre face – réversible, invisible –, pas même l’intervalle mobile du va-et-vient entre éléments différentiels, mais bien la co-présence contraire d’afflux divergents, où prendrait appui une dimension non-dimensionnelle de l’écoute. L’écart se fait entendre comme discordance en expansion, non réconciliable et non réduite à l’instant du désaccord. Ce serait ainsi la grâce de l’expérimentation esthétique que de rendre abordable dans la durée ce qui précisément met fin à l’idée de durée : l’espace incessant, une force de dissonance indéfiniment déroutée. Le temps de l’œuvre, qui n’arrête pas même pour un silence, apparaît alors tissé d’interruptions sonores qui entraînent la ligne musicale hors la polyphonie dont elle se réclame. Étrangère à sa propre espèce, comme y invite la pensée du troisième genre, l’extériorité de l’espace trouve ici un lieu concret d’écoute, dont la propriété tient à l’inexistence matérielle que le dispositif lui assigne.
6Obéissant aux lois d’une acoustique rigoureuse, mais novatrice, mêlant le calcul architectural et la pensée de la musique à venir, la salle de concert ainsi aménagée, visible, praticable, n’existe pourtant qu’au moment où l’œuvre musicale l’habite pour l’expulser. Le lieu est là, mais seule l’appropriation sonore le réalise en dédoublant ses bords : la modulation spatiale du lieu ne consiste donc pas à le remplir de son écoute, mais au contraire, par l’écoute, à en disloquer les contours. En ce sens l’incorporation esthétique, loin de répondre à l’aporie de l’écriture, accentue le paradoxe qui associe l’espace à l’impossibilité de tenir une place : au déplacement, entendu comme désemplacement. Avec ce risque toutefois que dans l’ensemble donné à entendre l’auditeur ne rétablisse l’unité en divisant les champs d’ancrage : d’un côté la présence d’un lieu musical – avec ses interprètes, instruments et figures d’émission – de l’autre, le démenti que lui impose l’exécution de l’œuvre duelle. La discordance se résoudrait-elle alors en suscitant la distinction de deux scènes sonores – l’une visible et l’autre hors cadre ?
7Dehors, l’image. Et pourtant... Si rassemblée qu’elle soit, la proposition esthétique ne cesse pas de faire espace : propageant dans le lieu où elle prend corps le supplément par où il s’absentera. L’exemple du théâtre éclaire le désajustement qui affecte la scène quand le travail de l’œuvre en multiplie les faces. Soit une représentation d’Iphigénie3. Sur le plateau dépouillé, sans autre décor que celui tracé au mur par une diagonale de lumière, les personnages s’affrontent sans se faire face : venus du fond et de l’ombre, d’où ils semblent se détacher pour s’y fondre à nouveau, les acteurs avancent et reculent, se déplacent obliquement ou s’immobilisent sans que la parole sourde – murmurée, augmentée, explosée – ne trouve à s’ancrer dans une adresse. Volume désavoué, passage de l’oblique-, le quadrillage irrégulier de la scène, l’invention dissymétrique de dimensions précaires ignorent le discours des passions et des pouvoirs : le sacrifice à venir, l’autel où il aura lieu, n’a pas de lieu pour être ; et les déplacements opérés dans l’étendue scénique, loin d’esquisser l’emplacement sacré du meurtre, décrivent le détour, le retrait ou la courbe par où il s’esquive. Bien davantage l’écoute du texte, libérée de la dramaturgie, laisse filtrer, comme toujours chez Racine, la fascination qu’exerce une image dont la violence est fonction de l’absence : les feux du campement des rois, l’arrivée furtive des reines dans la nuit, la menace soldatesque partout pressentie, le fantasme ressassé d’un corps de vierge à égorger – autant d’indications qui dressent, hors scène et contre elle, l’imaginaire d’un autre lieu qui restera seulement nommé : Mycènes, Lesbos, Troie – villes et îles d’une cartographie chargée de signes funestes – mais aussi la pierre fumante de Calchas, la tente cernée de ribauds, la mémoire du rapt à venir qui font passer, comme en aucun texte racinien, la pression de leur simple désignation.
8L’approche spatiale se construit alors sur cette double discordance d’un endroit visible qui s’abstrait en se traçant, retourné sur son envers invisible qui s’incarne en se dérobant. Demeurant au dehors, l’image développe l’extériorité du lieu, tandis que les voix, les gestes, les mouvements et les corps inscrivent sur place, et par leurs seuls déplacements, la réalisation scénique d’un espace auquel manque l’être : entre l’épaisseur du sensible, reléguée ailleurs, et la désincarnation d’une présence évidée, le raccord ne peut se faire. Mais la disjonction ne devient perceptible qu’à maintenir ouvert l’hiatus entre ce côté-ci de la scène, dont l’espacement s’impose au regard, et l’autre côté d’une cloison dressée par la parole présente à laquelle l’image ne cessera de faire défaut : le lieu virtuel appartient au langage, le lieu visible affiche sa fuite. La discordance du signe et de la figure trouve ainsi son point d’exercice le plus intense du fait même que la théâtralité propose, par l’acte autorisé d’une mise en scène singulière, l’invention de figures vouées à décevoir la vue en la sollicitant.
9« Écrire, c’est disposer le langage sous la fascination et, par lui, en lui, demeurer en contact avec le milieu absolu, là où la chose redevient image, où l’image, d’allusion à une figure, devient allusion à ce qui est sans figure4... » Si l’espace littéraire rejoint l’expérience théâtrale, c’est par la multiplication des lieux de disjonction que permet le dispositif scénique, pour peu qu’il prenne en charge, sans la combler, la sécession interne de chaque composante, visible et audible. S’écrivant dans la voix, se réécrivant dans l’écart renouvelé de la figuration, la parole rencontre ainsi l’espace où projeter l’entente d’un langage d’autant plus solitaire qu’il ne se résout ni en soi, ni à l’alliance d’autres arts.
10L’expérience théâtrale illustre l’exemple musical en permettant de mieux cerner la genèse des discontinuités où se forme l’espace : non parce que le théâtre multiplie les dimensions sensibles de l’écoute mais parce qu’il précipite avec les zones d’attrait les forces d’un retrait intrinsèque à chacune. Pas de lien possible entre les sons et les scènes, les signes coupés de ce qu’ils figurent et les corps qui s’abstraient en s’offrant : le discord du visible agit dans chaque région, visible ou non, et l’audible n’échappe pas à cette règle de scission. Certes l’écoute musicale ne donne rien à voir, mais par ce manque de la vue chacune des scènes mises en rapport de dualité s’éloigne de soi sans pour autant rejoindre l’autre. Ce dont témoigne le cube platonicien, emblème de la posture assignée à l’écoute : machine à sons, visible et cependant virtuelle, l’aérolithe dressé entre les solistes vivants retire l’humanité à la présence scénique des corps et en même temps il rend présente l'incorporalité de toute autre scène. Comme les automates dans les Passages de Benjamin, l’allégorie de l’inhumain veille ainsi sur l’invention d’espace : image de ce qui précisément défie l’adhésion à l’image. Telle est la singularité du concert que de manifester visuellement l’abstraction musicale. L’acte de l’œuvre consiste alors à répercuter, dans le tissu sonore ou langagier, la division fondatrice qui fait du lieu d’expérimentation – salle, scène, ou surface tabulaire – le support d’une expérience conjointe de dessaisissement et d’attirance, l’une avec l’autre, l’une en l’autre.
11L’espace ne se réduit pas à la déception du visible ; il se fait entendre par voie de chant et de parole, dans la composition acoustique comme dans la régie scénographique : pour peu toutefois que la trace du visuel – ce revers où agit le dehors – vienne délier de soi la présence du sensible. On entendra donc ici la référence à l’image non comme figuration potentielle de l’espace – l’hypothèse en a été suffisamment réfutée – mais bien comme véhicule privilégié d’une virtualité défective qui ouvre l’espace et en relance la discontinuité. La préférence de l’image, dans la pensée et l’expérience spatiales, tient à sa capacité de soutenir, en se retirant, l’expansion continue d’une discordance qui n’accepte pas de résolution formelle – harmonique, plastique ou scripturale.
12Le détour esthétique – et de l’aisthésique – pourrait donc être l’instrument obligé d’une écriture d’espace à laquelle Blanchot a donné le nom d’espace littéraire mais que la littérature ne dévoile qu’en se divisant d’elle-même. Loin de ramener à l’équation de l’espace et de l’écriture, le passage par les opérations de l’art – du pictural au musical, du filmique au scénique – nous contraint à ce dernier renversement : pas d’écrire où n’agisse, au titre de l’espace, l’indice d’une altération qui ne se réalise pas, mais ne cesse de s’étendre parce qu’elle est l’acte même d’une discontinuité interne à l’œuvre et à l’extériorité qui est la sienne. Dans l’intervalle ouvert entre les arts, entre les matières de l’art et dans chaque œuvre d’art et de langage s’insère ainsi – à travers la relativité plurielle des facteurs – le mouvement continu d’une dissociation par où l’espace de l’œuvre orchestre sa dissonance.
13L’amateur de mémoire. Un pas reste à franchir, qui reviendra au texte littéraire. Comment la disjonction venue de l’image peut-elle agir indépendamment de toute manifestation sensorielle ? L’espacement de l’écriture ne saurait tenir à l’illusion de réalité suscitée par le langage. Or le livre ne propose pas d’autre vue que fictive. C’est à jouer de cette fiction que s’attache une des dernières œuvres de Perec en repliant l’ensemble du texte sur un leurre figural propre à le rouvrir. Tel est le tour, ou la torsion, d’Un cabinet d’amateur5 : occuper le récit avec l’histoire d’une falsification en peinture qui utilise les textes pour authentifier les tableaux, et dissimuler du même coup la feinte à laquelle se livre le texte en rendant crédibles les faux tableaux qu’il simule. La fiction de Perec exhibe une ruse pour en masquer une autre. Dans l’un et l’autre cas c’est l’aptitude du signe à figurer qui se trouve exploitée, mais selon deux directions divergentes, mobilisant dans l’image une force inverse de disjonction.
14Si l’on a lu le livre jusqu’à la dernière phrase, on connaît la stratégie de Raffke et de ses héritiers détenteurs d’une collection de faux : exhiber des copies, pour rendre désirables les originaux aussi truqués, et donner à ceux-ci le label de vérité que confère l’appareil documentaire dont se nourrit l’histoire de l’art – lettres, notices et journaux, études savantes, catalogues raisonnés et controverses argumentées, le tout judicieusement distillé pour appuyer les enchères. Dans cette machination, tous les tableaux feront l’objet d’une double simulation : celle des images qui les éloignent en les copiant et celle des signes qui les fondent en les décrivant. Un égal retrait affecte donc les tableaux exposés, qu’ils soient affirmés faux dans leur duplication visuelle ou proposés comme vrais par l’inflation écrite du commentaire qui les remplace. Mais c’est un autre tour de la mimésis qui vient dédoubler le leurre : aucun tableau n’est visible pour le lecteur qui cède pourtant à la visibilité de l’ensemble et ne s’aperçoit pas qu’il est lui-même dupé sous le masque de l’acheteur ; croyant comme lui, mais par la seule vertu de la fiction, à la possible distinction du vrai et du faux, pourtant également invisibles. Comment le lecteur de la fiction peut-il succomber en même temps que le visiteur fictif, différenciant avec lui, mais sans les voir, le cabinet des copies et des croûtes et l’inestimable collection européenne rassemblée par l’amateur américain d’origine munichoise ? Un détour mondain nous servira de miroir pour réfléchir le double jeu du texte tout en nous dispensant de le décrire.
15La mise en scène de la collection Rau par une revue à grand tirage6 reproduit de manière étonnante le travail de leurre mené autour de la collection Raffke. Outre l’histoire édifiante du collectionneur – mécène suisse-africain combinant les traits du docteur Schweitzer et ceux du milliardaire brasseur d’affaires – on relève en effet maintes anecdotes destinées à valoriser les acquisitions : tempête affrontée pour devancer les concurrents, déception de voir un supposé Van der Weyden se changer en un obscur De Coter, divine surprise d’un anonyme devenu un Guido Reni où la cuirasse de Goliath flamboie comme dans un faux Giorgione... Parcourant l’exposition du Luxembourg, l’amateur de Perec ne découvre pas sans vertige un Cabinet d’amateur (Jean Siberechts, 1661-1672)7 qui ne contient d’ailleurs que des croûtes : cul de vache en premier plan, marine bateau à droite, nature morte exponentielle en haut, couple de collectionneurs assis entourés de statuettes de singes – serait-ce un abyme conjuratoire ? La composition de la collection elle-même ressemble étrangement à celle décrite par Perec : outre l’inévitable auto-portrait (Degas en l’occurrence, et non Ensor), et la masse habituelle de Renoir, Monet ou Pissarro, on trouve, comme il se doit, des joueurs de tric-trac à défaut d’échecs (école hollandaise), un Solario (Vierge à l’enfant et non pas Visitation, destinée d’ailleurs à changer de père), un Cranach l’Ancien (figurant non un portrait mais trois Judith semblables) et même un moine extasié, dit Saint Jerôme, « malgré l’absence du lion » aurait dit Perec8 – en l’occurrence un Ribera. Pas de Pisanello, certes, d’ailleurs précaire en son attribution, ni de Vermeer à l’identité glissante, et pas non plus d’école américaine ; mais un Fra Angelico inattendu – on croyait les connaître-, une nature morte au hareng digne de Chardin, un Cézanne, des Bonnet, un Courbet qui ressemble à L’Origine du monde, un paysage héroïque rassemblant tous les Poussin possibles... Perec aurait-il trop bien dressé le modèle de l’amateur spéculatif ? On notera en tout cas que cette ressemblance – du réel au texte qui ne l’imite pas – inclut toutes les déceptions, surprises et variations qui forment une collection bien comprise et susceptible d’entraîner les foules dans un musée en mal de nouvelle vogue.
16L’effet de reconnaissance, mémorielle, lointaine et pourtant assurée, fonctionne ici à rebours ; et les tableaux accumulés par Rau et empilés par le musée offrent ceci de singulier qu’ils séduisent non par leur pouvoir propre d’attraction mais par leur capacité d’évoquer d’autres tableaux, absents mais connus, qu’ils soient faux, fictifs ou référentialisables. L’image ressemble, c’est sa qualité propre ; et la peinture, en s’exposant au regard, accroît la puissance de réflexion qui fait miroiter l’œuvre picturale hors le cadre d’un unique tableau. Ce rapport insolite entre le Rau réel et le Raffke fictionnel dévoile la duplicité du texte perecquien. Dans la fiction racontée par le narrateur, l’image est suspecte et le signe seul crédible : c’est le langage qui donne sens aux vues et les fait paraître vraies. Dans la feinte machinée par le texte, il ne s’agit toujours que d’écrire, mais c’est l’effet d’image qui continue à rendre fiable le tableau alors même que le signe s’avère douteux. Ce pouvoir de l’image tient à sa capacité de ressembler ; identifiée même de manière mouvante, ressemblant à d’autres tableaux que le texte laisse miroiter entre eux, l’image-tableau fait lever dans la lecture la mémoire d’autres tableaux déjà vus, à reconnaître même s’ils n’appartiennent qu’à l’encyclopédie des souvenirs possibles.
17Où ai-je vu ce Pisanello et pourquoi n’est-il pas de lui ? Dans quelle exposition de Giorgione ce Chevalier au bain que sa cuirasse miroitante va transformer en Vénus offrant à Enée les armes de Vulcain ? Mais est-ce Vasari qui a commenté cette œuvre perdue ? La copie négative du Changeur et sa femme se réfère-t-elle bien à Quentin Metsys ou masque-t-elle en miroir un Van Eyck ? Et ce Cézanne aux dominos : où sont passés Les Joueurs de cartes ? Dans Les Buveurs de whisky, qui pourraient aussi bien dissimuler L’Absinthe absente d’un autre peintre ? Pourquoi La Jeune Lille lisant une lettre échappe-t-elle à Vermeer, alors qu’il se voit attribué un Billet dérobé digne de Fragonard ? Quant aux Danseuses de Degas, aux Cavaliers arabes de Delacroix, qui pourrait en douter tant ils sont mémorables ? À se livrer au jeu de l’attribution, le lecteur tombe dans le piège tendu par le texte, ne voyant pas la feinte parce qu’il croît reconnaître des figures réflexives. Une image peut toujours en réfléchir une autre et le vrai faussaire ne se fait pas faute d’en jouer : donnant au cabinet de l’amateur l’extrême tension d’un double mouvement inverse, qui reconduit la fraude en semblant la démonter. Mais le leurre visuel ainsi perpétué repose cette fois sur un ancrage mémoriel ; et l’espacement du livre vient buter sur la compétence culturelle qu’il stimule en feignant de la simuler.
18La disjonction du signe et de la figure est donc à double portée ; elle se renverse tout ensemble sur la fiction, où le langage l’emporte en jouant du vraisemblable, et sur la feinte où la ressemblance impulse l’écrire en le débordant. L’image n’est qu’un effet du signe, donc elle n’existe pas ; l’image réveille l’image, donc elle déjoue le signe qui la désavoue. À la fois mémoriel et simulé, l’imagement distend le texte en l’entraînant selon l’attrait contraire du recul en abyme et du dépli au dehors. Le discord de l’espace trouve ici son champ le plus retors qui en appelle au savoir du lecteur pour mieux capter sa compétence : incluant ce qui l’exclut, au risque que l’exclusion lui échappe et rouvre l’œuvre à la mémoire du monde. C’est avec cette éventualité que Perec ne cesse de ruser : faisant de la sollicitation mémorielle elle-même une nouvelle donne pour un imaginaire d’espace irréductible à la pluralité de ses espèces, y compris à l’ancrage référentiel qu’il feint pour l’effacer. Libre au lecteur de ne pas s’en tenir au simulacre, quitte à se voir contraint de renforcer, en s’efforçant de la briser, la machine textuelle dont il est devenu un des rouages.
19La peinture fait espace en exilant le signe – telle était la leçon ultime du tableau. Or l’espace du texte, où seul le signe est à l’œuvre, ne cesse pas pour autant de figurer : par le simulacre pictural en l’occurrence, mais celui-ci détient l’étrange capacité de se résorber en lui-même tout en réfléchissant un autre. C’est donc sur l’étrangeté de la figure que s’achève ce retour vers l’espace littéraire : fictive, et à ce titre déjouée par la fiction, mais aussi duplice et capable de réveiller cela même que l’écriture récuse en le simulant. Tendu entre signe et figure, entre un double usage du signe et le dédoublement de la figure, le texte écrit l’espace en expulsant l’image, mais il se nourrit de ce par quoi elle ne cesse pas de figurer : une mémoire qui ne se laisse enclore ni dans les miroirs qu’elle se donne au sein du texte, ni dans les lieux d’image qu’elle viendrait occuper hors texte.
20Entendre l’espace, ce sera donc comprendre comment l’écoute et la vision peuvent susciter le recul d’un lieu, dont le texte désigne le statut originellement mémoriel : venu de l’œuvre et revenant ailleurs sans pouvoir résider en soi seul.
*
21Le discord que l’art et l’écriture inscrivent au cœur des formations d’espace ne propose pas une nouvelle pensée de l’univers. Il éclaire seulement, en multipliant les facteurs de dispersion avec les voies d’accès, l’impossibilité où nous nous trouvons de réfléchir l’espace en composant des paramètres stables, fussent-ils multiples et enchevêtrés. Le propre de la discordance est précisément de rendre inabordable en soi chacune des composantes qu’elle suppose pour agir. En privilégiant l’écart conjoint du signe et de la figure, je n’entendais pas donner au texte l’exclusivité de l’approche, mais seulement reconnaître comment l’absence de l’écriture dont témoigne l’expérience esthétique trouve à se formuler dans la pensée d’un espace littéraire indéfiniment retourné sur sa propre extériorité : devenant espace en se dessaisissant du pouvoir exclusif de l’écrire.
22Ici prend fin un parcours en dents de scie, dont les méandres ont imité ceux d’une forme-labyrinthe jugée apte à illustrer la réversion contraire de l’écriture et de l’espace : doublure de l’autre, qui le déplace, chacun des termes, par la mémoire comme par l’oblitération de cet autre, trace le chemin de son propre détour. Le branle de la grue, tel que le décrit Marcel Detienne d’après des vases de Corinthe9, offre cette particularité de rappeler la topologie labyrinthique en combinant, sur une seule file de danseurs, la parallaxe et la spirale, l’allée oblique et la descente en hélice, conduites par deux meneurs inversés aux deux extrêmes de la ligne courbe. Étrange figure d’une danse d’espace, qui dissimule la droite dans les replis de ses courbes et indique la duplicité de ses faces en les dépliant le long d’une ligne unique mais recourbée. Le va-et-vient que nous avons suivi pour ce parcours, tantôt passant par la médiation des textes et tantôt préférant les entrées sensorielles, ne visait nullement à faire alterner, dans l’approche de l’espace, la voie de l’écrire et celle de l’écoute ou de l’œil. Comme le montre l’allégorie corinthienne, la double conduite est constitutive du tracé et l’avancée procède jusque dans les renversements de la marche. Mais comme le signale aussi Detienne, la danse figure l’issue plus que l’impasse – l’entrée (ou la sortie) de l’antre autant que les dédales du circuit imposé pour l’atteindre. Sans doute la résolution était-elle inscrite à l’origine du paradoxe spatial, à ceci près d’essentiel que l’exigence de discontinuité est devenue désormais le principe même d’une notion dont le dédoublement générique ne se résout pas en un système bi-face : Khôra sera toujours à reconduire, donc à former et par là-même à disjoindre.
23Tel peut être le bilan de cette dernière partie : l’intervalle constitutif d’un concept aporétique n’existe qu’à s’éprouver dans le discord qui le fonde. Seul le branle constitue le fil, note encore Detienne, et le monstre n’a pas d’autre figure que le parcours abstrait de son approche. Celle-ci toutefois – telle que nous l’avons menée – s’en tient au geste du décrochement, et la convocation de termes multiples aura eu pour rôle premier d’inscrire, dans l’aporie d’une pensée d’espace, les signes d’un désaccord qui seul permet de le saisir. La traversée de l’espace ramène ainsi à son tracé, et celui-ci ne rend compte du paradoxe qu’à relancer en tout lieu – de forme, d’écoute, d’écriture – le non-raccord d’une discordance aux accès pluriels et à l’alignement toujours troué d’écarts. Le branle de la grue appartient lui-même à la fiction qu’il simule : déposant en archive la mémoire de ce qui n’eut pas lieu mais qui inscrit chaque formation d’espace dans le sillage d’une figure mémorielle aux lignes expansives mais brisées.
Notes de bas de page
1 M. Blanchot, « La pensée et l’exigence de discontinuité », dans L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 7 en particulier.
2 J’utilise ici le texte écrit par François Nicolas pour présenter ce dispositif et expliquer la manière dont il en use pour son œuvre Duelle, créée à l’ircam le 13 juin 2001.
3 Il s’agit d’Iphigénie en Aulide, édition de 1675, représentée au Théâtre de la Cité Internationale à Paris, en avril-mai 2001, dans une mise en scène et une scénographie de Daniel Jeanneteau, élève de Claude Régy. Le projet est d’appliquer au théâtre classique les principes de déterritorialisation expérimentés avec le théâtre contemporain.
4 L’Espace littéraire, op. cit., p. 27.
5 Georges Perec, Un cabinet d’amateur, Balland, 1979, édition du Livre de Poche.
6 Il s’agit du supplément de Paris-Match réalisé pour la présentation de la collection Rau au Musée du Luxembourg en juillet 2000 (SVO Art, Hachette Filipacchi Medias).
7 On sait que le livre de Perec, parmi d’autres sources anamorphiques, se réfère en trompe-l’œil au Cabinet d’amateur de Corneille Van der Geest lors de la visite des archiducs Albert et Isabelle, peint par Guillaume Van Haecht en 1628, auquel il emprunte en les déformant et en les multipliant, les 43 tableaux qui le composent et qui sont d’ailleurs souvent des copies « à la manière de » : voir Un cabinet d’amateur, op. cit., p. 31-32. Il utilise également une étude de 1957 consacrée aux cabinets d’amateur et dont un chapitre décrit le tableau de Van Haecht, ainsi qu’un puzzle de 3 000 pièces représentant ce tableau. Pour une étude systématique des sources de Perec et des transformations qu’il fait subir aux tableaux, voir Manet van Manfrans, Georges Perec. La contrainte du réel, Rodopi, Amsterdam-Atlanta, GA 1999.
8 Un cabinet d’amateur, op. cit., p. 111.
9 M. Detienne, L’Écriture d’Orphée, Gallimard, 1989, p. 15-28 (« La grue et le labyrinthe »), La phrase que nous avons placée en exergue de ce chapitre se trouve p. 10 (« Inventaire, en bref »).
Notes de fin
1 Description d’une terre cuite funéraire du IVe siècle avant notre ère, recueillie au Paul Getty Museum de Malibu, et représentant Orphée assis entre deux sirènes.
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Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et Michelle Lagny (dir.)
2003
Art, regard, écoute : La perception à l'œuvre
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Michele Lagny et al. (dir.)
2000