3. L’envers du tableau
p. 145-160
Texte intégral
L’incroyable, c’est qu’il n’y a rien, et que soudain, la possibilité de voir surgit. Oui, c’est vrai, on peut voir.
C. Juliet,
Rencontres avec Bram Van Velde.
1Pas d’espace où n’affleure l’écriture qui le façonne et l’emporte : dissimulée dans l’errance de la forêt, aux archaïsmes truqués, mais exhibée dans le dédale urbain d’une modernité en expansion, l’écriture-espace agit en échangeur de signes et d’espèces ; à la fois scripturale et anthropomorphique, la ville de Balzac, anticipant le modèle de Borges, le surexpose en lui donnant l’amplitude d’un romanesque qui fut construit à l’échelle d’une métropole. Mais pas de ville écrite où ne revienne – surprenant, inclassable – un surcroît de figure apte à former tableau : le texte de Balzac fait ressurgir, avec le cadrage paysager, la trace d’une picturalité sensible au regard. Même triomphante – comme elle l’est dans Ferragus – l’écriture ramène sur le devant de la scène l’équivocité d’un espace où le visible ferait retour en imposant sa loi de suspension. On ne dira pas pour autant que l’espace se donne à voir : paradoxalement, le regard fait défaut dans la scène, sauf passagèrement celui d’un « fossoyeur » par qui le cadre s’ouvre, les bords filent latéralement, la vue d’espace devient solidaire d’une fuite oblique où disparaît la vision. Si le tableau appelle la vue, l’espace qui s’y forme échappe à l’œil par l’extériorité dont il est le signe.
2Nous ne poursuivrons pas davantage l’analyse des textes : ils ont amplement balisé la duplicité d’une écriture d’espace dont les termes s’échangent sans se recouvrir. La dérive balzacienne de la cité signale toutefois que la picturalité de l’espace, impliquée dans le tableau-paysage, fait partie d’un ensemble plus vaste dont la lisibilité – ou l’impossibilité de lecture – dépend des mouvements et des retournements qui s’y font jour. Le déplacement, l’incertitude, la faille éventuelle – qui spécifient le moment de la vue – vont de pair avec une invention formelle en devenir et toujours prête à remanier ses traits. Même rendu soudain perceptible, l’espace ne se réduit pas à la somme des lieux qui le remplissent ; échappant à la définition d’Aristote, l’instant spatial que figure le texte reste tributaire des traces antérieures et des tracés futurs qui l’amorcent, le brouillent ou le masquent : c’est là le paradoxe d’une vue ouverte dont l’écriture ne cesse d’ébranler les contours en les formant. Qu’en sera-t-il alors dans le cadre restreint d’une œuvre picturale ? Comment relier, dans le domaine proprement visuel, la figure et la forme, qui composent le lieu sensible du tableau, à l’exigence abstraite dont ressortit le principe d’espace ? L’écriture y trouvera-t-elle place, même sur le mode de la dissimulation que lui impose le texte forestier ? Si l’espace ne peut que s’écrire dans l’intervalle de la figure et du signe, cette hypothèse exemplifiée par Borges et Balzac a-t-elle une portée autre qu’indicative lorsqu’il s’agit d’œuvres à vocation visuelle ? Ces questions ne seront évidemment pas résolues. Je me propose seulement d’explorer la manière dont elles peuvent être formulées quand on se trouve amené à regarder un tableau, une sculpture, un dessin – moins pour les voir que pour concevoir le rapport qu’ils engagent de la vue à l’espace.
3Dans l’ordre de l’art, l’espace se déclare frontalement ; simultanéité et sensorialité convergent pour offrir à l’instant du regard la logique d’un ensemble. Mais ce postulat de Lessing ne prend pas en compte la complexité des relations qui associent la vision spatiale à la figurabilité des objets comme à la formation des rapports – de place, d’intensité, de dislocation. C’est dire que l’espace, en se rendant sensible, vient buter sur une série de liens qui l’obscurcissent : l’éventualité d’une forme, la perceptibilité de figures s’interposent entre l’œil et l’idée. L’art n’est d’espace qu’à titre virtuel.
*
Le Pendu femelle est la forme en perspective ordinaire d’un Pendu femelle dont on pourrait peut-être essayer de retrouver la vraie forme.
Cela venant de ce que n’importe quelle forme est la perspective d’une autre forme selon certain point de fuite et certaine distance.
M. Duchamp, Duchamp du signe.
4Si toute forme n’est pas nécessairement spatiale, tout signe plastique relève de l’espace : selon Francastel, auteur de cet aphorisme1, c’est la peinture qui donne l’accès le plus direct à la pensée spatiale ; et la modernité picturale – de par sa qualité propre – manifeste à l’évidence les opérations de voisinage et de séparation, de contact et de mobilité par lesquelles un espace prend forme en peinture, en se déprenant de former un lieu visible. C’est dire à la fois que la forme relève d’une topologie abstraite, variable suivant les époques, et qu’une équation pourrait s’établir entre espace et forme plastique. À quoi tient toutefois le privilège de l’art moderne dont témoigne exceptionnellement ce texte de Francastel ? Laissant de côté les explications génétiques proposées par l’auteur2, on supposera ici que la modernité, parce qu’elle ruse avec la figuration, rend plus patente la dissociation de l’espace, qui s’abstrait, et de l’image, qui incarne. Mais la construction classique, parce qu’elle inscrit la figure dans un lieu, a suscité la reconnaissance, largement glosée par Panofsky, de l’abstraction nécessaire du lieu dans les calculs dimensionnels de l’espace. Le paradoxe serait donc le suivant : les formes modernes de l’art offrent un terrain d’élection pour une pensée abstraite de l’espace, mais en même temps elles lui retirent les repères qui permettraient de la fonder sur des analyses géométriquement régulables. Peut-on penser l’espace comme une abstraction pure qui deviendrait perceptible par la seule contiguïté, sans médiation de la dimensionnalité ?
5Symptôme de cette difficulté, le remplacement de la troisième dimension par l’épaisseur et de la profondeur par l’enveloppement témoigne, chez Merleau-Ponty, d’une obligation de substituer l’expérience subjective à l’aporie que provoque la rupture cézanienne de la perspective. Ce nouvel ancrage, où s’est fondée l’esthétique phénoménologique, confie désormais au sujet, et à sa capacité d’échange, le soin de réguler l’apprentissage plastique de l’espace. On ne suivra pas ici ce renversement philosophique, trop prêt à compenser ce qui explose avec violence dans l’insurrection moderne de l’art : en remontant à la surface de la toile, en éclatant sous forme de touches, de pâtes, de traits et de lacunes, l’espace s’est troué ; et rien, sauf l’infini du commentaire, ne peut plus réconcilier des lignes dont la discordance ou la trop grande mutabilité soustraient l’espace à toute prise de forme unifiable, fût-elle donnée comme horizon invisible. Il n’est pas sûr toutefois que la question perspectiviste soit devenue caduque : engageant la distance, elle concerne le rapport de la vue à l’objet, et de l’objet à ses coordonnées ; le code en est relatif, mais le problème soulevé par une mesure d’espace ne cesse pas de s’y poser. Sans disparaître, la perspective s’est déplacée, plus précisément elle est devenue l’acteur d’un déplacement, ou d’une bascule latérale, solidaire de l’applatissement que connaît l’espace en se vidant de sa substance. En suivant cette ligne de fuite, on peut voir se nouer le paradoxe figurai associant la construction visible de rapports – de proximité, de proportion, de profondeur – avec la non-mesure propre à l’espace qui les engendre, et auquel ils prêtent forme.
6Les dessins de Giacometti, à travers les multiples variantes que l’esquisse autorise, serviront de premier témoin. Géométriquement calculées, les figures tridimensionnelles y prolifèrent, sous forme de rectangles ou de parallélépipèdes, de cylindres, cônes ou cubes transparents, qui recadrent le corps ou la tête dans un volume diaphane, au sein duquel la distance croît – absolue distance, dit Sartre3 – en figurant le vide où elle agit. Enfermées, cernées de rien, la silhouette ou la face s’enfoncent d’autant plus que, loin d’entraîner l’œil vers le fond, la perspective semble remonter à la surface et le neutraliser. « Si je vois une tête de très loin, j’ai l’idée d’une sphère. Si je la vois de très près elle cesse d’être une sphère pour devenir une complication extrême en profondeur. » Tel est le paradoxe, dont attestent maints fragments des Écrits. C’est le rapprochement qui crée la profondeur ; mais celle-ci va s’aplatir par excès de grossissement : « On entre dans l’être, ajoute Giacometti. Tout a l’air transparent, on voit à travers le squelette4. »
7L’être, dit-il ainsi en substance, est transparent ; plus on s’approche pour le pénétrer, plus il devient comme du non-être. Cette transparence de l’être, où s’annulent paradoxalement les vertus qui lui sont attribuées, qualifie la recherche du sculpteur-peintre : rien n’est donnée de cette annulation, il faut sans cesse en refaire l’épreuve ; et l’exacerbation de l’œil myope, qui voit de plus en plus près, de plus en plus plat, produit dans les portraits l’étrangeté d’un trait qui absorbe la vue en se retirant dans le mur, où il va disparaître. Rapprochement trompeur, où le regard s’absente et la distance s’accroît en s’amenuisant.
8Défiguration du visage et délocalisation de l’être vont ainsi de pair. C’est d’espace qu’il s’agit, mais précisément l’espace n’existe pas, « il faut le créer, mais il n’existe pas, non5 ». Aucune expérience phénoménologique ici, qui procurerait avec l’appréhension spatiale l’approche de l’être dans l’espace. Le travail de Giacometti va à l’encontre de toute reconstruction d’ensemble, parce que l’ensemble ne tient pas en place : « Les têtes, les personnages ne sont que mouvement continuel du dedans, du dehors, ils se refont sans arrêt, ils n’ont pas une vraie consistance, leur côté transparent6. » La recherche d’espace, dans les variantes graphiques de l’atelier, amplifie ce mouvement en tous sens, surexposant l’aplatissement des bustes, l’allongement des figurines, en se plaçant cette fois à l’intérieur du cube pour en faire jouer l’éloignement erroné. Dans Tête de cheval (1955), l’inversion de perspective, construite au sol par un renversement de proportions dans l’échelonnement de cadres – du plus réduit au plus agrandi –, débouche sur une brusque élévation verticale de cadrages rectangulaires, élancés, pris au piège du blanc, ne laissant affleurer que l’amorce d’une ligne courbe. La tête de cheval sort du vide en oblique, mais elle n’ajoute pas d’épaisseur ni de relief à ce qui fut calculé pour évider l’espace en le remplissant. Le paradoxe de « l’atelier » est ainsi celui d’un formidable leurre, où la perspective, construite à l’envers, s’élevant sans aboutir, fait du lieu de la création le champ d’une poussée dimensionnelle contrariée ; le lointain disparaît en refluant, la verticale bascule de côté, la longue silhouette penchée affronte, venu de nulle part, un double méconnaissable. Théâtre de trompe-l'œil, où la « tête » surgit latéralement en effaçant la profondeur dont elle feint de procéder en se déployant. L’espace devient ainsi, tout à la fois, le lieu d’engendrement et le procès de résorption de l’être ; et les figures effilées, basculantes et prêtes à se heurter, témoignent pour ce double mouvement qui transforme l’invention de l’espace en un combat contre les formes. Figurants de l’être, elles poussent du vide, qu’elles repoussent en y retournant : auto-éradication de l’être par son espace même.
9L’évacuation est si active, tendue, que le terme de vide ne convient plus, faute de substance pour l’envelopper – malgré la formule incisive de Sartre cernant les « épaisseurs de vide7 » qu’exposent les peintures. On préférera ici, plus probante, la remarque sur les sculptures qui œuvrent à « dégraisser l’espace », ce « cancer de l’être »8. Car l’atelier du dessin, chez Giacometti, met en évidence le ressort d’une recherche vouée à l’expulsion sérielle de la substance. Puisque la profondeur est toujours prête à se vider, l’ouverture latérale devient la seule issue pour engendrer un autre espace, à déplier : pas suspendu des marcheurs, où l’arrêt appelle au recommencement ; juxtaposition interne des dessins, qui viennent buter sur un nouvel objet à aplatir, un nouveau volume à suspendre : ainsi d’une autre variante de l’atelier – Chien, chat, tableau (1955) – où la violence animalière, griffonnée à gauche, s’apaise à droite pour exposer en transparence une figure qui semble pendue dans un placard – sans doute est-ce le « tableau » indiqué par le titre. L’annulation perspectiviste, toujours à refaire, débouche ainsi sur une juxtaposition expansive, que seul arrête le bord du cadre, soigneusement délimité. L’espace ne cesse de basculer, visant une forme – « l’apparence de la forme » ? – qui passe ailleurs, à côté, puisqu’elle ne peut se former sans se ruiner. La dilatation est la rançon de l’expansion : « avancer le plus possible sur tous les plans, dans toutes les directions9 ».
10Mobile, et cependant arrêté, multidirectionnel parce que sans unité centrale, l’espace inventé par Giacometti soustrait la forme à la possibilité d’une perception achevée. Serait-ce que la « vraie forme » est projective, comme l’affirme Duchamp dans l’aphorisme du « pendu femelle10 » dont j’ai cru pouvoir projeter la trace sur cette lithographie de Giacometti ? Soutenu par des croquis de projections perspectivistes mobiles, le raisonnement de Duchamp prendra l’allure d’un théorème démonstratif11. Il s’agit de prouver l’existence d’une cinquième dimension de l’espace : non plus volumétrique, pas non plus strictement temporelle, mais bien virtuelle, soumise à une « force de distraction » dont la propagation est non uniforme et infinie. La singularité de cette autre forme, calculable et absente, serait alors d’inscrire en chaque système plastique, et par la logique même d’une construction spatiale, l’indication de ce par quoi il manque à son lieu.
11Est remarquable, ici, le déplacement perspectiviste de ce dispositif imaginaire digne de Roussel. Suivant le principe de la « mise à nu », qui fonde le travail de Duchamp, ce sont les composantes de la représentation – la toile, la perspective ou la mariée – qui se trouvent déconstruites. La bascule latérale devient alors constitutive d’une proposition formelle nécessairement déceptive, qui déplie en oblique une perspective à la profondeur désormais ruinée, et un temps dont la capacité de s’unir à l’espace est devenue suspecte. La visée d’un ensemble unitaire n’est pas niée frontalement par Duchamp, elle ne se trouve pas non plus minée de l’intérieur par l’ouverture de lacunes ou de contrecourants – mais elle fait l’objet d’un dévoilement ironique par la mise à nu de ce qu’elle suppose : un système de projection centrale, qu’il suffit de multiplier dans la seule dimension qui reste disponible – le côté, l’oblique – pour la rendre impossible à saisir. La forme est insatiable, ou insaturable, parce qu’elle implique une totalisation qui l’inclut elle-même et la propulse hors d’elle ; et cette dynamique, devenue oblique, conduit la courbe d’une sérialisation paradoxale, où chaque composante ne s’accomplit qu’en manifestant en quoi elle ne peut s’accomplir qu’ailleurs.
12Telle serait alors la logique de l’espace, agissant dans l’invention d’une forme : la projeter hors d’elle-même, en appliquant littéralement – ici latéralement – le dispositif projectif qui la gouverne. L’espace ne se perçoit pas, sauf en cela qu’il inquiète ou qu’il brise le rapport entre la forme et la figurabilité.
13Rapportée à la construction classique – par exemple aux géométries calculées de Piero della Francesca – l’hypothèse éclaire la tension qui apparaît, au sein du tableau, entre le déploiement de la perspective centrale et l’exigence figurative des corps. Plus la profondeur s’ouvre – comme pure dimension-, plus le corps se réduit au contour et s’éloigne de soi vers le fond. Dans le Polyptyque de San Sepolcro12, les hommes et les femmes, agenouillés sous le manteau de la Vierge, disposés obliquement de chaque côté de l’axe virginal, s’estompent peu à peu dans les plis du vêtement, où ils se projettent. Redoublant les arcs emboîtés, du fond doré arrondi et de la cape enveloppante, cette courbe en éclipse dit à la fois l’ouverture perspective et l’absorption formelle, comme si l’aplatissement des corps devenait la rançon de leur étagement en profondeur13. À l’inverse, dans la fresque de la Madonna del Parto14, le ventre bombé signalé par la main ne s’ouvre que sur une fente blanche – écho rapproché des capitons du dais que les anges déploient au-dessus de la madone : théâtralisée, la profondeur s’abstrait en remontant vers l’avant, alors que les deux servants angéliques participent au jeu d’ombres perspectivistes de la tente qu’ils soutiennent. Double scène, où s’expose une logique contraire du volume, qui enveloppe, et de l’ouverture, qui reste vacante15 – qu’elle affleure en surface ou se ferme au fond.
14Le renversement opéré par Giacometti, l’expansion latérale démultipliée par Duchamp désignent, dans la fenêtre perspectiviste, le point névralgique d’une construction spatiale destinée à réguler la distance et contrôler le rapport de l’œil au monde : l’extériorité, qu’il s’agissait d’enclore dans un dispositif homogène, fait retour au sein du système lui-même ; des traits erratiques apparaissent, des zones de disjonction affleurent, évidentes chez Antonello da Messina, ou discrètes dans les modélisations doubles de Piero ; comme si l’espace, générateur de formes maîtrisables, véhiculait en contrecoup une force de divergence ou d’involution, capable d’ouvrir l’œuvre sur son propre revers : soit l’extériorité qui lui appartient en propre et désigne l’excès où elle s’évide. L’espace ne se perçoit pas, sauf dans la résistance qu’il oppose plastiquement à toute forme achevée. C’est ce dehors interne à l’œuvre – visible et imprévisible – que l’espace laisse affleurer sans jamais s’y résorber, mais sans non plus s’y soustraire. Le revers fait partie du tableau, il en est à la fois la ressource et la faille. Si l’espace prend forme, c’est en désignant le point où fuit la forme : fond aplati ou retourné vers l’avant, bascule latérale, projections provoquantes ; ou encore ces cloisonnements multiples par lesquels Dubuffet affirme tout à la fois la clôture des localisations et l’incertitude de leurs limites16.
15Une remarque s’impose ici. Graphiques ou plastiques, les exemples que nous venons d’évoquer privilégient le tracé des dimensions ou le dessin de contours. Ils appellent donc une identification des figures, qu’elles soient géométriques ou proprement figuratives ; la lisibilité des opérations s’en trouve renforcée, et c’est à ce titre que je les ai retenus comme points d’appui analytiques. Or une œuvre non figurative, qui soumet les plans et les lignes à l’action de la couleur, ne se prête pas avec certitude à l’analyse dimensionnelle. Le jeu des directions semble neutralisé dans les pans flottants d’un Bram van Velde, ces coulées des gouaches qui détourent les graphes et font affleurer par places une blancheur colorée irréductible au support. Sans doute y pressent-on une disposition d’espace, exemplaire parce qu’abstraite, mais affectée d’un surcroît de silence qui s’impose dans le tableau lui-même. Ce silence, Beckett a tenté de le nommer : une peinture d’espace – « A. van Velde peint l’étendue » ; une apesanteur – « d’où vient cette impression de chose dans le vide ? » ; une inertie des choses sans qualité – leur « choseté » (le texte date de 1948) ; « un art d’incarcération », où les couleurs sont « au spectre du noir » ; bref, un peintre « de l’empêchement », « sans traces, sans air, cyclopéen »17. Cette approche négative, qui offre l’intérêt de ne pas donner voix au silence, ne satisfait pas entièrement. Certes le vide s’expose chez Bram van Velde, comme en suspension ; mais les couleurs, non saturées, ne se laissent pas contenir par les cadrages au noir qui les entourent : le trait ne tient qu’au ton, qui glisse et s’insinue selon sa lancée propre jusqu’à atteindre d’autres tons mêlés ; l’absence de suture entre les flux colorés donne à l’affleurement du blanc une force de matière par où le fond éclate en surface et disjoint les teintes ; des échanges distants naissent comme des amorces fluctuantes de figures – œil, fenêtre, visage – qui ne résistent pas à la géométrie variable des plans.
16Une activité métamorphique œuvre ainsi en tous sens et sans répit. Cette peinture arrêtée, empêchée, ne cesse en fait de bouger ; si le rouge apparaît, vif, ou le bleu, plus lavé, c’est en augmentant du même geste l’intensité du blanc, où un graphe noir monte, trace une boucle, n’aboutit pas (sans titre, Grimaud, 1980) ; une diagonale blanche traverse ce qui pourrait être un visage et le transforme en un triangle blanc lui même repris au noir – mais que vaut ce parcours ? (sans titre, Grimaud, 1977) ; des cercles jaune pâle, des traits triangulaires opaques – et le contraire – emportent en sens inverse des plans vert doux et des fragments d’un rose passé (sans titre, Montrouge, 1948). Verticale, latérale, la superposition des surfaces ne mène nulle part, sauf à soutenir ou conjurer, enfoncer, remonter ou diluer une touche par l’autre. Malléables, flottants, rendus informes et aussitôt repris, les pans colorés s’étalent et s’échangent sans pour autant cesser de se juxtaposer.
17On retiendra donc cette mobilité interne, qui ne contredit pas l’inertie des choses entr’aperçues, mais en les plaçant dessous, dessus, et vice-versa, désigne la transaction permanente par quoi rien n’a de place. Ainsi constitué, l’espace relèvera tout à la fois de l’apesanteur soulignée par Beckett, qu’on pourrait entendre comme absence de profondeur, et d’une annulation réciproque du vide et du plein, rendus indifférents parce qu’interchangeables. Le vide est en acte, œuvrant à une visibilité abstraite, qui s’abstrait d’elle-même sans laisser concevoir autre chose que ce mouvement de l’abstraction. En ce sens, la peinture telle que l’expose Bram van Velde ne fabrique pas de l’espace qui deviendrait perceptible comme tel ; elle fait espace plutôt, œuvrant par les interstices d’un ensemble instable, où les échos sont aussi des écarts, les symétries des fausses pistes, et les mouvements, fluides, imperceptibles et récurrents, rendent impossible de centrer ou décentrer en aucun sens. Dans ce travail d’espacement – sans dimension, sans direction, inarrêtable –, la forme remplit la toile, mais de manière à laisser affleurer, passagèrement et constamment, ce qui pourrait l’effacer. Loin de souscrire à l’équation supposée de la forme et de l’espace, c’est au contraire l’antinomie de ces deux notions que déclare ici la peinture : l’espace sous-tend l’émergence d’une forme, mais en la déplaçant et en l’oblitérant.
18La question de la distance perd du même coup sa pertinence ; pas non plus de bascule latérale ni de projection en expansion ; tout se passe au sein du tableau, et c’est en son lieu que l’espace agit et devient acte de déformation : perceptible par le seul mouvement d’une abstraction jamais donnée et qui ne cesse de se refaire en écartant les possibilités figuratives qu’elle suscite.
19La radicalisation de la peinture à laquelle procède Bram van Velde permet d’observer un dernier paradoxe : si l’espace se définit comme pur pouvoir d’abstraire, qui affecte l’œuvre de la forme autant que la formation des figures, il indique en cela une extériorité qui serait intrinsèque à la perception du visible. Mais cette force du dehors, à la fois acte et attrait, ignore tout autre signe que pictural. Aucune trace d’écriture dans un tableau de Bram van Velde, ni d’ailleurs de Giacometti. Les esquisses de tracés ne débouchent pas sur des lettres, comme c’est le cas chez Klee ou chez Miro, pas même sur des inscriptions graphiques : le trait sera toujours repris au blanc, qui le double ou qui l’absorbe. Aucune translation esthétique non plus : ni portée, ni partition, qui indiqueraient une consonance possible ou l’écart d’une autre forme. Non seulement l’œuvre se tait, mais la toile fait taire tout langage ; se tenant dans le seul intervalle de ses plans changeants et de ses faces instables. Ce silence du tableau, tourné vers son propre inconnu, soustrait l’espace à l’exercice de l’écriture : absorbée ou reléguée, étrangère en tous les cas, celle-ci demeure absente de l’expérience ; et la dissimulation spatiale de l’écriture, dont témoignent maints textes de la modernité, reste sans correspondance dans l’ordre pictural tel qu’il s’affiche ici.
20Cette remarque n’exclut pas, bien au contraire, la coexistence plastique de matériaux différents ; elle implique seulement l’hétérogénéité de l’œuvre et du signe. L’espace de l’art peut être tissé de traces, archaïques ou projectives ; il peut coller les mots dans la peinture, déplier des paroles dans les banderoles ou cacher des clés dans les sigles, cette altération langagière échappe à la règle du langage. Quels que soient les palimpsestes qu’elle accueille, la peinture ne laisse émerger l’éventualité de l’écriture que pour la rejeter ailleurs ; et les notes, carnets, journaux, entretiens ou bribes d’aphorismes arrachés au mutisme – comme c’est le cas pour Bram van Velde18 –, loin de donner le sens de l’œuvre indiquent au contraire ce qui ne fait pas sens dans l’œuvre : n’apparaît pas, ne se formule pas, se tait ; d’où la remarque de Beckett, qui ne peut être reçue que décalée.
21Tel sera l’ultime tour de l’espace pictural : désavouer le texte qu’il appelle, accueillir les indications de l’écriture sur le seul mode du négatif. Ce dont témoigne – a contrario – l’expansion silencieuse de Bram van Velde qui ne parle que pour en appeler au silence. La dissimulation de l’écriture dans l’espace – cette ruse orphique d’une écriture qui avance masquée – connaît ainsi un dernier retournement : la désappropriation de l’espace et de l’écriture, que l’exigence picturale contraint à dissocier, sans pour autant céder à une affirmation de spécificité visuelle. Paradoxal, le tableau reste traversé de mouvements métamorphiques, dont la singularité exige qu’ils ne débouchent pas. Et l’abstraction reconnue comme indicateur d’espace dans la peinture obéit à sa propre loi en empêchant de se former les signes qui en attesteraient.
22L’écriture est absente du tableau, et l’échange du signe et de la figure balisé par certaines œuvres littéraires ne relève que de l’ordre langagier dans lequel il se tient. Est-ce à dire que le rapport écriture/espace trouve ici son point d’arrêt ? Le silence de Bram van Velde, si largement glosé depuis Beckett, indique plutôt la négativité à l’œuvre dans ce rapport : si le tableau fait taire la parole, il en désigne ainsi l’extériorité radicale. Oblitérée, oubliée et s’oubliant, l’écriture reste au dehors, « sans titre » et sans appel autre que ce geste de rejet. Mais si rien ne se dit du tableau dans le tableau, où disparaît l’écriture, il revient à l’espace pictural, à l’espacement qui s’y fait jour, d’en rappeler l’absence au sein de l’œuvre. Écrire l’espace, ce serait donc faire entendre ce hors lieu de l’écriture jusque dans les œuvres où elle n’intervient pas. En ce sens, l’expérience picturale, que nous avons interrogée à partir de la modernité où elle s’expose, aura permis de mieux cerner – avec le refus de la profondeur – le mouvement d’extériorisation qui spécifie la pensée, et l’aperception, de l’espace. L’ouverture interne, la poussée hors ses propres repères, ne renvoie à aucune visée métaphysique ; elle fait partie de ce renversement suivant lequel le faire œuvre et le défaire de l’œuvre s’impliquent en s’exerçant : traçant, en le laissant en blanc, le revers silencieux d’un acte qui ne se ferme ni sur soi ni sur ses simulacres, mais se retourne sur sa seule étrangeté, sans conduire à quelque autre place. L’envers du tableau n’en appelle pas à l’écriture, mais l’écriture prend à son compte le paradoxe d’un devenir espace où l’espace se retire. Précaire, dissymétrique et cependant réversible, le renvoi de l’espace à l’écriture signalerait seulement cette communauté d’appartenance à l’action du dehors, par laquelle l’art et la parole communiquent en s’espaçant mutuellement.
mots, comme ils tirent
dans l’espace frayé déjà.
A. du Bouchet, peinture1
*
23Pas plus qu’il ne fait signe, l’espace ne prend forme dans l’art. C’est au contraire une inquiétude formelle qui se manifeste, pour peu que l’on explore l’effacement des figures, l’aplatissement des surfaces ou l’instabilité des plans que provoque un jeu dimensionnel poussé à la limite de ses paradoxes. Il en résulte un rapport déceptif entre l’appréhension plastique de l’espace et la figurabilité que proposent maintes œuvres : l’espace ne se perçoit que par défaut, dans ses détours, ses poussées et ses retraits, et l’événement figurai que nous avions repéré dans des textes littéraires offre cette singularité d’être d’autant plus sensible qu’il ne saurait se fixer en aucune figure. Il ne conduit pas pour autant à un ancrage abstrait, selon lequel la percée sensorielle, qui fonde l’approche esthétique, se résoudrait en formation signifiante. C’est bien dans l’intervalle du signe et de la figure que l’espace agit : nous voici ramenés au dédoublement du troisième genre, avec cette indication supplémentaire que signe et figure pourraient s’y trouver ruinés l’un et l’autre et l’un par l’autre. L’envers du tableau, plus largement de l’œuvre, tiendrait à cette discordance interne, qui relève moins d’une recherche esthétique vouée au désœuvrement que d’une propriété désaccordée selon laquelle l’espace biface se rend sensible en rendant manifeste l’impossibilité où nous nous trouvons de lui donner un corps. Telle est la logique perverse d’un mouvement d’espace qui abstrait cela même par quoi il s’incarne.
24Une dernière remarque pour conclure ce chapitre. Elle concerne le rapport de l’art à l’abstraction. En l’abordant par le biais de l’espace, de la relation contraire qui relie celui-ci à la figurabilité d’une forme, on en vient à reconnaître que l’art ne peut être abstrait qu’en manifestant le mouvement par lequel il s’abstrait : soit se retire de la figure au moment même où il l’esquisse. En témoignent certaines œuvres du peintre Maurice Mathieu, où les contours féminins se changent en paysages-partitions, qui disparaissent en lignes brisées. Si l’art est espace, cet espace reste à faire ; et la topologie sera d’autant plus perceptible qu’elle aura laissé affleurer, pour la radier du même geste, la formation visible d’un contour, d’une place, d’une trace en déplacement. Les exemples retenus ici ont illustré ce paradoxe, dont la portée pourrait toucher jusqu’aux noirs-lumière de Soulages, aux drippings flottants de Pollock ou aux géométries mobiles de Mondrian dont les couleurs provoquent l’impossibilité de les fixer géométriquement. Mon propos n’était pas de traiter de ce rapport ; seulement d’éclairer, par l’affrontement direct du mode pictural, le jeu de fuite auquel se plie l’espace lorsqu’on le soumet à l’exigence de sa perceptibilité, à la fois requise par les sens et refusée en son principe.
Notes de bas de page
1 P. Francastel, « Espace génétique et espace plastique », dans La Réalité figurative, Denoël/Gonthier, 1965, p. 127 sq.
2 La référence à Piaget permet à Francastel de relancer l’hypothèse d’un réalisme figuratif de la peinture, dont les composantes varient avec les modes civilisationnels.
3 J.-P. Sartre, « La recherche de l’absolu », Les Temps Modernes, no 28 janvier 1948. Repris dans le catalogue de l’exposition Alberto Giacometti, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, p. 423.
4 A. Giacometti, « Entretien avec André Parinaud », 1962, dans Écrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin, Hermann, 1990, p. 270.
5 A. Giacometti, (vers 1949), Écrits, op. cit., p. 198.
6 Écrits, (« Journal », vers 1960), op. cit., p. 218
7 J.-R Sartre, « Les peintures de Giacometti, Les Temps Modernes, n° 103, juin 1954, repris dans Situations IV, Gallimard, 1964, p. 352.
8 J.-P. Sartre, « La recherche de l’absolu », op. cit., catalogue, p. 422-423.
9 A. Giacometti, « Entretien avec A. Parinaud », Écrits, op. cit., p. 271 et « Ma réalité », 1957, Ibid, p. 77.
10 M. Duchamp, Duchamp du signe, écrits réunis par Michel Sanouillet, Flammarion, « Champs », 1994, p. 69.
11 Ibid., p. 138-141.
12 Polittico della Misericordia, commandé au peintre en 1445, Musée de Borgo San Sepolcro.
13 Je croise ici l’hypothèse proposée par Alain Buisine sur l’éventualité d’un parti-pris de Piero : faire coexister, par exemple dans L’Annonciation du Polyptyque de Pérouse, exaspération perspectiviste et fermeture brutale du fond afin de développer simultanément deux modèles – l’un renaissant et l’autre gothique (Alain Buisine, Piero della Francesca par trois fois, Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 2001, p. 47-57 en particulier). Ce que Buisine renvoie à un projet historiquement attestable peut être également attribué, dans l’ordre théorique, à une logique contraire de la perspective, qui se déconstruit en s’exacerbant.
14 Madonna del Parto, fresque déposée de la chapelle de Monterchi, le village natal de Piero della Francesca, et transférée au musée du village.
15 Pour la construction iconologique et l’interprétation analytique de ce dispositif, voir Hubert Damisch, Un souvenir d’enfance par Piero della Francesca, Seuil, 1997. Damisch privilégie le basculement de la perspective à la verticale et l’involution du système virginal pour baliser le rapport de la figurabilité maternelle au manque à voir.
16 Voir Jean Dubuffet, Bâtons rompus, Minuit, 1986, p. 40.
17 S. Beckett, Le Monde et le pantalon, 1945-1946, et Peintres de l’empêchement, 1948, Minuit, 1989 et 1990, p. 35, 26, 56 et 58.
18 Voir en particulier Rencontres avec Bram Van Velde, par Charles Juliet, P.O.L, 1998, p. 84, pour la phrase mise en exergue de ce chapitre. Voir aussi le curieux raccourci proposé par Philippe Djian dans Il dit que c’est difficile, Flohic-Editions, 1993, p. 59-63 : la liste d’extraits interrompt, comme pour le justifier, le jeu plus convaincant d’une fiction silencieuse.
Notes de fin
1 Dans Poèmes et proses, Mercure de France, 1995, p. 90.
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