2. La ville-signe
p. 133-143
Texte intégral
Ariane, dit Dionysos, tu es un labyrinthe : Thésée s’est égaré en toi, il a perdu le fil ; à quoi bon désormais qu’il n’ait pas été dévoré par le Minotaure ? Ce qui le dévore à présent est pire qu’un Minotaure.
Nietzsche*
1Dans le labyrinthe, l’espace fait retour, imprévisible, accidentel, précipitant l’énigme d’une figure informable. Mais le retour d’espace provient du tracé d’écriture, dont les signes contiennent, au double sens du terme, la force du figurable : la retenant, et la propageant. Comment ces deux propositions contraires s’exercent-elle lorsqu’elles ne sont pas conduites par l’absolu du poème ou la visée parabolique de la fiction qui trouvent en eux leur propre fin ? Un excursus balzacien permettra de vérifier, sur un récit à narrativité non restreinte, la pertinence d’un modèle paradoxal expérimenté par le texte moderne, mais que la « ville aux cent mille romans » fait affleurer obliquement1. Même inconnu, le chef-d'œuvre est récit pour Balzac ; il laisse les représentations advenir, mais il les dédouble en sourdine par le travail d’une image-signe. C’est à ce titre qu’il donne à observer, dans ses effets singuliers, le double rapport de l’espace aux signes qui le forment et aux figures qui parfois s’en échappent.
*
Toute une figure s’est achevée dans cette exclusion de moi-même.
M. B.
2Gouffre ou illusion, démon et délice – Paris est pour Balzac l’emblème par excellence de la ville dévorante, grosse du romanesque qu’elle sécrète et digère. Mais c’est dans Ferragus, premier volet d’un trédécadédale réduit à un triptyque2, que le récit va reposer exclusivement sur le statut labyrinthique d’une cité à double composante, de noms, familiers ou enfouis, et de trajets, urbains et narratifs. De la Bourse à Montmartre et de Montmartre au Montparnasse, à travers les rencontres et les filatures, les visites officielles et les rendez-vous secrets, les accidents, les fuites, les découvertes, Paris est parcouru par ses protagonistes, à pied, en voiture, en solitaire ou en cortège ; balisée du centre vers le Nord, puis du Nord au Sud, la ville ne met un terme à l’aventure qu’une fois l’Ouest découvert, avec les coteaux de la Seine, et la rue de l’Est enfilée pour le départ ultime. Identifiés par les signes référentiels affichés dès l’ouverture, l’ensemble des déplacements peut être reporté sur une carte de Paris3, et la critique balzacienne n’a pas manqué de répertorier les changements de noms et les modifications de quartiers qui permettent au lecteur actuel de suivre le dédale, et de s’y repérer cardinalement.
3Cartographiable et quadrillé, l’espace urbain emprunte au labyrinthe la figure du monstre auquel la ville s’identifie dès les premières pages. De ce Paris-Minotaure, qui s’éveille, bâille, mange, digère et recrache ses débris, le tableau inaugural dresse amplement la métaphore, contraignant ainsi les personnages à errer dans le sillage d’un centre déjà donné – la Bourse, autour de laquelle oscillent les trajectoires –, comme s’il s’agissait moins de trouver le monstre que de lui échapper en quittant la ville. La monstruosité tient en effet au caractère tentaculaire de la bête, et celle-ci se fait d’autant plus redoutable qu’elle relève de l’hybride, tantôt « jolie femme » et tantôt « vieillard usé », à la fois homme et ville, tramée de rues qui font signes et d’inconnus qui mènent la mort. La raison vient du nom : la ville est dévorante en cela quelle appartient aux Dévorants, les Treize compagnons invisibles dont Ferragus XXIII est à la fois le chef insaisissable et la dernière victime ; autodévoré par sa propre passion paternelle, qui a conduit au cimetière une fille chérie mais condamnée par le secret d’un père-forçat sans nom et sans visage, lui-même infiltré dans toutes les ramifications de la ville.
4L’engloutissement territorial impulse donc un récit, dont la quatrième partie, intitulée « Où donc aller mourir ? », paraît vouloir s’achever dans la cité des morts, cette « enceinte divisée comme un damier4 », gouvernée par le découpage géométrique d’un Père-Lachaise où tout Paris finit. Un même mouvement procure ainsi la mise à mort des protagonistes et la mise en ordre du territoire. Seule la fuite permettra au mari, aimant autant qu’il fut aimé, de se soustraire à la destruction générale programmée par la ville-monstre, dont le centre est partout et la sortie ne peut être trouvée qu’une fois le tout balisé.
5Le quadrillage des sites, le dévoilement progressif des lieux et des liens, des filiations et des identités, ne doit pas faire illusion quant à l’exclusivité spatiale du combat : si la ville est périlleuse, c’est qu’elle obéit d’abord aux signes qui commandent un avenir littéralement inscrit dans sa toponymie. La ville est signe par les rues qui la nomment, et ces signes ont la particularité de porter en eux le destin des figures qui s’y risquent. Les rues ressemblent à leur nom – rue Montmartre dont « la belle tête » finit en « queue de poisson » (ou en coq-à-l’âne ?), Bourse babillarde et « prostituée », rue Pagevin où tout répète un « mot infâme » (le vain lit d’une femme, ou la lie des femmes avinées ?), rue Soly, qu’une honnête femme ne saurait fréquenter – serait-ce parce que, « la plus étroite et la moins praticable de Paris », elle inverse aussi le signe des loys5 ? Partout le sexe fait écho à la débauche onomastique. Dans ce cratylisme généralisé, affiché dès le début du roman, le nom devient alors dangereux par le pouvoir qu’il détient de façonner la figure de la ville et le devenir de ses passants. Plus que labyrinthe spatial aisément quadrillable, le monstre se fait dédale par le torrent de signes à double entente qu’il charrie : vraies ou fausses, anonymes ou signées, orthographiées ou phonétiques, parfois chiffrées, toujours littéralement transcrites – les lettres circulent dans la ville plus encore que les hommes ; remises à leur adresse ou interceptées en route, décachetées, recollées, livrées. Doublant le monde des morts, l’empire des mots trace ses propres circuits, cryptant le sens, désenchaînant d’autres significations, libérant des indices à distance, préfigurant ainsi des trajectoires dont la nécessité relève de la libre force du langage.
6La rue Riche/lieu, où commence le parcours, ne peut donc que conduire au Lux/em/bourg, où il s’achèvera ; la Bourbe (autre nom de la Maternité sise dans le Paris-Sud de la pitié) procède tout droit, via la Bourse, de la rue de Bourbon très tôt nommée, où demeure l’aristocrate Auguste de Malincour ; celui-ci, rencontré pour la première fois rue des Vieux-Augustins, qui croise la rue Soly, est condamné à mourir en jeune vieillard pour avoir croisé le chemin de Madame Jules. Quant à celle-ci, issue de la rue Page/vin, elle sera inhumée au Père-Lachaise à côté d’un boucher nommé Moreau-Mal/vin, même si elle n’a cessé de déambuler autour de sa demeure de la rue Mesnard (à laquelle fera écho la maquerelle Madame Meynardie), qui la ramène sans cesse rue Soly où s’annonce, avec l’inversion de la loi, la « solitude » déclarée dans sa dernière lettre à son mari. Il n’est enfin jusqu’à l’urne censée contenir ses cendres qui ne porte gravée une inscription latine s’ouvrant par la formule « invita lege » – « malgré la loi » – où se fait entendre aussi la trace de l’étrange graphie que la jeune maîtresse de Ferragus retient pour « léguer » dans la lettre d’adieu qu’elle adresse à sa mère avant de se suicider : « Je te lege tout ce que j’é6. »
7Tissée de textes, la ville écrit, impose des tracés cryptés qu’il faut déchiffrer pour en venir à bout. Le caractère monstrueux du dédale tient donc à sa double appartenance, spatiale et scripturale, et l’on conçoit en ce sens l’équation digne de Borges que Balzac établit entre la ville-labyrinthe et les romans. Sans doute les trajets peuvent-ils à terme converger, mais par des voies divergentes. Car la duplicité des noms, à la fois rues et signaux, indications de lieu et programmateurs de fiction, vient brouiller la lisibilité des repères spatiaux et des identités locales ou personnelles : Madame Jules porte un nom d’androgyne, son mari Jules Desmarets appartient au Marais7 alors qu’il officie en Bourse, et la phonographie féminise « Mosieur Ferragusse » en lui infligeant une terminaison en queue de martre. La différence des sexes, comme des lieux et des êtres, se trouve ainsi mise en péril par le travail de l’écriture. Doublant le labyrinthe urbain, celui des signes ouvre un espace qui appartient au « neutre », comme le souligne avec insistance l’épilogue situé « entre la grille sud du Luxembourg et la grille nord de l’Observatoire8 », en un curieux chassé-croisé du Sud et du Nord. Dans ce domaine intervallaire, échappant au quadrillage des quartiers, règne, dit le texte, un « espace sans genre ». Étonnante indication, promise à un bel avenir. Là se déchaîne le pouvoir des signes, qui lie le jeu de boules à la Bourbe, le cochonnet à l’hôpital Cochin et à « l’enfant qui naît », et les Sourds-Muets à un « débris humain », que l’on croit « sourd et muet9 », attaché qu’il est au seul trajet du cochonnet qu’il suit obstinément. Ferragus XXIII consacre ainsi en son propre corps le destin auquel fut voué Auguste de Malincour devenu, par la vertu du poison, « une chose sans nom en aucun langage », dont la description d’os saillants, de peau desséché ou de bouche de débauché, dissémine le nom de Bossuet auquel est attribué la formule10. Fragmentant les mots, injectant des bribes de signes en place des lieux et des corps, le troisième genre précipite du même geste la béance d’un langage où se joue l’innommable et le vide dans les figures, désormais privées de visage humain.
8Oblique, dispersée et cependant insistante, cette double trame du labyrinthe ne semble pas devoir entraver la marche du récit qu’elle conduit, par ses détours, vers un achèvement surdéterminé. Pourtant, un indice apparaît, une fois chanté le Dies Irae dont l’orchestration vient sceller la dédicace à Berlioz et l’inhumation de Madame Jules. « Ici semble finir le récit de cette histoire11 » : le texte lui-même programme une seconde fin, dont l’équivoque fait problème. Il reste en effet une double tâche à accomplir : régler le sort du protagoniste éponyme, comme le fera l’épilogue, qui permet la sortie du labyrinthe et l’adieu à Ferragus ; et, avant l’épilogue, souscrire au souhait du mari éploré, qui veut reprendre sa femme à la terre pour la conserver par le feu. Après le retour au Père-Lachaise, où la vue d’ensemble de Paris et de la Seine se découvre aux yeux de Jules, un homme vêtu de noir lui remettra l’urne de porphyre dont l’inscription latine se laisse aisément déchiffrer, malgré quelques singularités : c’est le père – destiné à mourir – qui rend les cendres de sa fille à l’époux affligé et secrètement mourant12. La restitution du corps est donc lié à sa consumation, et la sortie du labyrinthe autorisée à la fois par la maîtrise de l’espace et par le déchiffrement des signes gravés : secundum scripturam, comme l’a dit plus haut l’ami « Jacquet », archiviste employé au Chiffre. Une fois accomplie l’écriture que le texte s’est donnée pour loi, contre la loi, le fil est tracé, il n’y aura donc plus qu’à le dérouler jusqu’au bout.
9Entre ces deux épisodes pré-conclusifs – le Père Lachaise et la remise de l’urne – intervient cependant un événement inattendu : le corps de la jeune femme, maîtresse désespérée de Ferragus, est repêché dans la Seine par des mariniers ; son enterrement a lieu sans pompes dans un cimetière de campagne, où surgit un homme qui disparaît après avoir interrogé le fossoyeur « à triple fonction » sur les conditions religieuses de ces obsèques : « Y a-t-il eu un service pour celle que vous enterrez13 ? »
10Une double scène s’ouvre ici, sur les bords de la Seine précédemment dévoilée par la vue en surplomb du Père-Lachaise. Il faut sans doute régler le sort d’une protagoniste mineure, qui fut toutefois agent de conduite dans le labyrinthe narratif : le détour à l’Ouest, l’ouverture sur les collines, scellera le destin annoncé dans sa lettre d’adieu et donnera l’orientation latérale qui manquait pour mettre un terme aux déambulations cardinales14. Le détour effectué, on peut revenir à la ligne principale et en finir avec le corps encombrant de Madame Jules. Mais cette scène d’enterrement vient doubler, et comme raturer, les pompes qui ont accompagné feue Madame Jules au cimetière. Celle-ci, au Père-Lachaise, repose entre deux tombes, celle d’une actrice dont le nom fait écho à Malincour et celle du boucher au double nom, l’un de Malvin, déjà commenté, et l’autre de Moreau, où se laisse entendre la mort dans l’eau. Si l’on suit ce pouvoir du signe, un autre méandre s’ouvre alors dans le labyrinthe, qui donnerait un corps pour l’autre, et l’eau pour le feu. Double inverse de Madame Jules, la jeune femme repêchée se prénomme Ida : portant ainsi, en son nom, et l’indication de l’idée et la trace de l’image. À la fois signe et figure, Ida Gruget programme l’éventualité d’un leurre, par où le lecteur – qui croit tout savoir parce qu’il voit et entend là où Jules ne fait que voir15 – se trouverait lui-même grugé. Car après tout personne ne saura jamais quel est le corps dont les cendres ont été recueillies dans l’urne : celui de Madame Jules, qui aurait été déterré du Père-Lachaise, ou celui de Mademoiselle Gruget, repris de nuit, anonyme et sans registre, au cimetière de campagne ? Le signe de l’une – lege – se retrouve sur l’urne de l’autre – invita lege ; et l’une, de par son nom, pourrait être l’image de l’autre, à l’identité inclassable. On a déjà relevé, dans la fable borgésienne, les ravages que peut produire un nom lorsqu’il indique une place. Mais à la différence de Borges, l’indétermination reste ici narrative : c’est en effet la logique même du récit, de type logico-chronologique selon le modèle sémiotique glosé par Barthes16, qui pourrait nous incliner à penser que l’événement Gruget, parce qu’il précède directement la remise de l’urne, en est aussi la cause, qui met fin à l’histoire Desmarets en lui substituant subrepticement une autre fin.
11Le terme est multiple, comme les dieux « Termes » sous le signe desquels va se placer l’épilogue. Et le labyrinthe pourrait bien ne s’ouvrir que sur une nouvelle errance. Rien ne permet d’en décider – à l’exception du dédale de signes tracés par le récit et qui sont loin d’être tous aboutis. On notera toutefois que cette incertitude finale relève désormais du jeu du figurai. Si le nom d’Ida se prête à la fois au signe nominatif et à l’image figurante, c’est à une alternative entre maintien du signe et retour d’image que mène l’enterrement campagnard : soit la figure du lieu souscrit à l’énoncé qu’elle soutient, et l’affaire est réglée, la scène de deuil et de mort reste à sa place et le corps sorti de l’eau demeure parmi les ronces et les hautes herbes ; soit la figuration résiste aux signes qui lui donnent sens, et la rivière, entre « coteaux », les « collines », l’« enceinte monstrueuse » de la ville forment un pli paysager dont le « voile bleuâtre » enveloppe la lisibilité de la scène pourtant décrite avec précision. On ne peut attester d’une lecture plutôt que d’une autre. La forme de l’église épouse celle des champs et des monticules où elle se trouve, répétant en abyme la vue d’ensemble parisienne où elle s’est inscrite. Mais cette vue « diaphane17 » laisse flotter dans la transparence de ses contours enveloppés de fumée l’éventualité contraire d’une évanescence, propice aux déplacements de figures, et d’une poéticité qui ferait tableau par simple rhétorique.
12La scène reste en suspens, interrompant la continuité narrative sans pour autant l’interdire ; renforçant peut-être un secret qui ne s’écrit que crypté, comme les lettres d’Ida elle-même, dont l’orthographe fait double sens : « l’ôteur » de ses maux les lui aurait-il finalement ôtés ? Tout revient encore à l’écriture, mais parce que celle-ci rendrait possible, dans l’espace qu’elle signe, l’effet-boomerang d’une signature en forme de figuration. La ville-signe de Balzac souscrit au labyrinthe textuel réfléchi par Borges, mais en y intégrant un supplément d’incertitude, d’autant plus paradoxal qu’il ne perturbe pas le déroulement du fil narratif. Il en dédouble seulement les tours – comme le proposent les déchiffrements mathématiques des labyrinthes. Le texte tisse les signes entrecroisés de la ville-écriture, mais la ville vient signer, et désigner en se dévoilant, la figurativité du lieu dérobée à l’écriture. Telle est la monstruosité d’une forme urbaine capable à la fois de se dévorer elle-même au seul nom de Dévorant et de régurgiter en images des bribes de son propre tracé. Le nom de Ferragus conduit ce double parcours, de graphe et de guerre, de fer et d’errance. Et le chiffre XXIII qui lui est accolé indique pourquoi l’histoire des Treize demeure inachevable, doublée qu’elle se trouve de l’inconnue qui vient rayer en X la lisibilité d’un texte retors, affichant les figures du leurre et les rendant pourtant indiscernables, sauf à l’état de signes.
13Le texte de Balzac se prête ainsi au jeu d’une lecture chiffrée, qui ne cesse de recrypter ce qu’elle déchiffre. Il ne s’agit pas d’une polysémie des signes, mais d’une tension du signe et de la figure à l’œuvre dans la formation d’un espace-texte dont la capacité imageante est à la fois ouverte et suspendue.
Mais ô Paris ! qui n’a pas admiré
tes sombres paysages, tes échappées
de lumière, tes culs-de-sac
profonds et silencieux18.
14Les signes du lieu resteront à double entrée inverse d’image et de sens ; et le lecteur floué s’en tiendra à l’intervalle ainsi creusé dans l’espace de la ville comme dans le texte qui s’y reflète. Pas de paradoxe ici, qui rende aporétique chacune des deux pistes, puisque l’une et l’autre ont leur place dans une ligne narrative dont les détours n’empêchent pas la fin : la narrativité balzacienne n’est pas entamée, elle est seulement portée à l’extrême par la divergence qui l’habite et fait coexister raccords abrupts et juxtapositions flottantes. Il reviendra à la filiation balzacienne, celle adoptée par Butor pour la cité de Bleston19, de disjoindre les fils, de feuilleter en mille plateaux glissants la trame itinérante de la ville et celle des signes qui la figurent en désavouant les textes qu’elle engendre. Disjonction incessante, où l’écriture se trouve happée par l’espace qu’elle a formé. L’impossible clôture que Balzac esquisse dans et par le récit, celle que Borges affiche comme paradoxe où sombre la certitude du récit, devient le ressort même d’un romanesque de la modernité au sein duquel la réflexivité textuelle ne cesse de rouvrir l’abyme où se fonde le texte : l’espace est signe, et l’œuvre se fait espace en se réfléchissant comme signe, mais entre le signe et l’image le raccord est précaire. Un supplément reste toujours possible, comme dans la maison cabajoutis de Ferragus, où le nom désigne l’œuvre expansive de l’ajout. L’espace relève donc bien de l’écriture, qui l’engendre et y appose son chiffre ; mais un ajout d’image demeure latent, telle la scène paysagère qui se découvre au regard et fait obstacle à l’enfilade des signes-rues et des nominations cadastrales. De Balzac à Butor, le supplément a gagné tout l’ensemble, bloquant ainsi les issues que le texte balzacien prend soin de ménager. On notera toutefois – ironie du sort – que c’est dans le regard en surplomb, scène de pouvoir par excellence, que s’insinue l’éventualité d’un trompe-l’œil par où l’image déborderait le signe qui la nomme : comme si voir comportait en soi l’idée d’une résiliation visuelle, dont la singularité tiendrait à ce qu’elle agit au-delà, et en deçà, de la représentation où s’arrête l’écriture.
15L’espace n’est pas l’image de l’espace, et s’il laisse un lieu se figurer, c’est comme courbe mobile, instabilité des contours et fuite des repères. On ne remettra pas en cause ces conclusions progressivement fondées. Mais l’espace a rapport avec le mouvement selon lequel l’image, réflexive par définition, apparaît et se retire à la vue en laissant la représentation se plier à une forme. Le retrait du visuel est inhérent à la figuration ; il intervient dans le couple mouvant du signe, qui remplace le lieu en le désignant, et du lieu, qui résiste au signe comme une doublure de visible toujours apte au retournement. Il impose aux formes sensibles de l’espace, où se déploie le regard, un trait paradoxal selon lequel une figure spatiale se déroberait en se formant, mais pourrait aussi ressurgir à l’instant de s’effacer. Car l’espace est multiple, comme on ne cesse d’y insister ici ; il relève du temps et du mouvement, du signe et de la figure, sans jamais leur appartenir ni laisser un sujet s’y repérer de manière constante. Imprévisible autant qu’instable, l’espace est propice à l’accident ; écrit, parce qu’oblitéré, abstrait en son principe, il reste ouvert au retour brutal d’une figurativité d’autant plus insistante qu’elle demeure inconstituable.
16Tel serait alors l’autre côté de la cloison, esquissé au début de cette étude : un lieu d’écriture, où cependant des pas se font entendre, des corps peuvent se former ou disparaître – comme dans l’escalier absent, dont l’absence ne se laisse pas oublier, parce qu’elle modifie la perception des choses.
Bien sûr, c’est d’abord dans l’espace du roman que le roman introduit sa modification essentielle, mais qui ne voit comment les informations réagissent sur les parcours et les choses, comment donc, à partir d’une invention romanesque, des objets peuvent être effectivement déplacés, l’ordre des trajets transformé.
M. Butor, « L’espace du roman »†.
Notes de bas de page
1 Balzac, Ferragus, édition Garnier-Flammarion, 1988, p. 79. La formule renvoie à Paris, mais elle pourrait aussi bien qualifier l’œuvre en genèse, à la fois somme romanesque et cité labyrinthique.
2 Publié en 1833 dans la Revue de Paris, Ferragus est présenté par Balzac comme le premier épisode d’une Histoire des Treize, qui n’en comprendra que trois. C’est le moment où l’auteur prévoit les grands projets sériels qui composeront la Comédie Humaine.
3 Voir par exemple les cartes des itinéraires que propose Jeanine Guichardet dans Balzac « Archéologue » de Paris, Sedes, 1986. Pour une lecture socio-sémiotique de cette topographie, voir l’analyse d’Henri Mitterand dans Le Discours du roman, PUF, 1980 (« Le lieu et le sens : l’espace parisien dans Ferragus, de Balzac »). L’étude est centrée sur une structuration logique et une interprétation politique du système des lieux, mais elle appelle à traiter la forme spatiale comme un véritable actant du roman. C’est ce que nous faisons ici, du seul point de vue de l’écriture qui traverse, et ignore, la structure construite par Henri Mitterand.
4 Ferragus, op. cit., p. 198.
5 Ibid., p. 77-81.
6 Ibid., p. 201 et p. 176.
7 On sait que la première graphie retenue par Balzac pour ce nom était Desmarais. Voir les remarques de Michel Lichtlé sur les faux départs dont témoigne le manuscrit de Balzac : Ferragus, op. cit., notice, p. 294.
8 Ibid., p. 204.
9 Ibid., p. 205.
10 Ibid., p. 180.
11 Ibid., p. 190.
12 Le père est moribundus, ce qui est normal, mais pourquoi l’époux est-il dit « moerenti » et non pas « maerenti » ? Possible, cette graphie du verbe maereo (s’affliger) accentue la ressemblance avec morior (mourir), et tisse ainsi un jeu d’échos supplémentaires, entre Ferragus, le père (pater), et Jules, l’époux ou l’épouse (conjugi, qui peut être indifféremment masculin ou féminin en latin).
13 Ibid., p. 201.
14 « Peindre Paris », en le parcourant « en hauteur, en largeur » – tel est l’objectif que revendique Balzac dans une postface publiée avec la livraison de la dernière partie : voir Ferragus, op. cit., notice, p. 298.
15 Dissimulé derrière une imposte de la cloison, Jules Desmarets assiste à la rencontre de sa femme et de Ferragus, mais il n’entend pas leurs paroles que seul connaît le lecteur. Ainsi le sujet du regard se trouve-t-il exclu de l’entendement dans cette figure de voyeurisme divisé entre qui voit et qui sait.
16 Dans un article bien connu du numéro 8 de la revue Communications (L’analyse structurale du récit, Seuil, 1966). L’introduction de Barthes – qui met le récit au pluriel – souligne la bifurcation possible entre catalyse faible, purement chronologique et catalyse cardinale, à la fois logique et chronologique : « Tout laisse à penser, en effet, que le ressort de l’activité narrative est la confusion même de la consécution et de la conséquence » (p. 10). Mais Barthes n’évoque pas le cas de la suspension, dont Balzac fait ici un remarquable usage.
17 Ferragus, op. cit., p. 197-198.
18 Ibid., p. 79.
19 Michel Butor, L’Emploi du temps, Minuit, 1956. Je lui ai emprunté le petit exergue signé M. B. (collection « double », p. 341). Le feuilleté de la ville, remplie des traces d’autres villes, d’autres meurtres, d’autres textes, se trouve disséminé à la fin du roman (p. 352-356) dans une longue méditation du narrateur sur les « feuilles » d’un « thé » venu de Bombay, « aux syllabes imprimées en grosses lettres noires », qui se trouve associé au « paysage antérieur » des « terrains » que « feuillettent les diaporamas de l’Université », au cours d’une phrase expansive où se mêlent également « arômes » et souvenirs de « Rome », échos de « Thésée » venu de plus loin qu’« Athènes » et lecture-écriture d’une lettre retardée dont les « fragments » pourraient bien être ceux-là même des « feuilles » qui ont suscité ce retournement proustien de la ville balzacienne. Le feuilletage du texte de Butor ne tient pas seulement aux décrochements temporels que provoque un récit fragmenté ; mais il s’exerce aussi dans l’espace – d’un livre et d’un lieu – selon une multiplicité dimensionnelle en perpétuel glissement dont la mobilité va de pair avec la littéralité. L’espace est saturé, mais il demeure insaisissable, parce que tissé de signes aux embranchements rhizomatiques.
Notes de fin
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