III. Labyrinthes
p. 112-118
Texte intégral
La forêt plonge dans l’abîme
Et telles des fleurs en bouton, pendent
Vers le dedans les feuilles, sous lesquelles
S’épanouit un fond de val
Qui ne saurait garder silence,
Car c’est là que s’en fut Ulrich ;
Souvent médite sur la trace,
Prête, une haute Destinée
Au lieu qui seul demeure.
Hölderlin, Le Coin du Hahrdt.
Que l’espace n’ait pas lieu !
Valère Novarina, L’Opérette imaginaire.
1Un détour vient de s’achever, il a été soutenu par un renversement de perspective qui ne peut être prolongé sans impasse. Alors que notre premier mouvement recourait indifféremment aux textes et aux films pour interroger les rapports d’espace que le travail d’écriture met en évidence, le second geste a retenu exclusivement des récits écrits ou des essais pour éclairer le jeu de cache entre l’espace et l’écriture. Le risque serait alors d’enfermer la démarche dans un mode circulaire, suivant lequel l’écriture, filmique ou littéraire, réfléchit l’espace parce que l’espace est lui-même une figure de l’écriture. Pour rompre le cercle, et contourner l’analogie qu’implique le terme d’écriture dans son usage extensif, deux voies seraient possibles : aborder de front des formes visuelles ou sonores, et chercher la relation d’espace qui s’y rend perceptible ; ou resserrer d’un cran le tour d’écrou en supposant – à titre d’hypothèse ultime – qu’il n’y a pas d’espace sans écriture, qui le façonne en s’y dissimulant.
2Ces deux perspectives semblent évidemment incompatibles, sauf à reconnaître, dans les formes perceptives elles-mêmes, le mouvement d’un détour qui les renverrait vers le geste par lequel la littérature souscrit à l’espace, où elle se replie. Le statut métaphorique découvert dans l’espèce spatiale, l’impossibilité de la cerner sans la dédoubler ou la relier à ce qui n’est pas elle, ont trouvé dans le métamorphisme d’une écriture-espace matière à relancer l’extériorité propre d’un concept qui refuse l’identité. C’est cette plasticité du genre espace qui lui permettrait de se couler dans l’ordre des œuvres proprement plastiques ; mais elle relèverait elle-même encore d’une série d’opérations qui, sans être d’écriture affichée, recevraient d’un rapport à l’écriture leur impulsion propre.
*
3Par souci de résistance à l’attraction du texte, on abordera cette hypothèse avec une question inverse, qui donne le pas à l’ancrage spatial des formes : l’espace est-il directement sensible ? Sans doute, si l’on se réfère à des arts comme l’architecture, qui convoque le corps en se donnant à habiter et non à contempler ; comme la musique aussi, dont l’exécution en concert joue sur la modulation spatiale de l’écoute. Pourtant, le dynamisme des dimensions architecturales, la négociation permanente des volumes et des seuils suppose une temporalisation complexe1, confiée à la pensée plus qu’aux sens de qui les parcourt : un geste n’y suffit pas, ni même un corps mobile ; il y faut la saisie simultanée de l’ensemble et de son devenir, de l’approche et de l’absorption. Quant à l’écoute musicale, elle est multiple par définition : loin de se limiter à l’entente spectatorielle, elle concerne aussi bien l’œuvre, qui s’écoute elle-même selon François Nicolas2, que l’écoute s’écoutant avec la troisième oreille de Nietzsche glosée par Peter Szendy3, ou que la dispersion mouvante des points de perception répartis dans une salle, dont la logique seule est proprement spatiale : en témoignent les expériences de Boulez ou les recherches de Maderna. L’entente des sons ne se confond pas avec l’espace de leurs rapports ; et la disposition graphique d’une partition fait lever, en silence, moins l’éventualité sonore que la virtualité des intervalles, lisibles à travers les portées.
4Plus largement, on dira que le point de vue ou d’écoute, de passage ou de perspective, réduit l’expérience de l’espace à une appréhension sensorielle, dont l’unicité et le caractère instantané restent sans commune mesure avec la multiplicité des rapports où s’exerce l’espace. Bien davantage, la multi-sensorialité convoquée dans des arts dits pluriels ne rend pas compte de la pluralité interne de chacun des arts, qui se découvre dans le seul jeu dimensionnel réglant, en deçà et au-delà, l’émergence de la sonorité ou de la visualité. Tout art est en lui-même multiple, en cela qu’il se fait contre sa propre donne. Si les arts se gênent mutuellement, telles la musique et la parole dans le petit organon du théâtre brechtien4, s’ils se font, selon Jean-Luc Nancy, les uns contre les autres5, dans une proximité conflictuelle où toujours l’un glisse sous l’autre, c’est aussi que chaque forme artistique comporte en elle-même, à l’instant où elle se perçoit, le vaste dépli des échelles variables et des accidents imprévisibles qui constituent l’espace de l’œuvre à percevoir. Palimpsestes étrangers ou résonances silencieuses, profondeurs et diffractions, suppléments pour soustractions forment ainsi l’espacement insaisissable, même s’il demeure sensible, de toute réalisation.
5Soit un exemple filmique. Des plans se succèdent, rapides, parfois enchevêtrés, soutenus de rythmes intensifs, mêlant chaque fois, pour qui regarde, la transparence, lumineuse, et l’obstacle, spéculaire ou de pure opacité : les champs sont trop profonds et les plafonds trop bas, les miroirs trop nombreux, à moins qu’ils ne soient faux ; les premiers plans s’interposent, réflexifs ou barrés ; emboîtements et décadrages empêchent l’orientation de l’œil, et les lignes, inverses ou trop mobiles, dispersées ou contrariées, ne laissent plus se fixer ni contours ni postures. Ainsi se déroule un grand mélodrame où chaque figure semble doublée en reflet par l’image d’une autre figure qui aussi bien la relaiera. L’espace ici s’aperçoit comme l’écart ou l’enchevêtrement sensible de dimensions contraires – verticales et obliques, en profondeur superficielle et plongée parfois souterraine – dont la singularité tient à l’instabilité.
6Or la seconde partie du film va entreprendre une ample révision de ces données perceptives : par changement de territoire et glissement des repères, un dépaysement généralisé efface peu à peu la mémoire des lieux et des figures jusque-là difficilement identifiés ; l’espace s’ouvre, les lignes se calment, les gestes deviennent plus lents, les reflets disparaissent – mais plus rien ne peut être reconnu, ni des aîtres ni des formes. On est passé ailleurs, où règnent de lents passages panoramiques, coupés de quelques surgissements inattendus, mais cet espace nouveau se construit sur l’altération du précédent. Brouiller les cartes, imposer l’oubli de ce qui fut perceptible, substituer une dimensionnalité inconnue au désaroi dimensionnel déjà connu – où placera-t-on l’espace face aux verrous d’un tel programme ? Dans la succession ou dans le renversement ? Dans la visibilité contrariée ou dans la volonté délibérée de ne laisser plus rien de visible ni même de mémorable du système visuel précédemment surexposé ? Le film se casse en son milieu – et cette cassure provoque, pour le regard, la division irréconciliable d’un espace acharné à détruire sa propre mémoire.
7On n’aura peut-être pas reconnu un film de Wong Karwai – en l’occurrence Nos années sauvages6. Mais tous les films de ce cinéaste de Hong Kong sont élaborés selon le même dispositif de déterritorialisation filmique délibérément excessive, d’ailleurs nourrie de cinéphilie, en particulier durassienne. Or là où Duras entend déplorer l’oubli, et construire l’espace lointain d’une remémoration impossible, Wong Kar-wai propose, simultanément et contradictoirement, de réaliser un oubli dont la mémoire même aurait disparu. Cette invitation à l’oubli – silencieuse et sans nom – suppose un traitement singulier de l’espace, irréductible à une perception quelconque puisqu’il repose sur le seul effacement de ses traces.
8Tel est le paradoxe que permet de suivre ce mode filmique : même s’il ne se réfère jamais directement à l’écriture, le double procès qu’il mène d’exacerbation sensorielle et d’occultation idéelle de l’espace manifeste un processus comparable à celui par lequel l’écriture génère des figures spatiales à double portée – imaginables et ne réfléchissant pourtant que le jeu des signes. L’incorporation visuelle des formes tend donc à l’annulation de leurs composantes, renvoyant ainsi la perception d’espace à une réflexion déliée de son ancrage. Une singulière similitude apparaît ainsi entre l’écriture textuelle, où l’espace se dérobe en se réfléchissant, et une écriture filmique capable de jouer sur le visuel pour rejeter la vue d’espace vers l’abyme du film, où elle s’engloutit. Si l’espace n’est pas réductible à l’écriture, il en relève néanmoins par la communauté des opérations qui l’engendrent dans le film comme dans le texte.
9Comment tenir, en ce cas, le point de vue perceptif pour aborder la relation spatiale ? Le caractère excessif de l’exemple évoqué le rend d’autant plus opératoire qu’il porte à l’extrême deux modes incompatibles et cependant indissociables : frayant d’abord, pour la récuser ensuite, l’approche d’un espace qui serait rendu directement sensible par l’explosion de ses repères dimensionnels, voués précisément à disparaître avec le temps de leur oubli. C’est sur l’ensemble du dispositif que la mesure d’espace est donc à prendre : la trame est double, instantanée et différée, sans se prêter à quelque homogénéité ; deux régimes coexistent, chacun hétérogène, l’un encore formable, et cependant promis à l’effacement par l’autre qui s’en retire. L’œuvre tient à cette duplicité formelle, non saisissable dans l’instant du regard. En découle une dernière remarque, qui insiste sur la nécessité de séparer l’approche des formes, où œuvre l’espace, et la mise en jeu d’un sujet qui réglerait la visée.
10Pensé en termes subjectifs, le point de vue renvoie soit à l’inventeur soit au récepteur. Abordé hors référence au sujet, il laisse supposer que l’arpentage mobilise le seul mouvement d’un tracé, dont la vectorisation et l’orientation relèvent de facteurs multiples : espace-temps physique, selon lequel ne peuvent coexister, en un point stable, l’observateur et le système ; espacement de l’écriture, dont le frayage suit des voies paradoxales, indifférentes à la logique perceptive de l’appréhension ou de l’ignorance personnelles. Le regard du texte, on le sait, n’est pas celui du voyeur ; mais il n’est pas non plus attribuable à l’écrivain ou au lecteur qui verraient ; pas davantage, comme on vient de le noter, à un spectateur, éconduit qu’il est par un réalisateur œuvrant lui-même en aveugle. La distribution et la réflexion des regards, les impasses ou les suppléments qu’elles disposent, non seulement excèdent toute hypothèse unitaire selon laquelle un seul regard – même réversible – orienterait l’approche du monde, mais plus radicalement font entendre, dans le flux et le superflux des points de vue, la pointe extrême d’une perception prise en variation discontinue, capable de relier, et par là de contrer, l’avancée de cadres inconciliables. C’est « le côté qui n’est pas tourné vers nous7 » que l’analyse des formes se doit d’explorer, telles qu’elles s’offrent à nous en écartant tout au-delà. Certains textes où le sujet fait défaut sauront alors éclairer, en prémisses, le rapport entre invention formelle et constitution d’un espace par qui le lieu de l’œuvre, devenu labyrinthe, ne se perçoit qu’en s’oblitérant.
11Ma douleur tombée en oubli
Ne sait pas du tout qui l’oublie*.
*
12Pour comprendre l’espace, il faut passer par les opérations esthétiques de l’écriture, telle était l’hypothèse centrale de notre première partie, qui a puisé aux plis des textes, aux bords des films, dans les cassures paysagères ou les mouvements non raccordables, les attributs singuliers d’une notion grosse de paradoxes. Pour apprendre l’espace, il faut reconnaître la ruse d’une écriture contrainte au déguisement spatial de ses actes : tel fut le détour d’une seconde partie attachée aux seuls textes où l’écriture gouverne, en y injectant ses signes, la topographie des lieux. Pour éprouver l’espace, il faut interroger tour à tour les formes que les signes donnent aux lieux, et celles que les lieux tracent en se retirant hors figure : tel sera l’objet d’une dernière étape qui ne revient à la littérature que pour frayer une voie d’accès vers l’œuvre de peinture. L’espace prend forme ici, mais pour quelle forme, et selon quelle prise ?
13L’espace n’est pas lieu, mais rapport au lieu ; l’espace ne va pas sans lieux, mais ils sont d’écriture ; l’espace ne saurait avoir lieu – et la règle vaut pour l’écriture comme pour l’art.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple le plaidoyer provocateur de Bruno Zevi pour un espace « partout » temporalisé, qui contourne l’étouffement perspectiviste imposé par l’architecture à plan central de la Renaissance (Bruno Zevi, Langage moderne de l’architecture, 1973 et 1974, Dunod, « Agora », 1991, p. 59-75 en particulier).
2 François Nicolas, La Singularité Schoenberg, ircam/L’Harmattan, 1997 et « Écoute, audition, perception – Quel corps à l’œuvre ? », dans Art, regard, écoute. La perception à l’œuvre (collectif), PUV, coll. « Esthétiques hors cadre », 2000, p. 131-156.
3 Sur cette écoute s’écoutant, flottante, lacunaire, voir en particulier le chapitre IV et l’épilogue (p. 169-170) de l’essai de Peter Szendy : Écoute. Une histoire de nos oreilles, Minuit, 2001.
4 Que la musique « n’“accompagne” pas, si ce n’est en commentant. Qu’elle ne se contente pas de s’“exprimer” en se vidant purement et simplement des états d’âme auxquels les processus représentés la font succomber », Petit organon pour le théâtre, 1948, L’Arche 1963, 1970 pour la traduction française, p. 96.
5 J-L. Nancy, « Les arts se font les uns contre les autres », dans Art, regard, écoute. La perception à l’œuvre, op. cit., p. 157-166.
6 Wong Kar-wai, Nos années sauvages, 1991.
7 M. Blanchot, L’Espace littéraire, op. cit., p. 170.
Notes de fin
* Fernando Pessoa, 30-08-1933 (1er jet), cité par Patrick Quillier, «Pessoa “entre entre et entre”», dans Entre esthétisme et avant-garde (Judit Karafiàth et György Tverdota éd.), Universitas, Budapest, 2000, p. 91.
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Le Temps d'une pensée
Du montage à l'esthétique plurielle
Marie-Claire Ropars-Wuilleumier Sophie Charlin (éd.)
2009
Effets de cadre
De la limite en art
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et Michelle Lagny (dir.)
2003
Art, regard, écoute : La perception à l'œuvre
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2000