Le commencement de l’écriture
p. 105-106
Texte intégral
1L’exemple de Louis-René des Forêts constitue la limite extrême d’un moment réflexif où l’on a voulu comprendre comment la littérature pouvait se dire et se faire espace. À travers les textes de Kafka, de Blanchot et des forestiers, j’ai suivi trois pistes intriquées. Celle du retournement tout d’abord, sous ses aspects les plus variables : le geste de la réversion, induit par l’extériorité reconnue au cœur d’une notion bifide, concerne aussi bien la figure des lieux, toujours au bord de leur courbure directionnelle, que celle du temps, qui place les trajets dans l’orbite du détour ou de la remontée temporelle. Va-et-vient, avancées et régressions, mobilités divergentes, répétitions incertaines caractérisent des récits à la fois linéaires et disloqués, uniques et recommencés, où l’indication d’espace courbera jusqu’à la ligne du temps, qui revient sur ses pas ou passe ailleurs. C’est ce passage de l’ailleurs qui s’est trouvé privilégié à travers l’exploration des simulacres orphiques, où le retournement concerne le rapport à la possibilité d’écrire.
2Une seconde ligne a donc été tracée, pour éclairer la ruse d’une écriture qui ne s’exercerait plus que sous la forme grinçante, éphémère, de la réécriture. En ce sens, l’espace recueille du même geste, avec le paradoxe d’Orphée, le pas d’écrire – puisque l’écrire est passé – et le pas de l’écrire, parce que le cercle pourrait être brisé. Mais le saut, qui est d’espace, reste lui-même paradoxal : la troisième voie qu’il a donc fallu suivre touche au devenir espace d’une écriture dont le visage – tel celui de Gracchus, de Rudy ou du locuteur blanchotien – ne peut se dévoiler que masqué, rendu méconnaissable par l’échange glissant des trajets et des tracés, des balises de lieux et des bordures de signes.
3Ce dernier aspect, qui met en jeu une modernité pour laquelle l’écriture a perdu son évidence, s’est avéré le plus fécond : il invite à suivre, dans les méandres des textes, l’intrication divisée du spatial et du scriptural, où toujours l’un pourrait incarner l’autre en l’écartant. L’écriture veille à l’orée de l’espace, et bien des textes marqués par l’importance des lieux et des trajets recouvrent en fait une écriture qui ne dit pas son nom parce qu’elle ne tient plus qu’au changement de forme et de nom par où elle se fraye un chemin. Le renversement orphique est devenu tributaire du geste métamorphique ; et le commencement de l’écriture tient à la dissimulation où elle agit, quand le lisible frôle le visible.
4Par la notion de lisière, emblématique de cette partie, on a ainsi tenté d’articuler le mouvement d’extériorisation qui signe le genre espace et le nouveau commerce qu’il vient nouer avec une écriture répondant à l’attrait du dehors : retirée hors d’elle-même et projetant l’espace hors son champ spatial. Ce procès réversible, où la métamorphose serait à double entrée, engage une dernière étape de la recherche : pourra-t-on saisir l’espace en dehors de l’écriture, si l’acte d’écrire en règle à ce point l’invention figurale ? En d’autres termes, l’espace est-il séparable de l’écriture ? La question implique, évidemment, d’autres arts. Fidèle à l’hypothèse inaugurale de l’espace littéraire, c’est à travers le travail des textes que l’on examinera d’abord – ultime paradoxe – l’éventualité de soustraire l’espace à l’écriture.
Soudain le cœur bondit,
la possibilité explose : les grandes routes, un instant, s’ouvrent aux « grands indésirables ».
J. Gracq, Un balcon en forêt.
5Le surgissement de l’indésirable échappera-t-il au retour d’une citation trop connue ?
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