Le temps retourné
p. 95-104
Texte intégral
1Qu’est-ce qu’une lisière ? Le mot perturbe la logique des partages territoriaux. Il appartient au registre de la limitation, externe en l’occurrence, qui fait passer d’une étendue dite amorphe à un découpage identifiable ; mais il vient s’ajouter à une panoplie déjà riche, dont il combine, en les brouillant, certaines propriétés. La frontière sépare deux pays ou deux régions distinctes, le bord marque la limite d’un domaine circonscrit – un lac, un chemin – en laissant dans l’ombre la référence à ce qui se trouverait de l’autre côté ; et le côté lui-même, s’il appelle un pas au-delà, vient buter sur la paroi, ou la porte, qui empêche le passage. La notion de lisière, en revanche, prend en compte à la fois le contour d’un ensemble unique et la coexistence de deux entités frontalières, dont la partition reste floue. Dépliée en largeur, la lisière d’une forêt désignera ensemble la masse ombreuse des arbres qui la composent et l’ouverture d’un territoire défriché, qui en marque la fin. La bordure est unique, mais la ligne se dédouble, appartenant à l’un et l’autre des domaines et formant ainsi, en chacun, la marge de l’autre, qui la mange. Or la lisière engage une seconde extension, orientée cette fois dans le sens de la longueur : le propre d’une lisière est de pouvoir être parcourue entièrement ; on la suit sur son pourtour, quitte à tourner en rond le long du bois ou du champ ainsi délimités. Contour et courbure vont alors de conserve – et le lieu déplié se replie paradoxalement sur son propre mouvement, qui l’emporte.
2Par l’ouverture de dimensions multiples, latérales et longitudinales, la lisière fait donc bouger le tracé des lignes ; devenue extensible, elle provoque l’empiétement et le déplacement des lieux. Aussi le terme embarrasse-t-il les distributions sémiotiques qui assignent un sens à chaque place selon les séparations et les liaisons aptes à la délimiter : dedans ou dehors, ouvert ou fermé, autorisant le passage (pont ou seuil) ou marquant la coupure (bord isolant, frontière séparatrice) ; la lisière ne serait alors, tout au plus, qu’un chemin de ronde, étroitement canalisé, ou un pays de marche, dont l’extériorité demeure intacte20. Au nom d’une autre sémiotique, dont la fonction ne serait pas de construire, Derrida oppose au cadre ainsi ordonné la force du décadrage – de la page et du texte – qui fait jouer, par la transgression de la marge, la violence limitrophe21. Mais la notion de marge ne recouvre pas exactement celle de lisière : la marge désigne le bord, appelle le débordement de deux domaines mitoyens, étrangers l’un à l’autre ; la lisière ajoute le cours, précipite la courbure de la ligne, engage ainsi le changement du lieu, géométriquement défini, en un espace courbe, qui se déplace en se décrivant.
3La lisière n’est pas, elle court ; marquant le territoire, elle le met en fuite : le trait chemine, la ligne est envahie par l’épaisseur. La lisière indique ainsi une zone de fragilité, faite à la fois d’intervalle et d’expansion. Figure d’espace, elle implique en chaque place l’éventualité d’une division inattendue, d’une inflexion imprévisible que seule une topographie peut inventer – à l’exclusion de toute topologie mathématiquement calculable. C’est en retraçant les contours qu’on façonne les formes, et celles-ci seront d’autant plus malléables qu’elles incluront en elles le principe de mobilité qui les modèle, et en même temps les ouvre à leur propre changement.
*
4Écrit en 1945, publié dans une revue en 1948, Un malade en forêt a connu plusieurs migrations qui font douter de son statut. Après avoir été inclus, en 1960, à l’orée du recueil intitulé La Chambre des enfants, il disparaît du volume lorsque celui-ci est réédité dans la collection « L’Imaginaire » en 1983 : désormais l’ensemble ne comprendra plus que quatre textes, portant toujours en titre le nom de l’un d’entre eux. Mais le texte écarté revient seul, en 1985, lorsqu’il fait l’objet d’une livraison séparée chez un éditeur longtemps spécialisé dans la publication de pièces solitaires, détachées ou inclassables ; il rejoint alors, avec d’autres œuvres de l’auteur, la lignée fragmentaire de Michaux ou de Caillois, de Celan et de Blanchot22.
5Ce texte retranché fait donc bouger les limites des ensembles qu’il contribue à former. Mais son appartenance à la lisière se marque également dans le changement d’identité qui l’affecte lui-même, variant avec le cadre où il s’inscrit : lisible comme simple récit de guerre, si l’on s’attache à sa date de parution initiale, il reçoit un éclairage différent suivant qu’on le relie à La Chambre des enfants ou qu’il est relu ensuite pour lui seul. Inséré dans un recueil de textes qui mettent en scène les simulacres de la représentation – à travers des jeux de masques, de doublures et de leurres – il fait tache : où est l’écriture quand il n’y a ni chant doublé, ni voix off multipliées, ni miroitement des images et des manuscrits ? Le retranchement paraîtra donc légitime et donnera au nouveau recueil l’homogénéité nécessaire à la compréhension d’une démarche proprement scripturale. C’est ainsi que la plupart des critiques ont ignoré ou méconnu la pièce en supplément23. Pourtant quand le texte revient seul, quarante ans après avoir été écrit, les contours changent, l’épisode dit autobiographique devient un livre dont l’énigme tient cette fois à la dissimulation ou à la trop grande exhibition de ses clés : portant en titre le nom de son auteur, comme le feront plus tard des poèmes signés d’une autre langue24, réécrivant parmi d’autres traces enfouies un roman de Conrad au titre réflexif, ce texte de Louis-René des Forêts multiplie les signes d’écriture, dont la lisibilité est à la fois limpide et incertaine. En racontant l’histoire d’un soldat de l’armée anglaise recruté en Afrique du Sud, évadé d’un camp allemand et réfugié dans un maquis français, où il tombe malade et dont il ne sort que pour mourir, il fait partie des récits auxquels un code de réalisme peut être attribué, quelles que soient les variations rêveuses qui l’accompagnent. Livré aux va-et-vient d’une forêt dont les contours ne cessent de changer selon les parcours, il transforme le lieu en un pays étranger, où le temps lui-même va remonter son cours vers une scène originaire – dont le déchiffrement infirme la distribution des rôles et des places.
6C’est en forêt qu’a lieu l’événement de la maladie. Or pour être dans la forêt, il faut y être venu : le récit repartira donc en arrière pour raconter l’histoire antérieure du soldat Rudy et son arrivée au maquis dont le narrateur est le convoyeur. Mais une fois parvenu au cœur de la forêt, il ne reste plus qu’à en sortir, pour à nouveau y revenir et en ressortir : la communication avec l’extérieur, la recherche du ravitaillement, la quête d’un médecin, le transport de Rudy malade vers un couvent de village puis vers un hôpital en ville vont donc rythmer des allers et retours spatialisés, dont la singularité tient toutefois à la discontinuité des trajets et des liaisons qu’ils dessinent : chaque déplacement intervient comme ellipse et engage un retour en amont, qui loin de combler les lacunes contribue davantage à briser les pistes en y inscrivant la trace d’autres parcours intérieurs ou extérieurs, mais toujours décalés. La remontée passagère du temps renforce la désorientation d’un lieu où la sécurité impose de déjouer les risques d’intrusion en brouillant les itinéraires. Tel est le paradoxe d’une forêt où l’on se dirige avec carte et boussole, où les parachutages venus de Londres tombent du ciel à heures et places fixes, mais où les circuits – d’avancée ou de retour, de progression ou de flashback – semblent tous tracés à l’image des fausses pistes imposées au médecin suspect, que l’on fera tourner en rond pour lui dissimuler la localisation du camp où il devra examiner le malade. La forêt est quadrillée, sillonnée horizontalement et verticalement, cartographiquement maîtrisée ; elle est en même temps soumise au rebroussement des lignes, aux cahots des tout-terrains, aux détours des trajets marqués à la fois par la répétition et la rupture.
7Dans ce lieu délimité, et cependant troué, les lisières abondent. Le terme revient huit fois, désignant à chaque fois un repère différent : lisière de la forêt (p. 21,35), d’un fourré (p. 74) ou définie par rapport à la grille de l’hospice (p. 75), mais aussi bien lisière de la frontière suisse, que franchit Rudy au cours de son évasion (p. 12-13). La lisière est récurrente mais toujours déplacée : des cyclistes allemands y rôdent, mais le camp lui-même y a été installé alors qu’on le cherche au plus profond des bois (p. 47). Ligne de danger et lieu du leurre, la lisière met la forêt hors d’elle-même, fléchant à la fois le point de passage et le repli, la courbe d’un territoire et la confusion de l’espace. Le bord est partout, d’un sentier ou d’une route, et partout dédoublé, traçant à même le sol le signe d’une transgression mouvante : « Lorsque nous atteignîmes la lisière, l’ombre des derniers arbres s’allongeait déjà à travers les champs en friche » (p. 75).
8Ce leitmotiv de la lisière n’indique pas exclusivement les plis d’espace qui affectent le lieu, il va de pair avec l’incertitude d’un récit qui semble toujours mis hors de lui-même ; non seulement par les retours en arrière qui font marcher l’histoire à reculons et ne la font se nouer qu’en la détournant de son cours, mais plus radicalement par l’étrangeté des signes qui marquent la figure de Rudy, le soldat nègre du Transvaal, dont la mort finale demeure insaisissable : encore vivant, lorsqu’on le charge enfin dans l’ambulance, déjà mort quand un barrage allemand contraint à dévoiler son visage. La mort n’est pas nommée, et l’événement se dérobe, comme ne cessent de se voiler les traits de Rudy, dont l’origine, dit le texte (p. 16), aurait dû être tenue secrète : roi malade de la forêt, empereur dédaigneux descendu en Europe par la Lybie et la Silésie, il n’arrête pas, au cours de sa maladie, de recouvrir son visage, noir, d’un parachute blanc qui lui sert de drap. Cette dissimulation de la face va à l’encontre du médecin, qui l’ausculte, mais surtout du narrateur, son ami, qui se tourne sans cesse vers lui au moment de le voir : dès la première apparition de Rudy (p. 11), quand « une paire de pieds noirs » s’inscrit dans le champ visuel, ou juste avant sa mort, lorsque je se retourne pour le regarder à travers le guichet de l’ambulance et voit alors, outre « les deux mains noires », un visage luisant sous une faible lumière (p. 90). La figure de Rudy, dans le regard constamment retourné du narrateur, passera de l’obscurité à la pleine lumière, après être devenue « grisâtre » (p. 69) puis s’être voilée de blanc. Devenant image dans la mort, elle combine alors les signes de l’ombre et ceux de l’astre.
9La remontée hors de la forêt, la traversée d’un village devenu « nécropole » (p. 94), le passage de la pénombre au plein soleil, le dévoilement du visage dans le retournement du regard – autant d’indices signalant, à l’évidence, l’inspiration orphique du récit : la mise à mort de Rudy, nouvelle Eurydice, est aussi celle d’un double qui peut représenter tant l’autre face d’un narrateur nommé Louis ou Lewis que la projection d’une autre figure en creux, celle d’un ami Jean récemment arrêté, dont l’évocation de la cellule aux murs « blanchâtres » et du « guichet » qu’il regarde précède l’entrée en scène de Rudy le noir dans le regard du narrateur25. Mettre à mort Eurydice-Rudy, c’est à la fois conjurer, en l’inversant, la mort de l’ami lointain et retrouver, tout en masquant les traits de l’œuvre, une voix possible pour Orphée. C’est écrire, en dissimulant l’écriture dans la répétition déguisée d’un déjà écrit. Le dédoublement figurai et narratif, par où récrire renoue avec la posssibilité d’écrire, répond ainsi au paradoxe d’Orphée évoqué plus haut : déjà racontée, l’histoire se fraie fragmentairement, par sauts et par spirales, un chemin dans la forêt, dont le nom réfléchit, comme en un miroir d’inversion, le nom dissimulé, partout disséminé, d’Orphée ; et la courbure du bord, l’instabilité de la lisière, le double jeu de la cartographie, qui localise, et de la topographie, qui déterrioralise, indique en quoi l’espace lui-même peut devenir la dissimulation d’une écriture qui ne se dévoile qu’à travers les masques dont elle s’est affublée, les leurres qui l’autorisent.
10À l’instant final, dans l’après coup de la mort, la main du malade est devenue « comme une grosse araignée noire » (p. 105). La métaphore désigne ainsi l’enjeu métamorphique d’un récit qui change Rudy en Eurydice, l’homme en animal, et la forêt en un réseau de fils courbant les lignes en les reliant. Dans l’araignée animalière, la naissance de l’art se fait entendre en écho lointain, entièrement tissée des coupes, des suspens et des reprises en décalage permettant d’associer la discontinuité de l’espace et la fragmentation d’une réécriture. Le saut a lieu, insaisissable comme tel, récurrent dans ses écarts ; mais l’indication finale, qui change la métaphore en une métamorphose, désigne le coup de force qui hante un récit faisant filer, à travers les spectres de la forêt, l’échange des signes dans le retournement éphémère du temps.
11Remonter vers la fable ancienne déjà close, reprendre furtivement ses traces en les oblitérant, c’est recourber le temps suivant une ligne contraire : le récit progresse vers la mort, qui est sa fin, mais cette mort renoue avec le mythe originaire selon lequel la mise à mort de l’œuvre en serait aussi le commencement recommencé. « Sois toujours mort en Eurydice » – ce fragment de Rilke ponctue, dans L’Espace littéraire, le retour au regard d’Orphée, mais sous une forme retournée, où il s’agirait aussi d’être « vivant en Orphée26 » : ce qui signifie, selon Blanchot, à la fois l’impossibilité pour l’œuvre d’être une première fois et la possibilité pour le poème devenu lui-même Orphée d’annoncer toujours le commencement27. Préfigurant de manière singulière la duplicité orphique sous le signe de laquelle Blanchot place l’espace littéraire, le récit de Louis-René des Forêts donne au retournement du temps une forme littérale : celle d’un récit linéaire, mais fait de plusieurs lignes régressives interrompues et recroisées, celle d’un achèvement final consacrant le paradoxe d’un temps qui, en se courbant sur la lisière de l’espace, aurait pu s’avancer obliquement vers le commencement, où il s’annule. Loin d’être retrouvé dans la jonction fulgurante du passé et du présent, le temps se trouve retourné en cela qu’il marche vers un passé lointain qui met fin au présent, parce qu’il est en revenir.
12Cette figure paradoxale, où le temps s’espace littéralement sans pour autant disparaître, conduit du même geste le renversement incessant des signes ; la désignation des lieux, la balise des trajectoires, les descriptions de places ou de postures deviennent autant d’indices chargés d’un double sens : l’interdit du regard se donne à reconnaître dans sa transgression même, et la mobilité qui fait « filer rondement » (p. 95) les voitures et les hommes, contribue à tisser la toile où l’araignée surgira « au bout du fil » téléphonique (p. 87). Le visible, dans son épaisseur et ses tours sinueux, est à lire, comme dans le leit-motiv de la lisière où l’errance irait de pair avec la double injonction de lire et de relier. Relire Orphée, comme plus tard le feront Les Mégères de la mer où détale une figure d’aède couronnée d’algues28, le relier au Nègre du Narcisse dont la mort de Rudy réécrit l’épisode funèbre29, relire le texte s’écrivant pour le redistribuer et en lier autrement les lignes, comme dans Une mémoire démentielle, qui ne peut que recommencer sans revenir au point de départ... Tissant ses fils intertextuels et les dispersant en tous lieux, dénouant sa propre trame au fur et à mesure de son tracé, Un malade en forêt dispose une écriture métamorphique où la réécriture elle-même ne cesserait de se retirer en ménageant l’échange du lisible et du visible. Si écrire est possible, c’est à la lisière même de l’écriture : là où l’espace fait fuir l’image, en se retournant. Il donne alors libre cours au double jeu du langage : figuré, défigurant.
*
On pourrait, si l’on veut, figurer géométriquement ce mouvement par une ligne irrégulière accompagnant une droite dont tantôt elle se rapproche, tantôt elle s’écarte : nous n’avons plus seulement une direction, mais un rapport, quelque chose qui, à côté de la direction abstraite et nécessaire, surmonte ou épouse l’obstacle par le détour...
L.-R. des Forêts,
Voies et détours de la fiction.
13La perceptibilité de l’écriture ne se limite pas, bien évidemment, aux textes qui l’affichent. Signalée indirectement, elle dépend ici d’opérations qui la déguisent en la dévoilant : fragmentation et répétition, prolifération dispersée et comme masquée des signes du recommencement. Pour déchiffrer, il faut revenir de loin, remonter en amont, recueillir les traces, ouvrir de nouveaux passages : à l’image même d’une construction dont la linéarité, trompeuse, est entièrement tissée des fils d’espace qui la font fuir en oblique et doublent les lignes droites d’une courbe sinueuse, devenant parfois indiscernable.
14Si le mythe est repris, c’est à l’état de fragments ironiques dont témoigne le rire ultime ; après quoi il n’y a plus, comme dernier mot, qu’à tourner les talons. La scène orphique ne se rejoue que retournée contre elle-même : du roi de Thrace il ne reste, précisément, que des traces qui sont autant de feintes perpétuées. En ce sens, le simulacre est à l’œuvre dans la forêt comme dans la chambre des enfants où la fosse d’orchestre du chanteur, et sa puissance s’affirme jusqu’à dérober l’instant de la mort à celui qui a reçu l’injonction orphique de faire le mort (p. 99) ; mais parce qu’il se dissimule, il ouvre la voie d’une écriture qui ne serait plus qu’espace, capable tout à la fois de retracer le cercle et de le rompre par la tangente. La réécriture imprègne un récit duplice, non tant parce qu’d reprend Conrad ou le geste d’Orphée que parce qu’d se place d’emblée dans l’intervalle du mythe, à la fois au-delà, quand l’histoire est finie, et en deçà, quand elle remonte furtivement, ou à grands fracas, vers sa source. Écrire l’espace, ce serait alors rendre possible l’écriture, mais sous le signe de la fraude, en feignant de l’ignorer. L’écriture ne sera pas réfléchie comme telle, et seule sa dissémination spatiale la rend saisissable, quand le lisible affleure à même la visibilité des lieux.
15Bien des récits de la forêt ont emprunté, après des Forêts, cette voie détournée où la ligne de fuite du récit inclut son propre renversement. Déjà lointain, Un balcon en forêt s’achève à la lisière de la nuit, dans un espace fantomal peuplé de signes d’écriture30, où s’est rejouée la descente orphique, qui précipite la disparition des marques identitaires. Plus proche, Un rêve en forêt, au titre abusivement détourné par l’éditeur français31, entreprend une remontée à la lisière de la forêt, vers des sites maya où les traces pictographiques d’une écriture originelle donnent lieu à un trafic de copies qui la rend douteuse et dangereuse. L’écriture ne s’atteint qu’en se dédoublant et en disparaissant. Si la forêt la recèle, et parfois la dévoile, c’est au titre d’une fiction qui lui retire toute autre forme que celle de l’espace où elle s’est abîmée, et d’où elle ne revient, obliquement, que métamorphosée.
16L’oblique du texte ignore la diagonale réglée continûment des géomètres. Elle avance de biais, mais sans fixer d’avance une orientation qui dépendra d’un trajet susceptible de rejoindre passagèrement, pour mieux s’en écarter, la droite allant au but. Cette figure de l’oblique invite à prendre en compte une dimension nouvelle de l’espace, qui se courbe en s’inventant et devient capable d’accueillir, par la mobilité de sa forme, une transformation des signes eux-mêmes. Le rapport oblitéré de l’espace et de l’écriture, selon lequel l’espace écrirait parce que l’écriture ne serait plus qu’espace, tient à l’invention d’une courbure paradoxale, où seul le mouvement, inassignable, détermine à la fois le tracé formel et son dédoublement altéré. Aucun point n’est plus possible quand le point lui-même est mouvement. Mais la courbure d’espace appartient à une physique non-euclidienne, suivant laquelle le lieu mouvant ne cesserait de décliner sur son propre bord ; il n’y aura donc pas de coupure visible ni de marge constituable, puisque la discontinuité agit dans le cours même de la continuité ; et le retournement de l’espace en écriture sera d’autant moins saisissable qu’il relèvera tout en même temps de la mobilité du lieu et de sa mutabilité.
17La prégnance de la lisière désigne, dans les forêts écrites, une dernière qualité de l’espace : le lieu lui-même bouge au fur et à mesure qu’il est parcouru et sans recouper le déplacement du voyageur ; les feuillages sont mobiles, les arbres surgissent, les ruisseaux coulent, les crêtes courent, la route s’enroule – chez des Forêts – et la forêt, de Gracq comme de Macbeth, finit par marcher. Devenant étrangère à elle-même, elle génère en elle les signes de l’étranger – de l’origine, de la langue, ou de l’espèce. Le transport de Rudy à travers la forêt simule alors la plasticité métaphorique d’une écriture incarnée, à déchiffrer par pièces sous sa forme passée (tel Rudy autrefois, « épelant des lèvres les noms écrits sur les vitres » des villes, p. 13), à reconnaître potentiellement dans sa force à venir (« sa langue l’emportait plus loin qu’il ne voulait aller », p. 31). C’est cet emportement de la langue que dissimule un texte lui-même oblique, jouant tout à la fois, l’une avec l’autre, la mise à mort et la résurgence de l’écriture dans l’espace.
Notes de bas de page
20 Combinant visée sémiotique, approche phénoménologique et outil topologique, Pierre Boudon construit ainsi un modèle architectural d’espace entièrement réglé par le projet de délimiter strictement les procédures de partage pour y dégager ensuite les possibilités de passage. Dans ce système, le troisième genre (ce serait « l’errance ») est mis hors jeu, parce que relevant de« l’illimité ». Et la « marche » (no man’s land frontalier par exemple, ou glacis) appartient au bord, entendu comme « coupure définitionnelle » entre deux territoires, même si elle peut servir de « médiation entre deux mondes ». Cf. P. Boudon, « Catégoriser la forme spatiale. Approche sémiotique de la catégorie de l’aspect dans la formation du territoire », Visio (L’outil sémiotique), 4, 2, Québec, été 1999, p. 31-46.
21 Voir le dispositif à double marge monté par Jacques Derrida dans le premier chapitre de Marges. De la philosophie, Minuit, 1972, p. I-XXV. Ce « Tympan » juxtapose verticalement, selon des graphies différentes, un texte de Leiris et son abyme philosophique. Empruntée au texte de Leiris, la définition de la marge la donne comme « une frange qui cerne l’objet en même temps qu’elle souligne sa présence » (p. XVIII), et l’analyse derridienne entend ruiner, par le décadrage lié au dédoublement discursif, la délimitation d’un espace homogène (p. XX-XXI). La « marge » de Derrida se sépare de la « marche » du sémioticien par l’exigence des passages qui empêchent le calcul des partages.
22 Louis-René des Forêts, Un malade en forêt : première parution dans la revue L’Arbalète, no 13, 1948 ; deuxième parution dans le recueil La Chambre des enfants, Gallimard, 1960 ; troisième parution chez Fata Morgana, Montpellier, 1985. C’est à cette dernière édition que je me réfère pour la pagination des citations, donnée entre parenthèses.
23 Yves Bonnefoy ignore ce récit dans la longue étude qu’il a consacrée à l’œuvre de des Forêts (« Une écriture de notre temps », La Vérité de parole, Mercure de France, 1988). Dominique Rabaté ne lui acorde que quelques lignes en signalant l’atmosphère proche de Conrad (Louis-René des Forêts. La Voix et le volume, Corti, 1991, p. 143). Jean Roudaut, malgré l’attention qu’il porte au jeu des emprunts dans toute l’œuvre, fait de ce texte une présentation réaliste, en insistant sur le suspens dramatique, les portraits, les descriptions, la vraisemblance (Louis-René des Forêts, Seuil, 1995, p. 123).
24 L.-R. des Forêts, Poèmes de Samuel Wood, Fata Morgana, 1988.
25 La référence biographique signalera ici l’ami Jean de Frotté, fusillé par les nazis en 1945, « disparu avec le nom sous lequel il repose » (Ostinato, Mercure de France, 1997, p. 114). Un assez long passage de cette « autobiographie » sans personne, évoque, fragmentairement, l’expérience de la guerre et du maquis, puis fait écho à la mort d’un ami dont la mémoire règle le tête-à-tête de « la jeune fille » et de celui qui ne dit même pas il – « l’un et l’autre aimant pour lui ce qu’il aimait en chacun » (p. 110). Ainsi l’ami, en tiers inclus, tient le rôle du miroir, mais aussi celui du fantôme – « lui qui le jour a perdu son visage et sa voix revient la nuit en tout point reconnaissable » (p. 111). On comprend alors comment le Nègre peut assumer, dans la fiction de la forêt, et le rôle de Narcisse emprunté à Conrad et celui d’une projection orphique inversée, qui change le blanc en noir et réfléchit le masculin (« Jean ») dans une image aux traits féminisables (« Rudy »), Le récit et l’autobiographie se figurent mutuellement, chacune venant à la fois masquer et relancer l’autre, comme « dans un miroir ».
26 M. Blanchot, L’Espace littéraire, op. cit., p. 329.
27 Ibid., p. 338.
28 L.-R. des Forêts, Les Mégères de la mer (1967), Mercure de France, 1983, p. 16. Ce poème « en oblique », dédié à Jean de Frotté, s’écrit « à la lisière déferlante des eaux » (p. 13), « Tant qu’hésite encore mon pas sur la ligne de partage » (p. 15).
29 Parmi les échos d’Un malade en forêt, on relève, dans Le Nègre du « Narcisse » (Conrad, 1897), le geste de l’agonie, épié par le double blanc (« ses deux mains osseuses lissaient la couverture de bas en haut, comme s’il eût tâché de la ramener toute sous son menton », p. 229), le danger du simulacre (faire le malade au lit, c’est courir le risque d’y rester, p. 179) ou l’allure impériale de James (ou Jimmy) Wait (« Le Nègre était calme, froid, dominateur, superbe », p. 37), Gallimard, 1913, traduction de Robert d’Humières, édition du Livre de Poche. Le titre exact du roman est The Nigger of the « Narcissus », a tale of the forecastle, mais il avait d’abord paru sous le titre de The Children of the Sea.
30 Julien Gracq, Un balcon en forêt, Corti, 1958. L’italique indexant la seconde moitié du titre affiche une réécriture qui ne se limite pas à l’écho de Rimbaud repéré par Jean Bellemin-Noël (Une balade en galère avec Julien Gracq, Presses Universitaires du Mirail, 1995, p. 13), mais court aussi de des Forêts à Gracq et s’inverse obliquement dans le film d’Agnès Varda où le « Toit » du lieutenant Grange devient le « Sans toit » d’une Mona captée par la « loi » métamorphique de l’espace. Sauf cas particulier (comme ici), la graphie du titre a été homogénéisée.
31 Rodrigo Rey Rosa, Un rêve en forêt. Le temps imparti, et autres nouvelles, Gallimard, 1997 pour la traduction française, p. 14. Le titre espagnol de cette nouvelle venue du Guatemala est Lo que sono Sebastian (1991).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Temps d'une pensée
Du montage à l'esthétique plurielle
Marie-Claire Ropars-Wuilleumier Sophie Charlin (éd.)
2009
Effets de cadre
De la limite en art
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et Michelle Lagny (dir.)
2003
Art, regard, écoute : La perception à l'œuvre
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Michele Lagny et al. (dir.)
2000