Le paradoxe d’Orphée
p. 92-94
Texte intégral
1Orphée, dans Le Livre à venir, a quelque chose d’Ulysse : il ruse avec l’œuvre, trahit son art, oublie la règle et par là retrouve la loi de l’œuvre17. Dans « Le regard d’Orphée » en revanche, ce centre décentré de L’Espace littéraire, le retournement d’Orphée vers Eurydice marque d’abord le renoncement au jour et au chant, le désir d’une nuit qui appartient à l’autre nuit et fait lever, avec l’éloignement d’Eurydice, la mise à mort de l’œuvre en même temps que le mouvement vers l’origine de cette œuvre. Je ne commenterai pas ici cet aspect bien connu du paradoxe d’Orphée, qui place l’inspiration sous le signe de la disparition ; mais je voudrais relever un autre paradoxe, étrange et allusif, que le premier dissimule en trompe l’œil et qui touche au statut même de l’espace où se meut l’écriture.
2« Écrire, écrit Blanchot au terme de ce texte, commence avec le regard d’Orphée18. » Le retournement d’Orphée, le geste qui inverse le mouvement du retour et rappelle la descente nocturne dans la remontée vers le jour, aurait donc rejoint le commencement de l’écriture en renversant l’orientation de l’espace. Mais le paradoxe va lui-même se retourner de façon redoutable : pour atteindre l’origine, où écrire devient possible, il faut avoir atteint déjà « l’espace ouvert par le mouvement d’écrire ». Aporie radicale, où c’est l’espace lui-même qui fait défaut, et dérobe avec soi la possibilité de l’écriture : « pour écrire, il faut déjà écrire », et ce cercle vicieux, proprement temporel, efface l’espace en le renvoyant vers une antériorité qui est étrangère à sa nature spatiale.
3L’avoir écrit gouverne l’écriture, consacre en elle l’obligation de la réécriture, qui la retourne contre elle-même. Pour briser la spirale où le retour du temps enfonce l’espace, seul un geste spatial est suggéré – celui du « saut », qui titre ce dernier paragraphe et en ponctue le raisonnement. L’essence de l’écriture tient à une contrariété que contredit le saut de l’inspiration. Une autre figure d’espace apparaît ici, qui serait définie non plus par la circularité du paradoxe, mais par une discontinuité à la fois libre et arbitraire – insouciante dirait Blanchot. Le saut n’efface pas le cercle, mais il le retourne en le rompant – en y ouvrant des vides qui seraient autant de voies pour forcer le passage. Car le saut lui-même ne saurait être unique, il ne cesse de recommencer à la mesure du paradoxe qu’il déplie. Ainsi la contrainte de réécriture fait reculer infiniment l’origine de l’écriture – et cela se nomme espace, métaphoriquement ; mais elle fraye une étendue disloquée, au sein de laquelle l’avoir écrit se changerait en écriture soustraite au temps, sans commencement ni fin, ayant déjà commencé parce que proprement lacunaire : insaisissable en cela qu’elle comprendrait sa propre dispersion et son statut toujours partiel. Cela aussi s’appelle espace, littéralement.
4Bribes d’écrits, fragments brisant le cercle du temps, espace en proie au renversement de sa règle d’extériorité – aucune symétrie n’intervient plus lorsque le saut se combine au retournement. Si l’écriture est espace, c’est selon une double loi contraire, et cependant conjointe, de circularité paradoxale et de rupture spatiale du cercle. Duplice, le paradoxe d’Orphée enferme l’écrire dans l’exigence d’une réécriture dont l’espace est à la fois la métaphore et l’opérateur de métamorphose : impossibilité d’écrire et réinvention récurrente de l’avoir écrit – tels sont les deux modes divergents qui se nouent dans la notion d’espace littéraire, où l’écriture à la fois se défait et se redonne comme déjà faite.
*
On ne fait pas chanter Orphée, parce qu’il est le chant lui-même.
Cl. Debussy.
5La figure d’Orphée relève d’un récit mythique parce qu’elle rassemble, dans ses variantes originelles, l’énoncé d’un paradoxe et le tracé d’une résolution qui le maintient à vif. Relançant le silence des sirènes, le chant d’Orphée s’offre comme absence, mais cette absence est le signe même de son chant : la remarque de Debussy, adressée à Segalen19, éclaire la contrariété orphique que Blanchot nomme espace littéraire. La littérature est espace parce qu’elle ne cesse de manquer le commencement. Mais l’acte d’écrire déplie l’espace lorsque l’avant s’inscrit dans l’après, et déjoue ainsi l’antériorité du commencement. C’est retourner le cours du temps, selon un pas au-delà où s’ouvre, fragmentairement, incessamment, une autre entente de l’écriture, qui rompt avec le commencement : déjà passée, donc déjà là, donc à la fois dissimulée et en cours de dévoilement. Cette avancée nous retiendra pour les formes qu’elle libère et l’étrangeté des trajets auxquels incite une graphie qui se coule dans la marge du lieu, quand l’espace seul écrit.
Notes de bas de page
17 Ibid., p. 135-136 (« Le secret du Golem »)
18 M. Blanchot, L’Espace littéraire, op. cit., p. 234 (« Le regard d’Orphée »).
19 Claude Debussy, lettre à Victor Segalen du 5 juin 1916, citée dans le catalogue Victor Segalen, exposition de la Bibliothèque nationale de France, 1999, p. 78. Il s’agit d’un projet commun de drame, dont finalement la musique ne fut pas composée, et pour lequel Segalen avait écrit un Orphée triomphant, devenu ensuite Orphée-Roi.
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