La biographie – forme d’art de la nouvelle bourgeoisie
p. 103-108
Texte intégral
1Si avant la guerre la biographie était une forme rare, fruit de l’érudition, elle est aujourd’hui une production littéraire très répandue. Ce sont les hommes de lettres, les maîtres de la prose pour qui la biographie devient un mode d’expression. En France, en Angleterre, en Allemagne, ils décrivent la vie des personnes publiques laissées de côté par Emil Ludwig ; il n’y aura bientôt plus aucun grand homme politique, chef de guerre ou diplomate à qui ne soit érigé un monument plus ou moins éphémère. À la rigueur un poète ; car les poètes sont bien loin de jouir de la même faveur que ces grands noms qui ont été déterminants pour la vie de l’histoire. On constate un changement notable par rapport au passé : tandis qu’avant c’étaient les biographies d’artistes qui avaient du succès auprès des gens cultivés, les héros d’aujourd’hui appartiennent principalement à l’Histoire et sont publiés par les éditeurs de littérature à grands tirages, en masse pour la masse.
2On a voulu régler la question de cet engouement pour la représentation biographique, qui s’est installé depuis quelque temps en Europe occidentale, en le qualifiant de mode passagère. Il ne l’est pas davantage que ne l’étaient les romans de guerre. Ses motivations indépendantes de la mode sont à rechercher dans les événements de l’histoire universelle durant ces quinze dernières années. Je n’aime pas bien employer ce mot d’histoire universelle, parce qu’il provoque facilement une ivresse qui lui convient tout au plus quand l’histoire du monde devient réellement l’histoire de tout le monde. À la radio par exemple, où l’on entend souvent « Ici Paris ! » ou « Ici Londres ! », l’énoncé des noms des grandes villes du monde joue le rôle d’un vulgaire tord-boyaux. Mais on ne peut nier que la guerre mondiale, avec les transformations politiques et sociales qui s’en suivirent, et en tout premier lieu aussi les nouvelles inventions techniques, ont effectivement ébranlé et bouleversé le quotidien des peuples dits civilisés. Dans le domaine qui nous occupe ici, elles ont eu le même effet que la théorie de la relativité en physique. Si avec Einstein notre système spatiotemporel est devenu un concept limite, avec les leçons de choses que nous fournit l’histoire, il en est de même en ce qui concerne le sujet souverain. Dans le passé récent, chaque être humain a dû trop durablement prendre la mesure de sa propre inconsistance et de celle des autres pour croire encore au pouvoir effectif de tel ou tel individu. Cependant, ce dernier est à la base de la littérature bourgeoise des années d’avant-guerre. La fermeture sur soi de l’ancienne forme romanesque reflète celle, supposée, de la personnalité et la problématique en est toujours individuelle. Or, une fois pour toutes, les créateurs ont perdu confiance dans la signification objective de tout système individuel de relations. Avec la disparition de ce solide réseau de coordonnées, toutes les courbes qui y sont inscrites ont elles aussi perdu leur forme imagée. Tout comme l’écrivain ne peut plus se référer à son moi, le monde ne lui offre pas davantage de soutien ; car leurs structures se déterminent l’une l’autre. Son moi est relativisé, le monde, avec ses contenus et ses formes, est emporté dans une course impénétrable. Ce n’est pas un hasard si l’on parle de la crise du roman. Elle consiste en ceci que la composition romanesque qui avait cours jusqu’alors n’est plus valable depuis que l’individu et ses adversaires ont perdu leurs contours. (Pour autant, le roman n’est pas encore devenu un genre artistique appartenant à l’histoire. On pourrait imaginer qu’il renaisse dans une forme adaptée à ce monde troublé, que la confusion prenne elle-même forme épique.)
3Au sein de ce monde amolli, insaisissable, la marche de l’histoire devient élément constitutif. L’histoire qui nous est impartie émerge comme une terre ferme dans l’océan de l’informe, de l’informable. Pour l’écrivain d’aujourd’hui, qui n’est ni capable, ni désireux, comme l’historien, de s’en saisir directement, elle prend corps dans la vie de ses héros bien visibles. Ce n’est pas pour célébrer le culte des héros que ceux-ci deviennent l’objet de biographies, mais de par le besoin d’une forme littéraire légitime. En réalité, le déroulement d’une vie qui a marqué dans l’histoire semble préserver toutes les composantes permettant, dans les circonstances présentes, la création d’une œuvre en prose. L’existence captée dans celle-ci est une cristallisation du règne de l’histoire, dont l’intangibilité est incontestable. L’objectivité de la représentation n’est-elle pas garantie par la signification historique du modèle original ? Les écrivains biographes croient avoir enfin trouvé en lui l’appui qu’ils cherchaient vainement ailleurs, le système de relations valable qui les délivre de l’arbitraire de leur subjectivité. Sa fiabilité est, très manifestement, une conséquence de sa factualité. Le personnage principal de chaque biographie a réellement vécu et tous les traits de cette existence sont attestés par des documents. Le noyau, jadis proposé par l’action fictive, se retrouve ici dans un destin certifié conforme. C’est en même temps une garantie pour la composition. Toute figure historique a déjà figure en soi. Elle commence à un moment précis, se développe en conflit avec le monde, acquiert contours et plénitude, se replie dans la vieillesse et s’éteint. L’auteur n’est donc pas réduit à un schéma individuel, il s’en voit livrer un tout fait à domicile, aussi contraignant pour lui que pour les autres. C’est une chance, non pas tant pour sa commodité que pour sa conscience ; à condition qu’il ne s’agisse pas de la fabrication en série de biographies répondant à des motifs conjoncturels. Car si la biographie fait aujourd’hui concurrence au roman, c’est simplement parce que, au contraire de ce dernier, qui flotte librement, elle travaille sur des matériaux déterminant sa forme. La morale de la biographie, c’est que, dans le chaos des actuels exercices artistiques, elle représente l’unique forme en prose apparemment nécessaire.
4Une forme propre à la bourgeoisie stabilisée. Celle-ci assurément est obligée de se refuser à toutes connaissances et tous problèmes de forme mettant en danger son existence. Elle ressent au plus profond le pouvoir de l’histoire et remarque bien que l’individu est devenu anonyme, mais elle ne tire de ce savoir, qui s’impose à elle avec la force des expériences physionomiques, aucune conclusion quelle qu’elle soit, susceptible d’éclairer la situation présente. Elle recule devant la confrontation avec cette dernière, dans l’intérêt de sa propre conservation. L’élite littéraire de la nouvelle bourgeoisie ne s’engage pas sérieusement dans l’intelligence de la dialectique matérialiste, elle ne s’offre pas non plus ouvertement à la poussée des masses inférieures, elle n’ose pas davantage risquer un seul pas au-delà de la limite atteinte par elle, vers l’au-delà de sa propre classe. Pourtant elle ne pourrait rencontrer le sol ferme que si elle se rendait, sans le voile protecteur d’aucune idéologie, au point de rupture de notre construction sociale, afin de s’expliquer, sur ce poste avancé, avec les forces sociales dans lesquelles s’incarne aujourd’hui la réalité. C’est là et nulle part ailleurs qu’il faut aller chercher les connaissances garantissant peut-être une forme d’art véritable. En effet, la validité dont cette dernière a besoin échoit uniquement à l’expression de la conscience la plus avancée, laquelle peut se développer ici, et ici seulement. De cette conscience, qui offre un point d’appui, peut naître la forme littéraire ; ou bien elle ne naît point d’elle, et alors la création artistique nous resterait interdite dans le présent. (Si l’on a dit plus haut que la confusion elle-même pourrait prendre forme épique, il faut ajouter ici : seulement en se fondant sur la conscience la plus avancée, qui perce à jour cette confusion.) La biographie comme forme de la littérature néo-bourgeoise est le signe d’une fuite ; ou plutôt d’une esquive. Pour ne pas se trahir par des connaissances qui mettent en question l’existence de la bourgeoisie, les écrivains biographes demeurent sur le seuil où les ont entraînés les événements du monde, comme s’ils se trouvaient devant un mur. Qu’arrivés là ils retournent se réfugier dans l’arrière-pays bourgeois au lieu de passer ce seuil, c’est ce que démontre l’analyse de la plupart de ces biographies standard. Celles-ci contemplent bien le règne de l’histoire, mais elles se perdent tellement dans sa contemplation qu’elles ne retrouvent plus le chemin du présent. Parmi les grandeurs historiques, elles opèrent un choix peu exigeant, qui en tout cas n’est pas déterminé par la reconnaissance de la situation actuelle. Elles voudraient se libérer de la psychologie qui a déterminé la prose d’avant la guerre, et, malgré l’objectivité apparente de leur matière, elles travaillent en partie avec les anciennes catégories psychologiques. Elles ont chassé l’individualisme suspect par la porte, et, par l’entrée principale, elles reconduisent à l’intérieur de la maison bourgeoise des individus pourvus du label officiel. Par là elles atteindraient un deuxième objectif : le refus non articulé d’un gouvernement qui émerge des profondeurs de la masse. La biographie littéraire est un phénomène limite qui reste en deçà de la limite.
5Elle est autre chose encore qu’une simple fuite. Si la bourgeoisie se trouve sûrement aujourd’hui à un passage, chacune de ses prestations comporte, tout aussi sûrement, une double signification. Son intention est, par sa prestation, de défendre son existence, et, par cette prestation même, elle confirme involontairement l’accomplissement du passage. Comme les émigrants rassemblent leurs affaires, la littérature bourgeoise rassemble tout son attirail, qui va devoir bientôt quitter la vieille demeure. Le motif de la fuite, auquel l’énorme quantité de biographies doit sa naissance, est recouvert par celui du salut. S’il existe une confirmation pour la fin de l’individualisme, il faut la voir dans ce musée des grandes individualités que tient orgueilleusement la littérature contemporaine. Et la façon dont elle s’empare indistinctement de tous les hommes d’Etat témoigne non seulement de l’incapacité à faire un choix qui soit vraiment d’actualité, mais encore, tout autant, de la hâte du sauveur. Il s’agit d’installer une galerie de portraits où puisse se promener une mémoire pour laquelle un portrait en vaut un autre. Si problématique que soit telle ou telle biographie : sur leur communauté repose l’éclat de l’adieu.
6À ma connaissance, il n’existe qu’un seul ouvrage biographique qui soit foncièrement différent de tous les autres. Celui de Trotski. Il rompt avec les conditions qui président à la biographie littéraire. La description de l’existence d’un individu historique n’est pas ici un moyen d’échapper à la connaissance de notre propre situation, elle est uniquement au service de son dévoilement. C’est pourquoi se dessine dans cette autobiographie un individu différent de celui visé par la littérature bourgeoise. Un individu qui a déjà accompli le passage, dans la mesure où il ne devient réel que par sa transparence envers la réalité, et non dans l’affirmation de sa propre réalité. Un individu nouveau, hors des brumes des idéologies : il existe exactement autant qu’il s’est effacé lui-même dans l’intérêt des nécessités actuelles, reconnues.
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