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« Ci-gît Balzac. »

p. 283-298


Texte intégral

La pierre, la parole, le papier mâché

1Dans la représentation mentale que Balzac n’a cessé de se faire de son œuvre en devenir – en devenir de Comédie humaine –, la métaphore du monument donne lieu, dans le métatexte de ses romans et dans sa correspondance, à une série de variations où se dessine parfois – époque oblige – le profil de la cathédrale. Production imaginaire au statut incertain – une « cathédrale de papier » –, que Stéphane Vachon examine dans le préambule d’une Chronologie que j’aimerais appeler une biblio-chronie balzacienne1. Avec cette édification constamment fantasmée, le faux architecte rassure le vrai constructeur, l’escortant de formules tutélaires qui ont en commun de dénoncer, avant le moment de La Comédie humaine, le caractère accidentel, provisoire de tout ce qui dans l’œuvre apparaît à l’auteur ou à son lecteur comme hésitation, incohérence, division, dispersion. Qu’on ne croie pas que la métaphore monumentale (ou architecturale) soit pour autant sans ambiguïtés ni conséquences. C’est sur les unes et les autres que je voudrais m’interroger pour commencer, en ajoutant quelques éléments de réflexion à l’étude de Stéphane Vachon, à qui je dédie la première partie d’un travail qui procède directement du sien, et où il reconnaîtra d’ailleurs aisément son bien.

2Cette métaphore, de tout temps lieu commun de tout discours sur la littérature, et spécialement de celui qu’elle tient sur elle-même, Balzac l’a faite sienne dès la première pierre posée (on voit que je l’adopte à mon tour). En 1823 ou 1824, il veut être Parthénon2, rien moins, et c’est par « le charme qui saisit l’âme à l’aspect des conceptions monumentales »3 que le catholicisme en impose à cet incroyant militant. D’ailleurs tout lui est monument, même ses personnages.

3Annette est « un bel édifice » qui s’écrie à l’intention d’Argow : « Soyez un beau monument de repentir »4. Mais il y a, on le voit, monument et monument. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le discours de l’œuvre en devenir, ou discours de l’architecte et le discours sur le monde en proie au temps, ou discours de l’archéologue, entrecroisent dans le texte de Balzac leurs images monumentales. Il y aurait lieu de s’interroger sur les rapports de ces deux discours antithétiques. Je m’en tiens ici au premier, dans lequel Saint-Aubin en 1824, Morillon en 18285, Balzac ensuite, répètent inlassablement leur credo en l’unité absolue et nécessaire de l’œuvre qu’ils entreprennent contre le temps.

4Il ne faut pas se laisser abuser pour autant par l’image figée du monument, qui est au premier chef la traduction commode et conventionnelle d’une grande idée de composition ; cette idée a varié ou tout au moins évolué. Admirateur inconditionnel des Cinq Livres, et convaincu avec Nodier que la littérature est un univers que l’oralité dispute à l’écriture, Balzac avait formulé un pari ambitieux qu’il n’a peut-être pas entièrement tenu : « représenter l’ensemble de la littérature par l’ensemble de mes œuvres »6. Simultanément avec les Études de mœurs dont La Comédie humaine constituera l’aboutissement7, il avait ébauché des ensembles d’œuvres régis par une architecture pseudo-orale à l’imitation du Décaméron et des conteurs français des XVe et XVIe siècles. Porté par la vogue du conte, s’était fait jour, dans le cadre même des Études de mœurs, un projet de Conversation entre onze heures et minuit – premier volume d’une série de Scènes de la vie du monde –, qui en fut expulsé pour être converti en prologue des Contes bruns8. Mais la principale pièce de l’édifice « oral », en 1832 et 1833, ce sont évidemment les deux premiers Dixains des Contes drolatiques, et notamment Le Succube, petit traité en forme de scénario sur les modes et fonctions de la narration parlée. C’est l’époque où, dans sa Théorie du conte, il entend prouver – et il le répète à Pichot – « que le conte est la plus haute expression de la littérature »9 ; mais lorsqu’il écrit à Mme Hanska que les Contes drolatiques, « c’est un monument bâti pour quelques connaisseurs »10, il admet implicitement l’échec de ce « monument » qui semble en contradiction avec le principe unitaire de l’œuvre. Aussi, entre 1833 et 1837, voit-on les Contes drolatiques frappés d’un irrésistible déclin, tandis que les Études de mœurs prennent leur assise.

5Si l’écriture balzacienne a en définitive admirablement respecté, intégré la parole, contribuant à la revalorisation de l’oralité qui caractérise d’après certains11 la littérature du XIXe siècle, il n’en demeure pas moins que le constructeur de La Comédie humaine a nettement opté pour une conception monumentale de l’écrit, avec les dangers qu’il y avait à vouloir procéder, comme il dit, « par la masse et par l’amas »12. Son « œuvre gigantesque »13, en 1834, ce n’est pas une cathédrale, c’est Pélion sur Ossa. Qu’on attende quatre ans – 1838 – demande-t-il, et on verra comme tout cela vaudra par la superposition, par la « masse ». Le rendez-vous de 1838 est manqué, les Études sociales à paraître chez Delloye et Lecou ne connaissent qu’un début d’exécution avec la belle édition illustrée de La Peau de chagrin, tome XXVI d’une édition complète avortée qui ne comptera que ce vingt-sixième et unique volume. En 1838, subissant le même sort que la plupart de ses grandes œuvres en train, « les Illusions perdues restent une jambe en avant comme ces murs de Paris qui avancent leurs pierres par intervalles égaux, en attendant qu’ils se marient à d’autres »14. C’est comme si Prométhée avait conclu un pacte provisoire avec le facteur Cheval. Il faut en prendre son parti : « l’intérêt personnel ne peint point de fresques, n’élève ni cathédrales ni monuments [...] »15, et l’œuvre de 1838 est la cathédrale dérisoire d’une époque de transition où il n’y a point de cathédrales. « Le marbre est si cher ! » s’écrie le romancier dans la Préface à La Femme supérieure, et le bâtisseur en est réduit au « carton pierre » et au « papier mâché ». Reste une assez belle vision à sauver, telle que l’évoque cette même page de 1838, où font bon ménage la confiance en l’art et en l’avenir, la déception et la dérision, la poésie des métaphores de l’architecte et leur démystification, la cathédrale et la mosaïque, la verticalité gagnée par l’horizontalité, et enfin la conscience, toute politique, de la condition matérielle, commerciale de la littérature :

Qui sait ! le hasard est un bon ouvrier. [...] Plus tard, il se pourrait que tous ces morceaux fissent une mosaïque : seulement il est certain qu’elle ne sera pas à fond d’or comme celles de Saint-Marc à Venise, ni à fond de marbre comme celles de l’antiquité, ni à fond de pierres précieuses comme celles de Florence, elle sera de la plus vulgaire terre cuite, matière dont sont faites certaines églises de village en Italie ; elle accusera plus de patience que de talent, une probe indigence de matériaux, et la parcimonie des moyens d’exécution. Mais comme dans ces églises, cette construction aura un portail à mille figures en pied, elle offrira quelques profils dans leurs cadres, des madones sortiront de leurs gaines pour sourire au passant : on ne les donnera pas pour des vierges de Raphaël, ni de Corrège, ni de Léonard de Vinci, ni d’Andrea del Sarto, mais pour des madones de pacotille, comme des artistes, pauvres de toute manière, en ont peint sur les murailles par les chemins en Italie. On reconnaîtra chez le constructeur une sorte de bonne volonté à singer une ordonnance quelconque, il aura tenté de fleureter le tympan, de sculpter une corniche, d’élever des colonnes, d’allonger une nef, d’élever des autels à quelques figures de saintes souffrantes. Il aura essayé d’asseoir des manières de démons sur les gargouilles, de pendre quelques grosses physionomies grimaçantes entre deux supports. Il aura semé ça et là des anges achetés dans les boutiques de carton pierre. Le marbre est si cher ! Il aura fait comme font les gens pauvres, comme la ville de Paris et le gouvernement qui mettent des papiers mâchés dans les monuments publics. Eh ! diantre, l’auteur est de son époque et non du siècle de Léon X, de même qu’il est un pauvre Tourangeau, non un riche Écossais. Toutes ces choses se tiennent. Un homme sans liste civile n’est pas tenu de vous donner des livres semblables à ceux d’un roi littéraire. Les critiques disent et le monde répète que l’argent n’a rien à faire en ceci. Dites donc ces raisons à la Chambre des députés, dites-lui que l’argent ne signifie rien pour achever un monument !16

Mes propriétés

6Qu’est-ce que Corneille, Racine, Homère, Virgile ? se demandait le jeune Balzac aux prises avec un infaisable Essai sur le génie poétique : « La tombe garde leur réponse, et leurs œuvres sont des monuments admirables dont on peut faire le tour sans pouvoir deviner les secrets de l’architecte »17. Tel est le style, en 1819, de ce grand déchiffreur d’épitaphes, amateur de promenades philosophiques au cimetière du Père-Lachaise. Ces œuvres muettes comme des tombeaux, ces monuments dont on peut faire le tour, Balzac y verra, vingt ans plus tard, les biens du génie exproprié et payé en fausse monnaie de gloire posthume, cette spoliation se perpétuant au nom de la loi de 1793 sur la propriété littéraire. Mais en 1834 déjà, dans sa Lettre aux écrivains français du XIXe siècle, se servant de la Revue de Paris comme d’une tribune, il adjure publiquement les créateurs intellectuels de prendre en mains collectivement leurs intérêts moraux et matériels. Car il y a urgence pour l’artiste de constituer de son vivant une propriété, de constituer son œuvre en propriété : « Nous croyons avoir le droit de mettre sur nos livres : Exegi monumentum. Palais ou bicoque, cathédrale ou chaumière, cette œuvre est à moi. »18 Imposer la reconnaissance de cette propriété inaliénable, tel sera le premier mobile de Balzac en élaborant La Comédie humaine.

7Il est temps de congédier la métaphore à tout faire du monument, de la cathédrale, qui figure le plus souvent l’œuvre du bâtisseur romantique comme une construction sans plan au sol qui « gagne en spirale les hauteurs de la pensée »19, et dont l’unité à venir serait doublement garantie par la persévérance de l’ouvrier et la vision grandiose du génie. Or il faut convenir que le chantier marche mal. C’est toujours « quelque fragment » publié au gré des libraires, « une de ces pierres » que l’auteur voudrait « voir devenir un monument »20, les morceaux d’une mosaïque dont il souhaite qu’un heureux hasard les réunisse. L’« histoire de la société moderne en action »21, première en date des définitions de La Comédie humaine avant que le titre n’en soit fixé, demande encore en été 1839 – au dire de l’auteur – une dizaine d’années de travail. Quelque chose d’essentiel cependant est en train de changer dans l’image qu’il en donne. Les images connotant une organisation définitive me paraissent se mêler plus intimement dans la Correspondance des années 1839 à 1841 à celles d’un achèvement sans cesse repoussé. Certes le romancier continue à se présenter en « Hercule littéraire », en « Prométhée debout », son vautour au cœur et remuant un monde22, mais l’idée d’une limite de l’œuvre s’impose à lui, d’un quadrillage, de cadres à remplir, de tout un cadastrage de l’objet littéraire qui aboutira au catalogue de 1845. Stéphane Vachon a attiré l’attention sur les images de classement et de collection, et il y a comme une homologie entre le plan de publication qui se fixe et la conception systématique de la société balzacienne étudiée jadis par S. de Sacy à la lumière de la dispute entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire sur l’unité de composition organique23. Sans refaire l’historique de la distribution des Études de mœurs en séries, remarquons qu’elle délimite, de part et d’autre d’une frontière de plus en plus étanche, un en-dehors et un en dedans de la future Comédie humaine, ce domaine intérieur comportant des zones quasiment inhabitées et qui le resteront – Scènes de la vie politique et Scènes de la vie militaire –, une sorte de vide sur lequel l’auteur de l’Avant-propos de 1842 revendique par avance ses droits24.

8On s’est souvent demandé – et c’est un des objets de ce volume – non seulement comment, mais pourquoi la mutation commerciale et esthétique des Études de mœurs (puis Études sociales) en Comédie humaine s’est produite en 1841. Il ne fait aucun doute à mes yeux que cette mutation est étroitement liée au débat public sur la révision de la loi de 1793 régissant la propriété littéraire. Partisan de la perpétuité de la propriété intellectuelle, Balzac a pris à ce débat une part importante, fort d’une théorie personnelle sur le pouvoir de l’artiste, qu’il tient à faire connaître, et dont on peut suivre l’évolution depuis ses articles de 1830 jusqu’à la fin de sa vie. On ne peut éviter de rappeler, de rapprocher ici quelques dates significatives. Amenée à se prononcer sur le nouveau projet de loi, la Société des gens de lettres charge Balzac, le 5 février 1841, de réviser son propre projet de manifeste. La commission nommée par l’Assemblée pour l’examen du projet de loi se réunit pour la première fois quatre jours au plus tard sous la présidence de Lamartine. Les 13 et 14 février Girardin et Lamartine s’affrontent dans La Presse, et Balzac a terminé ses Notes sur la propriété littéraire, il en informe Lamartine le lendemain, et Victor Hugo lui demande son texte le jour suivant. Lamartine présente son rapport à la Chambre le 13 mars, une semaine avant la publication officielle des Notes rédigées par Balzac. Le 23 ou le 30 mars Balzac et Vigny se rencontrent dans les tribunes du public tandis que le député Lamartine intervient dans la discussion25. On connaît l’issue de cette bataille perdue d’avance, et la confirmation donnée par le régime de Louis-Philippe à la loi de la Convention qui avait bafoué les droits du génie proclamés dans le fameux rapport Lakanal annexé au texte de la loi, rapport préalable qui était pourtant censé l’avoir inspirée. La propriété littéraire était condamnée à demeurer une propriété de deuxième ordre, frappée de caducité au bout de quelques années (scandale toujours actuel). Quinze jours plus tard Balzac signait avec Hetzel et Paulin, Dubochet et Sanches un premier traité – non exécuté – pour des Œuvres complètes en 20 volumes, et il annonçait le 1er juin à Mme Hanska la prochaine sortie de son œuvre en impression compacte sous le titre de Comédie humaine26.

9Je ne reviendrai pas sur les vicissitudes de cette publication qui n’eut lieu qu’une année plus tard, à la suite d’un second contrat. Mais pourquoi Balzac veut-il fonder cette énorme entreprise sur la librairie et la réédition, lui qui répète depuis dix ans que « la librairie se meurt », que « la librairie est morte »27, et qu’il attend tout de ses nouvelles œuvres et des journaux (où il se propose de mettre 40 000 lignes en 1842) ? Certes La Comédie humaine pourrait, qui sait, payer ses dettes, mais il dit n’y pas compter28. Ce qui paraît primer pour lui, c’est la constitution d’une œuvre comparable à un bien fonds, sans attendre que la postérité en dessine les frontières, en fasse, sans son consentement, ce « monument dont on peut faire le tour ». Il a la hantise de l’hémorragie par le feuilleton, de la désagrégation par le désordre de la publication : avec La Comédie humaine, ses « œuvres pourront s’acheter car en ce moment personne ne sait où elles sont »29. Il redoute toutes les formes de dispersion ; ce qui ne saurait être circonscrit, enfermé – fût-ce après l’épreuve du journal – doit être renié : « J’ai fait bien des travaux inutiles pour vivre, j’appelle inutiles parce qu’ils sont en dehors de mon œuvre et qu’alors si c’est de l’argent gagné, c’est du temps perdu »30.

10Barricader hermétiquement le chantier six ou dix ans avant l’achèvement, lui donner son beau nom de Comédie humaine, c’est brandir un titre, un titre de propriété, faire par avance la preuve de l’exhérédation à terme couverte par la loi, c’est en même temps, dans le système censitaire auquel Balzac emprunte le langage comme défi d’artiste, fonder un droit politique. Dans la conjoncture biographique, c’est aussi fonder un droit amoureux31.

11C’est donc à une paradoxale clôture de l’œuvre sur elle-même que nous arrivons au terme des années 1839-1841, et c’est là qu’on peut voir le véritable moment de La Comédie humaine. La typographie compacte de l’édition Furne traduit concrètement un processus de densification qui a dû déconcerter les premiers lecteurs, habitués au découpage des feuilletons ou à la justification aérée des éditions in-8° blanchies pour le public des cabinets de lecture. Suppression des préfaces, insertion de dédicaces en forme d’inscription votives, disparition des parties, des chapitres, des blancs, des passages à la ligne, ce remembrement autoritaire ne va pas sans un effet d’opacification, parfois augmenté jusqu’à l’illisibilité par les corrections de ponctuation du texte « posthume » (« Furne corrigé) » reproduit dans l’édition de « La Pléiade ».

12Tout au long des quelques dix dernières années de son activité, Balzac a cherché à conjurer ce risque de pétrification ; soucieux de maintenir à tout prix la fluidité de l’écriture, magicien de l’illusion d’oralité – à travers dialogues, confessions, interventions de la « parole » judiciaire –, il a aussi multiplié les connexions internes de son œuvre en exploitant à outrance le système des personnages reparaissants : il y en a près de trente dans Un prince de la bohème, plus de quatre-vingt-dix personnages s’accumulent dans les 100 pages du Député d’Arcis32, toute une foule difficile à gérer se retrouve dans les salons de La Comédie humaine. Le lecteur traverse parfois malaisément ces zones surpeuplées. En outre, parce qu’elle s’inscrit fatalement dans la durée, la technique des personnages reparaissants, facteur de liberté et d’invention en 1834, impose à la dernière période de la création balzacienne l’empreinte du biographique, en forçant certains héros qui seraient plus justement nommés désormais « disparaissants », à vieillir avec le romancier, à inscrire dans La Comédie humaine l’angoisse de la fin de La Comédie humaine.

Adieu à beaucoup de personnages

13Au moment de La Comédie humaine, nous passons donc sur l’autre versant, le versant obscur de l’œuvre, quand Balzac a décidé de mettre fin. Ce sont les longues dernières années des fins longtemps différées et des fins inévitables, fins d’œuvres et fins de personnages, que le romancier accompagne parfois jusqu’au moment où la date de la fiction est sur le point de se confondre avec celle de la rédaction. Avec Les Souffrances de l’inventeur, la trilogie d’Illusions perdues a enfin la troisième « journée » longtemps attendue, La Dernière Incarnation de Vautrin met un point final au cycle issu du Père Goriot, Les Paysans en voie d’achèvement, Béatrix, Le Curé du village, L’Envers de l’histoire contemporaine complétés remplissent peu à peu les cadres, comme le dit Balzac en 184133 Dans cet univers sous le signe de la fin, les suites semblent impossibles. Le Député d’Arcis n’arrive pas à être le Trente-cinq ans après d'Une ténébreuse affaire, Les Employés n’auront pas pour épilogue Les Petits Bourgeois. Cette conjonction de fins réussies et de suites inachevables avait déjà marqué le déclin des Contes drolatiques, qui préfigurent à tant d’égards l’évolution de La Comédie humaine.

14À partir des années 40, il se produit dans l’œuvre un grand afflux de tristesse. Les personnages demandent à vieillir, à finir. Les arrivistes sont arrivés, et ils sont sur le point de disparaître. De Marsay n’a pas quarante ans, et il parle comme dans une page, rédigée en 1841, d'Autre étude de femme : premier ministre depuis six mois, il en est réduit à raconter aux habitués de Mme d’Espard son premier amour34 ; le même vieux beau, secoué de quintes de toux, apparaît encore une fois vers 1834 – il mourut l’année suivante – dans l’épilogue d’Une ténébreuse affaire, pour faire la lumière sur l’enlèvement, vingt ans plus tôt, de Malin de Gondreville, personnage que le lecteur vient d’apercevoir quelques instants auparavant, « vieillard de soixante-dix ans qui s’en allait lentement »35. Quant à Rastignac, le jeune coq de la Pension Vauquer, devenu comte, pair de France, ministre de la Justice, il joue les utilités dans les romans situés à la fin de la monarchie de Juillet. Toutes ces « fins » ne sont pas contemporaines dans la durée fictive. Par son suicide, le 15 mai 1830, dans un épisode de Splendeurs et misères des courtisanes publié en 1846, Lucien met à mort un double de Balzac depuis longtemps condamné36. Jacques Collin se dit « enterré [...] avec Lucien »37, et la plus grande figure de La Comédie humaine se reconvertit dans la police – « il me faut une place où aller, non pas y vivre, mais y mourir... »38 – en attendant, fonctionnaire zélé, de faire valoir ses droits à la retraite à la dernière ligne du roman.

15L’intransigeant d’Arthez s’est éteint dans un mariage niais avec une beauté frelatée du noble faubourg, Joseph Bridau l’indomptable – quoiqu’il ne soit « pas encore de l’Institut en 1839 »39 circonstance atténuante-n’en reçoit pas moins 60 000 francs de rente à la dernière page de La Rabouilleuse, David l’inventeur se résigne à la médiocrité de son bonheur provincial. Félicité des Touches se jette dans un couvent, Savarus désespéré entre à la Trappe, Godefroid, jeune vieillard, se retire chez les Frères de la Consolation. À qui Balzac fera-t-il croire, malgré son éloquence, que l’intelligence, le rêve, la jeunesse ont définitivement sombré sous la meilleure des républiques ! Mais son œuvre est condamnée à vieillir avec lui, c’est comme s’il n’y avait plus d’avenir : quel de ses héros, à part les cinq rêveurs suicidaires d’Une ténébreuse affaire, voudrait-il encore vivre « pour l’amour et la gloire » ?40 Steinbock est « célèbre par ses avortements autant que par l’éclat de ses débuts »41 ; d’ailleurs il n’y a plus de « début dans la vie » en France, dans la France de La Comédie humaine, que pour finir, comme Oscar Husson, receveur à Pontoise. Vieux à trente-sept ans, barré de son Z fatal, Marcas est jeté à la fosse commune ; les deux étudiants témoins de sa maladie et de sa mort, et qui l’accompagneront jusqu’au cimetière du Montparnasse, ne recommenceront pas l’aventure humaine de Rastignac et de Bianchon : Charles Rabourdin, l’étudiant en droit, s’embarque pour la Malaisie, tandis que Juste, l’étudiant en médecine, ira exercer son art quelque part au fond de l’Asie42. D’un épisode à l’autre de Béatrix, Madeleine Fargeaud-Ambrière décrit une sorte d'obscurcissement – jusqu’à ces « désillusionnements » de la fin, où elle croit lire « presque le dernier mot du roman, le dernier mot en tout cas de tous les personnages, et de Balzac lui-même à cette date »43 (1844-1845). Faut-il voir des images substitutives, tragiques et dérisoires, de la jeunesse défaillante dans l’amitié tardive et passionnée de Pons et Schmucke, dans ces vieux qui ne veulent pas mourir, comme ce Poupillier centenaire qui refuse de tester à la fin de la partie rédigée des Petits Bourgeois, ou dans l’irrésistible remariage du baron Hulot octogénaire avec Agathe Piquetard, à la fin de La Cousine Bette ?

16Une série de mises à mort disent aussi l’impossibilité croissante d’être un romancier de la vie, ou tout simplement d’être romancier. Le sinistre hallali du Cousin Pons retentit dans toute La Comédie humaine ; mais combien de personnages jeunes créés pour être aussitôt sacrifiés : Pierrette martyrisée, Lydie Peyrade séquestrée, violée, rendue folle, les jeunes gens de Cinq-Cygne condamnés à se faire massacrer pour une cause qui n’est pas la leur, tandis que la guillotine se remet à fonctionner dans Une ténébreuse affaire pour l’exécution de Michu innocent. De ce roman à Véronique au tombeau ou à L’Initié (1848), La Comédie humaine figure encore une fois, au moment de s’achever, les thèmes de l’innocence et de l’expiation inextricablement liés, obsession fondatrice de l’imaginaire balzacien.

17Il va sans dire que la lecture cavalière que j’ai proposée du moment de La Comédie humaine et de ses suites se veut tendancieuse, aux seules fins d’attirer l’attention sur la formidable injection de pessimisme et d’encre noire qui assombrit à cette époque un univers romanesque de plus en plus enfermé.

L’effet tombeau

18On n’entre pas dans La Comédie humaine : on y est. On n’en sort pas non plus, les balzaciens savent cela. À la différence de la Divine Comédie qu’elle défie, la Comédie de Balzac est une œuvre sans voie d’accès, sans porte, et l’Avant-propos de 1842 n’en constitue que le portail, magnifique, certes, mais factice. Nous retrouvons en fin de parcours cette image monumentale sur laquelle je jetais au début de cette étude un regard méfiant. Il est commode d’imaginer que Balzac travaille pour ainsi dire de l’intérieur, comme il le laissait entendre « au moment du Père Goriot », quand, relatant à Mme Hanska le succès de cette œuvre, il constatait : « Moi, je n’en sais rien. Il m’est impossible de la juger. Je suis toujours resté dans l’envers de la tapisserie »44. Cherchant Balzac dans et à travers son œuvre, Henry James, un des lecteurs les plus lucides de La Comédie humaine, l’aperçoit, non pas derrière la tapisserie, mais comme prisonnier derrière des barreaux, un prisonnier qui ferait corps avec sa prison, une prison impossible à distinguer de la réalité qui lui sert de modèle :

L’idée nous vient, en reprenant son œuvre, que son esprit avait bel et bien fait de lui-même une cage dans laquelle Balzac devait sans cesse tourner en rond, déroulant sans fin le fil d’une bobine, à la façon d’un criminel condamné aux travaux forcés à perpétuité. La cage est tout simplement la société française, compliquée, mais terriblement délimitée, qui l’a si solidement enfermé dans des murs surmontés d’un toit si impénétrable. [Et nous sommes] emprisonnés avec lui dans ce monde fermé [...].45

19Ce n’est qu’à partir du moment de La Comédie humaine que le poids immense pris dans l’ensemble de l’œuvre par le développement quantitatif des Études de mœurs a pu produire sur James, et sur nous, cet effet hallucinatoire de condensation du réel. Il s’accompagne d’une contraction du temps historique plusieurs fois évoquée par Balzac, notamment dans Une ténébreuse affaire, et d’une concentration de l’espace romanesque, confondu avec une France fantasmée, absolument incompatible avec le projet de Scènes de la vie militaire énoncé dans l’Avant-propos de 1842 : « Cette vaste peinture de la société finie et achevée, ne fallait-il pas la montrer dans son état le plus violent, se portant hors de chez elle, soit pour la défense, soit pour la conquête ? »46 On sait que Balzac a entièrement échoué dans ce projet. C’est à cet enfermement géonarratif qu’il faut, je crois, imputer la non-réalisation de toutes les Scènes étrangères et exotiques, à l’exception de la fusée stendhalienne de l’incursion de Laurence de Cinq-Cygne sur le champ de la bataille d’Iéna, dans Une ténébreuse affaire.

20La cathédrale rêvée naguère serait-elle devenue place forte, cage, prison, mausolée ? Nous « ne perdons [...] jamais le sentiment, écrit encore H. James, que le combattant est prisonnier de son destin. Il s’est enfermé à clef – sans doute par sa propre faute – et il a jeté la clef »47. Et plus loin :

« Comment donc, ainsi privé d’air extérieur, presque comme s’il creusait un passage pour un chemin de fer à travers une Alpe, comment donc a-t-il pu vivre ? » c’est la question qui nous hante...48

21C’est la question que La Comédie humaine ne cesse de poser au moyen d’un effet de lecture dont je me bornerai à indiquer quelques exemples, et qu’on pourrait l’appeler « l’effet tombeau ». Ce que Balzac a voulu constituer avec La Comédie humaine, j’ai essayé de le montrer, c’est un domaine d’outre-tombe, une propriété qu’il puisse gérer de son vivant comme une propriété posthume, en s’y enfermant à clef et en jetant la clef, pour reprendre l’heureuse formule de James. Vivant et mort, l’écrivain n’a jamais quitté son œuvre, où nous nous enfermons avec lui. De là peut-être dans les derniers romans, la multiplication des huis clos, des images carcérales en abîme, des tombeaux : la caverne de la forêt de Nodesme, le long épisode de la Conciergerie dans Splendeurs et misères des courtisanes où « Jacques Collin au secret – comme Balzac – remue tout le monde »49. De là aussi cet hommage funéraire aux trois grands héros de ce roman ajouté sur l’épreuve de la dernière page de La Dernière Incarnation de Vautrin : « Le monument ordonné par Lucien, pour Esther et pour lui, passe pour être un des plus beaux du Père-Lachaise, et le terrain au-dessous appartient à Jacques Collin »50. C’est là aussi que Balzac a réservé sa place51.

Va, mon ami [s’écriait trente ans plus tôt Vanehrs, un de ses premiers héros], qu’importe où l’on nous jette ; notre plus beau sarcophage, c’est la seconde existence que l’on se crée dans la mémoire des hommes. Le ci-gît de Platon c’est sa gloire et je pardonne ce marbre-là.52

22On peut bien me pardonner ce « Ci-gît Balzac ».

Notes de bas de page

1 Voir Les Travaux et les jours d’Honoré de Balzac. PUV, Presses du CNRS, PU Montréal, 1992.

2 Corr. I, p. 233 : « [...] quant à tout ce que la terre pensera de lui, il s’en moquera comme du sable qui s’attache au Parthénon. Il tâche à être quelque chose et quand on veut élever un monument, on ne pense pas aux effrontés qui affichent le spectacle du jour sur la barricade ».

3 Traité de la prière, dans Œuvres diverses, « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, t. I, p. 604.

4 Annette et le criminel, « Folio », Introduction d’André Lorant, p. 31

5 Voir ci-dessus note 2 et Avertissement du Gars, PL VIII, p. 1681.

6 Lettres à Madame Hanska, éd. R. Pierrot, « Bouquins », Laffont, 1990, 2 vol. , t. 1, p. 11. Désormais abrégé en LH B I ou II.

7 Voir ci-dessus Roger Pierrot, « Un tournant longuement médité ».

8 Voir mon Balzac journaliste, Klincksieck, 1983, p. 268.

9 Voir Théorie du conte, Œuvres diverses, op. cit., p. 518 et Corr. II, p. 1185.

10 LH B I, p. 49.

11 Daniel Sangsue évoque cette question dans « Démesures du livre », Romantisme no 69, 1990-3, p. 46.

12 LH B I, p. 11.

13 LH B I, p. 204.

14 Préface de Balzac à La Femme supérieure, PL VII, p. 893.

15 Compte rendu de la Biographie universelle (partie mythologie), La Quotidienne, 22 août 1833. Voir Balzac, Œuvres complètes, Club de l’honnête homme (CHH), t. XXVII, p. 262.

16 Préface de Balzac à La Femme supérieure, PL VII, p. 882-883.

17 Œuvres diverses, op. cit., t. 1, p. 594.

18 CHH, t. XXVII, p. 233.

19 LH B I, p. 204.

20 Corr. III, p. 642-643.

21 Corr. III, p. 643.

22 LH B I, p. 529 et 539.

23 S. de Sacy, « Balzac et Geoffroy Saint-Hilaire. Problèmes de classification », Mercure de France, 1950, p. 519-534 et p. 642-666.

24 PL I, p. 19 : « Les Scènes de la vie militaire, la portion la moins complète encore de mon ouvrage, mais dont la place sera laissée dans cette édition, afin qu’elle en fasse partie quand je l’aurai terminée ».

25 Sur les faits que nous évoquons ci-dessus, voir, dans l’ordre, Corr. IV, p. 283, n. 1 ; V, p. 865, n. 1 et 2 ; V, p. 866 ; IV, p. 250-251. La lettre de Vigny signalée par Roger Pierrot (p. 250, n. 1), où il est fait allusion à cette rencontre, est datée du 15 septembre 1850.

26 Voir dans l’ordre Corr. IV, p. 271-275 et LH B I, p. 530.

27 À Charles Sédillot, le 24 novembre 1830 : « La librairie est morte. Il n’y a pour moi de ressources que dans les journaux [...] » (Corr. I, p. 476) ; à Périolas, en juin ou juillet 1839 : « La librairie se meurt, et je ne peux vivre qu’avec les journaux [...] » (Corr. III, p. 643).

28 LHB I, p. 538.

29 Ibid., p. 537.

30 Ibid., p. 531.

31 Entre Balzac et Mme Hanska, au début de 1841, la rupture est presque consommée. Du début de 1839 à juin 1841, les lettres écrites à l’Étrangère occupent à peine 50 pages. Objet d’un mépris blessant – dont il se plaint à plusieurs reprises dans ses lettres – de la part des proches parents de Mme Hanska, Balzac artiste, ou marquis de Carabas, constitue un patrimoine matériel et moral pour lequel une vraie princesse puisse abandonner de vraies terres en Ukraine. Rappelons que M. Hanski est mort à propos le 11 novembre 1841. C’est une date qui compte aussi pour l’histoire de La Comédie humaine.

32 Voir Préfaces de Patrick Berthier à Un prince de la bohème, PL VII, p. 806, et de Colin Smethurst au Député d’Arcis, Pl. VIII, p. 712.

33 Voir LH B I, p. 538.

34 PL III, p. 678.

35 Pl VIII, p. 686 et 688.

36 PL VI, p. 794.

37 PL VI, p. 923.

38 Ibid.

39 La Rabouilleuse, PL IV, p. 540.

40 Comme l’écrivait Honoré à sa sœur en septembre 1819 : « [...] rien, rien que l’amour et la gloire ne peut remplir la vaste place qu’offre mon cœur » (Corr. I, p. 42).

41 La Femme auteur, PL XII, p. 617.

42 Le 10 janvier 1842, revenant sur les années antérieures, Balzac écrit à Mme Hanska qu’il a souvent, « lassé de la lutte », pensé « à tout quitter et à aller à l’étranger » (LH B I, p. 551).

43 Préface de Madeleine Fargeaud à Béatrix, PL II, p. 633. Cf. Préface de Colin Smethurst au Député d’Arcis, pl. VIII, p. 705.

44 LH B I, p. 224.

45 Henry James, « Honoré de Balzac » (II), traduit par Joséphine Ott, AB 1981, p. 39.

46 PL I, p. 19.

47 Henry James, texte cité, p. 41.

48 Ibid., p. 43.

49 Dans Une ténébreuse affaire.

50 Tel était le titre d’un chapitre de l’épisode intitulé Où mènent les mauvais chemins (Pl. VI, p. 732, var. b, p. 1421.)

51 Pl. VI, p. 935.

52 Sténie, dans Œuvres diverses, op. cit., t. 1., p. 734.

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