Ursule Mirouët ou le test du bâtard
p. 217-228
Texte intégral
1 Ursule Mirouët raconte deux histoires en même temps : celle d’une succession qui met en émoi la bourgeoisie d’une petite ville de province et celle d’une aventure scientifique – le magnétisme –, qui cautionne de son autorité ce que l’Église appelle miracle.
2Le roman commence en 1829. Ursule a quinze ans et son parrain, le docteur Minoret, plus de quatre-vingts. Elle est la fille légitime du demi-frère bâtard de la femme du Dr Minoret. De ce fait, au regard des lois et des mœurs de l’époque, elle n’est pour lui ni une parente ni une étrangère, et tout testament en sa faveur serait susceptible de faire l’objet d’un procès de la part des neveux et nièces en attente d’héritage. C’est pour éviter cet inconvénient que Minoret cache des titres au porteur d’une valeur considérable dans un livre de sa bibliothèque. Mais un de ses héritiers, le maître de poste Minoret-Levrault, surprend son secret et vole les titres au moment même où le docteur meurt. Ursule est aussitôt chassée de la maison de son parrain. Si Balzac était seulement un romancier réaliste, l’histoire s’arrêterait là, comme c’est le cas du Curé de Tours ou du Colonel Chabert.
3Mais, de par la toute-puissance de l’auteur, il se trouve que le voleur ne supporte pas qu’Ursule, laquelle pourtant ignore tout des spoliations dont elle a été victime, continue à habiter dans la même ville que lui. Il fomente contre elle des persécutions qui rendent dangereusement malade cette jeune fille délicate et émotive. C’est alors que le miracle se produit. Sa sensibilité aiguisée par la maladie, Ursule se met à avoir des rêves qui sont de véritables visions. Son parrain lui apparaît, il lui fait voir comme au spectacle la scène du vol dans toute sa continuité et avec tous les détails. Son hallucination la mène jusque dans la maison du voleur, elle contemple rétrospectivement le maître de poste en train de frotter ses allumettes pour brûler le testament du docteur, exactement comme cela s’est passé dans la réalité. Mais derrière Dieu, il y a la science. Dans Ursule Mirouët, le magnétisme, reconnu par l’avant-garde de la science physiologiste et médicale, explique toutes les anomalies de la perception du temps et de l’espace.
4C’est pourquoi je propose de lire Ursule Mirouët comme un apologue destiné à illustrer le processus cognitif qui mène du préjugé à la vérité. L’image de la conversion religieuse sert de modèle et de point de départ à la réflexion, mais c’est la science qui compte. Ursule Mirouët est un roman expérimental qui n’entend rien de moins que prouver l’existence de Dieu en faisant découvrir l’âme au bout du scalpel du chirurgien romancier. C’est pour la plus grande gloire de la Science que le texte égrène son chapelet de miracles devenus expérimentations, expériences et preuves. Une femme assise sur une chaise à Paris qui voit ce que fait Ursule dans sa chambre à Nemours ; un revenant qui sort de sa tombe pour faire respecter ses dispositions testamentaires ; une jeune fille qui a des visions ; un homme qui meurt de la main de Dieu : autant d’impossibilités transmuées en phénomènes naturels. Et surtout n’oublions pas, pour couronner le tout, une vicomtesse bretonne qui donne son consentement au mariage de son fils avec la fille du bâtard ! Dans l’univers balzacien – témoin La Vendetta de 1830 –, c’est le miracle des miracles... L’organisation textuelle d’Ursule Mirouët met tous ces éléments sur le même plan, dans une visée explicitement démonstrative.
5C’est donc le lien entre ces différents motifs qui sera le fil conducteur de mon exposé. Je commencerai par le thème de la bâtardise, en insistant sur la dimension historique du thème plutôt que sur ses aspects autobiographiques. Je suis allée chercher dans le Dictionnaire de la conversation l’article du médecin Jules-Joseph Virey sur la bâtardise1. Ce texte m’intéresse dans la mesure où l’on y trouve la même antithèse que chez Balzac entre le préjugé et l’observation scientifique. Je reviendrai ensuite au texte balzacien pour retracer le parcours génétique des Héritiers Boirouge de 1836 au roman de 1841. C’est une étude du dénouement qui me permettra de poser la question attendue ici : en quoi Ursule Mirouët est-il un texte de 1841 ? Qu’est-ce qui permet de parler d’évolution et comment peut-on la définir et la décrire ?
Virey : les embarras du discours médical
6La composition rhétorique de l’article de Virey, banale pour l’époque, correspond à la pratique de la disputatio pesant alternativement le pour et le contre. Néanmoins, Virey pousse la chose si loin que le résultat nous paraît un peu caricatural, parce que les deux parties de son développement sont franchement contradictoires. Tout pivote autour du « Cependant » qui ouvre la seconde partie : en amont les bâtards sont un danger social, plus bas ils deviennent le rempart contre la dégénérescence de la race, les sauveurs des vieilles familles refermées sur elles-mêmes et finalement du corps social tout entier, dont ils assurent la cohésion : « Les bâtards semblent être ainsi le ciment qui rattache des familles éloignées, et le domestique à son maître. » Autant dire qu’une affirmation de ce genre est en opposition radicale avec le code civil du XIXe siècle, qui traque impitoyablement la bâtardise pour l’écarter du système des successions, ainsi qu’il est très bien expliqué dans Ursule Mirouët. Nous avons donc face à face dans le même article le préjugé et son contraire, à savoir une vérité scientifique fondée sur l’observation des faits et énoncée sans aucun souci de contrarier les opinions reçues. C’est la même démarche que dans le roman de Balzac, qui met lui aussi face à face, pour faire ressortir la noirceur des uns et la sagesse de l’autre, les bourgeois de Nemours et leur vieil oncle médecin, un homme de science qui ne croit qu’à l’expérience.
7Par-delà la structure rhétorique qui coupe le texte en deux, l’article de Virey – à cause précisément de cette construction dichotomique –, me paraît très révélateur du passage d’une idéologie dominante à une autre. En gros de l’ère de la noblesse à celle de la bourgeoisie, avec tous les décalages et les différences de niveaux que cela suppose. Dans cet article de Virey, la strate idéologique la plus archaïque est celle de l’argument de la pureté du sang, qui n’est d’ailleurs évoqué dans la seconde partie que pour être immédiatement réfuté et limité aux « hautes et grandes familles ». Dès la première partie, on est déjà dans la sphère de l’idéologie bourgeoise, puisque c’est au nom de la mauvaise éducation que la bâtardise est vilipendée et non du point de vue d’une quelconque malédiction pesant sur la naissance : « [...] les enfant abandonnés, manquant le plus souvent de moyens d’existence, sont poussés par le malheur à des actes répréhensibles. » La condamnation demeure bien la même que dans le passé, mais l’on sent dans les propos de Virey qu’elle est en train de se chercher des arguments nouveaux, qui quelquefois retournent les anciens. Ainsi, toujours dans la première partie négative, lorsque Virey aborde la question de la filiation, les bâtards ne sont plus rejetés en tant que mauvais fils mais comme pères insuffisants : « Quelle race doit naître de ces avortons, et combien l’espèce doit-elle perdre de sa vigueur, de la noblesse et de la beauté de ses formes par cette énervation de l’abâtardissement ? » C’est déjà le médecin qui parle quand bien même il ne fait encore que reproduire un topos idéologique, le tabou qui pèse sur la bâtardise. C’est l’argument génétique de l’énervation qu’il avance, lequel servira dans la seconde partie la cause inverse de la défense des bâtards. Cette fois, ce ne sont plus eux qui pâtissent d’énervation, mais les familles les plus nobles et les plus riches.
8Ce petit article sur la bâtardise, ou plus précisément sur « l’abâtardissement », est une méditation de médecin sur la grande découverte de la science et de l’idéologie bourgeoise du XIXe siècle : l’hérédité. Et cela se termine de façon très inattendue par un hymne à la gloire de la bâtardise que l’on peut comparer à l’apothéose de la belle Ursule à la fin du roman de Balzac. Cette chute n’a plus rien à voir avec les préjugés et les clichés qui avaient servi de point de départ à la réflexion du médecin. L’idée qui s’y fait place sous forme de paradoxe est que la société moderne a désormais besoin de cette force de brassage et de métissage que représente la bâtardise : « Les bâtards semblent être ainsi le ciment qui rattache des familles éloignées, et le domestique à son maître. »
9Comme Balzac, Virey s’efforce d’installer sa réflexion dans la relativité de l’Histoire, et d’être un homme de science plutôt qu’un philosophe ou un moraliste. Les perturbations du texte révèlent les difficultés de cette entreprise de mutation épistémologique. Au début de la monarchie de Juillet et au sortir de cette curieuse aventure politique appelée Restauration, il n’est pas facile de penser le déroulement du temps historique et l’évolution des société autrement que sur le mode de la répétition ou de la décadence. Le texte de Virey ne relève pas non plus d’une idéologie révolutionnaire fondée sur l’idée de progrès. Ce qui s’y cherche et qu’on retrouve, me semble-t-il, dans Ursule Mirouët, c’est une théorie des transformations. C’est pourquoi la façon dont le texte lui-même évolue est également à prendre en considération et il n’est nullement indifférent, dans cette optique, que nous ayons affaire dans les deux cas à des dénouements heureux. Lesquels sont de surcroît suffisamment rares chez Balzac pour qu’on y prête attention.
Des Héritiers Boirouge (1836) à Ursule Mirouët (1841)
10Mais avant d’arriver à l’interprétation du dénouement, il convient de prendre les choses à leur commencement, c’est-à-dire à partir de l’ébauche inachevée des Héritiers Boirouge, laquelle est évidemment dépourvue de dénouement. Le personnage d’Ursule Mirouët y figure déjà avec ses caractéristiques essentielles – la pauvreté, la beauté et la pureté –, elle est déjà une orpheline recueillie par charité, mais il y a dès le départ entre l’ébauche et le texte définitif deux différences concernant les personnages qui auront des répercussions importantes sur le déroulement de l’intrigue : dans Les Héritiers Boirouge, nulle bâtardise n’entache le lien de parenté entre Ursule et le vieil oncle qui l’a recueillie, et, par ailleurs, celui-ci n’est pas un médecin mais un marchand de vin à la retraite. Il faut signaler en outre que Les Héritiers Boirouge se passent à Sancerre dans un milieu protestant peu propice aux spéculations sur le surnaturel. Le point de départ du texte est le tableau généalogique compliqué que l’on retrouve presque intact dans Ursule Mirouët, si bien que l’on peut facilement en conclure que l’intrigue concernant la succession est déjà bien en place dans Les Héritiers Boirouge, mais sans l’obstacle créé dans Ursule Mirouët par la bâtardise du père d’Ursule. Rien non plus n’annonce ni le magnétisme, ni la religion, ni la mésalliance du descendant d’une vieille famille de la noblesse bretonne. Il apparaît donc que le roman d’Ursule Mirouët tel que nous le connaissons est le résultat d’une greffe sur un canevas primitif qui ne laissait présager rien d’autre qu’une histoire de succession.
11Il s’agit là d’une pratique balzacienne courante qui consiste soit à raconter deux histoires en même temps, comme dans La Fille aux yeux d’or, soit à remplacer une histoire par une autre, ainsi qu’il est quelquefois possible de s’en apercevoir lorsque les avant-textes sont parvenus jusqu’à nous et sont suffisamment explicites : c’est ainsi que Le Curé de Tours a commencé par être une histoire de jeune prêtre enthousiaste avant de devenir celle d’un vieux curé égoïste ou que La Vieille Fille devait être l’histoire mélodramatique d’un débauché engrossant une jeune ouvrière avant que soit inventé le personnage de du Bousquier, le bourgeois impuissant symbolisant le règne de Louis-Philippe. C’est le phénomène de « retournement », selon l’expression de Lovenjoul. Dans le cas d’Ursule Mirouët, il semble qu’il y ait eu une métamorphose d’un genre très différent, avec passage du négatif au positif plutôt que l’inverse. Mais comme il n’est pas possible d’aller chercher les réponses du côté de la genèse faute d’une documentation suffisante, je propose maintenant d’interroger directement la structure du roman et plus spécialement le dénouement. En fait le dénouement d’Ursule Mirouët forme l’essentiel du roman, toute la partie qui suit la mort du Dr Minoret, c’est-à-dire plus d’un tiers de la totalité du texte.
Un dénouement en forme de démonstration
12La première remarque qui s’impose est que le bonheur final d’Ursule a partie liée avec l’affirmation que le magnétisme est vrai. Ursule est une histoire de revenant et de revenus et, sans l’intervention énergique du revenant, les revenus auraient définitivement disparu dans la poche du voleur. La réussite d’Ursule serait donc la conséquence heureuse des propriétés exceptionnelles de l’esprit et de la matière, qui font quelquefois exception aux règles habituelles de la perception. Mais la découverte scientifique à démontrer compte plus que la réussite du personnage. Celle-ci est seconde par rapport au dispositif expérimental auquel il sert de preuve éclatante. C’est la vérité du magnétisme qui compte par-dessus tout. Je serais même tentée de dire que c’est le statut de la vérité qui prévaut en dernière analyse.
13 Ursule Mirouët est un roman à thèse, mais la thèse à démontrer a moins d’intérêt que la démonstration elle-même. Il ne faut donc pas être trop surpris de voir Balzac y accumuler imperturbablement, avec une sorte d’innocence superbe, les preuves physiques de l’existence de Dieu, tout en attachant visiblement plus d’intérêt au magnétisme qu’à Dieu. Et pour que la démonstration soit la plus complète possible, il est indispensable que le roman finisse bien. Ursule devenue très riche épouse l’homme qu’elle aime et dont elle est aimée. Avec Modeste Mignon, c’est là le dénouement le plus heureux de toute La Comédie humaine, tout à fait sur le modèle des contes de fées. Même la mort atroce de Désiré Minoret-Levrault, le fils du coupable, découpé en morceaux dans un accident de la circulation, comme Rosalie de Wateville à la fin d’Albert Savarus, est très utile pour donner la pleine mesure des dons de prophétie d’Ursule, toujours inspirée par le fantôme de son parrain : « J’ai vu mon parrain à la porte, dit-elle, et il m’a fait signe qu’il n’y avait aucun espoir » (Pl. III, p. 986). En outre, le voleur ne se contente pas de rendre gorge. Il se repent sincèrement, se fait volontairement le régisseur du château qu’il a donné à Ursule et devient un modèle édifiant de charité et de dévotion. Certes, il sort foudroyé de la tragédie qu’il a vécue, comme Ferragus ou Chabert dans des circonstances très différentes, mais il est converti, c’est-à-dire qu’il a intériorisé la Vérité. Pour un bourgeois de province imbécile et cupide, il faut dire que c’est un tour de force à peu près inimaginable, un miracle de plus dans ce roman des miraculés. Ouvert sur la conversion du médecin voltairien assistant à la messe pour la première fois depuis son installation à Nemours, Ursule Mirouët se clôt sur celle du maître de poste « en cheveux blancs, cassé, maigre, dans qui les anciens du pays ne retrouvent rien de l’imbécile heureux que vous avez vu attendant son fils au commencement de cette histoire » (ibid.). Ursule Mirouët est le livre de toutes les métamorphoses : l’imbécile se fait saint, l’incrédule croit, le jeune homme endetté devient sérieux et sa vieille mère consent à son mariage avec Ursule par générosité et non par intérêt.
14Pour mieux comprendre ce qui se passe dans ce roman déconcertant, il convient surtout de ne pas négliger ces personnages qu’on appelle à tort secondaires et qui sont ici le lieu de métamorphoses peut-être moins spectaculaires mais tout aussi marquantes, comme celle de Goupil et de son patron. Le clerc sale et mauvais garçon s’est en effet mué en notaire respecté, tandis que l’ancien notaire s’est fait élire député. Du même coup, la femme du nouveau député s’est changée en une caricature de grande dame dont la présence à la cour de LouisPhilippe transforme la nouvelle royauté en une caricature de royauté :
Dionis, son prédécesseur, fleurit à la Chambre des députés dont il est un des plus beaux ornements, à la grande satisfaction du roi des Français qui voit Mme Dionis à tous ses bals. Mme Dionis raconte à toute la ville de Nemours les particularités de ses réceptions aux Tuileries et les grandeurs de la cour du roi des Français ; elle trône à Nemours, au moyen du trône qui certes devient alors populaire. (Pl. III, p. 987)
15N’oublions surtout pas Mme Crémière, celle qui dit « Bête à vent » (p. 871) pour Beethoven, promue écrivain in extremis par la grâce du nouveau notaire, qui se donne la peine de faire un recueil de ses coq-à-l’âne. C’est le genre de dénouements qui s’amorcent dans La Comédie humaine avec un roman comme La Vieille Fille (1836), par ailleurs profondément parodique, entérinant dans ses dernières pages l’épanouissement de du Bousquier après la révolution de Juillet. Nous sommes déjà loin des fins tragiques de La Peau de chagrin, du Colonel Chabert ou de La Fille aux yeux d’or, mais il reste encore beaucoup de nostalgie dans La Vieille Fille. Le phénomène s’intensifie à partir de 1840, non sans certains épisodes sanglants, comme le dénouement de Pierrette. Mais il n’y pas que les rapaces qui prospèrent, quelques honnêtes gens parviennent à trouver leur place au soleil, comme l’ingénieur Gérard dans Le Curé de village, Ève et David dans David Séchard ou les l’Estorade dans Mémoires de deux jeunes mariées.
16Certes, l’évolution du roman balzacien est malaisée à appréhender parce qu’elle est plutôt de l’ordre de la maturation que de la mutation. Aussi, dans la mesure où elle permet d’intégrer les récurrences, les résurgences et les retours en arrière, l’image de la spirale pourrait peut-être nous servir de métaphore. Il n’y a sûrement pas coupure ni rupture brutale. Mais on peut observer dans l’histoire de la création balzacienne plusieurs moments de prise de conscience et 1840 est un de ceux-là. C’est en particulier le moment où est abandonnée la problématique archéologique2 qui est à la fois résurrection du passé et recherche des causes. Le roman bascule complètement du côté des conséquences, c’est-à-dire du présent de la monarchie de Juillet. On a souvent fait remarquer combien l’écart s’est réduit entre le temps de la fiction et le temps de l’écriture. C’est la façon balzacienne de reconnaître le principe de réalité, au sens psychanalytique, ce qui revient à admettre l’impossibilité d’une Histoire cyclique. Malgré tous ses miracles, Ursule Mirouët est un roman profondément réaliste dans lequel tente de s’écrire une quête difficile des modèles de transformation qui régissent les individus et les sociétés. Comment le maître de poste est-il devenu maigre et charitable ? Comment est-on passé du roi de France au roi des Français ? Ce qui revient à se demander comment on est passé du simple au complexe – à savoir de la « naïveté » des temps anciens à la complexité de la « civilisation » moderne –, de l’âge patriarcal à l’ère de la bourgeoisie, de l’héroïque au banal, des contrastes et des ordres de la société féodale aux mille différences et nuances d’une société de classes. Le symbole de tous ces changements, c’est évidemment le trajet qu’à parcouru Mme Dionis entre l’étude de son mari et la cour du roi. Et c’est pourquoi l’on peut dire qu’une certaine conversion du roman balzacien est inscrite en filigrane dans ce roman de la conversion qui fait de la vérité quelque chose de tangible.
17En guise de conclusion, je reviendrai un instant à l’idée de bâtardise d’où je suis partie, dans laquelle Virey voyait l’espoir d’un « ciment » entre des groupes sociaux hétérogènes. C’est effectivement ce qui se passe dans Ursule Mirouët avec la métamorphose de l’orpheline en princesse. Ursule est comblée au lieu de perdre ses illusions. Si son bonheur était indispensable au triomphe de la vérité scientifique, il reste à se demander s’il n’a pas une signification plus mystérieuse.
18Plagiant Flaubert, je suis tentée de faire dire à Balzac : Ursule Mirouët, c’est moi... En effet, dans la mesure où le roman repose entièrement sur un problème de légitimité, on retrouve dans l’histoire d’Ursule exactement les mêmes ingrédients que dans les textes balzaciens sur la propriété littéraire. En outre, le texte n’a vraiment commencé d’être écrit, on s’en souvient, qu’à partir du moment où le marchand de vins des Héritiers Boirouge a été remplacé par un savant, c’est-à-dire par un intellectuel, capable justement de mettre les valeurs morales du cœur et de l’esprit avant les valeurs bourgeoises de la famille et de l’argent. Les livres avant les balles de coton, pour reprendre la comparaison de la Lettre adressée aux écrivains français du XIXe siècle en 1834. Parallèlement, la bâtardise devient une composante du personnage de l’héroïne bénéficiaire de la restitution, alors qu’avant Ursule Mirouët, toutes les histoires de restitution de La Comédie humaine, qu’il s’agisse de Madame Firmiani, du Colonel Chabert ou de L’Interdiction, tendaient à rendre aux héritiers légitimes les biens dont ils avaient été injustement spoliés. Dans le roman de 1841, la véritable légitimité n’est plus du côté du sang. Comme dans l’article de Virey cité plus haut, on est passé d’un système idéologique à un autre, fondé sur la primauté de l’éducation. Il s’agit bien entendu d’une valeur bourgeoise, mais récusée par la bourgeoisie quand elle met en danger ses intérêts de classe. De même que la bourgeoisie du XIXe siècle s’est montrée raciste et sexiste en contradiction absolue avec le principe d’égalité sur lequel elle avait institué sa propre légitimité, de même a-t-elle pourchassé la bâtardise d’une façon phobique et sans raison logique. Lorsqu’il n’y a plus d’aristocratie de naissance, la pureté du sang ne signifie plus rien. Sur ce point, Balzac est finalement très proche de son personnage de vieille vicomtesse bretonne pour laquelle la seule différence véritable est celle qui passe entre la noblesse et la roture. Et c’est pourquoi la reconnaissance de la mort symbolique de la Paternité, consommée en 1830, a entraîné pour lui une restructuration complète de la hiérarchie des valeurs sociales. Qu’on le veuille ou non, l’équation Mirouët = Portenduère est désormais une réalité. Mais en contrepartie, il convient de reconnaître les « capacités ». En écrivant, dans « L’Historique du procès auquel a donné lieu Le Lys dans la vallée », qu’il n’était pas « gentilhomme dans l’acception historique et nobiliaire du mot » (PL IX, p. 929), Balzac signifiait qu’il n’abandonnait ses prétentions à la noblesse par le sang que pour mieux revendiquer ses droits à la noblesse de l’esprit.
19En 1840, en rassemblant son œuvre sous le titre de La Comédie humaine, Balzac a osé se proclamer l’égal de Dante. Il s’est sacré prince. Ursule Mirouët, conçue et écrite dans le temps de la mise en place du projet de La Comédie humaine, est une autre façon de décréter la supériorité de l’intelligence sur la matière et de protester contre l’aliénation dont sont victimes les artistes et les écrivains. Bâtards à leur manière, ils sont privés de la jouissance des fruits de leur travail aussi injustement qu’Ursule chassée de chez elle par la rapacité de la horde des héritiers. C’est de son côté à elle qu’est la véritable légitimité, celle dont se réclame l’auteur de La Comédie humaine.
Annexe
Dictionnaire de la conversation et de la lecture, t. IV, 1833, article signé J.-J. Virey.
BATARD et ABATARDISSEMENT, autrefois bastard, qui signifie une extraction inférieure, ou basse et non avouée. L’abâtardissement suppose une génération furtive, ou le produit dégradé d’une de ces erreurs de jeunesse vague et inconstante, triste et informe avorton trop souvent abandonné à la misère, et qui, ne subsistant que des charités publiques, sans éducation et instruction, se trouve condamné à devenir mauvais sujet. Tels sont les vices des unions illégitimes et leurs résultats presque inévitables, puisque les enfants abandonnés, manquant le plus souvent de moyens d’existence, sont poussés par le malheur à des actes repréhensibles par la nécessité. Voilà pourquoi la dépravation des mœurs dans les grandes villes, les pays de manufactures, de garnison, où sont rassemblés beaucoup d’hommes non mariés, donne naissance chaque année à des milliers de bâtards, dont la vie ne sera qu’opprobre ou infortune, et dont, heureusement pour eux, la mortalité est plus fréquente que celle des autres personnes. On trouverait surtout aussi dans la population des prisons, des bagnes, ou celle que le crime pousse jusqu’à l’échafaud, un plus grand nombre de bâtards que d’individus nés d’un mariage légitime. — La plupart des êtres nés hors de cette condition, aussi mal nourris que mal élevés, sont donc réduits à une vie faible autant que douloureuse, faute de secours dans leur enfance, car ils ne doivent rien qu’à la pitié. Si l’on ne vend plus à la place Maubert 20 sols tournois les nouveau-nés aux femmes de la campagne, comme au temps qui précéda saint Vincent de Paule, on ne peut guère les soustraire, dans les établissement qui leur sont aujourd’hui consacrés, à tous les besoins de leur misère. Quelle race doit naître de ces avortons, et combien l’espèce doit-elle perdre de sa vigueur, de la noblesse et de la beauté de ses formes par cette énervation de l’abâtardissement ? Joignez-y de plus ce dévergondage d’immoralité sans frein, qui fait que les êtres se livrent à des voluptés désordonnées qui les épuisent bientôt, et vous reconnaîtrez facilement les causes de cette dégénération, remarquée dans l’ignoble population des villes les plus corrompues. — Cependant, quelques faits semblent contredire cette règle générale. Qui ne sait que des enfants naturels, fruit d’un amour violent et contrarié par l’empire des lois, sont nés d’autant plus vigoureux qu’ils ne doivent leur existence qu’à une passion insurmontable ? N’y a-til pas une foule de bâtards illustres depuis Homère (Mélésigène) et Dunois, et le maréchal de Saxe, et d’Alembert, et Delille, etc., jusqu’à tant d’autres grands hommes que nous pourrions citer ? Et de plus, combien ne faut-il pas de puissance d’esprit et de caractère pour s’élancer hors de cette situation inférieure aux rangs élevés d’une société qui vous repousse ? Car les enfants de l’amour, s’ils naissent avec tous ses dons, sont plus ardents, plus spirituels, plus aimables, lorsqu’ils tirent tout de leur propre génie, et sont inspirés par la même puissance qui les produisit. — Et d’ailleurs n’est-ce point par le croisement qu’une race affaiblie se ressuscite dans ces illégitimes liaisons ? S’il est défendu aux hautes et grandes familles de se mésallier, les trop faciles jouissances de la fortune peuvent les énerver. Il convient qu’un sang plus vif, qu’une complexion plus vigoureuse passe dans ces vieilles souches, pour en rajeunir l’énergie par cette transfusion secrète ou dérobée. Ainsi se sont relevées d’illustres maisons. Lycurgue permettait ces alliances ou ces interpolations, dont les pères putatifs s’enorgueillissaient en voyant refleurir une tige menacée de stérilité. — Les bâtards peuvent donc souvent protester contre l’abâtardissement. Ce n’est pas un motif pour faciliter la bâtardise. Plus on a multiplié les asiles pour les enfants trouvés, plus des parents dénaturés en ont abusé pour y déposer les fruits de l’incontinence, de même que l’aumône multiplie les mendiants. Aujourd’hui on recueille à Paris le tiers des naissances dans les hospices des Enfants-Trouvés. S’ensuit-il que le tiers de la population se compose par la suite d’êtres sans nom, sans parents avoués, sans propriété, et même sans patrie, ou qui ne tiennent à rien ? Non, car bientôt tout s’incorpore, et le mélange des consanguinités s’opère pour former une masse homogène. Les bâtards semblent être ainsi le ciment qui rattache des familles éloignées, et le domestique à son maître.
Notes de bas de page
Auteur
Université Denis Diderot, Paris VII-Jussieu
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