Une insertion problématique : Le Lys dans la vallée et les Scènes de la vie de campagne
p. 191-202
Texte intégral
1Une thèse semble prévaloir dans l’érudition balzacienne au sujet de la localisation du Lys dans la vallée dans le plan d’ensemble de La Comédie humaine : la normalité, voire l’évidence incontestable de l’appartenance de ce roman aux Scènes de la vie de campagne, telle que la prescrivait le « Furne corrigé » ; et, corrélativement, la nature contingente de la décision qui a déterminé, aussi bien dans le Furne originel que dans des plans ultérieurs, comme celui de 1845, son rattachement aux Scènes de la vie de province. C’est ainsi que, dans l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade », la notice de J.-H. Donnard explique, de façon assez concise, qu’« à l’origine, Balzac voulait placer Le Lys dans la vallée en tête des Scènes de la vie de campagne, mais [que] l’inachèvement du Député de province le conduisit à faire passer Le Lys dans la vallée dans les Scènes de la vie de province »1. L’indication du « Furne corrigé » recommandant le retour aux Scènes de la vie de campagne apparaît dès lors comme toute naturelle, en ce qu’elle rétablit un ordre perturbé par des circonstances accidentelles. Plus étendues, les considérations de R. Pierrot (sur lesquelles s’appuie d’ailleurs J.-H. Donnard) se fondaient sur les mêmes principes – avec cependant, une insistance plus marquée, un peu comme s’il s’agissait de combattre une hérésie.
2En l’occurrence, l’hérésie serait celle commise par les éditions Lévy et du Club de l’honnête homme, qui se conforment à la disposition du Furne originel. Dans les notes de son article sur « Les enseignements du “Furne corrigé” »2, tout comme dans celles dont il a pourvu ses éditions de la Correspondance et des Lettres à Madame Hanska, R. Pierrot met régulièrement l’accent sur les raisons purement fortuites qui ont amené l’écrivain, en 1844 seulement (et cette date vaut d’être soulignée), à incorporer Le Lys aux Scènes de la vie de province : le tome VII de l’édition Furne, où figuraient déjà La Vieille Fille et Le Cabinet des Antiques, restant incomplet, et Balzac n’arrivant pas à rédiger Les Ambitieux de province qui auraient dû l’achever, il se décide, faute de mieux, à y introduire, en substitut provisoire, Le Lys dans la vallée. Déplacement contre nature, aux yeux de R. Pierrot, qui observe : « On remarquera que l’action du Lys se passe dans un château isolé à la campagne et non dans une petite ville de province, le classement de cette œuvre dans les Scènes de la vie de campagne est certainement plus logique. »3 Dans cette perspective, les corrections apportées en 1847 au plan de 1845, où Le Lys dans la vallée venait en tête des Scènes de la vie de province, paraissent aller de soi. En écrivant sur une découpure du Catalogue de 1845 que « Le Lys dans la vallée sera reporté aux Scènes de la vie de campagne » tout comme en indiquant à deux reprises dans le « Furne corrigé » que le roman doit être « remplacé dans le groupe où il est actuellement situé »4, Balzac rétablit une logique ébranlée par une disposition dont la signification (à supposer qu’elle en ait une) est d’autant plus réduite que sa durée d’application aura été brève : les trois ans d’exil du livre dans une série où il n’avait pas sa place n’ont rien qui soit de grande conséquence...
3C’est une position tout autre qui sera défendue ici, et, nécessairement, dans une optique très différente de celle des commentateurs cités. À se placer sur le même terrain que ceux-ci, il serait en effet difficile d’alimenter une controverse. Sans doute peut-on relever dans la lettre du 26-28 février 1844 à Mme Hanska une phrase susceptible d’entamer un tant soit peu le monolithisme de la thèse traditionnelle : « Je me décide à finir le tome VII de La Comédie hum[aine] avec Le Lys dans la vallée qui, certes, peut passer pour une Scène de la vie de province »5 ; mais l’honnêteté oblige à admettre que le ton de concession de ces lignes ne suggère pas une adhésion très enthousiaste à l’économie distributive pratiquée. Il serait possible, aussi, de prendre en considération les variations de Balzac à propos de la place à attribuer au Lys dans la série des Scènes de la vie de campagne : la première ou la dernière ? Dans une lettre de mars 1835 à la marquise de Castries, le romancier envisage pour le livre qu’il est en train d’écrire une position qui lui conférera le rôle de couronnement d’un ensemble : « Cette œuvre sera la dernière scène des Études de mœurs comme Séraphîta est la dernière Étude philosophique. Au bout de chaque œuvre se dressera la statue d’une image de la perfection sur terre, d’abord, puis dans le ciel [...] »6. Cette option ancienne, reprise notamment par la « Pléiade », est cependant en contradiction avec un plan de 1847 pour trois volumes des Scènes de la vie de campagne, où Le Lys ouvre une série qui se clôture par Les Paysans. Faut-il tenir pour indifférentes ces alternances, ou est-il permis de penser que le fait même d’attribuer au roman une fonction tantôt conclusive, tantôt introductive, est au moins l’indice d’un flottement quant à sa valeur comme pièce d’un sous-ensemble ?
4Au vrai, ces hésitations encouragent plutôt à déplacer le lieu de l’interrogation, et à décider que, puisque le problème de la situation du Lys met en jeu des questions de relations significatives de la partie au tout, celles-ci peuvent être envisagées à partir du texte majeur où s’exprime la pensée balzacienne sur l’organicité de La Comédie humaine, à savoir l’Avant-propos de 1842. On posera, ainsi, qu’à la condition, nécessaire mais suffisante, de prendre au sérieux le métadiscours balzacien, la thèse traditionnelle doit être inversée : l’absence du Lys dans la vallée dans les Scènes de la vie de campagne, telles que les circonscrit l’Avant-propos, n’a rien d’accidentel mais répond au contraire à une logique profonde ; par voie de conséquence, si aberration il y a c’est dans le « Furne corrigé » qu’elle se situe, et c’est en tant qu’aberrant que l’amendement introduit par Balzac doit être interrogé. Cette déclaration de principes commandera tout naturellement l’ordre de notre propos, qui se développera en deux temps : le premier consacré à expliciter la légitimité de l’absence du Lys dans les Scènes de la vie de campagne, le second tâchant de rendre compte de la signification d’un geste correcteur qui, au moment où il a été accompli, c’est-à-dire une fois bouclé l’ensemble défini par l’Avant-propos, ne pouvait se comprendre comme le simple retour à une visée originelle compromise par les hasards de la production et les contraintes éditoriales.
5Pour mettre en lumière ce qui, dans l’économie des Scènes de la vie de campagne, rend mal acceptable l’inclusion du Lys dans la vallée, on ne considérera ici que deux systèmes, parmi d’autres, qui assurent à la série – moyennant soustraction du texte incriminé ! – une homogénéité particulièrement forte. Mais sans doute est-il nécessaire, avant de désigner et de commenter ces systèmes, de justifier l’importance capitale de l’effet de cohérence qu’on leur reconnaîtra. C’est l’Avant-propos qui encourage à rechercher dans le dernier volet des Études de mœurs, en tant qu’il constitue « le soir de cette longue journée » qu’est « le drame social », la représentation la plus décantée, la plus concentrée et, de ce fait, la plus unifiée, des « effets » dont les Études philosophiques analyseront ensuite « le moyen ». « Dans ce livre, se trouvent les plus purs caractères et l’application des grands principes d’ordre, de politique, de moralité »7 : pureté démonstrative, netteté d’exposition de principes qui supposent une évidence exclusive de la dispersion et du foisonnement relatifs des séries précédentes, une régularité structurelle par quoi se perçoivent au mieux les enseignements de ce sous-ensemble conclusif.
6Il en va ainsi dans le premier système que l’on examinera, celui de l’organisation spatiale – dont la portée significative ne peut être mise en doute pour peu qu’on se souvienne de l’importance du critère topologique dans la taxinomie qui régit les Études de mœurs. Relativement à d’autres séries, où les récits se regroupent de façon plus ou moins rigoureuse par référence à un espace spécifique par ailleurs accessible à l’expérience commune (la sphère de la vie privée, la ville de province, Paris), les Scènes de la vie de campagne s’organisent, de façon bien plus déterminante, en fonction du lieu qui les identifie ; et ce lieu, profondément original, situé aux frontières du connaissable, tire lui-même de son étrangeté au moins tendancielle l’aptitude qu’il montre à une inscription de l’utopie inconcevable partout ailleurs dans les Études de mœurs. Quel est l’agencement spatial commun au Médecin de campagne et au Curé de village8 ? Schématiquement, une aire d’activité et de développement tout ensemble fortement marquée par sa clôture – nécessaire insularité de l’utopie – et désignée (mais avec une grande discrétion dans le travail de représentation) comme reliée à une entité urbaine proche (Grenoble ou Limoges), indispensable aux flux économiques que met en mouvement l’expansion rurale. Le reste du monde est loin, davantage, forclos. Pas d’échanges avec d’autres communautés de statut comparable, ne serait-ce que sous la forme d’une contamination bénéfique : Benassis dit bien qu’« en fait de civilisation [...] rien n’est absolu » et que « les idées qui conviennent à une contrée sont mortelles dans une autre » (p. 431). Pas de relation non plus avec la capitale, par lesquelles pourrait se concevoir une articulation du pouvoir local à un pouvoir central ; à Montégnac, la révolution de Juillet ne sera pour les esprits lucides qui la « jugent » qu’un thème spéculatif de réflexion, et nullement un événement intégré à leur histoire, ou l’intégrant9. Quant aux Paysans qui, quel que soit l’angle sous lequel on les considère, apparaissent comme le texte où s’écrit la déconstruction systématique de l’utopie, le procès destructif qui y est relaté met en lumière, précisément, la perversion et la perte des principes d’insularité et de liaison contrôlée à la ville qui faisaient la force des communautés heureuses. Les murailles des Aigues, affaiblies par les brèches multiples qui s’y ouvrent, ne préservent plus l’autonomie du lieu, et le réseau trop dense des voies de communication, terrestres ou fluviales, qui l’enserre contribue décisivement à l’hémorragie où les pouvoirs politique et économique donnés comme légitimes s’épuiseront : de proche en proche, la substance du domaine, diluée jusqu’à la capitale, finira par se dissoudre totalement. Telle qu’en elle-même elle aurait dû se maintenir, la grande propriété exemplaire exigeait l’étanchéité de ses frontières, et la maîtrise de ses échanges avec l’extérieur : c’est d’avoir fait eau, littéralement, que les Aigues, ce rêve initial décrit dans la lettre de Blondet, meurent dans le cauchemar de la réalité10.
7Il serait bien malaisé de retrouver dans Le Lys dans la vallée, en positif ou en négatif, le modèle applicable aux trois romans que nous tenons pour ceux de la campagne. Sans contester l’évidente insertion rurale des châtelains de Clochegourde, il faut bien constater, d’abord, que leur pratique économique, pour judicieuse quelle soit (du fait de l’intelligence d’Henriette), ne s’appuie en rien sur l’idéale clôture qui marquait les lieux de l’utopie – et que, au demeurant, les progrès réels apportés au domaine par une gestion avisée n’ont pas le caractère hyperbolique des expansions qu’impulsent Benassis ou Véronique Graslin. Mais, surtout, la campagne tourangelle ne connaît pas cette coupure d’avec le lieu central de tous les pouvoirs qu’est Paris. Si tant est que l’histoire du roman soit bien celle de l’itinéraire de Félix, il est certain que c’est dans la capitale, au soleil de l’autorité monarchique que le jeune homme est appelé à accomplir la carrière qui l’attend. Dès le début, aux ivresses du jeune homme devant le « paradis » qu’il découvre répond l’avertissement d’un Mortsauf pour une fois lucide : « Églogue ! fit-il d’un ton amer, ici n’est pas la vie d’un homme qui porte votre nom » (p. 1023). Un peu plus tard, Henriette exprimera à sa façon la même pensée : « Mon ami, [...] à voir votre front et vos yeux, qui ne devinerait en vous l’un de ces oiseaux qui doivent habiter les hauteurs ? [...] Allez à Paris. » (p. 1041). Et quand elle lui confiera la lettre où se formule le code de conduite qu’elle lui prescrit11, il apparaîtra clairement que la pensée sociale et politique de la comtesse, toute cloîtrée qu’elle se veuille dans sa vallée, se projette bien au delà du refuge qu’elle a élu, et que, si à Montégnac on « juge », de loin, les péripéties des luttes du pouvoir, à Clochegourde on se mêle à ses jeux, fût-ce au nom de l’amour et par personne interposée. Ainsi, réparti sur les deux pôles que constituent le château tourangeau et le monde de la capitale – dualité que redouble la bipartition féminine du roman, Henriette et Arabelle – l’apprentissage de Félix ne peut en rien passer pour lié consubstantiellement à ce que l’espace rural offre de plus spécifique. La campagne n’est pas pour lui le terrain d’une action conquérante, comme celles de Benassis ou de Véronique, ni davantage celui d’une expérience de la perte des valeurs, comme celle dont Montcornet offre l’affligeant spectacle. Le rôle qu’elle joue pour le héros se situe sur un plan autre, où, comme on le dira plus loin, l’investissement affectif personnel l’emporte sur tout le reste : relais et objet tout à la fois du désir, élément d’équilibrage dans le cheminement d’une conscience en quête de son identité, fantasme d’une nature protectrice plus que lieu concret de luttes.
8Le secret, deuxième système que l’on convoquera comme révélateur, est autant que le premier étroitement lié à la fonction propre des Scènes de la vie de campagne dans les Études de mœurs. La situation marginale de l’espace campagnard, posé aux extrémités du domaine d’investigation défini par le romancier, génère comme naturellement une efflorescence de l’énigme ; cette zone du monde social, mal connue, rebelle au déchiffrement, est elle-même énigme en soi, et tout se passe comme si l’effort de sa prise en charge cognitive ne pouvait s’accomplir que par la médiation de structures herméneutiques qui, tout ensemble, redupliquent la résistance de l’inconnu et permettent de la réduire. Toujours est-il que les trois romans que nous tenons pour ceux de la campagne jouent de façon extrêmement appuyée sur les pouvoirs de captation et de révélation que produit dans un récit l’inscription d’une réalité refoulée et d’autant plus agissante.
9Dans Le Médecin de campagne et Le Curé de village se dégage une même relation, aussi forte que relativement simple, entre ce qui apparaît au premier plan de la narration et ce qui est tu. Benassis, initiateur des progrès du bourg dauphinois, se révèle en même temps le dépositaire d’un secret lourd à porter, qui, loin de le paralyser dans son travail réformateur, semble plutôt contribuer à l’efficace du pouvoir en quelque sorte charismatique qu’il exerce. La situation de Véronique à Montégnac manifeste la même corrélation : en prise sur le réel à proportion même du silence qu’elle observe, elle paraît n’être si bien celle qui rend la vie à une communauté moribonde qu’en étant pour celle-ci une mère muette. Le lecteur sait bien, certes, (ou finit par savoir) que, dans l’un et l’autre cas, le mutisme du héros couvre une faute ancienne et dissimule ainsi l’origine d’un repentir dont les effets sociaux positifs seront, eux, parfaitement visibles ; et rien dans la logique de ces procès de rachat n’échappe à la rationalisation. Mais ce qui, en revanche, reste de l’ordre du mystère, et préserve tout la vigueur du thème du secret, c’est la sorte de loi qui veut, apparemment, que le succès des entreprises de progrès soit tributaire du statut de refoulement qui affecte la défaillance originelle : tant que Benassis et Véronique se taisent, le dynamisme de leurs interventions, avec ce qu’elles supposent d’emprise psychologique sur les collectivités, ne connaît pas de défaillance ; à l’inverse, le dévoilement du secret correspond pour l’un comme pour l’autre à l’arrêt du mouvement d’impulsion – que la mort qui en est la cause intervienne par coïncidence peu après l’aveu, comme pour Benassis, ou qu’elle détermine, comme pour Véronique, la confession ultime. C’en est assez pour imaginer, sans trop se hasarder, que la conversion de la culpabilité en énergie réformatrice opératoire ne peut s’obtenir qu’au prix d’une révélation indéfiniment suspendue, et que pour mettre en écriture l’utopie dans ce qu’elle a d’énigmatique, le recours à une énigme médiatrice n’est pas superflu.
10C’est encore une énigme qui structure l’action des Paysans, même si son mode de déploiement est autre. Le secret s’y révèle aussi agissant que dans les deux premiers romans, mais comme, nécessairement, la positivité de la liaison entre silence et pouvoir d’intervention bénéfique dans une communauté ne peut se retrouver dans un récit qui est celui d’une désagrégation sociale, le lieu de l’occultation sera déplacé à l’extérieur du domaine dont la vie est en jeu. C’est du dehors des Aigues que les agissements de la médiocratie provoquent l’évolution catastrophique qui répond ici aux transformations heureuses du Médecin de campagne et du Curé de village. Toutefois, cette efficacité destructrice n’est pas moins dépendante de la préservation d’un secret que les ressources créatrices dont jouissaient le médecin et la châtelaine : si les bourgeois mènent avec tant d’autorité le jeu, il semble bien que ce soit en raison de leur aptitude à n’être nulle part tout en étant partout, en vertu de leur capacité paradoxale à saturer invisiblement un espace où ils n’étaient d’ailleurs pas attendus. Cette troisième force surgie imprévisiblement dans un conflit annoncé comme bipolaire, et qui opère pour ainsi dire en dehors des règles du jeu initialement défini, conservera toujours comme condition de sa supériorité effective, quelque chose d’impensable – à tel titre que, comme on le sait, la relation de ses actes résistera à la volonté narratrice de Balzac, provoquant ainsi l’inachèvement du roman.
11Mais quel secret coupable chercher dans Le Lys dans la vallée ? Tout d’abord, s’il est bien vrai que Mme de Mortsauf vit son amour pour Félix dans une censure perpétuelle qui n’autorise au refoulé que de rares manifestations, il est certain aussi que ce dont elle réprime l’expression n’a rien qui, pour le lecteur, offre un caractère énigmatique. Qui sera véritablement surpris de constater, lors du récit de l’agonie d’Henriette ou à la lecture de sa lettre posthume, que son attachement pour le jeune homme excédait les limites d’une affection maternelle, ou sororale ? Puis, de toute manière, ce qui est tu ici n’est pas une faute réelle pesant du poids de l’irréversible, mais le désir de ce qui aurait pu être ressenti comme faute – ce qui ne revient pas exactement au même. Surtout, rien n’indique que le rôle de bienfaitrice qu’exerce la châtelaine au profit de son entourage soit à corréler avec la détention d’une vérité à taire. Henriette n’a pas attendu Félix pour s’appliquer à la mise en valeur éclairée de son domaine, et l’action du désir qu’elle sera tenue de dissimuler au moins partiellement ne paraîtra pas modifier sensiblement la qualité du pouvoir d’intervention dont elle dispose. L’expansion de Clochegourde, qui, au demeurant, ne relève en rien de l’utopie, reste de la sorte découplée du silence, lui-même relatif, qui y est entretenu.
12Ainsi que l’on prenne en compte l’organisation spatiale ou l’action du secret, la même constatation s’impose à propose des Scènes de la vie de campagne : d’une part, trois textes formant système, chacun renvoyant avec rigueur au deux autres, la sommation des trois produisant des effets de sens homogènes, et par ailleurs congruents à la mission particulière d’enseignement que Balzac confiait à la série ; d’autre part, un texte, Le Lys dans la vallée, fonctionnant selon des règles autonomes, distribuant son espace et agençant ses attitudes comportementales en fonction d’impératifs axiologiques qui, eux-mêmes, montrent quelque divergence par rapport aux principes censés être mis en lumière dans ce sous-ensemble des Études de mœurs. À supposer qu’il faille recueillir des leçons fortes dans les Scènes de la vie de campagne – ce à quoi engage le discours préfaciel de Balzac – quelles peuvent bien être celles qu’offre Le Lys dans la vallée ? Ce récit, pris dans sa singularité, et dont la morale principale, tirée par Natalie de Manerville, est peut-être que le temps d’apprendre est révolu (« Il est trop tard maintenant pour commencer vos études » – p. 1229) est-il vraiment à sa place dans des scènes vouées, dans la cohérence des représentations, à porter instruction ?
13Reste maintenant – et ce sera bien sûr la partie la plus aventureuse de notre réflexion – à interroger le sens de l’intégration du Lys dans la vallée aux Scènes de la vie de campagne prescrite par le « Furne corrigé ». Comme on l’a annoncé plus haut, il est insuffisant de n’y voir que la marque d’une volonté de retour à un ordre premier, en soi indiscutable, perverti par une simple opération opportuniste. Dans la mesure où la série, réduite aux Paysans, au Médecin de campagne et au Curé de village, témoignait d’une conformité aussi entière que possible à la visée définie dans l’Avant-propos de 1842, il est difficile d’imaginer que cette adéquation ait pu échapper tout à fait à la rétrospection critique et n’ait pas contribué à le conforter dans le parti qu’il avait adopté ; on en voudrait seulement pour preuve la caution que le Catalogue de 1845, dont tout permet de penser qu’il est le fruit d’une méditation sérieuse, accorde à la disposition du tome VII en maintenant Le Lys dans la vallée dans les Scènes de la vie de campagne.
14Si ce qui convenait en 1845 ne satisfait plus en 1847, c’est, il faut le supposer, que, dans l’intervalle, quelque chose s’est modifiée dans le regard que Balzac portait sur son œuvre. Entendons bien : sur l’ensemble de La Comédie humaine, et pas seulement sur ce secteur particulier que constituent les Scènes de la vie de campagne. De quoi peut-il s’agir ? Peut-être est-ce de la mise en cause de toute l’entreprise, en tant que placée sous le signe de l’unité et de la complétude, que témoigne cette décision de transfert à première vue mal motivée. Si l’on admet que le cycle des Études de mœurs a été conçu, au moment où l’écrivain lui donnait son organisation définitive, comme une totalité posée en face de la totalité du réel, agencée de manière à conduire le lecteur, selon une progressivité pédagogique, jusqu’à la maîtrise cognitive complète d’un univers fictif voulu sans plus de béances que le monde de la réalité, il n’est pas impossible que ce que ce projet avait d’aporétique se soit révélé au moment même où, précisément, il se trouvait au plus près de son accomplissement. Comme si la volonté de tout dire n’avait pu éprouver le déficit qu’inévitablement elle avait à assumer que parvenue au point où la résorption du résiduel paraissait à sa portée. Balzac se serait-il avisé, alors que l’édition Furne arivait à son terme – en 1846, justement –, non seulement que ce qui se clôturait était à recommencer, indéfiniment, mais aussi, et surtout, que son édifice si bien fermé échouait, parce que trop fermé, à réaliser son ambition d’être l’équivalent de la vie, et qu’à s’y retrancher il s’exposait à l’asphyxie ?
15Dans ces conditions, une fois reconnu que l’écriture, toujours, laisserait du reste, il n’y avait peut-être plus d’autre recours que de faire la part de ce reste ; qu’à consentir à ce que se fissure ce qu’il s’était si bien appliqué à colmater. Geste conjuratoire, si l’on veut, dont le réaménagement des Scènes de la vie de campagne serait l’une des applications les plus remarquables. Dans la mesure où cette série nous apparaît, et devait lui apparaître, comme la plus rigoureusement verrouillée de l’ensemble des Études de mœurs, y introduire Le Lys dans la vallée en tant qu’élément ressenti comme hétérogène, c’était, exemplairement, subvertir le projet défini en 1842 là où il se montrait le plus accompli. Subversion de la visée historique : par l’accouplement à des textes de la prospective (utopique ou contre-utopique) d’un récit du trop tard tout entier voué à dire l’Histoire comme perte irrémédiable. Subversion dans la conception éthique du sujet fictionnel : voisinerait désormais avec des héros projetés en avant d’eux-mêmes par l’action de leur passé, comme Benassis ou Véronique, ou expulsés de la scène faute d’un passé qui les portât, comme Montcornet, le personnage de Félix, perdu dans les douteuses délices des évocations de fantômes. Par là, l’espace campagnard cesserait d’être celui des certitudes, positives ou négatives, pour s’ouvrir aux errances d’une mémoire à la dérive et, à la limite, s’y défaire.
16Tout ce travail de déstabilisation porte sans doute, aussi, la marque d’une vision désabusée. La campagne, dès lors que Le Lys dans la vallée en est une des composantes, n’est plus seulement terrain de luttes, lieu et enjeu d’affrontements et de conquêtes, elle devient également (ou redevient, car l’Introduction de Félix Davin, déjà, soutenait cette image12) l’endroit du repli, dépositaire d’un « charme consolateur » (p. 1123) pour ceux que l’existence a malmenés. Davantage, elle sera encore moyen de régression narcissique. Le Médecin de campagne ou Le Curé de village, qui écrivaient l’histoire d’une mise en valeur, Les Paysans, qui relataient celle d’une dépossession13, faisaient de la terre, quoi qu’il en soit, un objet dynamisant à proportion des efforts de maîtrise qu’il suscitait. Dans Le Lys dans la vallée, la terre n’est plus à enfanter14, elle est destinée, ou rendue, à une fonction maternelle, captant et apaisant le désir d’une conscience en peine de se porter au dehors d’elle-même. Même si l’on se souvient que l’impuissance de Félix à s’affranchir de son passé ne se confond pas avec la difficulté que pouvait éprouver Balzac à gérer ses souvenirs15, il n’est pas indifférent que l’écrivain, en faisant entrer Le Lys dans la vallée dans l’espace de la campagne tel qu’il le redéfinissait vers la fin des années quarante, y ait introduit du même coup cette Touraine dont Nicole Mozet a bien montré qu’elle est pour lui « le lieu originel », qu’elle fournit par excellence « la métaphore spatiale à la figure de la mère »16. Qui sait ? Fragiliser de la sorte l’ensemble trop fortement maçonné des Scènes de la vie de campagne, c’était peut-être aussi se donner le bénéfice de retrouver ses propres fragilités...
Notes de bas de page
1 Voir La Comédie humaine, éd. P.-G. Castex, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1978, t. IX, p. 1651. Par la suite, toutes les indications de pagination données sans plus dans le corps du texte ou en note renverront à ce volume.
2 Voir R. Pierrot, « Les enseignements du “Furne corrigé” », L’Année balzacienne 1965, p. 291 à 308.
3 Ibid., p. 294, note 2.
4 Ibid., voir aussi notes 2 et 3.
5 Lettres à Madame Hanska, édition R. Pierrot, « Bouquins », Laffont, 2 vol. , t. I, p. 816.
6 Correspondance, Garnier, t. II, 1962, p. 655-6.
7 Pl. I, éd. citée, 1976, p. 19.
8 Bien entendu, on ne prend ici en compte que la partie rurale du Curé de village – sans méconnaître en rien la fonction dans le roman de l’espace limougeaud.
9 Rappelons le titre du chapitre XXIV de l’édition originale (1841) : « La révolution de juillet jugée à Montégnac » (correspondant aux pages 808 à 825 de notre éd. de référence). Voir aussi Le Médecin de campagne, p. 428 : « Hélas ! on n’éclaire pas un gouvernement, et, de tous les gouvernements, le moins susceptible d’être éclairé, c’est celui qui croit répandre des lumières. »
10 Cf., ci-après, l’article de Paule Petitier, p. 269.
11 P. 1084 à 1097. Voir aussi les démarches, remarquablement suivies d’effet, d’Henriette auprès de la haute société parisienne, en faveur de Félix.
12 On y trouvera, selon Davin, « les hommes froissés par le monde, par les révolutions, à moitié brisés par les fatigues de la guerre, dégoûtés de la politique ». « Là donc le repos après le mouvement, les paysages après les intérieurs, les douces et uniformes occupations des champs, après le tracas de Paris, les cicatrices après les blessures. » (Pl. I, p. 1148.)
13 Cf. P. Barbéris, Préface aux Paysans, Garnier-Flammarion, 1970, p. 24 : « Il existe [...] deux séries possibles de Scènes de la vie de campagne : celle de la mise en valeur [...], et celle de la propriété. » Voir aussi, du même auteur, « Dialectique du Prince et du Marchand », dans Balzac. L’invention du roman (Colloque de Cerisy, 1980), Belfond, 1982, p. 181-212.
14 On se souviendra de la réaction de Véronique devant le paysage désolé de Montégnac : « laissant errer ses regards sur cet espace où la nature se montrait marâtre, [elle] ressentit dans son cœur les mouvements maternels qu’elle avait jadis éprouvés en regardant son enfant » (PL IX, p. 763).
15 Cf. P. Barbéris, Balzac et le mal du siècle, Gallimard, 1970, t. 1, p. 135 : Félix est un « moi archaïque, liquidé, même si toujours ressenti ».
16 Cf. N. Mozet, La Ville de province dans l’œuvre de Balzac, SEDES/CDU, 1982, respectivement p. 53 sq., et p. 37.
Auteur
Université d’Anvers
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