Les mille et un contes du feuilleton : portrait de Balzac en Shéhérazade
p. 77-109
Texte intégral
1En 1964, dans un article-somme sur « Balzac et le roman-feuilleton »1 René Guise offrait à la fois un recensement parfait des feuilletons balzaciens, une étude de leurs techniques et une analyse de la réception critique faite à Balzac feuilletoniste en posant la question de son échec. C’est à son avis parce qu’il était incapable de jouer le jeu du feuilleton, qui triomphe précisément entre 1842 et 1846, que Balzac fut sanctionné par un abandon du public nettement marqué à partir de 18422. La faveur de la « masse lisante »3 ne lui revint que fin 1846, avec le succès de La Cousine Bette. Ainsi, paradoxalement, les années de publication de La Comédie humaine (1842-1846) correspondent à un passage dangereux de sa carrière, une sorte de traversée du désert. Il est bien vrai en tout cas que les Œuvres complètes, qui auraient dû assurer la consécration définitive de l’« historien des mœurs »4, paraissent à un très mauvais moment, juste quand le triomphe des Mystères de Paris dans le Journal des débats autorise les critiques à constater que, décidément, le roman n’est et ne saurait être qu’une production au jour le jour, sans vraisemblance, sans moralité et sans style : les tentatives rénovatrices d’un Balzac s’avèrent, dans ce contexte, isolées et impuissantes, et lui-même est le plus souvent, rangé purement et simplement au rang des « faiseurs » de « cuisine littéraire », des fauteurs de « littérature industrielle ». Si l’une des ambitions majeures du projet Comédie humaine est de fonder une dignité et une poétique du roman capables d’imposer une nouvelle image du romancier, plus ambitieuse et comme (re)valorisée, le moins qu’on puisse constater est que la réussite de cette opération de promotion ne fut pas immédiate. À qui la faute ? réponse provisoire – et donc à mettre à l’épreuve – au feuilleton.
Une double famille ou les lois du marché
2Ironie du sort, c’est quand l’entreprise balzacienne entre dans son achèvement que le succès s’en détourne. Il ne peut s’agir ici d’étudier dans le détail l’accueil critique fait à La Comédie humaine lors de son lancement. L’enquête de Nicole Billot sur « Balzac vu par la critique » s’arrête actuellement en 1840. Elle met en lumière l’existence d’un tournant critique qui se situe dans les dernières années de la décennie5 :
Dès 1837 et plus encore à partir de 1839, les critiques ne cessent de mettre en évidence les défauts du « plus fécond de nos romanciers » et enveloppent d’un regard nostalgique ses qualités.6
3Les exemples qu’elle analyse viennent appuyer ce jugement. Très souvent on ne pardonne pas à Balzac d’avoir, avec La Vieille Fille, inventé le roman-feuilleton et on le rappelle lourdement, au besoin, comme Le Corsaire du 16 mars 1840 qui écrit :
M. de Balzac est un détestable exemple de la disposition naturelle de l’esprit humain de passer d’un excès à un autre : ce n’était point assez d’avoir ravalé ses premiers titres littéraires en descendant du roman consciencieux au roman de pacotille ; un échelon plus bas se trouvait le feuilleton à quarante francs, et M. de Balzac s’est jeté à corps perdu dans la littérature au rabais.7
4Notons que dès 1839 Balzac était fâcheusement placé en première ligne dans l’offensive qui se déclenche alors contre la « littérature industrielle ». L’article célèbre de Sainte-Beuve, du 1er septembre 18398, répond à sa Lettre au rédacteur de La Presse du 18 août et l’égratigne fort, au passage, en balayant ses prétentions réformatrices. Deux ans et demi plus tard, la position de Balzac ne s’est pas améliorée, au contraire. La réception critique assez catastrophique de La Comédie humaine, qu’elle soit le fait d’adversaires déclarés, comme la Revue des deux mondes, ou d’anciens indifférents9 montre un Balzac en situation délicate : vilipendé par ceux qui ne voient en lui qu’un vulgaire auteur de feuilletons (l’adjectif fait alors pléonasme), il ne réussit pas vraiment pour autant auprès des lecteurs que devraient séduire en principe son écriture lâchée et son immoralité présumée. La publication de ses Œuvres complètes, privilège réservé aux classiques et, pour des œuvres achevées, à quelques contemporains choisis, poètes d’abord, semble à beaucoup la provocation insupportable d’un histrion traître à la littérature. Ce fut un mini-scandale et, s’il fallait en convaincre un incrédule lecteur, tel article de la Revue des deux mondes pourrait en donner l’enjeu et la mesure. Dans la livraison du 1er novembre 1842, Gaschon de Molènes stigmatise en ces termes l’homme et l’œuvre :
Le nom de M. de Balzac [...] vient d’être rappelé récemment au public par une entreprise, car je ne sais de quel nom appeler cette publication bizarre où se confondent de la façon la plus malheureuse les deux esprits dont nous venons de parler, l’esprit de spéculation et l’esprit de vanité. [...] Telles sont les réflexions que nous a inspirées le livre où M. de Balzac a rassemblé, rajeunies par tous les gracieux artifices de l’illustration contemporaine, des œuvres évoquées des in-octavo et des catacombes du feuilleton. Cependant, si la dernière publication de M. de Balzac n’était qu’une spéculation maladroite, nous la passerions sous silence ; mais à côté de la question commerciale, elle soulève de nouvelles questions littéraires. Le titre seul, La Comédie humaine, révèle une des plus audacieuses prétentions qui se soient encore produites de nos jours, et je ne sais rien qui puisse surpasser en bizarrerie la préface par laquelle cette prétention est soutenue.10
5Il y aurait certes beaucoup à dire sur ce verdict polémique, au demeurant suffisamment sensible à la nouveauté, assez provocatrice, de l’« entreprise » balzacienne. Remarquons seulement que la situation de Balzac est à peu près unique, s’agissant de romanciers accrédités, puisque même George Sand échappe en grande partie au mépris attaché aux feuilletonistes, au point d’être épargnée par Alfred Nettement11. Il est vrai qu’elle publia en feuilletons surtout des romans champêtres que le critique le plus mal intentionné ne pouvait tout de même pas déclarer immoraux... Souvent associé à George Sand dans les années trente et comparé à elle (ne sont-ils pas les deux grands analystes du cœur féminin ?), Balzac est désormais traité en même temps que Frédéric Soulié12, et également maltraité. De là à conclure que son écriture s’est en effet modifiée, que ses thèmes se sont transformés, que des personnages importés d’autres univers romanesques se sont glissés chez lui etc., il n’y a qu’un pas que nous ne nous hâterons certes pas de franchir ; mais sauf à soupçonner les contemporains d’acharnement délibéré et d’illusion collective, leurs jugements sont assez fréquents et concordants pour inviter à l’examen.
6À partir de 1836, et de la publication de La Vieille Fille dans La Presse, la presque totalité des romans de Balzac naissent dans les journaux ; une première parution au rez-de-chaussé d’un quotidien fournissait en effet, outre une source de revenus appréciable, une affiche publicitaire indispensable pour les éditions séparées des œuvres, puis également pour La Comédie humaine quand elle fut publiée concurremment avec elles. L’audience des feuilletons, qui augmente après 1842, rend obligatoire ce type de publication et accentue d’autant son rendement symbolique et financier. Ici surgit inévitablement une question qui prend la forme périlleuse d’un paradoxe : que Balzac ait dû livrer du roman en feuilletons signifie-t-il pour autant qu’il ait fait du roman-feuilleton ? René Guise répond négativement, on l’a vu, et sa démonstration débouche même, à mon avis, sur cette conclusion implicite : c’est en échouant comme feuilletoniste que Balzac serait devenu, ou plutôt demeuré écrivain. S’il paraît difficile de soupçonner de préjugés négatifs (même inconscients !) contre le feuilleton celui qui fut le précurseur et le principal initiateur en France des études sur le genre, est-il si surprenant qu’aient persisté, dans la conjoncture de 196413, quelques traces d’une vulgate critique encore inentamée ?
7La critique « moderne » s’est attachée à démontrer le statut de Balzac « inventeur du roman », selon le titre délibérément provocant du colloque qui lui fut consacré à Cerisy en 198014. À l’inverse, travailler sur Balzac feuilletoniste, c’est-à-dire sur un Balzac soumis aux déterminismes du marché, aux habitudes et aux attentes du « gros public », c’est, apparemment, faire un mauvais procès à l’œuvre en n’y voyant qu’un produit, chercher le fabricant dans l’écrivain, sous-estimer l’apprentissage littéraire de celui qui aurait, avec La Peau de chagrin, abandonné, une magique fois pour toutes, les déplorables facilités de sa jeunesse, les ficelles de l’apprenti, ou le simple savoir-faire de 1’artisan. Sans doute, tous les feuilletons furent-ils repris, en totalité ou en partie, et plus ou moins réécrits à l’occasion des publications en volumes ou lors de leur insertion dans La Comédie humaine ; ils ne représentent donc qu’un état du chantier, une couche de texte parmi bien d’autres, fragile, incertaine : une épreuve. Si nous l’isolons ici, si nous la privilégions, c’est – un peu – parce que nous espérons y saisir au plus près les rapports de Balzac avec son public, – beaucoup, on l’aura compris – parce que la critique du temps nous y invite vigoureusement.
8Qu’en dit Balzac lui-même ?
9Sur la scène des préfaces, il dément et attaque à la fois : non, il n’a pas cédé aux sirènes du feuilleton, il l’assure sur un ton péremptoire :
Si l’écrivain écrivait aujourd’hui pour demain, il ferait le plus mauvais des calculs, et pour lui le drap serait pire que la lisière ; car, s’il voulait le succès immédiat, productif, il n’aurait qu’à obéir aux idées du moment et à les flatter comme ont fait quelques autres écrivains. Il connait mieux que ses critiques les conditions auxquelles on obtient la durée d’une œuvre en France ; il y faut le vrai, le bon sens et une philosophie en harmonie avec les principes éternels des sociétés.15
10Espoir ou pari ? Entre l’autodéfense et le rêve éveillé, Balzac façonne la statue de l’écrivain reconnu par la postérité. Malheureusement, ces prises de positions solennelles servent de préambule à Splendeurs et misères des courtisanes, sans doute le plus « feuilletonant » des romans balzaciens. En outre, ses déclarations sont parfois moins fracassantes et quelques traces de concession pointent ici et là. Ainsi, Le Cousin Pons bénéficie, le 18 mars 1847 dans Le Constitutionnel quand y paraît sa première livraison, d’un dispositif préfaciel à deux étages : un « Avertissement quasi littéraire » suivi d’une « Note éminemment commerciale ». Balzac s’adresse directement aux lecteurs du journal pour justifier, avec quelque désinvolture, le changement de titre intervenu entre les annonces et la publication : Les Deux Musiciens sont devenus dans l’intervalle Le Cousin Pons. L’Avertissement met en parallèle l’abonné et l’auteur pour découvrir leurs plaisantes similitudes :
L’abonné n’est pas un lecteur ordinaire, il n’a pas cette liberté pour laquelle la Presse a combattu ! C’est là ce qui le rend abonné. L’abonné qui subit nos livres a douze raisons à vingt sous pièce dans la banlieue, quinze dans les départements et vingt à l’étranger, pour vouloir, pendant tout un trimestre, cinquante francs d’esprit, cent francs d’intérêt dramatique et sept francs de style dans le feuilleton. Les écrivains ont imité l’abonné. Tous ceux qui publient leurs ouvrages en feuilletons n’ont plus la liberté de la forme ; ils doivent se livrer à des tours de force qui, depuis quelque temps, les assimilent, hélas ! aux célèbres ténors ; ils en ont les appointements et la gloire viagère. Or, dans l’intérêt de cet avenir trimestriel, il nous a paru nécessaire de rendre très-visible l’antagonisme des deux parties de l’Histoire des Parents pauvres en appelant la seconde Le Cousin Pons. Ceci est une raison bien plus décisive que toutes les autres ; mais peut-être les gens graves ne l’accepteront-ils pas.16
11Traduisons : Le Cousin Pons s’appelle Le Cousin Pons pour récupérer plus sûrement le public de La Cousine Bette. Feuilletoniste malgré lui, Balzac joue son rôle avec une résignation cynique : à l’autodérision se mêle un rien de mépris pour ceux qui le lisent, à l’exception peut-être des « gens graves » qui ne seront pas dupes, eux, de sa sollicitude pédagogique. Mais l’ironie est ici un peu trop amère ; elle excède les pirouettes obligées du montreur de textes qui prend en charge sa propre publicité rédactionnelle. Celui qui a perdu ses illusions et la « liberté de la forme », sait-il qu’il a finalement cédé à la tentation de la « gloire viagère » ? Que conclure de cette quasi-parodie du discours critique majoritaire sur le feuilleton, toujours en même temps et furieux et moqueur ? La Cousine Bette et Le Cousin Pons, qui furent les deux seuls succès patents17 de Balzac feuilletoniste, marquent-ils en effet une évolution, un abandon progressif à l’emprise d’un genre désormais institué sinon véritablement constitué, évolution qu’enregistrerait cette préface biaisante ? Notons toutefois que Balzac retrouve les faveurs du public au moment où le gros de la vogue du feuilleton est déjà passé18 : mieux assuré de la fidélité de ses lecteurs voire d’un regain d’audience en librairie, il ne pouvait plus être sérieusement compromis comme romancier par une fortune feuilletonesque aussi tardive. L’hypothèse n’est pas à exclure, mais l’Avertissement du Cousin Pons n’en est pas moins troublant car il détonne dans la scène des préfaces qui se sont sensiblement transformées depuis 1838. Elles abandonnent les parades comiques, listes de personnages vertueux et autres fantaisies qui participaient d’un certain tapage romantique pour élaborer une véritable poétique du roman, tout en répondant méthodiquement aux attaques dirigées contre lui. Peu à peu, l’idée du grand livre à venir envahit les préfaces, pour y excuser telle faiblesse passagère et promettre le sens final, assis, stable au jour de sa publication. Autrement dit, les tirades sur le Livre se développent en proportion de la pratique du feuilleton, de la première préface d’Illusions perdues en 1837 à celle de Pierrette en 1840. En 1838, la préface du volume réunissant La Femme supérieure, La Maison Nucingen et La Torpille dévoile les coulisses de la littérature et les contraintes superposées qu’imposent aux auteurs, journaux et éditeurs :
Ceci n’est pas une digression mais une explication positivement littéraire. Les fragments de l’œuvre entreprise par l’auteur subissent [...] les lois capricieuses du goût et de la convenance des marchands. Tel journal a demandé un morceau qui ne soit ni trop long, ni trop court, qui puisse entrer dans tant de colonnes et à tel prix. L’auteur va dans son magasin, dit : « J’ai La Maison Nucingen ! ». Il se trouve que La Maison Nucingen, qui convient pour la longueur, pour la largeur, pour le prix, parle de choses trop épineuses qui ne cadrent pas avec la politique du journal.
[...] Donnez-nous [dit le directeur du journal] quelque chose entré le sermon et la littérature, quelque chose qui fasse des colonnes et pas de scandale, qui soit dramatique sans péril, comique sans drôlerie ; guillotinez un homme, ne peignez ni fournisseur impuissant, ni banquier trop hardi. [...] Ainsi, quant à la manière bizarre et peu ordonnée dont l’auteur publie son œuvre, c’est la faute des circonstances actuelles et non la sienne19.
12Ce passage est à la fois une justification et un aveu implicite de dépendance : en 1838 déjà, les pressions des journaux influent sur le choix des romans à faire en sélectionnant leurs sujets. Balzac est assez discret sur les conséquences de ces phénomènes « positivement littéraires » qui deviendront de plus en plus pesantes au fil des années. Nous y reviendrons. Même si ces confidences sont incomplètes, on imagine assez combien pouvait être harassant, et surtout frustrant, au regard du grand œuvre et de sa mosaïque toujours recomposée, le fractionnement en miettes et la gestion aléatoire d’un commerce au détail : « Il n’y a point de si heureux génie qui puisse résister à ce courtage de bourse. » Mais la phrase est de Chateaubriand (fin 1844) quand il s’émeut à l’idée de la « distribution en détail » qui menace ses Mémoires20. Pour Balzac, rien de tel et l’on ne doit guère espérer non plus des Lettres à Madame Hanska21 : on a un peu cessé aujourd’hui d’y chercher la confession confiante d’un écrivain au travail tenant son journal pour la femme aimée ; dans les stratégies de la séduction, les vérités s’émoussent, des mythes se construisent. Certes, les affres du feuilletoniste surmené étaient un beau sujet tout propre à faire pleurer Margot Hanska, mais ces gémissements, légitimes, se différencient médiocrement du lamento continu sur la dureté des travaux littéraires qui s’y fait entendre lettre après lettre et on attend en vain quelques mots sur l’affrontement avec les obligations techniques du feuilleton. Aussi, à part quelques mentions aigres-douces, et plus aigres que douces, sur cet Eugène Sue si riche, quelques soupirs, quelques accès de bonne résolution lorsque Balzac rêve de fortune (à côté du théâtre et des actions du Nord, le feuilleton), quelques déclarations marquantes mais espacées (« je fais du Sue tout pur »)22, bien peu de choses en somme quand le genre triomphe et que les autres s’enrichissent. Pourtant, Jean-Louis Bory a pu parler d’un « complexe Sue » dont Balzac serait atteint23. Mais s’il est vrai qu’Eugène Sue est, et de loin, parmi les grands feuilletonistes, le plus souvent évoqué dans la correspondance avec Mme Hanska, est-ce uniquement en tant que maître du feuilleton ? N’oublions pas que cette rivalité est pour Balzac antérieure aux années quarante, et motivée autant peut-être par une jalousie bien compréhensible (Sue avait toujours été riche, lui) que par des différents ou des divergences littéraires. Une lettre à Mme Hanska témoigne en 1844 de façon exemplaire des ambiguïtés de la position de Balzac :
[...] je ne peux pas, je ne dois pas, je ne veux pas subir la dépréciation qui pèse sur moi par les marchés de Sue et par le tapage que font ses deux ouvrages. Je dois faire voir, par des succès littéraires, par des chefs d’œuvre, en un mot, que ses œuvrés en détrempe sont des devants de cheminée, et exposer des Raphaël à côté de ses Dubufe. Vous me connaissez assez pour savoir que je n’ai ni jalousie ni aigreur contre lui, ni contre le public. [...] En frappant deux grands coups, en étant littéraire, de grand style et plus intéressant, en étant vrai, si j’éteins à mon profit cette furia francese, qui se porte aux Mystères comme à la polka, comme à la Grâce de Dieu, je puis trouver 200 000 francs pour dix volumes de Scènes de la vie militaire et j’ai du pain.24
13Les hésitations de Balzac entre trois positions qui s’excluent mutuellement – « je ne peux pas, je ne dois pas, je ne veux pas » – trahissent l’inconfort de sa situation. De quoi s’agit-il au juste ici ? d’argent (« dépréciation », « marchés ») ou de littérature (« chefs d’œuvre »), ou bien d’argent (« je puis trouver 200 000 francs ») et de littérature (« en étant littéraire »), du regard public (« furia », « tapage ») ou de l’estime de soi (« je ne veux pas subir ») ; ou bien encore de l’estime du public et du regard sur soi, de renommée littéraire ou de gloire immédiate ?
Gloire et malheur du feuilleton
14Dans ce mélange plutôt embrouillé de sentiments et de ressentiment, de projets et, là encore, de dénégation et de rêve, l’on peut saisir à travers les incertitudes et atermoiements du pauvre Honoré, les oscillations contemporaines du statut du romancier et tout le flou, à l’époque, des « définitions » du roman et même, plus globalement, de la littérature. Une expression comme « succès littéraire » n’est certes pas encore le presque oxymore qu’elle deviendra dans la génération de Flaubert ou des Goncourt, mais elle est en train d’évoluer dans ce sens : dès qu’il l’a prononcée, Balzac la neutralise en lui apposant « chefs d’œuvre » qui en est, selon lui, un équivalent, parfait de concision (« en un mot »). Même si le recours à un vocabulaire fort en usage (le ?) rassure, le tour de passe-passe n’est pas beaucoup moins évident : une pièce remarquable par le fini de son exécution25 ne sera pas nécessairement (hélas !) un « succès public ». Balzac fait preuve ici d’un idéalisme qui porte sa date ; ses conceptions de la littérature paraissent renvoyer sinon à un âge des classiques, du moins à une haute littérature conforme aux règles de l’art, admirée des seuls lecteurs aptes à l’apprécier en connaissance de cause. Or on n’est plus à l’ère des Belles-Lettres, emportée tant par le déferlement des romantismes que par l’avènement du grand public, consacré par le feuilleton, nouveau juge de fait à défaut de l’être de droit. C’est dans ce contexte que Balzac, accumulant, dans un certain désordre il est vrai, les éléments valorisants qui doivent entrer dans la « composition » de son œuvre, se fixe un programme : être « littéraire », « de grand style », « plus intéressant », « vrai ». Puissance de synthèse et tentative fébrile de préciser l’essence du littéraire se mêlent.
15Cette confusion un peu bavarde en dit beaucoup sur les numéros d’équilibrisme de Balzac. S’il se trouble et se trompe, s’il écoute le public pour s’en détourner aussitôt, s’il détermine aussi mal sa situation et celle du champ littéraire, ce n’est pas par mauvaise foi, et il a bien des circonstances atténuantes car, en 1843, il n’y a pas de poétique du roman ou plutôt il n’y en a plus. Ce qui était sous la Restauration un genre strictement divisé en catégories étiquettées (romans historiques, romans gais, romans sentimentaux), celles qu’on trouve sur les registres des cabinets de lecture ou dans les sous-titres ou qu’on repère par leurs règles particulières, a éclaté en un genre/non-genre, élastique et protéiforme, absorbant, phagocytant toutes formes de littérature et libre jusqu’à la licence. À un tel renouvellement formel et à la mutation qui s’opère avec le roman-feuilleton ne correspond pas un discours critique en prise sur ce renouveau. Bien au contraire, les critiques contemporains refusent même de tenter des descriptions analytiques du roman « devenu une chose indéfinissable, qui résiste à toute classification, qui défie toutes les poétiques et n’a rien à démêler avec les lois de l’imagination » comme le dit, avant et après beaucoup d’autres Gustave Planche en décembre 184626. Ils s’en désintéressent donc sauf pour l’attaquer. Le processus de consécration du roman comme genre à part entière, engagé au lendemain de 1830, est freiné, voire bloqué, par le couronnement du roman-feuilleton. Ce rejet global et sans analyse nous prive de tout critère formel d’évaluation à une exception près : la coupure, seul détail technique propre au feuilleton à être sans cesse signalé. Quand Nettement prétend pousser la conscience professionnelle jusqu’à « lire sans en omettre une ligne » les neuf volumes des Mystères de Paris, comme s’il s’était agi de Racine et de Corneille, il est bien le seul. Ses collègues ne s’abaisseraient pas à lire entièrement cette littérature de « bas-bas-étage ». Mais ni Nettement ni les autres spécialistes de la question comme Théodore Muret – qui pourfend, lui, le feuilleton dans les colonnes de La Quotidienne27 – ne dégagent des différences caractéristiques du genre non plus que les particularités des grands feuilletonistes. Et même lorsqu’il déclare28 s’attacher à propos des Mystères de Paris et du Juif errant, à l’étude de la « conception », du « plan », du « cadre » du livre ainsi qu’aux « types » et aux « procédés littéraires » et enfin à son « style » à sa « moralité » et aux « motifs de son succès », Nettement traite ce programme alléchant de telle façon qu’il ne nous fournit aucun élément d’appréciation sur la valeur esthétique de ces textes. C’est que, malgré les apparences, la critique est avant tout morale : les passages sur la « conception » et le « plan du livre » mentionnent son sujet (un prince allemand joue au policier tout en cherchant sa fille qui fait un métier encore moins brillant que le sien) mais ils ne sont là que pour dénoncer son insupportable immoralité.
16Voilà pour le fond. Quant à la forme, Nettement ne consacre que deux petites pages au style de Sue pour démontrer qu’il n’en a aucun et trois au plan pour découvrir son absence. Toutes les descriptions, tous les arguments se perdent dans une bouillie moralisante sur les effets pervers de ces aventures commerciales. Cette inexistence d’un discours authentiquement analytique du feuilleton dans les années quarante soulève plusieurs difficiles questions : il eut été logique d’appuyer notre examen de l’effet-feuilleton chez Balzac sur les points dégagés comme spécifiques par ses contemporains ; or nos témoins se refusent à parler et Balzac, on l’a vu, dit sur le sujet des choses rares et passablement contradictoires.
17Cette petite enquête met donc surtout en valeur la discrétion active de notre « feuilletoniste » et des critiques qui l’entourent. On parle du feuilleton souvent avec dédain, parfois avec violence, exceptionnellement avec humour : c’est plutôt un tabou qu’un sujet de polémique. Les articles qui le défendent se comptent longtemps sur les doigts de la main29. On touche ici à une des limites des études de discours : elles sont impuissantes à rendre compte des thèmes interdits ou des aspects interdits d’un thème. On doit se contenter de localiser les traces de la disparition d’un mot ou d’un sujet : ainsi, dans le cas qui nous occupe, il faudrait repérer toutes les désignations obliques qui permettent aux critiques, et à l’occasion à Balzac, de ne pas prononcer les termes roman-feuilleton ou feuilleton-roman pourtant très tôt attestés30. Contourner le mot, c’est éviter, éluder la chose : ne pas la définir, c’est la nier efficacement. Quand la critique feint de ne pas savoir comment se fait le feuilleton, Balzac ne peut donc pas prouver qu’il n’en fait pas et ne peut pas se situer par rapport à ce flot d’invectives.
18Autre problème connexe : ce discours critique se met en place dès 1839 au moins, donc en tout état de cause avant l’arrivée bruyante des Sue, Dumas, Soulié qu’on est tenté, en l’absence d’autres critères, de désigner comme créateurs du genre, suffisamment semblables et suffisamment importants pour être pensés ensemble. Il ne marque pas de date, ne précise pas des tournants, tout au plus observe-t-il des accélérations. Cependant il est anachronique, car prématuré, de parler de roman-feuilleton, dans le sens où notre vulgate l’entend, avant –disons – 1841-1842 et les 87 livraisons de Mathilde31. Jusque là, on n’a que du « nouvelle-feuilleton », des récits courts, souvent de voyage (un jour/un lieu/une livraison) ou plus ou moins historiques32, et des souvenirs. Ainsi en février 1840, Dujarier, alors rédacteur en chef de La Presse, écrit à Balzac pour lui réclamer cinquante feuilletons dont le romancier a déjà touché le prix mais qu’il n’a pas livrés : « les cinquante feuilletons que vous devez publier dans La Presse formeront au moins huit nouvelles, soit environ six feuilletons pour chacune d’elles » (Corr. IV, p. 42). À cette date donc, l’unité de compte et de publication demeure la nouvelle et l’on est encore loin des séries interminables à venir. Et c’est précisément l’allongement des textes qui jouera un rôle déterminant dans la création du genre, en nécessitant l’invention de péripéties nombreuses (idéalement au moins une par livraison) pour prolonger l’histoire, relancer sans cesse l’intérêt et tenir le lecteur captif. Par conséquent, notre étude n’a de sens, littérairement, qu’à partir de cette date et le débat ouvert par le titre de ce livre est-alors légèrement déplacé : le moment – la coupure – de 1842 n’est plus intimement, exclusivement balzacienne mais au contraire liée à un événement littéraire, au surgissement de cette forme nouvelle, jamais vue. Cela ne signifie pas que l’introduction de ses textes dans des quotidiens n’ait pas eu, pour Balzac, de conséquences avant 1841-1842 mais que la question de ses rapports à un modèle ou à des modèles du roman en feuilletons ne se pose véritablement qu’après cette date.
Autre étude de feuilles
19Avant d’aller plus loin, il nous faut faire le point sur cet unique élément d’une poétique du feuilleton qui nous soit apparu : la coupure. Comme l’a montré René Guise, les fins de livraison des feuilletons balzaciens sont peu conformes aux exigences supposées du genre : le mystère et le pathétique nécessaires font souvent défaut33. Il en conclut que « cet art de la coupe, Balzac ne sut jamais la pratiquer ». Pour toujours souscrire entièrement à cette affirmation, il faudrait être certain que Balzac établissait lui-même les divisions de sa copie et choisissait en personne l’endroit des interruptions. Rien n’est moins sûr. En effet, les contrats avec les journaux (et nous en possédons peu)34 fixent rarement les conditions du découpage. Quand par hasard ils les évoquent, la chose reste floue :
M. de Balzac vend à M. Dutacq, avec promesse de l’en faire jouir paisiblement, librement et sans conteste, le droit de publier dans le feuilleton du Siècle deux ouvrages inédits de sa composition intitulés l’un, Béatrix ou les Amours forcés et l’autre, Mémoires d’une jeune mariée devant former chacun de cent trente cinq à cent quatre vingt colonnes de quarante lignes que M. Desnoyers pourra diviser en autant de feuilletons qu’il le jugera convenable, à moins que M. de Balzac ne les ait lui-même divisés en chapitres de 5 à 6 colonnes (Traité du 29 janvier 1839, Corr. III, p. 546).
20En outre, l’examen des épreuves (mais, une fois encore, notre documentation est lacunaire) accentuerait plutôt nos incertitudes. Dans les premiers temps d’une rédaction, Balzac écrit en continu sans même isoler des chapitres et a fortiori sans insérer de titres. La livraison n’est pas une unité d’écriture. Quand Balzac décrit à Mme Hanska l’avancée de son travail, il compte toujours en feuillets, puis en pages d’impression lorsqu’il en est au stade de la correction des épreuves montées, précisément là où ses coupures auraient dû intervenir. Enfin, si le feuilleton est compté à plusieurs reprises pour 6 colonnes de 40 lignes, les feuilletons publiés ne respectent pas tous, loin de là, cette norme de départ. Pour le même roman, la matière publiée varie parfois du simple au double d’une livraison à l’autre, et en général d’un bon tiers. Ces changements du volume des livraisons s’expliquent de diverses manières : la copie manque, on raccourcit ; le compte rendu des débats à la Chambre s’étend, on raccourcit ; les députés sont en congé, on allonge ; les échéances de réabonnement approchent, on allonge, etc. De multiples paramètres non littéraires peuvent ainsi influencer la coupe, laquelle ne coïncide pas nécessairement du reste avec une fin de chapitre. On se perd dans ces complications, et on trouverait sans peine des exemples contradictoires attestant tantôt la responsabilité ou l’intervention de Balzac, tantôt sa mise à l’écart ou son désintérêt35. De surcroît, la question des fins de livraison, présentée comme la pierre d’achoppement du bon feuilletoniste me paraît bien davantage un lieu commun de la critique que l’élément décisif d’une poétique du feuilleton.
21Le texte le plus souvent cité comme preuve à l’appui est celui que Louis Reybaud imagina pour l’édification de Jérôme Paturot. C’est accorder un surprenant crédit à un passage parodique qui se situe au moment où Jérôme, feuilletoniste débutant, reçoit les conseils d’un directeur de journal, évidemment expert en la matière :
C’est surtout dans la coupe, Môsieur que le vrai feuilletoniste se retrouve. Il faut que chaque numéro tombe bien, qu’il tienne au suivant par une espèce de cordon ombilical, qu’il inspire, qu’il donne le désir, l’impatience de lire la suite. Vous parliez tout à l’heure. L’art, le voilà. C’est l’art de se faire désirer ; de se faire attendre36
22Tout ce que démontrent cet extrait malicieux et le pastiche de feuilleton qui le suit, c’est qu’en 1842, les humoristes s’étaient déjà emparés, pour en rire et en faire rire, des aspects par trop mécaniques de la coupure à suspens. Mais rien ne prouve que cette pratique ait été aussi systématique que Reybaud veut bien le dire.
23En l’absence d’une étude statistique sur la fréquence du procédé, effectuée à partir d’un dépouillement exhaustif de la presse du temps, on doit se contenter de sondages empiriques et faire confiance au hasard. Il apparaît rapidement que, du moins aux dates de notre enquête, il n’a pas la régularité métronomique qu’on aurait cru pouvoir lui accorder. Certaines livraisons des maîtres supposés du genre, Dumas et Sue, finissent simplement sur des paragraphes tout bêtement conclusifs sans le moindre soupçon d’énigme ou le moindre effet de pathos. À dire vrai, la découverte ne saurait nous bouleverser : il aurait fallu qu’auteurs, rédacteurs en chef et autres coupeurs autorisés soient bien naïfs pour penser retenir les lecteurs par la seule séduction d’un à-suivre judicieusement placé. C’est aussi bien dans le corps même de chaque livraison que se rencontrent les manœuvres dilatoires (leurre, retard, fausse amorce)37 et les astuces techniques nécessaires à la mise en intrigue. De même, les péripéties, les renversements de l’action, se répartissent au fil des textes et, pour privilégiée que soit la fin, la « chute » du feuilleton est loin d’être l’unique lieu de leur manifestation ou leur unique domaine d’élection. Toutes les normes qui seront celles du roman populaire (exposition plus factuelle que descriptive, coups de théâtre, commentaires, « règles des trois multiplicités »38, lieu, temps et personnages) sont en cours d’élaboration mais nullement fixées. Concluons sur ce point : on comprend bien l’intérêt qu’avaient des critiques hostiles à retenir exclusivement la coupure comme marque générique et signe de la « mécanisation » de la littérature, de la fabrique remplaçant l’œuvre. Il serait au moins aussi intéressant de travailler sur les débuts : on y verrait beaucoup plus d’invention et de richesse, qu’il s’agisse de la surprise initiale, des sauts de l’intrigue (nouveaux personnages, nouveaux lieux, nouvelles situations), de toute la variété comme de la rigueur des enchaînements.
24Souvenons-nous enfin que Balzac a écrit peu de romans dans les conditions qui seront celles des feuilletonistes professionnels, livrant la veille leur copie pour le lendemain. Sa réputation d’éternel retardataire était, avec quelques raisons, solidement ancrée chez Girardin, Desnoyers et les autres qui prenaient leurs précautions lors de la signature des contrats en exigeant que Balzac remette l’intégralité de la copie avant le début de la publication. Ces conditions ne furent pas toujours respectées mais une partie au moins des futurs romans étaient toujours composée à ce moment et ce sont donc seulement des fins de textes qui, parfois, furent écrites au jour le jour, notamment Le Danger des mystifications (du chapitre XIV à la fin du chapitre XIX) et La Cousine Bette (du chapitre XV au chapitre XLI). Les morceaux currente calamo ne sont donc pas nombreux et Balzac eut peu à se livrer aux joies hasardeuses de l’improvistion. Sur épreuves, au contraire d’un Flaubert qui épure son texte, Balzac le charge : la cellule originelle se développe en « rosace », par « explosion » ou par « allongement39, tandis que le discours de met à proliférer et que le style s’empâte. Il commence par écrire une nouvelle, un schéma d’histoire qui grossit petit à petit jusqu’au roman. Ainsi, on observe, dans la progression de chaque rédaction, une sorte de modèle réduit de l’évolution qui fit, du jeune contier des années trente le romancier de la maturité. Nous vivons toujours dans l’idée que le texte final est fatalement le meilleur (d’où le choix du « Furne corrigé » pour les éditions posthumes) mais cette croyance mériterait dans le cas de Balzac, d’être un peu nuancée. Débarrassée des grâces pachydermiques de l’artiste et des tirades-tartines de l’historien des mœurs, les derniers chapitres de La Cousine Bette dans Le Constitutionnel sont du meilleur Balzac. Tout se passe comme si c’était l’idée qu’il se fait de son art, de sa position littéraire, de sa gloire, voire de ses responsabilités d’écrivain, qui le pousse à des ajouts et sur-ajouts incompatibles avec les attentes des lecteurs du temps. Dans une lettre du 6 décembre 1844 où il lui donne du « cher maître » comme pour se faire pardonner les vérités désagréables qu’il a à transmettre, Dujarier rappelle que : « Les Paysans vont très bien. Ils iraient encore mieux si vous vouliez faire le sacrifice de quelques descriptions. On les trouve généralement trop longues pour le feuilleton ; ne pourriez-vous pas les rogner un peu s’il en reste encore, sauf à les rétablir dans l’édition de librairie ? » (Corr. IV, p. 752). Malgré l’exquise politesse du ton, le fait demeure : les lecteurs de feuilleton que désigne ce « on » anonyme n’admettent pas de longueurs ennuyeusement superfétatoires dans leur lecture quotidienne. Non seulement Balzac n’en tient pas compte mais il persiste. Les Paysans seront interrompus à la fin de la première partie...
25L’analyse des manuscrits et épreuves conduit elle aussi à remettre en cause une idée reçue : Balzac n’échoue pas dans le feuilleton pas incapacité, parce qu’il ne sait pas s’adapter au genre au contraire, il fait spontanément du feuilleton en créant dès les premiers jets quelques situations fortes et de l’intrigue, puis il les maquille : l’épaisseur psychologique, les descriptions, tout cela vient après. Sous le créateur du roman balzacien repose, dissimulé par de lourdes couches d’épreuves et de placards aux marges surchargées, un inventeur d’histoire qui, s’il s’était contenté de le rester, aurait eu toutes les qualités d’un feuilletoniste. Et on se prend à rêver à ce que Balzac aurait été s’il avait dû, comme d’autres, travailler au jour le jour.
Romancier sans le savoir
26Arrêtons-nous un instant pour récapituler. Il est vrai que, dans les journaux, la « littérature » côtoyait des faits très divers : accidents de train et cours de la Bourse, suicides et débats parlementaires dont les héros sont tour à tour Louis-Philippe, Abd el-Kader ou Lola Montès, les assassins des barrières et les princes qui se marient ; elle précédait les réclames qui, en page 4, presque chaque jour, vantaient côte à côte les corsets, les produits d’hygiène et les livres récents, quand elles n’annonçaient pas un nouveau traitement, miraculeux et définitif, des « maladies secrètes ». Face à ce monstre hybride et compromettant, voire contagieux, La Comédie humaine première édition apparaît alors comme un territoire à part, un livre aussi différent et distinct que possible du feuilleton. Compact, concentré et comme décanté, sans blanc excessif, sans titre de chapitres, sans note, sans épigraphe, sans préface bien sûr (l’Avant-propos joue plutôt comme postface), bref, purgé de l’essentiel du prolixe paratexte antérieur, et, comble de la distinction, illustré de gravures à l’ancienne. Ainsi, et peu importe que Balzac en ait eu ou non conscience, l’édition Furne se présente matériellement comme une sorte d’envers des romans en feuilletons. L’effet de lissage et d’uniformisation que produit toute édition d’Œuvres complètes, est ici d’autant plus marqué que l’aspect du Furne contraste davantage avec la disparité des représentations initiales des romans, répandus et éparpillés chez tant d’éditeurs et dans tant de journaux.
27C’est sur ces différences concrètes, qu’elles soient textuelles ou matérielles, que je voudrais m’attarder, sur ce qui s’écrit pour le feuilleton et ne s’écrit plus après lui, notamment sur son paratexte, sur ce qu’il fait disparaître ou censure, sur ce qu’il produit un métalangage particulier. L’essentiel est de renoncer à la tentative ou tentation de recensement des thèmes et des personnages feuilletonesques dans l’œuvre de Balzac, ce qui n’aurait, je le crains (ou plus exactement, je le crois) pas grand sens40, s’agissant d’un genre en cours de formation comme le feuilleton dont ni les composantes narratives, ni le personnel ne sont clairement établis : l’exercice serait malaisé et même problématique, d’autant que le feuilleton vers 1842 joue lui-même les pies littéraires en s’appropriant tout ce qui brillait déjà dans le roman noir ou le mélodrame empire. On se perdrait à suivre jusqu’à leur origine tous ses emprunts. Prenons simplement l’exemple des rapports entre Balzac et Sue. Plusieurs études41 ont déjà mis en lumière ce que Balzac doit à Sue : des noms (la Rabouilleuse s’inspire de la Goualeuse), quelques types, concierge, bagnards et grisette aperçus dans Les Mystères de Paris (mais ne traînaient-ils pas déjà dans nombre de physiologies ou de traités de statistiques pénitentiaires ?), et autres empoisonneuses, courtisanes, ogresses et chouettes, enfin un lexique de l’épouvante, à gros effets, celui qui accompagne par exemple le drame du cousin Pons, etc. Dans la marmite de l’écriture (filons la métaphore de la cuisine littéraire, tellement d’époque), tout cela se mélange avec bien d’autres épices ou ingrédients, souvenirs, références, réminiscences et citations. Mais, comme le remarquait, en 1846 déjà, Amédée Achard, il est des romans balzaciens écrits avant l’invention du feuilleton que l’on pourrait prendre, en dépit de leur date, pour du « Sue tout pur »42 : Ferragus, par exemple où dans des rues mal famées un bagnard déguisé prépare sa vengeance, où le héros est empoisonné et où une grisette désespérée se jette dans la Seine, au cœur d’un Paris gouverné occultement par une association d’hommes du monde sans scrupules. Qui doute que la Fille aux yeux d’or et Ferragus n’eussent obtenu un succès de vogue au rez-de-chaussée des journaux ? Mais si Eugène Sue fait parfois, ou réinvente du Balzac « tout pur », qui des deux a copié l’autre ?
28Laissons là les à-peu-près de l’étude d’influence et contentons-nous de dégager certaines spécificités et particularités des feuilletons dans l’écrit balzacien. Il s’agit de repérer des phénomènes suffisamments récurrents pour être interpréter avec de raisonnables chances de certitudes.43 Le premier effet direct de l’insertion des romans dans des quotidiens fut la censure qu’ils y subirent souvent. Désormais, les lecteurs peuvent manifester leurs opinions, réserves, fureurs, enthousiasmes tout au long de la publication ; ils ne s’en privent pas et en outre les rédacteurs en chef anticipent ces manifestations. Les ennuis de Balzac débutent avec La Vieille Fille : surpris par l’afflux de lettres qui protestent contre « les détails trop libres pour un journal qui doit être lu par tout le monde », Girardin, tout affolé, informe son auteur : « M. de Balzac appréciera cette observation » (Corr.III, p. 167). Le scandale autour de La Vieille Fille établit durablement la réputation d’immoralité de Balzac, dès lors en proie à la pusillanimité des directeurs de journaux qui craignent les réactions de leurs précieux abonnés face aux sujets balzaciens. D’où une série de mésaventures tragi-comiques qui ne sont pas sans conséquences. Tout d’abord, il arrive à plusieurs reprises qu’un journal décline une proposition de Balzac : en 1838, Girardin, sans doute échaudé, repousse successivement La Torpille et La Maison Nucingen dont, il faut bien le reconnaître, les sujets étaient assez inquiétants. Le 21 décembre 1839, dans une lettre fort révélatrice, franche et naïve, Louis Desnoyers, gérant du Siècle, explique à Balzac qu’il ne peut accepter en l’état, son article « Le Notaire » qui est en effet une charge réjouissante mais rosse contre cet état honorable : « L’opinion de Dutacq et la mienne sont qu’il n’y aurait du danger [c’est moi qui souligne] à publier dans Le Siècle l’article sur le Notaire, en raison de la très grande quantité de notaires que nous avons parmi nos abonnés » (Corr.III, p. 789).
29Les années ont passé depuis Eugénie Grandet et avec elles, la mode de Balzac ; les directeurs de journaux se montrent de plus en plus rudes et prudents. En 1840, Balzac attend plusieurs mois la sortie des Deux Frères dans La Presse ; de 1839 à 1842, le futur David Séchard erre un moment entre Le Siècle, Le Musée des familles et Le Messager pour finir modestement dans L’Etat puis trouver asile, après la faillite de ce dernier, dans son successeur, Le Parisien-L’État, association sans gloire et qui ne le paya jamais. En 1842, c’est au tour du Danger des mystifications d’effaroucher le timide Musée des familles avant d’être accueilli dans La Législature. On pourrait prolonger encore cette décourageante liste. L’entreprise conçue et réalisée par Balzac dans ce contexte n’en est que plus impressionnante. De retards en blocages et de blocages en retards, l’ordre de parution des textes ne lui appartient plus et c’est toute l’architecture de La Comédie humaine qui est transformée, car pour des raisons financières évidentes, Balzac préfère travailler à la commande. Les exigences des directeurs de journaux et le jeu de volant auquel ils se livrent avec les romans déséquilibrent l’édifice.
La transaction
30Cet état de choses est responsable en grande partie de la quasi-disparition des Études philosophiques et des Étudesanalytiques44 dont les titres semblaient promettre d’austères contenus et ne pouvaient donc que produire un effet dissuasif sur le lecteur moyen, responsable à l’inverse, de la prolifération des Scènes de la vie parisienne à l’intérieur des Études de mœurs, elles dont le titre rappelait les feuilletons de la grande ville, les Mystères de Londres et de Paris, et enfin responsable de l’affaissement des dangereuses Scènes de la vie politique dix fois promises et remises car l’œuvres d’un royaliste déclaré rebutait les journaux libéraux qui dominaient le marché. En revanche, l’absence des Scènes de la vie militaire trouble ces déductions. Balzac avait bien senti (voir la lettre à Mme Hanska citée plus haut) que la guerre, ses hasards et ses héros pouvaient fournir de bons sujets au feuilleton mais il ne les utilisa pas, comme si le militaire était, lui aussi, trop politique. Dans cette conjoncture, les romans à sujet politique, les plus vulnérables, connurent des itinéraires particulièrement buissonniers avant d’être publiés, et des incidents divers en cours de parution. Ainsi, ce n’est qu’en 1847, que L’Union monarchique qui venait de se créer, permit, en acceptant l’idée d’un roman sur les élections, la naissance d’un projet plusieurs fois avorté, qui fut publié sous le titre Le Député d’Arcis. L’hostilité des abonnés et leurs plaintes contraignirent le journal à interrompre le feuilleton à la fin de la première partie45. Balzac, épuisé, ne l’acheva jamais.
31Le genèse des Paysans et leur réception est pire encore car l’enjeu était bien plus fort. Tour à tour repoussé en 1838 par L’Artiste, en 1839, par La Presse, le Journal des Débats et Le Constitutionnel, en 1840 par La Gazette de France, le roman ne trouva preneur qu’en 1844, dans La Presse. Pour lancer sa nouvelle formule (format agrandi, prix réduit), Girardin choisit Balzac. Le résultat n’est pas brillant : La Gazette de France donne le signal d’une campagne de presse extrêmement violente contre ces Paysans qui, selon elle, risquent d’exciter à la guerre civile en « envenimant les haines sociales » et La Presse reçoit sept cents menaces de désabonnement. On se hâte de remplacer Les Paysans par La Reine Margot et le roman reste inachevé46.
32Tristes histoires et exemplaires. C’est peut-être moins dans les textes publiés que dans les cavités de l’édifice qu’il faut chercher la place du feuilleton. De ce point de vue, il faudrait un inventaire systématique de tous les projets abandonnés au stade du titre ou du fragment pour formuler des hypothèses plus précises et quasi quantifier le phénomène. Le malheur voulait que les grands journaux soient libéraux et Balzac légitimiste et il n’ait aucune chance de voir ses romans publiés dans la presse monarchiste, en principe plus proche de ses idées mais qui ne condescendait pas à imprimer si vulgaire littérature. Il ne lui restait donc plus qu’à passer sous les fourches caudines des censeurs. Sans doute ne s’agit-il que de modifications de détail et le plus souvent temporaires (Balzac mit son point d’honneur à rétablir ses textes d’origine dans les versions postérieures en librairie), mais étaient en jeu une nouvelle fois la liberté et les droits du créateur. À maintes reprises, Balzac vit ses textes caviardés sans en avoir toujours été prévenu et il endura, avec plus ou moins de patience selon les cas, les coups de ciseaux pudiques et ombrageux des Anastasies de la presse.
33Prenons l’exemple de Pierrette. Le 13 janvier 1840, il expédie à Desnoyers, une lettre furibonde : la veille, le rédacteur en chef du Siècle a raccourci lui-même un chapitre trop long, après avoir d’ailleurs tenté, en vain, de joindre son irascible auteur. Balzac le prend fort mal et sans tenir compte des conventions antérieures qui autorisaient expressément le journal à demander des aménagements, qualifie l’intervention de Desnoyers de « chose inouïe de littérature » (Corr. V, p. 13). Desnoyers se confond en explications désolées et, rendu circonspect par l’aventure, sollicite par la suite l’accord de Balzac pour toutes les retouches qu’il souhaite, en lui précisant jour après jour, ce qui « jure avec les doctrines du Siècle » (lettre du 19 janvier, Corr. IV, p. 21) ou ce qui est « trop clair et trop charnel » (lettre du 20 janvier, Corr. IV, p. 23). Cet échange de lettre qui se poursuit pendant toute la durée de la publication constitue un catalogue drolatique des tabous du journal, de ses lecteurs et de l’époque. Balzac accepte la majorité des corrections demandées mais se donne les gants d’en refuser certaines : en 1840, son rapport de force avec les journaux est encore relativement favorable.
Les mille et un contes du feuilleton
34Dans les années qui suivent, les corrections de mise en conformité avec les opinions politiques d’un journal semblent être devenues d’une pratique courante. Quand, le 3 février 1844, Pierre-Jules Hetzel annonce à Balzac les conditions extrêmement favorables qu’il a obtenues pour son ami en négociant de sa part la publication des Petits Bourgeois avec Armand Bertin, directeur des Débats, il ajoute comme une clause toute naturelle : « Il serait entendu – toujours suivant vos habitudes – que vous feriez les corrections nécessitées par le journal au point de vue de sa politique et de ses abonnés » (Corr. IV, p. 672). Fin des coupures arbitraires, et soumission librement consentie aux désirs de l’employeur. Balzac d’ailleurs ne donna pas aux Débats ces Petits Bourgeois qu’il ne put jamais terminer, mais Modeste Mignon. La rédaction ne demanda que peu de retouches : une remarque désagréable sur l’Empire (PL I, p. 458), quelques lignes un peu ridicules et longuettes dans le portrait de La Brière (PL I, p. 575-576), dix-huit lignes enflammées de Modeste (PL I, p. 582) furent supprimées ainsi que les déclarations de Canalis en faveur de l’amour libre (PL I, p. 683). Peu de choses au bout du compte et les passages disparus furent rétablis dans l’édition qui suivit chez Chlendowski en novembre et décembre 1844.
35De profondes modifications en menues variantes de l’édifice, la censure active ou passive des journaux agit, en gros et en détail, sur les œuvrés en cours et jusque sur les projets. Ce qui est en jeu, c’est autant le rythme de production que la quantité de matière romanesque produite car le reliquat des projets avortés n’est proportionnellement pas si lourd : par rapport au plan/projet que constitue le Catalogue de La Comédie humaine publié par L’Époque le 22 mai 1846, l’essentiel est fait. Mais si l’on rêve un instant sur les titres qui restèrent sans suite, il apparaît que plusieurs correspondent à des sujets impubliables en feuilletons. Toute une série de romans nécessaires pour compléter chronologiquement et thématiquement les différentes scènes semblent avoir été bloqués pour incompatibilité avec les attentes et les besoins de la grande presse. La logique de La Comédie humaine comme ensemble systématique butte sur les contingences du marché. Ainsi, dans les Scènes de la vie privée, les numéros 2 et 3, Un pensionnat de jeunes filles et Intérieur de collège ne virent jamais le jour : or, les sujets potentiellement annoncés par ces deux titres convenaient on ne peut plus mal aux colonnes d’un journal : lieux d’une vie calme et régulière, le pensionnat ou un collège ne peuvent guère a priori receler beaucoup de romanesque car dans l’ordre rituel, rien ne doit ni ne peut se passer. Et si quelque chose arrivait, ce serait a priori non racontable : des fragments de sexorama n’avaient pas lieu de s’afficher au grand jour d’un quotidien.
36Ainsi, le feuilleton fut, avec les voyages, le bric-à-brac, la maladie et l’amour une de ces circonstances qui, dans ses années ultimes, ralentirent la fabrique balzacienne de romans. Mais ces arrêts brusques ou progressifs, ces réaiguillages, ces accélérations de la création devenue d’abord production, toutes ces secousses, glissements et sursauts de son rythme sauvèrent peut-être paradoxalement le système balzacien en lui donnant du jeu, en l’empêchant d’être seulement la collection un peu juvénile et maniaque d’un écrivain remplissant méthodiquement un cadre préalable. Ils ouvrent l’œuvre en sabotant le dispositif Comédie humaine, trop fini, pragmatique et démonstratif, ses systématiques sans hasard et donc sans romanesque, son côté œuvre à thèse close sur des vérités énoncées jusqu’au bout, en en (re)faisant, somme toute, un Roman. À l’inverse de ce que nous venons de voir, il existe des cas, moins nombreux en vérité et assez tardifs, où la publication en feuilletons entraîna au contraire une sorte d’expansion heureuse des textes : l’exemple le plus frappant est celui de La Cousine Bette à propos duquel Balzac explique à Mme Hanska qu’il peut enfin traiter chaque détail de son sujet puisque le succès le pousse à poursuivre au delà des limites qu’il lui avait fixées à l’origine. (LHB II, p. 415, 10 novembre 1846). On observe en effet avec la rédaction de La Cousine Bette ce phénomène d’allongement qui signe les succès du genre mais toutefois n’en exagérons l’ampleur : les 41 livraisons de La Cousine Bette dans le Constitutionnel sont bien modestes par rapport aux 125 des Mystères de Londres, aux 140 des Mystères de Paris, aux 150 du Comte de Monte-Cristo et aux 175 du Juif errant ! Il n’empêche que les plus gros Balzac sont majoritairement des feuilletons, qui ont de ce point de vue une influence décisive sur l’invention balzacienne du romanesque, mise en cause par cet allongement. Le schéma d’intrigue rodé dans les années 1834-1835 et qui est demeuré depuis la formule canonique du roman balzacien, le modèle d’Eugénie Grandet, du Curé de Tours, de Grandeur et décadence de César Birotteau, de La Vieille Fille, d’Ursule Mirouët, etc., se distend. L’ordre – scène d’entrée en matière – retour en arrière explicatif sur le passé des personnages et l’histoire des lieux – crise déterminée par ce qui précède – période de dénouement, toute cette organisation est mise à l’épreuve. Après l’époque du « contier », après le Balzac des années fastes, survient une troisième incarnation : à quelques exceptions près, conformes au patron précédent, voici venu, dans les années quarante, le temps des romans épais où la crise unique devient péripéties multiples, où le dénouement a plusieurs étapes. Contraint de sortir du calibrage familier de la nouvelle de revue ou du in-8° standart, Balzac dut modifier sa manière, se dégager d’habitudes déjà routinières pour découvrir une autre distance, de nouvelles nécessités, de nouvelles possibilités aussi. Le feuilleton sauva peut-être Balzac du roman balzacien.
37Comme l’a montré Lise Quéffelec47, la figure du romancier-feuilletoniste qu’on réputé anonyme, impersonnelle et donc absente de ses œuvres y est au contraire bien présente sous des formes diverses, et en particulier pour Balzac par le biais de son métalangage. Sa démarche assez pesamment pédagogique n’a cessé d’être portée à son débit, fût-ce pour l’en absoudre avec condescendance : Balzac ne serait qu’un demi-habile, un roturier de la plume, encore rustre et maladroit dans ses liaisons peu discrètes. Seul Flaubert... Or tous ces discours de suture, d’annonce, d’explication, de gestion bavarde de l’intrigue et des savoirs du texte, tous les « voici pourquoi », les « il nous faut maintenant expliquer », toutes ces intrusions métatextuelles viennent du feuilleton, ou plus exactement sont la réponse que Balzac offre aux défis et aux contraintes du feuilleton. En effet, son régime de report continuel de l’information narrative oblige le narrateur à immobiliser le sens fuyant par un discours d’escorte vigilant qui accompagne la lecture, soutient la mémoire du lecteur, relance son intérêt, l’éduque au fil des livraisons. Gérard-Denis Farcy a récemment étudié ce phénomène de dilatation du commentaire balzacien mais dans une perspective de lecture toute flaubertisante :
Balzac est encore un grand primitif qui n’a renoncé ni à des procédés de roman populaire, ni à un savoir-faire artisanal ou rudimentaire, ni même à des résidus stylistiques. À preuve ces coutures qui résultent des concessions à son lectorat et de l’opinion qu’il s’en fait, de l’échéance feuilletonesque mais aussi d’une frénésie créatrice trop fraîche pour éliminer entièrement les vieilles habitudes.48
38Je ne peux que récuser une partie de ces jugements fondés sur une interprétation anachronique. La mention trop allusive au roman populaire ne saurait suffire et l’absence de développements renvoie avec évidence aux lieux communs sur le genre. L’expression d’« échéance feuilletonesque » n’a, nous l’avons vu, pas grande signification dans le cas de Balzac, outre que celui-ci pressé par ses éditeurs, a parfois écrit certains de ses livres dans des conditions de précipitation au moins égales à celles de la rédaction des feuilletons (on pourrait étudier d’un point de vue génétique les effets d’une écriture rapide et des corrections hâtives chez Balzac : les feuilletons n’épuiseraient pas le sujet). Enfin, il ne s’agit pas de « concessions » et ce n’est pas le niveau supposé du lectorat qui est en cause mais le feuilleton lui-même et ses contraintes. Ajoutons encore que, même si Balzac n’utilise pas pour la première fois, dans les feuilletons des années quarante, ces modes de suturation (voir notamment César Birotteau), il les multiplie, les renforce, les alourdit à cette occasion et les y maintient dans les versions postérieures isolées ainsi que dans La Comédie humaine. La nature labile et fragmentaire des feuilletons accentue l’usage d’un procédé qui lui permettait, dans un autre régime de publication, de resserrer et de contrôler l’ensemble du massif romanesque. Or ces coutures interviennent avec une fréquence appréciable en fin ou en début de livraison, là où se situent également les inserts politiques et les « idées » de Balzac. Quelques citations empruntées aux Paysans49 :
D’ailleurs, l’historien ne doit jamais oublier que sa mission est de faire à chacun sa part, le malheureux et le riche sont égaux devant sa plume ; pour lui, le paysan a la grandeur de ses misères comme le riche a la petitesse de ses ridicules ; enfin, le riche a des passions, le paysan n’a que des besoins, le paysan est donc doublement pauvre ; et si, politiquement, ses agressions doivent être impitoyablement réprimées, humainement et religieusement, il est sacré. (3 décembre 1844)
Ce précis rapide aura le mérite d’introduire quelques-uns des acteurs du drame, de dessiner leurs intérêts et de faire comprendre les dangers de la situation où se trouvait alors le général comte de Montcornet. (10 décembre 1844)
Maintenant, ces préliminaires étant connus, on comprendra parfaitement l’intérêt des ennemis du général et celui de la conversation qu’il eut avec ses deux ministres. (14 décembre 1844)
Cette dernière explication, politique pour ainsi dire, et qui rend aux personnages du drame leur vraie physionomie, au plus petit détail sa gravité, jettera de vives lumières sur cette Scène, où sont en jeu tous les intérêts sociaux des campagnes. (15 décembre 1844)
Cette ex-belle Arsène étant désintéressée, le legs du feu curé, Niseron serait inexplicable sans le curieux événement qui l’inspira et qu’il faut rapporter pour l’instruction de l’immense tribu des Héritiers. (20 décembre 1844)
39On voit comment Balzac se sert d’un emplacement stratégique pour valoriser son discours, spectaculariser ses interventions et inverser l’ordre hiérarchique entre récit et discours : le suspens porte non sur l’histoire mais sur sa présentation, non sur les événements mais sur leur mise en scène. Le lieu que nous pensions au départ de cette enquête celui de la plus forte contrainte générique se révèle comme celui de la plus forte inscription de l’auteur, de ses particularismes et de ses choix, celui où il se déclare et découvre le plus, en conciliant habilement le contrôle de l’information et l’intérêt de l’intrigue. De façon très semblable, les titres de chapitres exhibent eux aussi une figure du narrateur fort lisible à défaut d’être très homogène. J’ai déjà eu l’occasion de signaler ailleurs50 les transformations profondes qu’enregistrent les titres de chapitres dans les feuilletons d’après 1842, à partir de l’exemple d’Illusions perdues ; aux titres substantivés, opérateurs de discours, typisant, que l’on trouve en 1837 et 1838 dans les deux premières parties du futur Illusions perdues s’opposent ceux, prolixes, souvent génériques et embrayeurs de récit qui apparaissent dans la troisième partie, David Séchard ou les Souffrances d’un inventeur, publiée elle en feuilleton (voir note 5). Si les titres nominaux de la première réalisent l’idéal de discrétion du narrateur omniscient, les titres de feuilletons font surgir bruyamment le narrateur pour un dialogue aussi bavard qu’imaginaire avec le narrataire. Les titres de David Séchard ne constituent pas un cas isolé : après 1842, ils se déclinent toujours sur le mode de l’emphase, d’une pédagogie ludique bien différente des typologies antérieures, toutes analytiques qui classaient et rangeaient le réel en fragments numérotés. Pour l’exemple et pour le plaisir relevons en quelques-uns empruntés à Une instruction criminelle et au Député d’Arcis. Déroutant : « Asie en paysan du Danube » (§ XXVI, L’Époque, 12 juillet 1846) ; prenant la forme d’un jeu de mot cynique : « Comme quoi le forçat prouve qu’il est un homme de marque » (§ XXVIII, ibid., 14 juillet 1847) ; celle d’une assertion souriante, agrémentée d’une plaisanterie : « Toute élection commence par des remue-ménages » (§1, L’Union monarchique, 7 avril 1847) ; d’une autoparodie : « Description d’une partie de l’inconnu » (§ XIII, idem, 17 avril 1847). L’humour des titres est d’autant plus inattendu qu’il n’a pas de sens en contexte ; souvent ils annoncent des scènes qui n’ont rien d’humoristique. Ainsi, le chapitre intitulé « Histoire de rire » correspond dans Une instruction criminelle à la mort d’Esther (§ L, 26 juillet 1846). Le chapitre XXIX du Cousin Pons baptisé avec un humour plutôt noir : « Où l’on voit que ce qu’on appelle ouvrir une succession consiste à fermer toutes les portes » (Le Constitutionnel du 8 mai 1847) se rapporte, ainsi que « Les fruits du Fraisier » (§ XXX, 4 mai 1847), à l’atroce complot contre Schmucke. Force nous est donc de voir dans les titres l’expression d’une intention indépendante des circonstances de l’histoire, des émotions que cette histoire suscite, et même, du style de discours où elle s’exprime. L’humour, qui devient un élément constant face aux variations des récits, implique une double distance par rapport au texte, celle du narrateur entraînant celle du lecteur : s’il crée une complicité entre eux, c’est au delà du texte et presque contre lui. Il tend à saboter son sérieux et ses effets dramatiques mais pour quel profit ? Ce sous-titrage saugrenu révèle, on peut l’imaginer, que si Balzac se prête au feuilleton, il ne s’y donne pas tout à fait ; y voir là comme la trace fugitive d’une résistance ou du moins le souci de se montrer différent, détaché. Étranges titres vraiment où l’esprit reste au premier degré pour mieux séduire sans se livrer, un public d’épiciers ou les « masses départementales ».
40Les titres et leur ambiguïté emblématisent les contradictions de Balzac dont, au cours des années quarante, l’entreprise et l’image sont simultanément déstabilisées par le feuilleton. Dans l’œuvres, nous avons constaté ses effets, mais souvent là où nous ne les attendions pas et absents quand nous les croyions présents. Mise en pièces à la fois par le fractionnement journalistique et l’acharnement des critiques, La Comédie humaine ne sort pas intacte de sa traversée feuilletonesque. Le narrateur est tenu d’intervenir pour soutenir la construction, suppléer aux carences de structures affaiblies par les déséquilibres induits dans les masses de l’édifice. Le narrateur omniscient, transparent, attendra encore un peu51. Pour expliquer à son public et s’expliquer devant lui, Balzac doit se montrer dans son texte. Le feuilleton, finalement, a rendu à La Comédie humaine cet auteur que l’Avant-Propos tenait à distance en en sublimant la figure.
Notes de bas de page
1 René Guise, « Balzac et le roman-feuilleton », L’Année balzacienne 1964. Trois nouvelles études se sont récemment ajoutées à la bibliographie de la question. Dans la revue canadienne Littératures no 6, Montréal, Publications de l’Université Mac Gill, 1991, l’article d’Isabelle Daunais, « Le roman-feuilleton (1836-1842) : l’enjeu d’un pouvoir », p. 5-20. Dans Mesure(s) du livre, colloque des 25-26 mai 1989, textes réunis et présentés par Alain Vaillant, Publications de la Bibliothèque nationale, 1992, deux articles : de Stéphane Vachon, « Balzac en feuilletons et en livres : quantification d’une production romanesque », voir notamment p. 262-266 ainsi que la liste des feuilletons, p. 285-287 ; et de nous-même, « Les livres de compte du feuilleton (1836-1846) », p. 125-137.
2 Théodore Muret écrit le 28 juillet 1844 dans Le Temps qu’« à la Bourse où se cote la littérature marchande [...], le Frédéric Soulié [est] calme, l’Alexandre Dumas (et compagnie) [est] lourd, le Balzac sans demandes. » Au-delà de cette boutade, les preuves ne manquent pas sur le ralentissement des publications balzaciennes en feuilletons cette année-là. Voir à ce sujet l’article de René Guise cité.
3 Célèbre formule de Balzac dans la Préface de la 1re édition du Lys dans la vallée en 1836.
4 Parlant de lui à la première personne, Balzac déclare en 1839 dans la préface à Une fille d’Ève : « Peut-être, de romancier, passera-t-il historien à quelqu’unes de ces promotions que l’opinion publique fait de temps en temps. Mais cet insigne honneur se retardera nécessairement jusqu’à ce qu’on ait eu l’intelligence de cette longue œuvre. »
5 Les Mystères de Paris parut dans le Journal des débats du 15 juin au 13 juillet du 6 au 30 septembre, du 1er novembre au 29 décembre 1842, puis du 1er au 17 février, du 16 au 31 mars, du 10 mai au 24 juin, du 27 juillet au 2 septembre et du 5 au 15 octobre 1843. Durant la même période, Balzac publia en feuilletons Le Danger des mystifications [Un début dans la vie] (La Législature, 26 juillet-4 septembre 1842), Un ménage de garçon en province [2e partie de la Rabouilleuse] (La Presse, 27 octobre-19 novembre 1842), Honorine (La Presse, 17-29 mars 1843), Dinah Piédefer [La Muse du département] (Le Messager, 20 mars-29 avril 1843), Esther ou les amours d’un vieux banquier [réimpression corrigée de La Torpille] (Le Parisien, 21-30 mai 1843) suivie de la fin de la lre partie et du début de la 2e partie de l’actuel Splendeurs et misères des courtisanes (L’État, 31 mai-ler juillet 1843), David Séchard ou les souffrances de l’inventeur [troisième et dernière partie d’Illusions perdues] (L’État, 9-19 juin 1843 puis Le Parisien-L’État, 27 en deux temps, juillet-14 août 1843). J’exclus de cette liste les fragments de Madame de la Chanterie publiés en revue pour ne conserver que les textes correspondant strictement à la définition du roman-feuilleton : roman publié en livraisons dans un quotidien.
6 Nicole Billot, « Balzac vu par la critique, 1839-1840 », AB 1983.
7 Cité par Nicole Billot, AB 1983, p. 265.
8 Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », Revue des deux mondes, 1er septembre 1839, t. 19, 4e série, p. 674-691. Balzac : « Au rédacteur en chef de La Presse », 18 août 1839. Une polémique s’engage à partir de l’article de Sainte-Beuve qui connaît un large écho : voir par exemple l’article de Philarète Chasles, « De la critique actuelle et de la stagnation littéraire dans ces derniers temps », Journal des débats, 12 septembre 1839. Sur ce moment et plus généralement sur la réception critique du roman et du roman-feuilleton, on se reportera à Marguerite Iknayan, The Idea of the Novel in France : the critical reaction, 1815-1848, Genève/Paris, Droz/Minard, 1961.
9 Par exemple, « M. de Balzac », article anonyme de La Quotidienne, 20 juillet 1843, ou Jules Janin, Journal des débats, 20 février 1843.
10 Gaschon de Molènes, « Simples essais d’histoire littéraire, II. La seconde famille des romanciers, I. M. de Balzac », Revue des deux mondes, 1er novembre 1842.
11 Alfred Nettement, Études critiques sur le feuilleton-roman, Lagny frères, 2 t., 1847. Ces ouvrages reprennent des articles publiés précédemment dans La Gazette de France.
12 Frédéric de Langevenais, « Les derniers romans de M. de Balzac et de M. Frédéric Soulié », Revue des deux mondes, 1er décembre 1843.
13 Curieux schizophrénisme de la critique qui, au moment même où elle délaissait avec les structuralismes, la question de la valeur du texte, n’en était pas moins soumise aux représentations dominantes de la littérature clivée entre le succès et le bien écrire. Essayer de surprendre, bien cachés dans cet immense assemblage de romans, des bribes de romanesque parasite et suspect, de style bas chez un grand écrivain, du para-, de l’infra-, voire du sous-littéraire chez un auteur reconnu, voilà qui pouvait paraître inconvenant.
14 Claude Duchet, Jacques Neefs [éd.], Balzac, l’invention du roman, Belfond, 1981.
15 Préface de Splendeurs et misères des courtisanes. Esther, de Potter, 3 vol. in-8°, août 1844 (daté de 1845).
16 Balzac fait ici allusion aux différents types d’abonnement en vigueur. Il existait trois zones à tarifs progressifs, Paris-Seine, départements, étranger et on pouvait s’abonner pour trois, six mois ou un an. Avant chaque renouvellement, on tentait les abonnés par la promesse d’un nouveau feuilleton ou de la reprise d’un feuilleton à succès. Au moment de la publication du Cousin Pons, les tarifs d’abonnements du Constitutionnel étaient les suivants :
Paris | Départements | Étranger | |
trimestre | 13 F | 15 F | 20 F |
semestre | 26 F | 30 F | 40 F |
année | 52 F | 60 F | 80 F |
17 La mesure du succès d’un feuilleton est chose malaisée ; en l’absence d’un courrier des lecteurs nourri, on hésite un peu sur les critères à retenir : les comptes rendus critiques n’interviennent en général que lors de la publication en volumes. Seule donc la longueur du texte est véritablement indicative de la qualité de sa réception ; un feuilleton qui ne plait pas est vite condamné et s’interrompt promptement. Sur la réception critique des Parents pauvres, voir André Lorant, Les Parents pauvres d’Honoré de Balzac, La Cousine Bette-Le Cousin Pons, étude historique et critique, Genève, Droz, 1967.
18 Le 25 janvier 1847, Eugène Mauron présente dans la Revue indépendante les dernières productions de Balzac en ces termes : « On connaît M. de Balzac, [...] on sait la fermeté, on pourrait même dire l’entêtement qu’il met à ne pas modifier sa première manière ; [...] ce n’est pas lui qui a changé de système ou qui a fait des concessions ». Autour de cette date, on constate une réorientation de la critique qui fait de Balzac l’incarnation de la résistance au feuilleton après avoir dénoncé son allégeance au genre. Voir par exemple, la dédicace de Champfleury à Balzac en tête de Feu Miette (BF, décembre 1847) et l’article d’Hippolyte Babou : « Petites lettres à M. de Balzac », Revue nouvelle, XIII, 1er février 1847. Le symptôme évident de ce retour en faveur est la reproduction par Le Constitutionnel, en 22 suppléments entre le 1er avril et le 31 octobre 1847 d’Œuvres de M. de Balzac dans sa Bibliothèque choisie, c’est-à-dire en suppléments détachables. Peu après, c’est au tour du Siècle d’offrir aux lecteurs de son Musée littéraire une réimpression de César Birotteau (du 4 au 23 mars 1847). Ces deux opérations coïncident avec la publication du Cousin Pons dans Le Constitutionnel du 18 mars au 10 mai 1847 et du Député d’Arcis dans L’Union monarchique du 7 avril au 10 mai 1847. C’est l’époque où les quotidiens à succès que sont Le Constitutionnel et Le Siècle se font éditeurs. Matériellement le roman-feuilleton se rapproche du livre tandis que le livre, de plus en plus se débite en livraisons : son prix ainsi fractionné, il devient accessible à un plus grand nombre de lecteurs.
19 La Femme supérieure, La Maison Nucingen, La Torpille, Werdet, 2 vol. in-8°, octobre 1838.
20 M.-J. Durry, La Vieillesse de Chateaubriand, Paris, Le Divan, 1933. Voir t. I, p. 355-377, t. II, p. 241-152, sur l’affaire de la publication des Mémoires d’outre-tombe dans La Presse.
21 Lettres à Madame Hanska. Textes édités par Roger Pierrot, « Bouquins », Laffont, 2 vol. , désormais abrégé en LH B.
22 Lettre du 31 mai 1843 pendant la rédaction de Splendeurs et misères des courtisanes. Entre 1841 et 1845, on trouve la mention de Sue et de ses oeuvres les 31 mai et 5 décembre 1843, 14 janvier, 6, 11, 14, 19 février, 7 et 8 avril, 16 juillet, 11 août, 17 et 20 septembre, 8 et 11 novembre, 28 décembre 1844, 15 février 1845. Même en tenant compte des irrégularités de la correspondance beaucoup plus dense en 1844, c’est l’évidence cette année-là, qui correspond au plus fort de la vogue de Sue, que Balzac s’y réfère le plus souvent.
23 Jean-Louis Bory, Tout feu, tout flamme (Premiers éléments pour une esthétique du roman-feuilleton. Eugène Sue-Balzac), Juillard, 1966.
24 Lettre du 17 septembre 1844, LH B I, p. 910-911.
25 Définition de « chef-d’œuvre » dans Napoléon Landais, Dictionnaire général et grammatical des dictionnaires français, Didier, 5e éd., 1840.
26 Gustave Planche, « Poètes et romanciers de la France. LII, M. Jules Sandeau », Revue des deux mondes, 15 décembre 1846, p. 1107. Si le roman est indéfinissable, le critique est alors en droit de ne pas lire celui dont il doit rendre compte et même en droit de s’en vanter. Voir l’exemple ci-dessous mais le chose et l’aveu sont loin d’être rares. « M. de Balzac a publié dans La Presse une suite de feuilletons sous le titre de Mémoires de deux jeunes mariées. Nous n’en ferons pas l’analyse pour la bonne raison que nous n’ayons pas pris la peine de les lire ; et, l’eussions-nous fait, nous ne passerions pas notre temps à un pareil travail. Mais on nous a mis sous les yeux le dernier chapitre de ces mémoires ». L’Espérance, journal royaliste de Nancy cité dans La Gazette de France du 5 février 1842.
27 Voir La Quotidienne, 3 décembre 1841, 17 juillet 1842, 15 octobre 1842, 28 juillet 1844, etc.
28 Nettement, op. cit., t. II, p. 231-330.
29 Défendre le feuilleton n’était pas tâche facile. Témoin, l’article réticent que signe Cuvellier-Fleury dans le Journal des débats, le 14 juin 1842, à la veille de la publication des Mystères de Paris. Il y rend compte du dernier ouvrage du nouvel auteur maison : Le Morne-au-diable ou l’aventurier. Bel exercice rhétorique sur un thème qu’il semble avoir quelque mal à traiter, le roman-feuilleton que, dit-il « il faut bien appeler par son nom » ( !). Pour justifier la présence de Sue dans les colonnes de son journal, il construit tout un raisonnement : selon lui, le besoin en romanesque du public est lié à son absence dans la société du temps (conclusion implicite : on ne peut donc aller contre une fatalité historico-politique). Il reconnaît qu’Eugène Sue est un « romancier improvisateur » mais rappelle que Mathilde était terminé avant sa publication (il se garde bien de dire qu’il n’en est pas le même pour Les Mystères de Paris). Enfin, il élargit le débat en soulignant que le roman de moeurs, le seul grand roman, n’exclut pas nécessairement les aventures et cite Manon Lescaut, grande référence obligée dès qu’on parle roman. Ainsi, il rattache ou tente de rattacher le feuilleton à la tradition des romans classiques consacrés.
30 On trouve la formule « roman feuilleton » dès mars 1839 dans un article du Temps signé J.S. qui est un compte rendu de L’Homme et l’argent, roman nouveau, par M.E. Souvestre. Je n’ai pas pour ma part trouvé de mention antérieure du mot, ce qui naturellement ne prouve rien. La recherche de la première occurrence est ouverte.
31 Mathilde, mémoires d’une jeune femme parut dans La Presse du 22 décembre 1840 au 19 janvier 1841, du 26 mars au 16 avril 1841, du 10 au 24 mai 1841, du 24 juillet au 5 août et du 30 août au 26 septembre 1841.
32 Voir Yvonne Knibiehler, Roger Ripoll, « Les premiers pas du feuilleton », Europe, numéro « Le Roman-feuilleton », juin 1974, p. 7-19...
33 George Sand lui aurait donné raison, elle qui écrivait dans la préface de Jeanne, écrite en 1852, dans l’édition de ses Œuvres complètes (Hetzel, 9 vol. , 1851-1856) : « C’était en 1844 [...] Dumas et Eugène Sue possédaient dès lors, au plus haut point, l’art de finir un chapitre sur une péripétie intéressante, qui devait tenir sans cesse le lecteur en haleine, dans l’attente de la curiosité et de l’inquiétude. Tel n’était pas le talent de Balzac, tel est encore moins le mien. ». N’y aurait-il pas quelque snobisme rétrospectif dans ce jugement de Sand, car les fins de livraisons du Meunier d’Angihault, par exemple, témoignent du contraire. Il est vrai que Sand reproche au directeur de La Réforme, où elle publiait son interventionisme et les transformations qu’il avait apportées de sa propre initiative à son manuscrit. Corr. de Sand, édition procurée par M. Lubin, t. V, p. 5. Preuve supplémentaire du rôle des journaux dans les découpages de feuilleton. Voir à ce sujet l’article de F. Van Rossum-Guyon, « Le manuscrit du Meunier d’Angibault. Découpages et réécritures », Écritures du romantisme II, (B. Didier, J. Neefs [éd.]), PUV, 1989, p. 89-113.
34 Voir dans la Correspondance. Textes réunis, classés et annotés par Roger Pierrot, Garnier, 1960-1969, 5 volumes abrégés désormais en Corr. On trouve divers types de contrats et modes de paiement : le traité avec Dutacq gérant du Siècle du 29 janvier 1839 prévoit pour Béatrix ou les Amours forcés et Les Mémoires d’une jeune mariée, un prix de 200 francs par neuf colonnes de quarante lignes (Corr. III, p. 546), celui d’Ursule Mirouët signé avec Le Messager, le 21 juin 1840 ne dit mot des coupures et fixe un prix de 75 centimes la ligne à concurrence de 4 500 francs (Corr. IV, p. 139-140) ; Le Siècle achète, le 29 septembre 1841, La Fausse Maîtresse au forfait, pour 1 000 francs (nulle mention des coupures, p. 731-732 et Corr. V, p. 60) du 27 novembre 1845, p. 158 du 13 octobre 1846, p. 184-185 du 21 janvier 1847.
35 La Vieille Fille est un exemple remarquable de ce point de vue, puisque, comme l’a montré Nicole Mozet, dès ce premier feuilleton, « le découpage loin d’être indifférent, a eu une influence décisive sur la structure même du roman ; non seulement, Balzac a travaillé par tranches de texte successives qui coïncident avec les différents articles, mais encore, pour que chaque article fasse à lui seul un ensemble cohérent, il a été amené à adopter une division par “scènes” qui s’inspire beaucoup de la technique théâtrale ». « Histoire du texte », PL IV, p. 1472. (À partir de maintenant, La Comédie humaine, nouvelle édition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1976-1981, 12 volumes, sera abrégée en PL) Force est donc de constater que, pour sa première tentative, Balzac avait cherché, et trouvé, une forme romanesque parfaitement adaptée à son nouveau support. Ce coup d’essai fut un coup de maître. On est alors quelque peu dubitatif sur cette incapacité prétendue à organiser sa matière romanesque en fonction des coupures.
36 Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale fut publié dans Le National à partir du 2 septembre 1842. Le passage mentionné appartient au paragraphe VII, « Jérôme Paturot feuilletoniste ».
37 On reconnaît le fonctionnement de ce que Roland Barthes nommait « code herméneutique » dans S/Z, « Tel quel », Seuil, 1970
38 L’expression est de Jacques Goimard, « Quelques structures formelles du roman populaire », Europe, numéro « Le Roman-feuilleton », juin 1974, p. 19-30.
39 Pierre Barbéris dans l’« Histoire du texte » de Un début dans la vie, PL I, p. 1446.
40 Il faudrait ici autre chose que la respectable étude des sources qui, même sous les couleurs ravivées de l’intertextualité, procède davantage d’une théologie esthétique que d’une analyse littéraire. Peutêtre une génétique intertextuelle qui serait attentive aux traitements des « lieux », comme aux mécanismes narratifs.
41 Sur les emprunts de Balzac à Sue, voir Jean Pommier, L’Invention et l’écriture dans La Torpille d’Honoré de Balzac, Droz-Minard, Genève-Paris, 1957, p. 53-54 et Splendeurs et misères des courtisanes, éd. Antoine Adam, « Classiques », Garnier 1958, Introduction p. XVI et sq. et André Lorant, op. cit., p. 324-361.
42 Amédée Achard, « M. H. de Balzac », L’Époque, 9 mai 1846.
43 Le cas de réécriture a priori le plus intéressant est celui de La Torpille, ouvrage publié en 1838 chez Werdet et réécrit à l’occasion de sa republication en feuilletons au début d’Esther ou les Amours d unvieux banquier dans Le Parisien, du 21 au 31 mai 1843 avant la partie inédite. Cas de figure aussi rare qu’attirant, car on peut observer là un éventuel travail d’adaptation au nouveau support. La date de parution accentue encore l’intérêt de l’expérience, Esther débutant quand s’achevaient Les Mystères. Nous ne possédons ni manuscrits, ni placards et pouvons donc confronter directement le texte de l’édition Werdet et celui du Parisien.
44 Ce fait a été signalé pour la première fois par René Guise, art. cité.
45 Le Député d’Arcis, « Scène de la vie politique », « Première partie L’Élection », L’Union monarchique, 7 avril-3 mai 1847.
46 Voir Patricia Kinder, « Balzac, La Gazette de France, et Les Paysans », AB 1973, p. 117-143.
47 Lise Quéffelec, « L’auteur en personne dans le roman populaire, Dumas, Sue », Tapis-franc, Revue du roman populaire 2, hiver 1989.
48 Gérard-Denis Farcy, « Les inégalités de la couture chez Balzac », Poétique no 76, novembre 1988, p. 463-473.
49 Il s’agit dans tous les cas de fins de livraison.
50 Isabelle Tournier, « Titrer et interpréter » dans Balzac : Illusions perdues, « L’œuvre capitale dans l’œuvre », études réunies par Françoise Van Rossum-Guyon, Groningen, CRIN 18, 1988.
51 Pour la confrontation avec d’autres stratégies narratives envisagées par Balzac dans cette dernière décennie, qui vont à l’inverse vers un effacement « flaubertien » de l’auteur, voir ci-dessous l’article de Joëlle Mertès-Gleize. Cependant une manière d’en dire trop n’est-elle pas déjà une sorte d’esquive bruyante mais plus assurée d’une visibilité et donc d’une efficacité immédiate auprès d’un lectorat en pleine problématisation ?
Auteur
Université Paris XIII-Villetaneuse
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