Les Chimères et les autres chimères : la poésie de Nerval et ses répercussions1
p. 189-200
Texte intégral
1Mettre au jour, afin de mieux apprécier ce « mérite de l’expression » qu’il voulait qu’on lui reconnût, les répercussions de la poésie de Nerval sur la littérature française, confronter, afin de mesurer leur richesse créative, ses images de prédilection et leurs réinventions ultérieures : tel sera l’objectif que je poursuivrai dans le cadre limité de mon exposé.
2Pour illustrer notre sujet, prenons comme exemple le cas très connu du soleil noir, image emblématique des Chimères, qui réapparaît, à chaque fois investie d’une signification différente, chez Hugo, Baudelaire, Rimbaud, les Goncourt, mais aussi Proust, Julien Green, Camus, Julien Gracq, et bien d’autres écrivains contemporains.
3Dans un texte de Nerval publié pour la première fois en 1846, l’image du soleil noir apparaît déjà liée au mot mélancolie et au nom d’un peintre allemand, Albrecht Dürer.
Le soleil noir de la mélancolie, qui verse des rayons obscurs sur le front de l’ange rêveur d’Albert Dürer, se lève aussi parfois aux plaines lumineuses du Nil, comme sur les bords du Rhin, dans un froid paysage d’Allemagne2.
4Son ami de jeunesse, Théophile Gautier, a publié en 1834, vingt ans avant Les Chimères, un poème intitulé justement « melancholia », en hommage au peintre allemand, dans lequel il décrit les détails de la célèbre gravure, et où on découvre l’origine de l’expression soleil noir :
Dans le fond du tableau, sur l’horizon sans borne,
Le vieux père Océan lève sa face morne
Et dans le bleu cristal de son profond miroir
Réfléchit les rayons d’un grand soleil noir3.
5Nous savons aujourd’hui qu’au fond du tableau se dessine non pas « un grand soleil noir », mais une comète, tenue autrefois pour un présage de malheurs collectifs, mais considérée sans doute par le peintre comme le symbole du savoir humain dans le domaine de l’astronomie. Malgré ce malentendu, volontaire ou involontaire, il est admis que la trouvaille de cette expression poétique revient à Théophile Gautier.
6Gérard la reprend dans son texte pré-original de Voyage en Orient, pour décrire dans le contraste de deux paysages antipodes, le Nord ténébreux et le Sud lumineux, un état d’âme commun, placé sous le signe de la mélancolie. Lors de la publication de l’article en 1846, cet emprunt pouvait être considéré comme une salutation amicale envoyée d’un pays lointain et comme une marque de reconnaissance entre deux poètes appartenant à la même coterie romantique. De cette citation naîtront plus tard les vers des Chimères :
Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie4.
7René Jasinski note dans ses commentaires des Poésies complètes de Gautier que « l’on sait quelle sera la fortune du soleil noir de la mélancolie avec G. de Nerval5 ». Nous allons suivre de nouveau le cours de la fortune qu’a connue cette image, identifiée comme nervalienne, dans les lettres françaises.
8Un des premiers lecteurs reproducteurs des Chimères a certainement été Victor Hugo, qui a réutilisé cette image, bien entendu à sa façon propre, en l’amplifiant merveilleusement dans un poème célèbre des Contemplations, intitulé « Ce que dit la bouche d’ombre », publié dans le recueil en 1856, mais écrit, d’après la note de l’auteur, « le treize octobre 1854 », quelques mois après la publication des Chimères insérées à la fin du volume des Filles du feu.
Dans ce gouffre sans bord, sans soupirail, sans mur,
De tout ce qui vécut pleut sans cesse la cendre ;
Et l’on voit tout au fond, quand l’œil ose y descendre,
Au-delà de la vie, et du souffle et du bruit,
Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit6 !
9Dans ce poème de la pensée mystique et cosmogonique de Victor Hugo, on retrouve par ailleurs plusieurs vers inspirés du Christ aux Oliviers et des Vers dorés de Nerval, de sorte que le soleil noir n’est plus celui de la Mélancolie, transformé en une sorte de trou noir astronomique qui, comme « une orbite vaste, noire et sans fond », irradie les ténèbres dans tout l’univers. Comme l’a remarqué déjà Claude Pichois, l’image de soleil noir se fond ainsi dans celle de l’orbite caverneuse de Jean-Paul7.
10Le soleil noir de Victor Hugo ne représente plus l’état d’âme mélancolique des jeunes romantiques, mais symbolise la « bouche d’ombre » elle-même, qui fait apparaître du fond des ténèbres toutes les âmes condamnées à suivre le cercle éternel des métamorphoses.
11Et plus tard, Hugo réutilise encore une fois cette image dans un autre poème intitulé « Voix basses dans les ténèbres », qui appartient à la série complémentaire à La Légende des Siècles publiée en 1883 ; l’image, devenue cette fois de manière paradoxale « une bonne nouvelle », annonce la résurrection d’un monde à l’agonie.
À travers les barreaux de notre cabanon,
Frères, nous vous crions une bonne nouvelle :
L’orbe du soleil noir revient, et se révèle
Par un blêmissement farouche et triomphant8 ;
12Baudelaire, de son côté, reprend l’image dans un de ses petits poèmes en prose de 1863 intitulé « Le Désir de peindre ». Il décrit l’apparition fugitive d’une femme qui semble aperçue en rêve.
Je la comparerais à un soleil noir, si l’on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le bonheur9.
13Ainsi, le poète compare l’apparition d’une femme au soleil noir et, dans la suite, à la lune sinistre et enivrante qui lui inspire « le désir de mourir lentement ». Ivresse du bonheur et face sinistre de la mort, les deux idées antagonistes sont fondues en une seule image, celle du soleil noir, devenue de ce fait un oxymoron baudelairien.
14Ce passage nous évoque cependant la traduction française d’un poème de Henri Heine par Nerval, publiée en 1848, sous le titre de « Le Naufrage » dans le recueil La Mer du Nord10.
Il est dans le Nord une femme belle, royalement belle [...] et dans son doux et pâle visage, grand et puissant, rayonne son œil, semblable à un soleil noir. Noir soleil, combien de fois tu m’as versé les flammes dévorantes de l’enthousiasme, et combien de fois ne suis-je pas resté chancelant sous l’ivresse de cette boisson11 !
15L’œil de la femme, qui enchante le poète et l’attire au naufrage telle Calypso ou Circé, est comparé au soleil noir, qui verse à la fois ivresse et désespoir ; l’image s’avère, ici aussi, oxymoronique. D’après la note de Claude Pichois, « le soleil noir » est une traduction directe de l’orignal allemand schwarze Sonne12. Je me pose justement la question, sans pouvoir y répondre, de l’origine de cette expression allemande : est-ce un échange mutuel d’idée entre les deux poètes ?
16Le cas de Rimbaud est unique à sa façon. On retrouve la même image dans un poème, daté d’octobre 1870, raillant « l’éclatante victoire de Sarrebruck » du 2 août 1870, qui n’était éclatante que dans l’esprit de l’Empereur. Le poète livre aux lecteurs une description inspirée par une gravure richement colorée de l’époque, image d’Épinal bon marché, intitulée la « Prise de Saarbruck ».
Un schako surgit, comme un soleil noir... – Au centre,
Boquillon rouge et bleu, très naïf, sur son ventre
Se dresse, et, – présentant ses derrières – : « De quoi ?...13 »
17On entend le grand rire sarcastique de Rimbaud, et cependant la signification de la comparaison n’est pas tout à fait évidente. Est-elle une simple allusion à la coiffure militaire du prince impérial, figurée dans la gravure ? Ou bien est-elle une parodie des poses mélancoliques des romantiques, voire une raillerie de la pensée mystique hugolienne ?
18Je renonce à l’énumération sans fin des reprises de cette image dans la littérature contemporaine pour ne citer qu’un dernier exemple, tiré de la prose de Proust, publiée en novembre 1913.
C’était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les occupations, à toutes les heures, à tous les points de vue de la ville, leur figure, leur couronnement, leur consécration. De ma chambre, je ne pouvais m’apercevoir que sa base qui avait été recouverte d’ardoises ; mais quand, le dimanche, je les voyais, par une chaude matinée d’été, flamboyer comme un soleil noir, je me disais : « Mon Dieu ! neuf heures ! » [...] je savais exactement la couleur qu’avait le soleil sur la place, la chaleur et la poussière du marché, l’ombre que faisait le store du magasain [...]14.
19Nous savons que Proust aimait beaucoup Nerval, et cette comparaison « flamboyer comme un soleil noir » se souvient de l’image nervalienne, non pas celle des Chimères, mais celle du passage de Voyage en Orient que nous avons cité tout au début.
20L’emploi du soleil noir par Proust a avant tout une nuance impressionniste et sensuelle, proustienne si j’ose dire, privée de la moindre allusion à la mélancolie romantique et à la pensée mystique de Jean-Paul.
21Nous avons retracé, d’un texte, d’une époque à l’autre, les transpositions de l’image du soleil noir, que chaque auteur recrée selon sa prédilection, la parant d’un nouveau coloris et d’une nouvelle signification, en en faisant du même coup le reflet de l’esprit d’une époque.
22Si nous revenons encore une fois aux textes de Nerval, nous comprenons bien que l’image du soleil noir est avant tout le symbole du sentiment mélancolique propre aux jeunes romantiques. Si l’on sent les accents de Gautier dans le passage de Voyage en Orient, dans sa dernière œuvre, Aurélia, on remarque un coloris mystique à la manière de Jean-Paul et surtout une pensée cosmogonique, inspirée de l’Apocalypse de saint Jean.
Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis : « La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil1515 ?
23Le passage de l’Apocalypse dit quant à lui : « Le soleil devint noir comme un sac de poil, la lune devint comme du sang » (VI, 12. trad. Sacy, 1700).
24L’image du soleil noir d’El Desdichado relance le balancement entre les deux tons ; l’un mélancolique et romantique, l’autre apocalyptique.
*
25Nous allons passer au deuxième et dernier cas, à une autre série d’images poétiques des Chimères.
26La proximité des images n’est pas nécessairement la marque d’une influence immédiate. Le cas de Théodore de Banville (1823-1891) reste énigmatique.
C’était le cri plaintif des muses d’autrefois,
Exhalé, frémissant d’une douleur amère,
Sur la lyre d’Orphée et la lyre d’Homère16 !
27Pour nous nervaliens, ces vers sont l’écho lointain des Chimères :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.
28Pourtant les vers de Banville sont mis au jour dans La Voie lactée dès son premier recueil Les Cariatides, publié en 1842. Il avait dix-neuf ans et Les Chimères, dont certains sonnets étaient encore à l’état de manuscrit inédit, ne viendraient que douze ans plus tard. Et d’ailleurs le sonnet El Desdichado sous sa forme définitive ne sera créé qu’en 1853. Dans quelle mesure le jeune Banville aurait pu lire les sonnets manuscrits de Nerval ?
29Chronologiquement, il faudrait inverser la perspective. C’est Nerval qui devrait s’inspirer d’un poète plus jeune que lui de quinze ans. Mais rien n’indique un échange ou une influence mutuelle, et le nom de Banville n’apparaît jamais dans les textes de Nerval, y compris les articles de journaux et la correspondance.
30Mais ils avaient des amis communs, et une rencontre était donc possible. En septembre 1846, lors de la représentation de la pantomime de Champfleury au théâtre des Funambules, dont Nerval fera le compte rendu dans La Presse (le 28 septembre 1846), un autre critique, Auguste Vitu, dans son article de L’Écho (le 27 septembre 1846), indique la présence de plusieurs écrivains17 :
« Il y avait épars dans les loges, aux galeries, dans l’orchestre, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Théodore de Banville, Henri Murger, Baudelaire-Dufays, Privat d’Anglemont, Pierre Dupont, et Préault le sculpteur [...]18.
31Sans disposer d’autres indices que celui-ci, il est prudent de ne pas s’appesantir sur cette rencontre virtuelle. La découverte de textes de Banville sur un échange direct entre les deux poètes pourrait changer tout cela dans l’avenir. Pour le moment, nous considérons que la proximité de leurs vers s’explique par une source d’inspiration commune : l’image, assez vague, de « la lyre d’Orphée », la notion d’un chant orphique, laquelle, née ou renée vers la fin du XVIIIe siècle, refleurit dans la première moitié du XIXe siècle, et apparaît soudain dans la poésie du jeune poète en 184219.
32En fait La Voie lactée est un hymne à Orphée et aux poètes qui lui succèdent, d’Homère jusqu’à Hugo en passant par Molière et Shakespeare. Le jeune poète retardataire et admirateur des romantiques des années 1830 retrace dans ses mille quatre-vingt-douze vers le mythe d’Orphée et l’histoire de la tradition orphique. Outre les vers cités, nous y retrouvons quelques expressions qui nous évoquent la poésie des Chimères.
(La Voie lactée, vers 49-51)
La colombe des cieux laissait tomber sa plume
Sur le flot irrité du torrent blanc d’écume ;
Les aigles oubliaient de prendre leur essor ;
33Ces vers évoquent le sonnet À Mme Aguado, tous les deux imitant quelque peu le pantoum malais, source d’inspiration commune :
Car je suis le vautour volant sur Patani,
Et de blancs papillons la mer est inondée20.
(La Voie lactée, vers 781-783)
Là, des ruisseaux d’argent, dans des pays quelconques,
Versent leurs diamants aux marbres de leurs conques,
Des arabesques d’or se brodent sur les cieux ;
34Ceci rappelle le début magnifique du sonnet À Mme Aguado, dont l’expression poétique “d’arabesques brodée” est relativement rare (quelle coïncidence !) :
Colonne de saphir, d’arabesques brodée,
Reparais ! les ramiers s’envolent de leur nid,
(La Voie lactée, vers 78-80)
Aux blancheurs de la nue, arbre aimé de Cybèle
Depuis que son écorce emprisonna la chair
Du bel Attis, et prit l’enfant qui lui fut cher ;
35Les noms de Cybèle et Attis apparaissent dans le cinquième sonnet du Christ aux Oliviers (même prédilection mythique) :
Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime21 !
(La Voie lactée, vers 255-258)
Jusqu’à ce que le ciel, en essuyant ses pleurs,
Déroule avec Iris l’écharpe aux sept couleurs,
Et que l’onde calmée où ce rayon s’argente
Couvre son dos uni d’une moire changeante.
36Dans le sonnet À Louise d’Or Reine, qui correspond à « Horus » dans les Chimères :
La mer nous renvoyait son image adorée
Et les cieux rayonnaient sous l’écharpe d’Iris22 !
(La Voie lactée, vers 445-446)
Suivre des yeux Pallas, guerrière vengeresse,
Dormir près de Circé la brune enchanteresse,
37Dans le sonnet Myrtho, où figure le terme « enchanteresse », relativement rare dans la poésie française :
Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse,
(La Voie lactée, vers 766-768)
La pauvre âme qui pleure au pied du sycomore !
Quand on connaît vos sœurs, ces anges gracieux,
Évoqués une nuit de l’enfer ou des cieux,
38Dans le sonnet À J-y Colonna :
La connais-tu, Daphné, cette vieille romance
Au pied du sycomore... ou sous les mûriers blancs,
39et dans le sonnet Delfica :
La connais-tu, DAFNÉ, cette ancienne romance,
Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs23,
(La Voie lactée, vers 841-844)
Que ce rêve, où parfois la rose Fantaisie
Près du chêne Saxon jette les fleurs d’Asie.
C’est un monde limpide où dorment en riant
Les mystères du Nord aux clartés d’Orient,
40Dans le sonnet Myrtho :
À ton front inondé des clartés d’Orient,
41Et dans le sonnet À J-y Colonna où les deux plantes d’origine différente se croisent, image symbolique d’union entre le nord et le sud, l’occident et l’orient :
Le pâle hortensia s’unit au laurier vert24.
42Quant à l’expression « la lyre d’Orphée », lorsqu’on en recherche les occurrences dans les données textuelles Frantext25, on les trouve dans les textes suivants, datant pour la plupart de la fin du XVIIIe siècle : le Voyage du jeune Anacharsis de l’abbé Barthélemy (1788), le Prologue de l’Elégie d’André Chénier (1794), l’Abrégé de l’origine de tous les cultes de Charles Dupuis (1796), le Génie du Christianisme de Chateaubriand (1803), Des Constitutions politiques et des autres institutions humaines de Joseph de Maistre (1810). De cette énumération de livres et d’auteurs on pourrait déduire une certaine prédilection de l’époque pour les antiquités grecque et latine. Ce sont certainement ces livres et ces auteurs qui ont relevé la tradition orphique et ont préparé la renaissance du culte de l’Antiquité, qui refleuriront tous deux dans la poésie française au milieu du XIXe siècle. Et dans la liste des occurrences, Les Cariatides de Banville et Les Chimères de Nerval sont, curieusement et de manière significative, citées côte à côte.
43Nous savons bien que le mythe d’Orphée était aussi un sujet clé pour Nerval, qui a structuré le récit d’Aurélia autour de la descente aux enfers. Présent dans le Voyage en Orient dans le passage des mystères isiaques, il est repris dans le récit d’Isis des Filles du feu. L’origine de son intérêt personnel pour ce mythe remonte à la traduction du Faust de Goethe, qui l’a fortement marqué dès le début de sa carrière littéraire, et l’obsède jusqu’à la fin de sa vie.
44La ressemblance d’expression, frappante entre Banville et Nerval, nous laisse penser – trop facilement – que La Voie lactée était l’une des sources d’inspiration des Chimères. Cependant aucune preuve concluante n’a été apportée. En particulier, si l’on pense que les sonnets du manuscrit Dumesnil de Gramont ont été déjà écrits en 1841, un an avant la publication des Cariatides, et qu’ils auraient pu être envoyés, comme Nerval l’a prétendu, à quelques-uns de ses amis ou des dames auxquels ils sont dédiés, on ne peut pas entièrement nier la possibilité qu’ils aient été lus par Banville grâce à des amis communs. Nous préférons donc ne pas nous avancer en concluant pour le moment que les traits d’expression communs aux deux poètes sont liés à la revitalisation d’une certaine tradition orphique. Dans l’étude de cet échange intertextuel, plutôt inconscient que conscient et marqué par l’esprit du temps, de nombreuses découvertes restent à faire.
*
45Je voudrais bien arrêter ici mon exposé en vous laissant rêver librement aux deux cas que je viens de citer, mais je me sens obligé d’ajouter en guise de conclusion quelques remarques.
46En ce qui concerne le premier cas, on pourrait parler d’interprétation musicale, de variations sur un thème des Chimères exécutées par différents poètes comme Hugo, Baudelaire ou Proust – et je pourrais en énumérer sans fin pour d’autres images poétiques, comme le ténébreux, l’étoile morte, ou un œil naissant dans la pierre, etc.
47Aujourd’hui, on appellerait sans doute cela réécriture ou reproduction, comme on l’a appelé autrefois imitation ou plagiat. Mais ce que j’ai voulu montrer, c’est tout simplement une certaine manière de goûter le plaisir du texte, en écoutant tout au loin, comme un écho, des variations sur un thème interprété différemment par chacun des poètes musiciens.
48Ce qui est devenu clair au moins à partir des interprétations du thème du soleil noir par les poètes et écrivains postérieurs, qui ont suivi chacun selon son goût la trace de Nerval, c’est qu’il n’y a aucun coloris alchimique ou astrologique, pas d’allusion aux cartes de tarot ; il s’agit là d’une invention arbitraire des chercheurs nervaliens qui nous a égarés en nous menant sur une fausse piste il y a vingt ou trente ans. Mais c’était aussi sous l’influence de l’esprit de l’époque, très inspiré par le surréalisme.
49Quant au second cas, celui des vers de Banville, je les ai rencontrés comme par hasard, en cherchant le lexique des Chimères dans Frantext, dont le nombre de textes contenus atteint aujourd’hui plus de trois mille sept cents. Chaque fois que j’y cherche une certaine expression nervalienne, le nom de Banville est apparu à côté et a attiré mon attention vers cette curieuse coïncidence, dont j’ai cité tout à l’heure quelques exemples frappants.
50Cependant, je dois vous signaler aussi la limite de cette recherche qui vient fondamentalement de la limite des données textuelles elle-même. Dans ce type de données, les textes traduits de la littérature étrangère sont sous-estimés sinon méprisés, de sorte qu’ils y sont rarement contenus. Or nous savons bien que les nouvelles expressions poétiques viennent fréquemment de la traduction d’une autre langue. Je suppose donc que les sources communes aux deux poètes pourraient venir de quelques œuvres traduites de l’antiquité grecque ou latine, ou plutôt de l’allemand ; ceci n’est qu’une simple hypothèse à vérifier et je n’ai pas de preuve à apporter. Et de ce second cas aussi, on pourrait dire en termes musicaux que c’est un chant à deux voix, un hymne à Orphée chanté par les voix de Banville et de Nerval.
Notes de bas de page
1 Je voudrais préciser que « les autres chimères » du titre ne désignent pas le groupe des sonnets mentionnés dans le manuscrit Dumesnil de Gramont selon l’usage traditionnel des études nervaliennes, mais, dans une perspective plus vaste, l’ensemble des répercussions que la poésie des Chimères a eues sur les lettres françaises modernes.
2 Voyage en Orient (1851), Les Femmes du Caire, II. Les esclaves, I. Un lever de soleil, (publié pour la première fois dans la Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1846), Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, 1978, p. 132. (Les textes de Nerval cités de la même édition, ci-après O.C. t. I, II, III.)
3 Ce poème fut publié trois fois, d’abord partiellement dans le Journal des Gens du Monde du1er janvier 1834, puis complété dans la France littéraire de mars 1834, et les Annales romantiques de 1835. Poésies complètes de Théophile Gautier, publiées par René Jasinski, nouvelle édition revue et augmentée, tome II, Nizet, 1970, p. 88 (et les notes).
4 Gérard de Nerval, Les Filles du feu, D. Giraud, 1854, p. 329.
5 Op. cit., tome I, p. XLVIII.
6 Victor Hugo, Les Contemplations, texte établi et annoté par Léon Cellier, Classiques Garnier, Paris, 1969, p. 438, v. 182-186.
7 Claude Pichois, L’Image de Jean-Paul Richter dans les lettres françaises, José Corti, Paris, 1963, p. 283-290.
8 Victor Hugo, « Voix basses dans les ténèbres », La Légende des Siècles, texte établi et annoté par Jacques Truchet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 645.
9 Baudelaire, Le Spleen de Paris, XXXVI Le désir de peindre, OEuvres complètes, tome I, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 340 ; ce poème fut d’abord publié dans la Revue nationale et étrangère du 10 octobre 1863.
10 Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1848.
11 Poèmes et Légendes, OEuvres complètes de Henri Heine, CalmannLévy, sans date, p. 137-138.
12 Op. cit. p. 287, note 88.
13 Rimbaud, « L’éclatante victoire de Sarrebruck », Œuvres, édition de S. Bernard et A. Guyaux, Classiques Garnier, 1991, p. 79. Boquillon est un personnage tiré du journal satirique illustré, La Lanterne de Boquillon, « le doux ahuri, ici revêtu du costume militaire rouge et bleu » (note de l’éditeur).
14 Proust, A la recherche du temps perdu, tome I, Du côté de chez Swann, II. Combray, 1987, p. 64.
15 Nerval, O.C., t. III, 1993, p. 734.
16 Théodore de Banville, La Voie lactée dans Œuvres poétiques complètes, tome I, Les Cariatides (1842), Champion, 2000, p. 47, vers 892-894.
17 Nerval, O.C., t.I, p. 1070-1073.
18 Nerval, O.C., t.I, p. 1876.
19 Voir Brian Juden, Traditions orphiques et tendances mystiques dans le romantisme français (1800-1855), Klincksieck, 1971.
20 Nerval, O.C., t. I, p. 732.
21 Ibid., p. 738.
22 Ibid., p. 734.
23 Nerval, O.C., t. III. p. 647.
24 Nerval, O.C., t. I. p. 734.
25 Les données textuelles Frantext sont créées par l’ATILF (Analyse et traitement informatique de langue française) au CNRS.
Auteur
Université de Tokyo
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Ce que le poème dit du poème
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