Rousseau, moments interactifs
p. 177-188
Texte intégral
1J’évoque ici une série d’essais vidéo-interactifs ayant trait à Rousseau, et singulièrement aux écrits autobiographiques1, qui inscrivent une lecture de l’œuvre dans l’expérience de l’interactivité. Cette lecture, conduite sous l’angle du repérage des moments qui s’imposent comme tableaux, des indications que Rousseau donne à ses lecteurs, sur le modèle de celles données à ses illustrateurs, fait donc émerger pour nous une autre version de l’œuvre qui prendra corps dans nos moments interactifs. Ces images, destinées à rester littéraires et mentales, peut-être appellent-elles une réalisation qui leur conserverait la qualité d’être lues, et non simplement regardées, tout en versant dans une visualisation extrême, à mettre au compte de ce puissant désir d’images qui traverse l’écriture de Rousseau. Nous allons voir comment le moment interactif est ce par quoi la relation au texte, devenue relation performative à notre réalité contemporaine, s’inscrit dans un dispositif d’images dont la consultation donne à rejouer ces relations. Nous proposons de considérer la manière dont l’interactivité déplie le je du lecteur à l’intérieur même du je autobiographique et redouble le projet rousseauiste : « Il faudrait pour ce que j’ai à dire inventer un langage aussi nouveau que mon projet2. »
2Les potentialités esthétiques propres à l’interactivité sont au centre de ces réalisations expérimentales qui tentent de contribuer à l’émergence d’une écriture spécifique à ce médium, en s’articulant à des traditions tant littéraires que cinématographiques, ou encore au genre de l’installation. En ce sens, Rousseau a été choisi pour son adéquation à l’expérimentation d’un nouveau support ou d’un nouvel art qui tient à la fois du cinéma et du livre, du spectacle et de la lecture, ou encore de l’écart entre album et livre. L’interactivité est le biais par lequel le lecteur et spectateur entre en relation avec notre lecture de Rousseau. Elle peut se constituer en équivalent de la relation au monde que l’on repère chez Rousseau. Selon des modalités à la fois sensitives, linguistiques et logiques, l’œuvre de Rousseau est comprise comme celle d’une conscience de soi qui se construirait dans une relation aux choses, aux êtres et aux événements. Tout n’est vécu que pour être, par fragments, rejoué dans la mémoire. L’installation interactive est alors la matrice de la ressaisie, par le lecteur, d’une tentative de saisie et d’actualisation de la vérité de Rousseau dans ses lieux mêmes. Elle met en jeu les capacités des séquences d’images à se laisser conduire par un lecteur, et, simultanément, à obéir à la logique propre à une programmation. Ainsi peut-on produire une deuxième rêverie qui implique tout autant les images, les sons et les textes minutieusement produits dans leurs références à Rousseau que l’attitude du lecteur et spectateur. La forme de mise en scène, spécialement mise au point, est celle d’une manière de cinéma interactif apte à reconstituer les mouvements tout en restant constamment ouverte aux interventions du lecteur qui explore les mutations et les bifurcations d’un événement complexe mais fermé sur lui-même.
Le moment interactif
3Le dispositif de nos prises de vues se constitue selon deux modèles :
4Ce que l’image doit révéler dans un environnement disparate sera enregistré dans un mouvement de zoom avant et arrière. On fera ainsi les « monuments », des vues documentaires, désignant partout le nom Rousseau littéralement inscrit dans notre espace contemporain. Car le monument désigne, chez Rousseau, le témoignage qui nous reste des actions passées, ce qui garde le souvenir, ce sur quoi on peut s’appuyer pour guider sa mémoire, pour témoigner de la vérité, c’est-à-dire l’archive, le document : « J’écris absolument de mémoire, sans monumens, sans matériaux qui puissent me la [“cette époque de ma jeunesse”] rappeller3. » Ce que l’image doit mettre en scène, cadrer mais aussi suggérer hors champ, sera saisi dans un mouvement de panoramique. Ce seront les « suppléments », des manières d’estampes où la fiction s’avoue comme telle, de courts récits de l’expérience sensible d’un lieu et d’un événement reconstitués. Je reviendrai rapidement sur ce supplément rousseauiste. Le panoramique devient alors la façon de réfuter la tentation du panorama. Agir sur l’image ne saurait se confondre avec une immersion supposée ou tangible dans l’image. La place la plus légitime que nous puissions proposer au lecteur sans prétendre le faire entrer dans la chose représentée, une place qui nous appartient, se trouve dans la représentation interactive du dispositif de prises de vues lui-même.
5Nous avons trouvé qu’il était possible, une fois les photogrammes d’une séquence séparés et classés, de reconstruire une animation qui développe le mouvement de caméra dans la surface de l’écran de l’ordinateur. Le cadre de l’image vidéo et le cadre de l’écran de l’ordinateur sont dissociés. Le contenu d’une image enregistrée dans un mouvement panoramique ne se déplace pas par rapport à l’écran alors même que cette image est déplacée d’un bord à l’autre de l’écran. L’effet obtenu est comparable à celui que donnerait un projecteur cinématographique ou vidéo dont le faisceau balaierait l’écran selon les mouvements imprimés à la caméra lors de la prise de vues.
6Pour l’ensemble des séquences de Moments, nous avons placé la caméra vidéo sur une tête panoramique électrique d’une grande précision quant à son angle de rotation, spécialement fabriquée par nous pour produire de tels panoramiques interactifs. Les positions de départ et d’arrivée étant très précisément repérées, les séquences d’images se prêtent au développement sur l’écran, à la mise en boucle et aux bifurcations internes. Et surtout, c’est par cet équivalent du déplacement du regard, en gouvernant le déplacement de l’image, que le lecteur pourra explorer chaque séquence.
« Sans quoi l’on ne saisira jamais bien l’unité du moment »
7« Je me disois qu’en effet nous ne faisions jamais que commencer, et qu’il n’y a point d’autre liaison dans nôtre existence qu’une succession de momens présens, dont le prémier est toujours celui qui est en acte4. » À la chaîne des idées, ou à « la chaîne des sentimens5 » qui peuvent enrichir le présent, Rousseau oppose la « fugitive succession » des « momens précieux6 », moments toujours « courts », « rapides ». Cependant, le moment en acte a une plénitude, un mouvement interne, qu’une estampe doit savoir restituer.
8En marge de La Nouvelle Héloïse, Rousseau donne ses indications aux illustrateurs :
De même dans les figures en mouvement, il faut voir ce qui précède et ce qui suit, et donner au tems de l’action une certaine latitude ; sans quoi l’on ne saisira jamais bien l’unité du moment qu’il faut exprimer. L’habileté de l’Artiste consiste à faire imaginer au Spectateur beaucoup de choses qui ne sont pas sur la planche ; et cela dépend d’un heureux choix de circonstances, dont celles qu’il rend font supposer celles qu’il ne rend pas7.
9Un logiciel est ce qui inscrit une logique. Au cinéma, l’axe logique principal est celui qui règle l’enregistrement des apparences dans le flux temporel. La puissance du cinéma, c’est la logique de sa relation au réel. La caméra et le projecteur, appareils symétriques, d’ailleurs confondus à l’origine, respectent une loi commune : enchaîner les images fixes dans un ordre déterminé et à une cadence déterminée. L’interactivité sera alors une manière de démultiplier, de faire varier cette logique, au point de faire du cinéma, de la vidéo, des logiciels dont la singularité tiendrait dans la formule : « 24 (ou 25) images par seconde, dans leur ordre chronologique ». Le cinéma interactif – faute de nom propre, appelons-le ainsi – libère la variabilité potentielle des paramètres cinématographiques, et ce faisant, lui rend hommage. La substance vidéo-interactive dont sont faits nos moments est travaillée par un montage au plus près des photogrammes, éléments constitutifs discrets du cinéma, ou de la chronophotographie, dont elle pourrait être une nouvelle branche généalogique. Avec l’informatique, l’ordre des images et la cadence de leur affichage sont divers et modulables, non seulement dans ce qui peut continuer à relever d’une saisie sur le réel, mais dans la ressaisie qu’exerce une lecture interactive. Dans l’image animée, l’interactivité traite une collection d’images, comme elle le fait par exemple dans les banques d’images, selon des modalités à la fois de classement et d’exploration. En ce sens, il faut la voir comme une part constitutive de l’image, comme faisant elle-même image.
10Les moments interactifs n’ont pas à proprement parler de début et de fin. Ils ont des entrées sans doute – nous en avons retenu systématiquement deux, dans les deux extrémités du panoramique ou du zoom –, mais se perpétuent ensuite dans des boucles sans fin, oscillantes ou circulaires, qui s’inversent, bifurquent, se déversent dans d’autres boucles, selon les actions conjointes de la mise en scène et de la lecture.
11Dans l’image interactive, ou plus exactement, pour nous, dans l’assemblage interactif de photogrammes, le temps de la lecture peut se dissocier du temps filmé. Ces deux temps n’entrent en coïncidence, avec une certaine élasticité, que lorsque l’observateur désigne un côté ou l’autre de l’écran et gouverne la transformation et le déplacement de l’image. Cette situation passagère et instable, où notre temporalité d’observateur rejoint celle du sujet filmé, procure alors par contraste la sensation d’une saisie littéralement manuelle de la circulation du temps. Une telle projection du temps dans le temps pourrait fonder une notion de profondeur de temps, de perspective temporelle et relationnelle, dont l’interactivité serait le principe, comme la géométrie est le principe de la perspective optique.
12La mécanique parle du moment d’une force par rapport à un point, par rapport à un axe. Dans un levier, par exemple, les moments de la force active et de la résistance sont égaux et de sens contraire. Rousseau prend précisément cet exemple du levier dans ses leçons de choses à Émile8. Plus généralement, la physique nomme moment le produit d’une force et d’une distance. Le moment interactif décrirait alors métaphoriquement, pour une image mobile et temporelle, sa capacité d’interaction avec d’autres images ou avec la force extérieure qu’exerce un lecteur. De façon plus large, le moment interactif serait – comme le cinéma est pour Deleuze une image-temps, une image-mouvement – une image-interrelation, c’est-à-dire une image qui, par ses interactions internes, s’ouvre aux actions externes. On verra alors dans le moment interactif un processus de représentation. Comme la photographie figure des apparences, comme le cinéma figure du temps et des mouvements, l’interactivité figure des interactions.
13La réponse à l’attente de Rousseau, l’unité du moment et sa singularité tiennent dans la répétition. « Soutirer à la répétition quelque chose de nouveau, lui soutirer la différence, tel est le rôle de l’imagination ou de l’esprit qui contemple dans ses états multiples et morcelés », écrit Deleuze9. La répétition est fondatrice de la notion de moment. Cette répétition est double : l’image se met en suspens dans un mouvement répétitif ; les mutations interactives sont répétables ad libitum.
14Dès nos premiers essais de livres interactifs, nous nous étions posé cette question directe : est-il possible de disposer, sur les pages d’un livre, des images filmiques ? Pour figurer sur des pages à feuilleter, l’image doit se mettre en boucle, s’animer et se prêter à l’écoulement du temps, mais dans une vibration, une oscillation, une répétition qui ne conduisent nulle part. Elle ne peut accueillir que des événements passagers, fugitifs, ou encore réversibles. Puis nous avons repéré dans l’imaginaire rousseauiste une propension à de tels mouvements flottants et répétitifs : battement d’une vague, balancement d’une branche, pulsation d’une poitrine, tremblement d’une main.
15Rousseau aspire au moment subjectif, moment en suspens, attaché au sentiment d’une pure présence. C’est le soir sur la rive du lac de Bienne :
Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relache mon oreille et mes yeux suppléoient aux mouvemens internes que la rêverie éteignoit en moi et suffisoient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser10.
16C’est un état « où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession11 ». C’est le moment du retour à soi après l’accident de Charonne : « Il me sembloit que je remplissois de ma legere existence tous les objets que j’appercevois. Tout entier au moment présent je ne me souvenois de rien [...]12. » Le cycle des boucles enchaînées ramène les mêmes transitions, les mêmes attitudes, les mêmes incidents. Le va-et-vient des panoramiques et des zooms fait et défait un geste, un regard, un échange, renforçant à la fois le sentiment de leur autonomie et la jouissance de notre pouvoir d’appréhension.
« Le supplément »
17De la répétition émerge la question du double. Elle s’identifie chez Rousseau au miroir, à l’autoportrait, à la représentation. Rousseau s’y résout, l’écriture est à même de donner à nouveau la jouissance de ce qu’elle fixe : « Les loisirs de mes promenades journalières ont souvent été remplis de contemplations charmantes dont j’ai regret d’avoir perdu le souvenir. Je fixerai par l’écriture celles qui pourront me venir encore ; chaque fois que je les relirai m’en rendra la jouissance13. » « En me disant, j’ai joüi, je joüis encore14. »
18La « Deuxième Promenade », celle où Rousseau est renversé par un chien, est le récit d’une seconde naissance qui peut aussi être lu comme celui de l’entrée dans un monde exclusivement fait d’images réminiscentes : « [...] sans cesse occupé de mon bonheur passé, je le rappelle et le rumine, pour ainsi dire, au point d’en jouir derechef quand je veux15. »
19Tout se passe comme si Rousseau ne vivait les choses que pour les transformer immédiatement en souvenirs, en souvenirs disponibles pour une jouissance ultérieure. « Et comme la jouissance n’a jamais été présente que dans une certaine répétition, l’écriture, la rappelant, la donne aussi. Rousseau en élude l’aveu mais non le plaisir. [...] L’Écriture représente (à tous les sens de ce mot) la jouissance », écrit Derrida16. Pour que l’événement et le sentiment qu’il procure se conservent, il faut le constituer en moment, c’est-à-dire savoir l’isoler, y mettre fin. Ce processus est la clé de l’« entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur17 » que sont les écrits autobiographiques. Le redoublement qu’implique l’écriture prend en quelque sorte le relais d’autres répétitions. Elle ne serait qu’une répétition parmi d’autres si Rousseau n’exprimait une conscience aiguë de l’originalité de l’écriture autobiographique, cette répétition destinée à d’autres :
En me livrant à la fois au souvenir de l’impression receue et au sentiment présent je peindrai doublement l’état de mon ame, savoir au moment ou l’evenement m’est arrivé et au moment où je l’ai décrit ; mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt sage et tantôt fou, tantôt grave et tantôt gai fera lui-même partie de mon histoire18.
20Le CD-ROM Moments reprend à son compte ce double moment en le dédoublant encore. La mise en scène interactive ajoute un moment, l’interactivité en actualisera un autre encore. Mais Rousseau ne prévoyait-il pas que « c’est à lui [au lecteur] d’assembler ces élémens et de déterminer l’être qu’ils composent ; le résultat doit être son ouvrage, et s’il se trompe alors, toute l’erreur sera de son fait19 ». Cette chaîne de redoublements relève de ce que Rousseau désigne par « supplément ». Le supplément est ce qui supplée, ce qui vient en compensation, ce qui comble un manque, se substitue et s’ajoute. C’est le « remède dans le mal »20, l’artifice dangereux mais salutaire. Ainsi l’auto-érotisme qui est la première apparition, dans Les Confessions, du supplément : « Bientôt rassuré j’appris ce dangeureux supplément qui trompe la nature et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres aux dépends de leur santé, de leur vigueur et quelquefois de leur vie21. » C’est dans sa réflexion linguistique et esthétique que Rousseau transforme la notion de supplément en un instrument critique : « Les langues sont faites pour être parlées, l’écriture ne sert que de supplément à la parole ; [...]22. » En ce sens, toute forme de représentation est un supplément. L’art lui-même sera un surcroît de supplément : « Il faut employer beaucoup d’art pour empêcher l’homme social d’être tout à fait artificiel23 » ; « Que nôtre violent Interlocuteur soit lui-même le juge de nos travaux, montrons lui dans l’art perfectionné la reparation des maux que l’art commencé fit à la nature [...]24 ».
21Un ajout s’impose ici à l’optique rousseauiste. Saint-Preux a dû s’éloigner de Julie. Il décrit son séjour auprès des Valaisannes et en vient à comparer leur poitrine à celle de Julie :
Ne soyez pas surprise de me trouver si savant sur des misteres que vous cachez si bien : je le suis en dépit de vous ; un sens en peut quelquefois instruire un autre : malgré la plus jalouse vigilance, il échape à l’ajustement le mieux concerté quelques legers interstices, par lesquels la vue opere l’effet du toucher. L’œil avide et téméraire s’insinue impunément sous les fleurs d’un bouquet ; il erre sous la chenille et la gaze, et fait sentir à la main la resistance élastique qu’elle n’oseroit éprouver25.
22Quand l’œil supplée ainsi à la main, on parle du pouvoir haptique de l’image. Nos prises de vues, et leur traitement numérique qui en renforce le contraste de détail, contribuent à cet effet. Au-delà de cela, l’interactivité supplée au geste. En disposant non pas littéralement du toucher mais de la désignation, elle donne à intervenir par procuration. Lorsque j’ai cueilli une pomme, ou lorsque j’ai poussé un bloc de rocher dans un précipice, j’ai accompagné mon geste d’un mouvement de caméra. En donnant à déplacer l’image au travers de l’écran, je propose non seulement à mon lecteur de déplacer son regard, mais je lui donne le moyen de cueillir et de lancer à son tour, dans l’ordre de la représentation, dans l’ordre du supplément. Le numérique possède cette qualité de préserver un processus sans solution de continuité. Qui plus est, un tel continuum, présente, dans une certaine mesure, une réversibilité qui incite le lecteur à faire à son tour le chemin qui a été celui de la confection de l’ouvrage. Si l’interactivité est un art, c’est un art de la relation, de ce qui relie et de ce qui relate. Nos moments, il faudrait les prendre pour de simples captations de nos expériences. Des comptes rendus, des descriptions et des récits interactifs cependant, parce qu’ils ont capté des performances interactives. Il y a une vérité du moment rousseauiste. Pour peu qu’on enclenche sa recherche dans le réel, par un geste explicitement fictionnel et ironique, elle surgit et s’impose au point qu’elle se masque dans l’instant, pour ne se révéler éventuellement qu’après, une fois le moment interactif reconstruit et joué.
L’image-relation
23Tous ces écarts d’avec le modèle cinématographique classique ne trouveront leur pertinence descriptive, narrative et spectaculaire, que par l’accès qui en est donné au lecteur. La variabilité vidéo-interactive ouvre non seulement des capacités de bifurcation, de mise en suspens, de déclenchement, mais encore une possibilité de dissociation généralisée du temps enregistré et du temps restitué par la réception ou la lecture.
24Dans le CD-ROM Moments de Jean-Jacques Rousseau, ce qui est filmé dans un mouvement de panoramique reste en place relativement à l’écran alors que le cadre de l’image enregistrée dans un mouvement d’appareil restitue ce même mouvement par une translation horizontale sur l’écran. En laissant le temps s’installer dans une position de l’image, le lecteur assistera peut-être à un événement, ou bien il lui faudra déclencher cet événement en faisant lui-même le geste de déplacer l’angle de vue. C’est parce que l’usage du dispositif relationnel de captation nous appartient que nous pouvons légitimement le livrer au lecteur, sans prétendre le faire entrer à l’intérieur même de l’image. Il s’agit plutôt de travailler la variation des régimes de temporalité. Ainsi, dans l’exemple du panoramique interactif, le mouvement de la caméra est une dépense temporelle qui coïncide avec le temps de la chose filmée. On peut au besoin en renverser le cours, mais, précisément, on ne peut pas en dissocier les deux couches temporelles. Au contraire, dans les boucles de mise en suspens auxquelles les panoramiques conduisent, le temps filmé tend à se détacher du temps de l’observateur.
25Un film peut être compris comme le résultat d’une opération visant à vider le mouvement de sa dimension temporelle. Le temps de la projection étant ensuite apte à réactiver ce mouvement. La puissance dramaturgique du cinéma, de l'image-temps, tient sans doute à cela : ce qui actualise l’image est le temps du spectateur lui-même. Dans un dispositif comparable, l'image-relation dépendrait, pour son activation, d’une quantité de relation apportée par le lecteur. La transcription ou la figuration d’une action par l’image interactive consiste en effet, avec un apparent paradoxe, à vider cette action de sa dimension relationnelle, pour la donner à remplir à nouveau par la relation qu’apporte l’acte du récepteur. Il y aurait donc une entité relation universelle, détachable des gestes particuliers, comme il existe du temps détaché des mouvements particuliers. Et si cette relation, comme ce temps, retrouvent malgré tout une singularité performative, ce sera en faveur de l’appropriation de l’œuvre par ses lecteurs, regardeurs et joueurs, et de son adéquation aux circonstances de la réception.
26Pour que l’eau de l’« aqueduc » de Bossey surgisse, pour que la mouche se pose sur Claude Anet mort, pour que le lapin de l’Île de Saint-Pierre entre dans l’image, il faut savoir attendre un peu. C’est notre stratégie générale. Dans la scène du lacet, celui qui, tressé et offert par Rousseau, permet à Mlle d’Ivernois, devenue mère, de se conformer à l'Émile en allaitant son enfant, il faut savoir attendre aussi, surmonter peut-être la gêne d’un regard trop direct, savoir abandonner l’image pour qu’elle « arrive enfin26 ». « C’est le moment qui est subjectif27. » Le moment rousseauiste est celui de l’innocence. Car ce sont les circonstances – le moment – qui excusent toujours. Le moment interactif fait passer sur vous l’ombre de la culpabilité, mais il vous innocente dans le même mouvement.
Notes de bas de page
1 Moments de Jean-Jacques Rousseau (CD-ROM publié chez Gallimard, 2000 et, en version japonaise, chez Nihon Bunkyo Shuppan, 2003) et La Morale sensitive (installation pour l’exposition Future Cinema, ZKM à Karlsruhe, 2002).
2 Ébauches de Confessions, Œuvres complètes, t. I, p. 1153. Les citations de Rousseau sont extraites des Œuvres complètes (O.C.) Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris.
3 Les Confessions, Livre III, O.C., t. I, p. 130.
4 Emile et Sophie, Lettre première, O.C., t. IV, p. 905.
5 Les Confessions, Livre VII, O.C., t. I, p. 278.
6 « La vie aux Charmettes », Les Confessions, Livre VI, O.C., t. I, p. 225.
7 La Nouvelle Héloïse, Appendice II, Sujets d’estampes, O.C., t. II, p. 761.
8 Émile, Livre II, O.C., t. IV, p. 380.
9 Différence et Répétition, Presses universitaires de France, Paris, 1968, p. 103.
10 Les Rêveries, Cinquième promenade, O.C., t. I, p. 1045.
11 Ibid., p. 1046.
12 Les Rêveries, Deuxième promenade, O.C., t. I, p. 1005.
13 Les Rêveries, Première promenade, O.C, t. I, p. 999.
14 Art de jouir et autres fragments, O.C., t. I, p. 1174.
15 Les Confessions, Livre XI, O.C., t. I, p. 585.
16 De la grammatologie, Minuit, Paris, 1967, p. 440.
17 Les Confessions, Livre I, O.C., t. I, p. 5.
18 « Ébauches des Confessions », O.C., t. I, p. 1154.
19 Les Confessions, Livre IV, O.C., t. I, p. 175.
20 Cf Jean Starobinski, Le Remède dans le mal, Gallimard, Paris, 1989.
21 Les Confessions, Livre I, O.C, t. I, p. 109.
22 « Prononciation », Mélanges de littérature et de morale, O.C., t. II, p. 1249.
23 Émile, Livre IV, O.C., t. IV, p. 640.
24 « De l’État de nature », Fragments politiques, O.C., t. III, p. 479.
25 La Nouvelle Héloïse, Première partie, Lettre XXIII, O.C., t. II, p. 82.
26 « Le vrai moment de la nature arrive enfin, il faut qu’il arrive. » Cette phrase de l'Émile (O.C., t. IV, p. 639), par laquelle Rousseau désigne l’éveil de la sexualité, a pour particularité que tous ses mots soient des embrayeurs. Marque d’une nécessité, d’une attente, d’une actualisation, arriver s’associe souvent chez Rousseau à enfin : « J’arrive enfin ; je vois Made de Warens. » (Les Confessions, O.C., t. I, p. 48) ; « J’arrive enfin, je la revois. Elle n’étoit pas seule. » (Les Confessions, O.C., t. I, p. 173) ; « Nous arrivons enfin. » (Émile, Livre V, O.C., t. IV, p. 783).
27 Roland Barthes : « Rousseau (ceci est plus connu) : “La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais” (Seconde promenade). Voilà d’un mot, un soir d’octobre 1776, le sujet “déconstruit” (comme on dit maintenant) : l’ego est bien là, mais c’est pour mieux dire qu’il se quitte, s’expulse de la conscience pleine, se porte au bout de lui-même, là où il se dissout dans le moment : c’est le moment qui est subjectif, individuel, ce n’est pas le sujet, l’individu : thème encore si obscur (tout un avenir devant lui) qu’on le voit travaillé, aujourd’hui, courageusement, par Deleuze », « D’eux à nous », Le Monde, 7 avril 1978, pour un dossier « Voltaire et Rousseau », Roland Barthes, Œuvres complètes, t. III, Seuil, Paris, 1995, p. 822-823.
En réalisant les installations Flora petrinsularis en 1993, puis La Deuxième Promenade en 1998, je ne savais pas que Barthes, pour ses cours au Collège de France portant sur « Le Neutre », avait donné deux longues citations de Rousseau, les deux passages des Rêveries qui m’avaient précisément mis sur la voie qui conduit à ces Moments. Voir Roland Barthes, Le Neutre – Cours au Collège de France (1977-1978), Seuil, Paris, 2002, p. 29-30 et p. 181, et l’enregistrement des cours eux-mêmes, Roland Barthes, Le Neutre – Cours au Collège de France, CD MP3, Seuil, Paris, 2002.
Quant à la référence à Deleuze, on peut se reporter à L’Image Temps : « La subjectivité n’est jamais la nôtre, c’est le temps, c’est-à-dire l’âme ou l’esprit, le virtuel. L’actuel est toujours objectif, mais le virtuel est le subjectif : c’était d’abord l’affect, ce que nous éprouvons dans le temps ; puis le temps lui-même, pure virtualité qui se dédouble en affectant et affecté, “l’affection de soi par soi” comme définition du temps », Gilles Deleuze, Cinéma 2 – L’Image-Temps, Minuit, Paris, 1985, p. 111.
Auteur
Université Paris VIII
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