La biographie d’auteur, ennemie ou solidaire de l’œuvre ?
p. 9-22
Texte intégral
1En 1968, Roland Barthes publie un article retentissant, « La mort de l’auteur ». « L’écriture est destruction de toute voix, de toute origine, dit-il. L’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit1. » Cette mise à mort marque le point culminant d’une campagne contre la méthode biographique, contre la psychologie, qui accompagne la théorie littéraire tout au long du XXe siècle. Mallarmé et Valéry avaient déjà dit que, dans le texte, c’est le langage qui parle, ça n’est pas l’auteur. Proust avait montré que s’il y a un sujet qui s’exprime dans l’œuvre, ça n’est pas la personne historique telle que la concevait Sainte-Beuve. Après ces précurseurs, la philosophie, la Nouvelle critique et le structuralisme des années soixante allaient s’édifier sur cette absence. Dans De la Grammatologie, Derrida dénonce le leurre du hors-texte et de la référence biographique, afin de libérer l’écriture d’une « présence » qui limite sa dissémination.
2Comme par hasard, le coup de grâce allait tomber autour de mai 68, la saison de toutes les révoltes, de toutes les libérations. Dans son manifeste, Barthes rejette la figure de l’auteur comme un produit de l’idéologie capitaliste ; le prestige de l’individu, c’est une manifestation de la pensée bourgeoise, qui réduit la littérature à une performance personnelle. Dans cette même figure de l’écrivain garant et propriétaire de son œuvre, Barthes voit aussi une incarnation de l’autorité qu’il faut abattre : l’auteur, c’est « Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi2 » qui prétendent contrôler le sens du texte et exercent sur le lecteur une censure castratrice. Celui que la critique traditionnelle exalte comme un créateur, Barthes le présente ici sous deux angles. C’est d’abord un copiste, un bricoleur qui ne fait que couper et coller des morceaux prélevés ailleurs, un simple relais dans la chaîne des intertextes qui fonctionnent de manière autonome. Et surtout, « le scripteur moderne naît en même temps que son texte ; il n’est d’aucune façon pourvu d’un être qui précéderait ou excéderait son écriture3 ». Le sujet du discours n’est jamais que le sujet de l’énonciation, il n’est rien de plus que celui qui écrit, c’est un être de papier, qui n’existe que dans le geste de sa production. Il ne reste rien, dans ces conditions, de la personne psychologique et biologique.
3L’année suivante, en 1969, Foucault, dans la fameuse conférence « Qu’est-ce qu’un auteur ? », prononce une ultime oraison funèbre : « Il y a beau temps que la critique et la philosophie ont pris acte de cette disparition ou de cette mort de l’auteur4. » Il évacue l’homme biographique pour faire place à ce qu’il appelle des « fonctions-auteur », c’est-à-dire les marques, purement textuelles, d’un producteur qui, là encore, n’est qu’une forme du discours, sans rapport avec une quelconque subjectivité. Un détail, dans l’exposé de Foucault, montre à quels excès le nouveau dogme pouvait alors mener. À deux reprises, il cite un passage des Textes pour rien de Beckett : « Qu’importe qui parle, quelqu’un a dit, qu’importe qui parle5 », et il commente : « En cette indifférence s’affirme le principe éthique, le plus fondamental peut-être, de l’écriture contemporaine. L’effacement de l’auteur [...]6 ». Dans la phrase de Beckett, il ne voit que l’expression d’une « indifférence », ce qui revient à ignorer toute la subtilité et l’ambiguïté du passage, puisque la première assertion, « qu’importe qui parle », est ensuite contredite par la modalisation : « quelqu’un a dit, qu’importe qui parle », comme si, malgré tout, ce n’était pas si sûr et qu’on ne puisse se passer de chercher désespérément le sujet parlant, ne fût-il, comme ici, qu’un impersonnel. Parler de la mort de l’auteur, à propos de Beckett, c’est ignorer une angoisse, c’est négliger une tension fondatrice entre la disparition de l’auteur, au sens traditionnel, et pourtant le besoin d’une origine, la recherche d’une voix humaine, une sourde résistance à l’idée d’un effacement total. Il n’y a pas de mort de l’auteur, chez Beckett, ce serait beaucoup trop simple – mais Foucault ne veut pas le savoir.
4L’euphorie des années soixante a donc conduit à des outrances, mais le balayage était nécessaire. Depuis plus d’un siècle que la critique littéraire était dominée par la méthode de « l’homme et l’œuvre », éliminer la biographie était une mesure d’hygiène intellectuelle. On avait trop vu la littérature réduite à des anecdotes, élucidée à travers sa genèse, son milieu ou le caractère de l’auteur, pour s’embarrasser de nuances. Chercher dans la vie de l’écrivain les raisons de ses choix littéraires ou les explications nécessaires à comprendre son texte, ç’avait été, trop longtemps, un alibi qui escamotait le défi interprétatif ou l’analyse esthétique. C’est la solution de facilité, minable, des guides touristiques qui, devant un tableau, citent des dates, racontent un épisode de la vie sentimentale de l’artiste, invoquent des faits divers et se dérobent ainsi devant les difficultés du commentaire interne.
5Par-delà la polémique, l’évacuation de l’auteur allait permettre à la critique, une fois libérée de l’hypothèque biographique, d’enregistrer des gains définitifs, dont nous profitons tous. Bien sûr, Proust avait raison, contre Sainte-Beuve, de dire que l’écrivain ne coïncide pas avec le moi social, que la création transcende la petite histoire et échappe aux contingences de l’actualité. Bien sûr, Mallarmé et ses successeurs ont eu raison de demander « la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots7 », tant il est vrai que les pouvoirs signifiants du discours excèdent, ou même trahissent, l’intention de l’écrivain. « C’est le langage qui parle, disait Barthes, ce n’est pas l’auteur8. » Il fallait le dire pour se débarrasser de l’auteur comme seul propriétaire du sens, pour découvrir les ruses de l’écriture et pour confier au lecteur la tâche de les débusquer. Reconnaître que le récepteur contribue à produire du sens, ce fut une avancée considérable, qui impliquait le sacrifice de celui qui, jusque-là, en était l’unique garant. Comme dit encore Barthes, « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur9 ». Bref, il serait parfaitement ridicule de nier que le rejet de la méthode biographique et la mise à mal de l’auteur olympien ont insufflé à la théorie littéraire comme à l’analyse des textes un élan formidable.
6Et pourtant, l’intérêt pour l’auteur, les biographies d’écrivain survivent à toutes les excommunications et accompagnent les œuvres comme un double tenace. Le grand public y voit un complément légitime, ou même un substitut normal, du texte. Nous-mêmes, nous n’arrivons pas à bannir complètement les auteurs, ni de nos rêves, ni de nos travaux. En théorie, nous résistons à l’auteur, mais en pratique, c’est l’auteur qui résiste. C’est un jeu facile de montrer que même les adversaires les plus acharnés de la méthode biographique, un Foucault, un Derrida, ne peuvent y échapper entièrement10. Barthes, surtout, se débat entre l’article de 1968 et sa fascination pour la personne et le vécu des écrivains, dont il porte le deuil. Le sujet est mort, mais il lui faut un être à aimer, un homme à fantasmer. Dans Sade, Fourier, Loyola, par exemple, il récupère la vie à travers la notion de « biographème ». En 1974, il dirige aux Hautes Études un séminaire sur « l’analyse structurale du discours biographique11 ». Dans Roland Barthes par Roland Barthes, il annonce, parmi ses projets de livre, une « Vie des Hommes Illustres12 ». Bref, le réflexe biographique nous colle à la peau et, nous autres spécialistes, il nous interpelle. Rien ne sert de le traiter par le mépris, il faut tâcher de le comprendre.
7Cet attrait des vies d’auteurs n’est pas une mode récente. Il se retrouve dans de nombreuses cultures, et il a un passé lointain puisque, dans le monde occidental, il se manifeste, en Grèce, dès le Ve siècle avant J.-C., avec des vies légendaires des premiers poètes et des premiers penseurs connus. Le genre s’épanouit pendant la période alexandrine, il continue (plus modestement) à Rome, puis resurgit à la Renaissance, pour connaître une forte accélération vers 1750, lorsque l’homme de lettres devient une figure publique. Le phénomène est vaste, mais il n’est pas universel, comme le prouve, dans la tradition européenne, l’exception du Moyen Âge, jusque vers le XIVe siècle. Pour entretenir l’intérêt biographique, il faut que la personne de l’auteur se distingue de la collectivité ; il faut que l’œuvre soit signée et, plus fondamentalement, que le destin de l’individu mérite l’attention. Or il y a des sociétés – celles qu’on appelle primitives ou traditionnelles – qui, indifférentes à la singularité de l’être isolé, ne reconnaissent pas au sujet une valeur propre. Les médiévistes, comme les anthropologues, ont beaucoup à dire là-dessus. Il suffit de noter ici que les avatars de la pratique biographique et autobiographique peuvent être interrogés comme symptômes du statut changeant de la personne en général, de l’auteur en particulier, dans telle ou telle culture.
8Mais je laisse ici de côté la perspective historique pour revenir au phénomène général, et tenter de réfléchir sur deux questions : pourquoi cette attirance si commune pour les biographies littéraires, et comment les auteurs exploitent-ils cet intérêt ?
9À quoi riment donc cette persistance incongrue, ce succès paradoxal des biographies d’écrivain, alors que l’œuvre devrait s’imposer toute seule ? La question s’impose, et pourtant elle est rarement traitée. Il existe quantité d’études sur les biographies, mais elles font l’histoire du genre, elles en décrivent les mécanismes, sans se demander à quelle attente il répond. Je m’avance donc sur un terrain mal connu, avec quelques hypothèses provisoires.
10Une première réponse serait celle de Sainte-Beuve, de Taine et de l’histoire littéraire jusque vers 1960 : la biographie sert à comprendre l’œuvre ; elle est un instrument utile, ou nécessaire, pour identifier dans la vie des causes, et donc des explications, des textes de l’auteur. Je ne m’attarde pas, pour deux raisons. Parce que la méthode est bien connue et que, le plus souvent, elle est douteuse. Surtout, parce que cette justification, pour ce qu’elle vaut, est bonne pour les spécialistes, les professionnels qui mettent des notes en bas de page. Le grand public, qui fait la prospérité du genre, ne demande pas – ou pas seulement – aux biographies d’éclairer l’œuvre. L’amateur ne cherche pas des explications ; la connaissance de la vie est moins pour lui un moyen qu’une fin. J’y reviendrai plus loin.
11Une deuxième explication, plus convaincante, revient à dire qu’il est extrêmement difficile de traiter une œuvre comme un absolu, indépendamment de son origine, de sa genèse. Instinctivement, le lecteur cherche à l’inscrire dans l’ordre de la vie, à la rattacher à une expérience vécue, à une histoire personnelle ou collective. Il est vrai qu’il existe des cultures ou des milieux qui s’accommodent de l’autonomie de l’œuvre et travaillent même à l’abstraire de toute interférence circonstancielle, comme récemment le structuralisme et, autrefois, la scolastique. Et il y a d’autres sensibilités, pour lesquelles l’œuvre ne jouit pas, a priori, d’un statut d’exception ; elle n’est ni supérieure ni indépendante, mais perçue, simplement, comme une expression, parmi d’autres, de l’activité humaine. Ainsi l’humanisme, pour qui l’environnement empirique de l’œuvre, son origine, sa finalité, font partie intégrante d’un ensemble où l’art et la vie sont indissociables. Il y a quelque chose de terriblement académique et formaliste dans la méfiance à l’égard du vécu, dans le rejet de l’écrivain, comme si la vie était impure. À propos de Stendhal, Gérard Genette ridiculise le « fétichisme de l’auteur », mais il a le bon sens d’ajouter que celui-ci a au moins le mérite de nous préserver « d’une autre sorte d’idolâtrie, non moins grave, et aujourd’hui plus dangereuse, qui est le fétichisme de l’œuvre – conçue comme un objet clos, achevé, absolu »13.
12Les limites (pour ne pas dire l’étroitesse) de la narratologie en disent long. On nous a appris à distinguer, avec un extrême raffinement, les figures textuelles de l’auteur : auteur impliqué, persona, narrateur extra- et intradiégétique, homo- et hétérodiégétique14... Par souci de pureté, nous avons banni l’auteur de nos analyses ; et pourtant, le fantôme, chassé par la porte, rentre par la fenêtre ; c’est du moins l’expérience que j’ai faite dans l’enseignement. Nous utilisons d’ailleurs des métonymies significatives : « Je lis Rimbaud », « il étudie les auteurs ». Dans le livre, le lecteur cherche une présence, un interlocuteur avec lequel il puisse communiquer. Il interroge l’œuvre, mais il recourt aussi à des témoignages extérieurs, pour reconstituer une figure de l’auteur qui lui permette de combler l’intervalle qui sépare le texte et le hors-texte, l’art et le réel. Barthes le reconnaît : « Comme institution, l’auteur est mort [...] ; mais dans le texte, d’une certaine façon, je désire l’auteur : j’ai besoin de sa figure [...], comme il a besoin de la mienne15. » Le texte serait donc une interface entre deux sujets, un lecteur réel et un auteur réel, qui se désirent réciproquement16. Cette attraction mutuelle est mystérieuse, mais elle existe, et elle trahit le défaut du postulat structuraliste. Voyez Madame Bovary, et tous les romans dont l’auteur prétend s’absenter, comme si l’histoire pouvait s’énoncer toute seule, comme si l’écrivain pouvait vraiment s’effacer et que le lecteur puisse vraiment se passer de lui. Or la totale disparition élocutoire est une vue de l’esprit, et quiconque a lu Madame Bovary a reconnu les failles par lesquelles Flaubert, malgré tout, se manifeste – les glissements énonciatifs, les marques affectives, l’ironie, les traces de régie...
13Mais cette voix qui affleure, cette présence humaine que cherche le lecteur n’impliquent pas nécessairement la biographie. Il faut dont resserrer la perspective en cherchant les raisons plus spécifiques de l’intérêt pour la vie de l’auteur ; je voudrais proposer, dans ce sens, deux explications apparemment contradictoires – le besoin de démystifier et celui de mythifier.
14Première motivation : dans l’auteur, chercher l’homme ; l’humaniser, le domestiquer, le rapprocher du commun des mortels ; le rabaisser, s’il le faut, pour le mettre au même niveau que le lecteur. Dans l’histoire, dans les biographies, Barthes aime trouver des détails sur la vie quotidienne, il avoue sa curiosité pour « la scène minuscule, privée, dans laquelle je puis facilement prendre place », « un singulier théâtre, dit-il : non celui de la grandeur, mais celui de la médiocrité »17. Ce plaisir du nivellement, il n’est pas le seul à le chercher. Les biographies multiplient les anecdotes triviales, elles alimentent un intérêt voyeuriste pour la vie intime : Hugo en pantoufles, les maîtresses de Balzac... Les études psychanalytiques répondent à la même demande en découvrant, chez tel auteur, des mécanismes universels : l’Œdipe de X, les pulsions perverses d’Y, qui font de lui un névrosé comme un autre. C’est aussi le procédé de Sartre, qui explique tout Flaubert à partir des expériences infantiles et des relations familiales. Alors, pourquoi cette joie de descendre ? Il y a un réflexe hygiénique, sans doute, à dégonfler les impostures de génie, mais une manœuvre plus profonde est en jeu. Non seulement je rapproche l’auteur, mais je me regarde en lui ; à travers le miroir qu’il me tend, je me comprends mieux, je m’accepte mieux. Un échange s’instaure entre un personnage exceptionnel, qui n’est pas si exceptionnel que cela, et un minable (moi-même) qui, par l’effet de ressemblance, apparaît moins minable.
15Cette justification de la biographie d’auteur, c’est celle qu’adopte Baudelaire dans son article sur Pierre Dupont, le poète populaire. Sur deux bonnes pages, il raconte la trajectoire de l’ouvrier qui, par la littérature, est devenu le porte-parole des travailleurs et des pauvres. Surtout, il explique pourquoi cette vie nous intéresse : « L’immense appétit que nous avons pour les biographies naît d’un sentiment profond de l’égalité18 ». Dans la perspective socialiste qui est alors celle de Baudelaire, comme dans le projet de Pierre Dupont, l’importance du biographique est parfaitement logique. L’œuvre de Dupont se propose, tout entière, de donner espoir et rendre leur dignité aux misérables. Or, par sa vie, par sa carrière, il démontre que même l’homme le plus modeste peut échapper à l’humiliation et atteindre à la notoriété. Sa vie fait donc partie intégrante de son œuvre, elle doit être connue pour illustrer le message des poèmes. Mais satisfaire au « sentiment indomptable d’égalité19 » qu’éprouve le public, ce n’est pas seulement ramener le poète à la mesure de l’homme, c’est aussi élever les lecteurs, à qui Baudelaire prête ces paroles : « Il faut nous démontrer que tu n’es qu’un homme, et que les mêmes éléments de perfectionnement existent pour nous tous20. » Abaisser l’un pour relever l’autre, et les placer à égalité, tel serait l’un des mobiles de la biographie.
16Dans le théâtre s’opposent la comédie, qui démystifie, et la tragédie, qui exalte. De même, dans la biographie, il y a la vision qui rapetisse et celle qui au contraire agrandit et traite l’auteur comme un héros, une figure admirable, vouée à un destin exceptionnel. À l’inverse du geste d’appropriation narcissique que nous avions tout à l’heure, il s’agit ici de fantasmer sur la différence ou, pour reprendre la belle formule de Sainte-Beuve, de « rêver l’auteur21 ». La biographie s’affranchit ici de l’histoire, elle accueille des motifs imaginaires et se rapproche du mythe pour construire une image de l'écrivain qui dépayse et enthousiasme. Cette solution a été étudiée, à propos des vies d’artistes et de sculpteurs, dans le livre de deux Viennois, Ernst Kris et Otto Kurz, qui dégagent quelques archétypes récurrents, et montrent que ces biographèmes (pour reprendre l’expression de Barthes) recoupent des paradigmes communs dans les mythes ou les légendes héroïques22.
17Le premier stéréotype, qu’on trouve par exemple, avec des variantes, dans plusieurs des vies de Vasari, s’attarde aux enfances de l’artiste et le présente comme un berger, un petit pauvre qui n’a pas eu d’éducation, mais révèle déjà un talent exceptionnel. Un noble vient à passer par là, ou un artiste confirmé, il reconnaît les signes prémonitoires du génie, prend l’enfant sous sa protection, et le lance dans une carrière qui finira glorieusement. On peut voir là au moins deux topoi significatifs. D’abord la conception de l’artiste comme un prodige, un génie inspiré ; il vit dans la nature, et c’est là qu’il révèle les dons innés qui feront de lui un individu capable, par une grâce spéciale, des plus hautes réalisations. L’autre composante du mythe, qu’on trouve également dans les contes de fées, c’est l’ascension merveilleuse d’un enfant modeste qui parvient à la gloire, à la richesse et, à la faveur d’une élection divine, devient l’égal des princes. Une vocation exceptionnelle, une réussite fulgurante : voilà deux biographèmes qui font rêver.
18Le second scénario récurrent est celui de l’artiste qui, par sa virtuosité technique, donne à son art l’apparence du réel. Ce pouvoir illusionniste est illustré, depuis l’Antiquité, par toute sorte d’anecdotes : les raisins de Zeuxis, le rideau de Parrhasios, l’insecte peint sur la toile, ou encore le portrait, la statue si ressemblants qu’ils sont pris pour la personne réelle. Ce qui fascine ici, selon Kris et Kurz, c’est la faculté quasi magique de l’artiste qui rivalise avec la nature et, comme un démiurge, crée des objets qui ont la qualité du vivant. L’art fait de l’homme un égal de Dieu : tout le monde a rencontré ce topos – un fantasme de puissance qui jalonne les biographies d’artistes.
19Les variantes sur le destin extraordinaire de l’écrivain ou de l’artiste dépendent évidemment de la culture ambiante. À côté des deux paradigmes de Kris et Kurz, surtout actifs à la Renaissance ou dans le romantisme, on pourrait évoquer par exemple les représentations du créateur comme une figure exemplaire. Le Moyen Âge, notamment, s’intéresse à la destinée individuelle dans la mesure où elle peut avoir une valeur morale et servir de modèle édifiant, comme dans les vies de saints. La grandeur de l’artiste tient alors à sa piété, sa charité, sa vertu. Mais on peut aussi, à d’autres moments, trouver l’inverse : c’est l’image de l’auteur comme un aventurier, un marginal, dont l’existence extravagante soulève l’étonnement et, là encore, entretient toutes sortes de rêves compensatoires. Le héros intellectuel est représenté comme un homme libre, qui se soustrait aux contraintes sociales et morales pour explorer les zones interdites au commun des mortels. Soit il s’affranchit du conformisme ambiant pour s’immerger, sans compromis, dans le monde de la pensée, soit il prend l’allure du bohême, du libertin, qui assume sa différence en défiant l’ordre public.
20Ces différents éléments, je les retrouve dans une autre étude de Baudelaire, qui est elle aussi un plaidoyer pour les vies d’auteur, Edgar Poe, Sa vie et ses ouvrages. Première observation : la partie biographique est plus longue que l’analyse des œuvres. Alors, pourquoi cet intérêt ? « C’est un plaisir très-grand et très-utile que de comparer les traits d’un grand homme avec ses œuvres. Les biographies, les notes sur les mœurs, les habitudes, le physique des artistes et des écrivains ont toujours excité une curiosité bien légitime23. » Autrement dit : la connaissance de la vie permet de reconnaître l’homme dans l’œuvre, et cela est une grande satisfaction, car la littérature, ainsi rapprochée de l’expérience et de la personne de l’auteur, y gagne une dimension humaine. La référence à la vie ne sert pas à expliquer l’œuvre – Baudelaire n’adopte pas la méthode de Sainte-Beuve-, mais à la replacer dans l’ordre du vécu. Quand il en vient à commenter les textes de Poe, Baudelaire n’établit d’ailleurs pas de rapport avec la biographie, ce qui prouve que le récit de la vie, loin d’être assujetti à l’explication de l’œuvre, est largement indépendant. Sur le ton de la sympathie, de l’émotion, d’« un profond sentiment de pitié et de tendresse24 », Baudelaire raconte la destinée tragique de Poe comme poète maudit, ivrogne génial – le paria rejeté, incompris, victime d’une société médiocre, autrement dit : un double de Baudelaire lui-même et, par-delà, le portrait-type de l’artiste romantique. Cette existence dramatique et exemplaire, c’est elle qui attire Baudelaire, autant ou plus que les textes, comme si la meilleure œuvre de Poe, c’était sa vie.
21Je suis tenté de généraliser cette observation en disant que souvent la biographie d’auteur se lit indépendamment de ses ouvrages. La connaissance, ou du moins la notoriété de l’œuvre, est un préalable, mais ensuite, le récit de vie s’impose à lui tout seul, par la séduction qu’exerce la figure de l’artiste ou de l’écrivain. Il arrive même que l’œuvre soit perdue, ou mal connue, et que la biographie prenne sa place. C’est vrai de nombreux auteurs antiques – un Zeuxis, un Épicure – que nous ne connaissons que par leur légende. C’est encore le cas d’un Samuel Johnson, d’un Byron, bien plus fameux par leur vie que par leurs ouvrages. Ce qui revient à proposer, finalement, que la biographie se lit comme un roman. Sur l’affinité de ces deux genres, il y aurait beaucoup à dire : ni leurs techniques, ni leurs sujets ne permettent de les distinguer. D’innombrables romans racontent des vies et recourent à des procédés illusionnistes. Inversement, les biographies exploitent les mêmes procédés narratifs que le roman. Il y a des biographies romancées, il y a des romans biographiques, et surtout, une vaste zone grise où les deux se confondent. Avec cependant une différence : la biographie dispose des mêmes pouvoirs de séduction que le roman, mais (à tort ou à raison) elle revendique en plus la force de la vérité. Elle prétend raconter une histoire authentique et, misant sur l’effet de réel, offre un terrain particulièrement favorable aux investissements affectifs, aux transferts, aux satisfactions substitutives..., à tous ces mécanismes qui font que la biographie est pour l’œuvre soit un puissant complément, soit un redoutable concurrent.
22Cet attrait des biographies, beaucoup d’écrivains ont l’habileté d’en tirer profit. Contre quelques-uns qui se cachent – un Beckett, un Blanchot-, la plupart exploitent, pour compléter leur œuvre, le récit de leur vie. Les stratégies sont diverses : il suffira, pour finir, d’en esquisser quelques-unes.
23La solution extrême consiste à faire de sa vie un roman, à la diriger, la façonner de telle manière qu’elle puisse être naturellement transposée en récit. Plusieurs romantiques, Byron, Pouchkine, Musset, semblent construire leur existence – ou du moins certains épisodes – en fonction de stéréotypes littéraires alors à la mode, comme le Mal du siècle, la haine des bourgeois, ou, tout simplement, cherchent dans leur propre œuvre l’étalon qui détermine leur conduite. Ainsi de Proust, qui « fit de sa vie même une œuvre dont son propre livre fut comme le modèle25 ». Le romancier fait de soi-même un personnage de roman, de façon que sa biographie puisse se déguster comme une histoire et que le vécu, la fiction se renforcent mutuellement.
24Mais il n’est pas nécessaire que l’auteur, pour amorcer la machine biographique, s’investisse personnellement. Une autre stratégie, moins radicale, consiste à fournir à travers son œuvre les éléments qui favorisent la production biographique. Je me dévoile, je me raconte, dans mes ouvrages, de manière que l’on puisse connaître non seulement ma pensée et mes talents d’écrivain, mais ma vie. Dès le moment, au XVIIIe siècle, où l’homme de lettres devient une figure publique et prétend influencer les affaires, les auteurs donnent à leurs faits et gestes une large publicité. Un Voltaire, un Rousseau en disent assez sur eux, ou s’entourent de suffisamment d’observateurs, pour entretenir leur réputation. Par la complicité de la rumeur, de la presse et de la personne intéressée, le culte de la vedette se met en place. Les données les plus efficaces, pour construire une image séduisante, sont celles qui, exactes ou non, mettent en place une légende. On ne rêve pas sur un curriculum vitae, mais sur une vie pittoresque, romanesque – et les auteurs le savent bien.
25Si la promotion sociale de l’écrivain, à partir des Lumières, favorise la lecture biographique de l’œuvre, la manœuvre remonte plus haut. Dès la Renaissance, les auteurs cherchent à se forger une image qui contribue au succès de leur œuvre et s’arrangent pour glisser dans leurs textes les amorces de leur propre légende. Rabelais se présente comme un joyeux compagnon, rieur et buveur, de telle manière que s’élabore, au cœur de ses récits, un autoportrait qui fera mouche. L’auteur se confond délibérément avec ses personnages, pour entretenir sa publicité. La Fontaine crée aussi sa légende comme un rêveur, un paresseux, un campagnard : là encore, on se laisse tromper par une lecture illusionniste et on déduit l’homme de l’œuvre. D’autres poètes, au XVIIe siècle, se racontent comme des aventuriers, parlent d’eux-mêmes comme de héros picaresques ; la fiction peut nous paraître évidente, mais elle donne à la lecture de l’œuvre cette couleur personnelle qui entretient l’intérêt. Dans chacun de ces cas, l’auteur façonne son œuvre de telle manière qu’il soit, à son tour, façonné par elle. L’homme biographique est le père de son œuvre et l’homme légendaire en est le fils.
26Les stratégies qu’utilisent les auteurs pour inciter à la lecture biographique de leurs ouvrages sont multiples. Dès le moment où on raconte une vie, toutes les ambiguïtés sont bonnes, qui entretiennent le flou entre la vérité et la fiction, le vécu réel et la construction imaginaire. Quelle est la part de Balzac dans le portrait et les infortunes de Louis Lambert ? Où passe la limite, dans Les Souffrances du jeune Werther, entre les souvenirs personnels de Goethe et les aventures fictives du protagoniste ? Dans ces exemples, l’équivoque biographique naît d’un récit à la 3e personne. Mais c’est évidemment dans les ruses de la 1re personne que résident les moyens les plus sûrs d’alerter le lecteur et de lui offrir de quoi échafauder la légende de l’auteur. Comme le dit Benveniste, le pronom je désigne un espace vide, qui peut être investi par n’importe quel sujet grammatical – un être de papier, une voix interne au texte, mais aussi, peut-être, un être de chair et d’os, la voix authentique de l’écrivain. Un attrait essentiel de la littérature à la 1re personne réside dans cette incertitude et dans la possibilité de glisser du personnage à l’auteur.
27Le charme de la poésie lyrique repose en partie sur cette équivoque. Nous autres professionnels avons appris à nous méfier de l’illusion biographique. Mais tout est fait pour que nous y succombions. Il est sans doute naïf de penser que Ronsard a aimé successivement Cassandre, Marie et Hélène, et de chercher des traces de ces jeunes filles dans l’histoire. Il est contestable de vouloir identifier les femmes des Fleurs du mal – ici Jeanne Duval, là Madame Sabatier –, mais il n’est pas sûr non plus que Ronsard, Baudelaire ne nous aient pas, délibérément, tendu ce piège, tant il est vrai que leur profil romanesque y gagne de la précision et de la couleur. À côté du lyrisme, c’est bien sûr le narratif qui exploite cette veine. Le développement du roman à la 1re personne remonte, en gros, au XVIIe siècle et doit son essor à la tradition picaresque. Qui est ce je qui raconte ses équipées et ses forfaits ? L’auteur fait-il des aveux ou a-t-il inventé son personnage de toutes pièces ? Même question dans les romans historiques et les pseudo-mémoires qui se multiplient dès la fin du XVIIe siècle. À partir de cette date, les récits de vie qui se prêtent à une lecture autobiographique vont envahir le marché. La tentation de reconnaître Chateaubriand dans René, Constant dans Adolphe, Nerval dans le je de Sylvie est constante, et d’ailleurs pas si absurde que ça. Dans chaque cas, l’auteur à la fois se cache et se montre, comme s’il souhaitait que nous succombions à la fameuse confusion entre auteur et personnage que nous interdisons à nos étudiants ! Cela vaut aussi pour À la Recherche du temps perdu, évidemment, dans laquelle le lecteur est incité à voir un autoportrait et une autobiographie. Où Proust se confond-il avec Marcel, où s’en éloigne-t-il ? La question hante notre lecture, alimente notre désir de mieux connaître, pour démêler le réel du fictif, la vie de Proust, et fait que, peut-être, nous cherchons une réponse dans les biographies. Dans un cas comme celui-ci, roman, autobiographie et biographie se touchent de près. Le découpage traditionnel des genres nous a appris à les distinguer au nom d’oppositions comme fictif/historique, ou 1re/3e personne. Mais il suffit d’adopter une autre catégorie, comme récit de vie, pour qu’ils soient réunis et, je l’ai dit, largement indistincts. Or cette indistinction ne tient pas seulement, comme le voudraient les linguistes et les structuralistes, à la mobilité du je et aux ruses de l’écriture. Le plus souvent, elle est voulue parce qu’elle situe l’œuvre et la vie dans la même mouvance et que les réunir – ou feindre de les réunir-, c’est aiguiser le trouble plaisir de la lecture.
28Quelques mots de conclusion. La théorie littéraire, dans la seconde moitié du XXe siècle, s’est largement construite sur la mort de l’auteur. Elle obéissait à un idéal scientifique, qui lui imposait de tenir à distance la vie, la personne de l’auteur, tout ce qui était réputé non-littéraire et, comme tel, risquait de polluer la pureté de la méthode. Pour analyser le texte ou réfléchir sur l’écriture avec rigueur, il fallait les isoler, les pasteuriser – et le vécu de l’auteur était l’un de ces parasites qui risquait de troubler l’objet. Mais il se trouve que l’écriture n’opère pas en vase clos et que le texte, toujours surdéterminé, n’est pas réductible à la géométrie de nos schémas. Que cela nous plaise ou non, l’auteur est dans son texte comme le savant est dans son expérience et, selon Heisenberg, perturbe, par sa présence, la netteté de l’observation. Certes, l’intégration du vécu dans l’analyse de la chose littéraire est inconfortable ; certes, la méthode naïve de « la vie et l’œuvre » a conduit à toutes sortes de simplifications et d’aberrations, mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Des erreurs passées, il ne découle pas que les deux ordres soient incompatibles. La reconnaissance de cette solidarité est peut-être un nouveau défi que la théorie, la critique et l’enseignement doivent affronter. De même que nous sommes revenus à l’histoire, de même allons-nous peut-être revenir à la biographie des auteurs, en tant qu’elle fait partie intégrante de l’œuvre. Nous risquons d’y perdre de la rigueur, mais la littérature est hétérogène, elle est impure, et c’est cela qui fait son prix. « Non hic Centauros, non Gorgonas Harpyasque Invenies : hominem pagina nostra sapit26 » : « Tu ne trouveras dans nos pages ni Centaures, ni Gorgones, ni Harpies, car l’odeur qui s’en dégage est celle de l’homme ».
Notes de bas de page
1 Roland Barthes, « La Mort de l’auteur », dans Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 61-67 ; p. 61.
2 Ibid., p. 66.
3 Ibid., p. 64.
4 Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », dans Dits et écrits I (1954-1969), Gallimard, Paris, 1994, p. 789-821 ; p. 793.
5 Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, Minuit, Paris, 1958, p. 129.
6 « Qu’est-ce qu’un auteur ? », op. cit., p. 789.
7 Mallarmé, « Variations sur un sujet », dans Œuvres complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1945, p. 366.
8 Roland Barthes, « La Mort de l’Auteur », op. cit., p. 63.
9 Ibid., p. 67.
10 Voir Sean Burke, The Death and Return of the Author. Criticism and Subjectivity in Barthes, Foucault and Derrida, Edinburgh University Press, 1992.
11 Roland Barthes, Œuvres complètes, éd. E. Marty, Paris, Seuil, t. 3, 1995, p. 55.
12 Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1979, p. 153.
13 Gérard Genette, « Stendhal », dans Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 155-193 ; p. 155.
14 Voir Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972.
15 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 45-46.
16 Voir Maurice Couturier, La Figure de l’auteur, Paris, Seuil, 1995.
17 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, op. cit., p. 85.
18 Baudelaire, « Pierre Dupont », dans Œuvres complètes, éd. C. Pichois, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, Paris, 1976, p. 26-36 ; p. 28.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Cité par Proust, « La Méthode de Sainte-Beuve », dans Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954, p. 131-156 ; p. 134.
22 Ernst Kris et Otto Kurz, Legend, Myth and Magic in the Image of the Artist. A Historical Experiment, New Haven et Londres, Yale University Press, 1979.
23 Baudelaire, « Edgar Allan Poe, Sa vie et ses ouvrages » (1852), dans Poe, Œuvres complètes, trad. Charles Baudelaire, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1965, p. 1013-1041 ; p. 1026.
24 Ibid., p. 1041.
25 Roland Barthes, « La Mort de l’auteur », op. cit., p. 63.
26 Martial, Épigrammes X, 4, v. 9-10.
Auteur
Université Johns Hopkins, Baltimore
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