VII. Au-delà de la sémiotique
p. 125-137
Texte intégral
Rien, peut-être, de plus abstrait que ce qui est.
Paul Valéry
Le Baiser du tueur (Killer’s kiss) ou le cinéma de la possibilité
1Revenons à l’un des premiers films de Kubrick, Le Baiser du tueur (Killer’s kiss), pour illustrer la relation entre construction symbolique, où les images racontent, expliquent, parlent, et suspension à l’intérieur de cette même construction, où les images se taisent. On décèle aisément dans ce film les traces des difficultés rencontrées par le cinéaste au cours de la mise en scène. L’utilisation de « mauvais acteurs », comme le dira lui-même Kubrick, le manque d’argent, l’impossibilité de mettre au point une mise en scène adéquate, et surtout une certaine volonté de tout laisser à l’état symbolique ont maintenu le film à un stade photographique. Les images ne s’enchaînent plus suivant une logique narrative, mais s’affirment souvent pour ce qu’elles sont : elles montrent les lieux, les rues, les espaces, les objets et les figures d’un possible récit. Les maisons et les rues, photographiées dans la lumière froide des nuits et des petits matins new-yorkais, sont des lieux scéniques vides ouvrant sur un effet de réel photographique puissant et déstabilisant.
2Il en résulte un excès de visibilité. L’énoncé filmique et l’histoire racontée sont submergés par un flot de données sensibles qui envahissent l’écran en suffoquant la narration. Nous sommes face à un cas limite mettant en lumière une des caractéristiques du cinéma : le visible est plus étendu et plus ample que l’énoncé cinématographique ; il le contient, mais il se porte au-delà1. Ce premier film, si moderne voire moderniste par sa recherche d’une ligne informelle, vient s’inscrire dans l’une des catégories les plus intéressantes du cinéma de la modernité actuelle, la catégorie fondée sur la visibilité, sur la possibilité de voir, et non sur la vision en tant que discours achevé, structuré, fini.
3Cinéma de la possibilité ne signifie pas cinéma inachevé et inaccompli mais, bien au contraire, cinéma qui joue et travaille sur le manque et l’inachèvement en utilisant des codes dys-narratifs (la photographie, les mouvements de caméra) en tant qu’ouvertures de sens, ou qu’instruments pour développer l’intervalle, le voile entre ce qui est vu et ce qui est visible. Cinéma opaque, diaphragmatique, mais aussi cinéma retentissant d’ouvertures sans fin, ou d’échos plutôt que de contenus définis et minutieusement représentés. Nous pourrions dire, en reprenant les mots de Kierkegaard, philosophe cher à Eisenstein, que :
... cet œil, éternellement jeune, éternellement ardent [...] voit partout la possibilité2.
4L’histoire du Baiser du tueur suit un schéma générique et abstrait dans lequel viennent s’insérer presque par hasard les personnages-acteurs (ils sont un peu plus que des acteurs et un peu moins que des personnages) : Davy Gordon, la trentaine, espoir de la boxe « fraîchement diplômé » (comme le dira le speaker, avec une pointe de sarcasme, pendant le match), et Gloria, jeune fille de bonne famille, abandonnée à elle-même, entraîneuse dans un dancing. Leurs vies solitaires défilent parallèlement dans deux appartements voisins, dont les fenêtres se font face : véritable illusion magrittienne, où le réel passe pour illusoire et où, à l’inverse, la fenêtre s’ouvre, non pas sur le monde, mais sur le rêve. Les deux êtres se regardent, s’étudient sans se connaître, jusqu’au moment où le patron du dancing, sinistre personnage ayant des vues sur Gloria, s’immisce dans leurs vies. Il les fera se rencontrer et provoquera une explosion de violence qui le conduira lui-même à la mort. Le film, comme on l’a déjà observé, comporte une série de dédoublements et de symétries, de « géminations » qui font vaciller le sens, en produisant un « effet de gaspillage, d’excès, de dépense », jusqu’à devenir « pure forme filmique, délire combinatoire, dessin abstrait »3.
5L’espace scénique est un lieu réel et une structure spéculaire qui, par sa disposition symétrique, multiplie les personnages, en dévoile la nature contradictoire et indéchiffrable. Les fenêtres des deux appartements (en réalité deux chambres meublées) se font face ; dans chacune des chambres est installée, contre le mur du fond, une commode style années 50, dont le miroir réfléchit tout ; dans cet espace clos le regard, tel une bille de billard renvoyée par les bandes, ne peut revenir qu’au centre, à ces fenêtres qui, droites ou obliques, directes ou réfléchies, proches ou lointaines, sont toujours dans le champ.
6Cette structure propose un concept de décor comme destin, où tous les parcours sont prédéterminés et les personnages amenés à se rencontrer mécaniquement. Dès le début, sans même s’en apercevoir, ils sortent ensemble, comme deux époux. En jouant sur les reflets et les redoublements, le décor surcharge les images, les déchire, en montrant toujours un autre espace au-delà des frontières labiles, en unifiant réel et virtuel jusqu’à les rendre équivalents. Grâce aux miroirs, la caméra voit toujours non seulement ce qui est devant elle mais aussi ce qui est derrière. Les appartements ne font plus qu’un, unifiés virtuellement par la spécularité ; Davy et Gloria vivent ensemble depuis longtemps déjà sans le savoir. Cela confère au film un ton mélancolique, comme si tout s’était déjà passé ou était déjà déterminé, comme si toute l’histoire n’était que le rêve crépusculaire de l’un des deux ou des deux à la fois. Elle n’est que la somme des stéréotypes narratifs : tout apparaît fini dès le début, comme si l’aventure de Davy et de Gloria n’était qu’un épiphénomène. Chacun d’entre eux semble rêver l’autre.
7La fenêtre – l’une des figures-reflets du cinéma – est ici exaltée : elle devient souvent une métaphore de l’écran, une trace du cinéma cachée dans la mise en scène. Davy et Gloria sont en fait l’un pour l’autre comme un spectacle cinématographique : lorsque l’un regarde, l’autre ignore et vice-versa ; ils vivent et se déplacent comme acteur sur l’écran et comme spectateur, agissant de telle sorte que leurs regards n’aient jamais à se croiser. Chacun d’eux est pour l’autre une image limpide et superficielle, indifférente et lointaine, mais aussi intime et familière. Chacun d’eux s’offre comme image-support des rêves de l’autre. Et chacun joue consciemment pour l’autre sa propre existence insignifiante, se peigne, mange, s’habille, se déshabille, disparaît, comme si spectateur et acteur échangeaient sans cesse leurs rôles dans cette histoire de « gens ordinaires ». Grâce à la structure spéculaire de l’espace ce qui était simple vie quotidienne devient auto-représentation et s’impose d’autant plus à l’attention que la figure du destinataire, le spectateur, n’est pas seulement incluse dans le film, mais que les deux protagonistes sont en même temps spectateur et acteur.
8A ceci vient s’ajouter une surcharge d’objets et d’images à l’intérieur même des images, surtout une multitude de photographies. Les pièces (et les plans) sont toujours invraisemblablement remplies jusqu’à devenir presque impraticables, encombrées d’objets inutiles qui soulignent le manque d’espace. Dès le départ le cinéma de Kubrick est caractérisé par son insistance sur les matériaux scéniques et sa composante figurative qui, loin de toujours stimuler la narration, la ralentit souvent, la retient dans une stagnation tendant au style du commentaire ou du descriptif. Pendant que le regard embrasse ce matériel, le temps vide de l’attente grandit. Le film est conçu aussi comme une production de temps. La scène de la danseuse, si détachée du contexte, est de ce point de vue exemplaire. Alors que Gloria raconte en voix off son histoire, la caméra s’abandonne à une inertie photographique et filme pendant une durée surprenante une danseuse évoluant sur une scène vide, plongée dans l’obscurité. La scène est peut-être un coup de chapeau de Kubrick à sa femme Ruth Sobotka, qui danse ici, ou un hommage aux Feux de la rampe, sorti deux ans auparavant. Mais ce qui nous importe, c’est la non-coïncidence entre images et histoire : on n’assiste pas à un flash back, il y a simplement un hiatus entre la voix et les images, qui fait glisser le film vers la photographie en mouvement, sorte d’illustration hors-texte. Cette interruption du récit visuel rappelle aussi Chaplin, chez qui l’histoire est souvent interrompue afin de montrer des morceaux de théâtre filmé comme, justement, dans les Feux de la rampe. On connaît d’ailleurs l’admiration de Kubrick pour Chaplin :
Quiconque s’intéresse à la mise en scène devrait étudier et comparer Chaplin et Eisenstein.4
9Nous retrouvons des séquences de danse un peu partout dans le cinéma de Kubrick. Dans Barry Lyndon, Redmond, encore adolescent, est forcé de regarder Nora danser avec son rival, Quin. A la fin de The Killing, deux policiers avancent, exécutant un parfait pas-de-deux, qui suggère que le film n’a été qu’un ballet, un jeu spatio-temporel d’allers-retours, de départs et de reprises, de symétries et de répétitions. Dans Orange mécanique, les scènes de violence sont volontairement représentées comme des ballets ; Full Metal Jacket, pour sa part, s’achève par une scène à caractère vaguement exotique et rituel, où les gestes symboliques se prodiguent, se multiplient comme dans une sorte de kabuki américanisé. Enfin, le ballet des vaisseaux spatiaux dans 2001 a déjà fait couler trop d’encre pour qu’on ait à s’y attarder ici. La danse, rappelle Valéry, exprime le mouvement en soi, sans aucun but, un mouvement sans objet qui se résout dans une scansion du temps et de l’espace, un ornement de la durée et un ornement de l’étendue :
Des mêmes membres composant, décomposant, et recomposant leurs figures, ou des mouvements se répondant à intervalles égaux ou harmoniques, se forme un ornement de la durée, comme de la répétition des motifs dans l’espace, ou bien de leurs symétries, se forme/'ornement de l’étendue.5
10Cette conception symboliste de la danse n’est pas si éloignée de la façon dont Kubrick conçoit le cinéma. Ainsi que nous l’avons vu dans le premier chapitre (première partie), le mouvement, pour les personnages comme pour la caméra, est souvent privé de signification, il ne signifie que l’espace et le temps. Les images, tout en conservant une signification narrativo-descriptive, se composent en un rythme pur et simple pour devenir illustration, ornement des coordonnées fondamentales de la perception : l’espace, le temps.
Lutte entre signification et apparence sensible
11Est-il un meilleur point de départ pour une réflexion sur la fonction figurative du film que ces points obscurs, ces abandons de la ligne discursivo-narrative, tendant à une sorte de suspension du récit ? Le symbole est-il une « chose », un reste que nous trouvons au « seuil inférieur de la sémiosis », dans la zone « hypocodifiée », comme la définit Umberto Eco ou, au contraire, au seuil supérieur, « hypercodifié » ? Il est peut-être au point de contact entre ces deux extrêmes, constituant une zone franche où nous pouvons lire tout et rien, selon nos préférences, nos systèmes analytiques. Il serait un élément à considérer non point comme un signe mais comme un « stimulus ». Relions le terme « stimulus » aux réactions psycho-biologiques pavloviennes et gardons-nous de lui conférer un sens péjoratif. Nous avons déjà rappelé la fonction de « stimulus » qu’Eisenstein accorde aux images dans le parcours vers le pathos ou vers Vex-stasis6. Un objet ou un événement représenté dans le film, pris à l’intérieur de certains réseaux, agit sur la « solitude de notre regard » (l’expression est de Musil), excite la pensée, stimule la réflexion.
12Au point de départ se trouve donc une certaine conception du réalisme, un certain type de réalisme photographique qui, loin d’exclure la fonction symbolique, se l’approprie. Non pas un réalisme reproductif, mais plutôt un réalisme « figurai », dans le sens d’Auerbach, où une chose représentée signifie en même temps elle-même et autre chose, mieux ne signifie elle-même que dans la mesure où elle signifie également toujours autre chose.
13Le cinéma produit donc de véritables figures : des images à deux visages, dotées d’un statut conflictuel. Reprenant une célèbre observation d’Auerbach qui, dans son étude sur le réalisme7, définit la « figure » comme la « lutte entre apparence sensible et signification » (« Kampf zwischen sinnlicher Erscheinung und Bedeutung »), nous dirons que la figure cinématographique exalte la tension entre l’apparence sensible et la signification et instaure dans le cinéma un fort conflit entre instance signifiante et instance visuelle. Auerbach parle d’Erscheinung : un apparaître, une manifestation des choses intensifée par la représentation.
14Au cinéma, l’Erscheinung c’est surtout la vision dans sa dimension photographique, la photogénie des hommes et des choses, les images apparaissant et se manifestant en tant que telles. Mais Auerbach, traitant de la littérature réaliste, parlait de « lutte » (Kampf) entre la représentation et les moyens de cette représentation. Comment les images (moyens de la représentation) s’opposeraient-elles, dans le cinéma, à la représentation qu’elles produisent ? De quelle façon les images pourraient-elles lutter contre leur propre signification ?
15Nous rappellerons que la théorie sémiotique tient communément pour équivalents signification et sens8. En esthétique au contraire, comme le faisait remarquer Dufrenne, il convient de bien les distinguer : le sens n’est pas la signification donnée par le texte, mais sa consistance sensible, son statut d’objet s’offrant à la perception :
L’objet esthétique ne transmet son sens que si la perception ne traverse pas la donnée (sensible) mais s’y arrête ; il n’admet pas qu’elle s’en détache.9
16Dans l’expérience esthétique le sens est donc la perception, il est sa forme temporelle dont la représentation accroît la puissance de l’être.
17L’oeuvre n’a pas comme sens ce qu’elle dit, c’est d’elle-même qu’elle parle en premier lieu. Elle développe donc un conflit entre signification entendue au sens sémiotique et signification entendue au sens esthétique. Ceci concerne l’art en général, en vertu de quoi, au cinéma, du moment qu’on se place du point de vue esthétique, la signification est subvertie par le sens, ou plutôt par les images elles-mêmes. Souvent les images échappent à leur fonction signifiante, dépassant ainsi l’histoire et l’univers représenté. Ainsi, comme dans les exemples que nous avons donnés, récusent-elles, compliquent-elles, et même cachent-elles les histoires qu’elles racontent, un peu à la manière dont les mots utilisés comme des choses, obscurcissent le message en poésie.
18« La position de l’art est un démenti à la position du discours » : l’art, pour Lyotard, est surtout un silence qui dément le discours et le déchire ; la figure ne peut être assimilée par le langage et traduite en concepts. Au contraire, elle brise le langage, le combat de l’intérieur, puisqu’elle naît de ce même langage. Mais le silence du beau – selon les mots de Lyotard ne peut être atteint qu’à partir du discours : « on ne peut passer à la figure que par l’intérieur du discours ». La figure est à l’extérieur et à l’intérieur, elle est à l’intérieur du discours et en est la frontière. C’est la face du discours qui n’est pas tournée vers la signification, mais vers le sens. S’occuper du sens signifie donc prendre le parti des ombres, entreprise paradoxale qui vaut néanmoins d’être tentée :
... prendre le parti de la fausseté, du scepticisme, du rhéteur, du peintre, du condottiere, du libertin, du matérialiste. « L’œil, dit André Breton, existe à l’état sauvage ».10
19Cette lutte entre signification et sens acquiert une importance considérable dans le cas de l’effet de réel, qui se présente comme l’antagoniste direct du vraisemblable et de l’impression de réalité. A travers lui, deux fonctions contrastantes se retrouvent côte à côte au sein de l’image cinématographique : la fonction photographico-mimétique qui montre les traces d’un regard sur les choses et la fonction narrativo-diégétique qui montre un monde imaginaire, réinventé, reconstruit. Dans l’effet de réel cinématographique tout est double : un acteur, un visage, un objet représentent, outre eux-mêmes, quelqu’un, quelque chose. L’effet de réel, qui est double par statut, est la figure cinématographique par excellence où se révèlent les deux visages du cinéma.
20Paradoxalement, nous pourrions dire que la nature esthétique du cinéma coïncide avec sa disposition à ne pas être compris.
Day of the Fight (1949) ou l’image duelle
21Cet étrange petit film de 16 minutes – un des premiers courts métrages de Kubrick – raconte la journée type d’un boxeur avant le match. Il se présente comme un « documentaire » mais est, en réalité, une illustration malicieuse de la nature double et déviante des images. Walter Cartier, le boxeur type, n’est pas aussi typique qu’on pourrait s’y attendre, il a un frère jumeau qui passe avec lui la journée précédant le combat, va à la messe, prie et mange avec lui, le distrait, l’entraîne, le prépare au combat, et ne le laisse jamais, sauf devant le ring.
22Ce dédoublement du personnage n’est à aucun moment résorbé par le texte, qui ne l’interprète pas du tout, n’en tire aucun double sens, et se borne à le montrer. Même la voix off ne le mentionne pas sauf au début. Ainsi, dès l’apparition de Cartier, nous savons qu’il y a autre chose : nous le voyons se réveiller le matin aux côtés de son double. Comme toujours les images racontent mais elles posent ici des problèmes et ouvrent la voie aux incertitudes. Elles n’interrogent pas puisqu’elles se taisent, mais elles conduisent à une question induite, comme dans le rapport entre magnétisme et électricité, une question de sens qui est ponctuellement éludée par l’énonciation.
23La question est la suivante : qu’est-ce qu’un jumeau vient faire ici ? Appartient-il à la réalité ou à l’histoire racontée ? Est-il une présence occasionnelle ou recherchée et voulue ? Et s’il appartient aux deux, que fait-il dans cette histoire, quelle est sa valeur textuelle, sa fonction signifiante ?
24La réponse est : rien. Il n’a aucune fonction, aucune signification. L’histoire serait identique même sans jumeau, même si ses fonctions étaient remplies par un frère tout court. Mais sans lui, le film perdrait sa singularité, sa qualité esthétique, qui consiste justement en ce dédoublement sans motif, incompréhensible. Le jumeau, tout en étant un double, constitue donc le coefficient de singularité de l’image (un puissant paradoxe auquel Kubrick nous a exposés !), un exemple évident et insistant pour montrer que le non-dit construit bien le sens. Mais qu’est-ce que ce non-dit ? S’agit-il de présuppositions ou d’implications textuelles dans le sens de Ducrot11 ? Pas vraiment. Qu’est-ce que ce jumeau apporte au discours ? Une fois encore rien. Car l’esthétique, pour reprendre une expression de Jankélévitch, est, comme la Vérité, un « presque rien », une ombre, un « je ne sais quoi » destiné à rester marginal12. Ce jumeau qui n’est pas utilisé par le discours, qui n’est au centre d’aucune implication, d’aucune présupposition, cette figure qui ne signifie rien produit simplement une catastrophe de la signification ou, pour le dire avec Barthes, rend l’image « duelle ».
L’effet de réel versus le vraisemblable
25Les images de Day of the Fight ont un effet de réel dont la portée est illimitée. Cette fausse réalité ou « hallucination vraie » démultiplie à l’infini les voies de l’interprétation.
26Pour définir ce qu’on entend par effet de réel au cinéma, il faut revenir à Barthes, l’inventeur de ce terme. Pour ce dernier, c’est la nature « superflue » ou « inutile » de certains détails, de certaines observations – descriptives, mais sans fonction expressive ni signifiante – qui caractérise l’effet de réel. Le baromètre dont parle Flaubert dans sa description du salon de Madame Aubain est un objet « ni incongru, ni significatif », c’est un « détail inutile ». Les effets de réel sont des « luxes de la narration », des « scandales ».
27Barthes, toutefois, ne s’en tient pas à l’absence de signification de ces éléments descriptifs ; il sent le besoin de les reconduire vers une intentionnalité textuelle. Ces détails sont là justement parce qu’ils sont vrais ; ce sont eux qui dévoilent la nature du roman réaliste et son présupposé (que tout est le fruit d’une observation directe). L’intention est justement l’absence d’intention. La signification, l’absence de signification. De plus l’effet de réel, s’opposant au modèle traditionnel du vraisemblable, produit un nouveau vraisemblable : le « réalisme »13. Quel était « l’ancien vraisemblable » ? Un ensemble de présupposés implicites, un ensemble de maximes acceptées par le public en vertu d’une sorte de contrat préliminaire de lecture. C’était la base, le fondement conventionnel de la narration. Selon Barthes, l’effet de réel – qui ne signifie pas le réel, mais plutôt le « réalisme » – dévoile par là ce côté conventionnel de la narration. Il signifie style, écriture.
28L’effet de réel s’oppose donc radicalement au vraisemblable. Son effet, qui bouleverse la convention figurative, devient clair si nous pensons au simple et terrible effet de réel que produit le tutu de vraie gaze de la danseuse en cire de Degas (« La danseuse de cire au tutu de vraie gaze » dit Valéry), effet perturbant qui entraîne un déséquilibre et un conflit entre les parties de l’œuvre14.
29De plus, il est significatif que le cinéma naisse sous le signe de l’effet de réel et non pas sous celui du réalisme. Dans le cinématographe des frères Lumière, par exemple, il n’est pas rare de voir des passants se retourner pour saluer l’opérateur ou regarder la caméra avec curiosité et stupéfaction. Le sujet de la représentation, qui est l’opérateur, le cinéaste des origines, n’a cure de se cacher, de supprimer ses propres traces ; au contraire, il les intègre volontiers dans la représentation. C’est un sujet de la vision qui se mesure à un objet : la rue, les gens.
30Rossellini, Welles et Wyler (comme l’a observé Bazin), mais aussi Straub, Antonioni, Duras, Wenders, Tarkovsky essayeront de faire ressurgir de la nuit du passé le scintillement des images des frères Lumière, leur nature duelle (sujet et objet) si simple et si mystérieuse à la fois.
31Kubrick utilise l’effet de réel de façon différente, allégorique – bouleversant toujours la représentation – pour se porter aux frontières du racontable, au seuil de cette grande région inconnue, le visible. Pour dresser ces deux mondes – récit et vision – l’un contre l’autre afin que l’un fasse exploser l’autre. En nous restituant la conscience de notre regard l’effet de réel nous restitue aussi les ouvertures de sens du visible, et la jouissance, l’obscurité et l’ampleur de la vision, le plaisir du texte15. Dans l’effet de réel tout est symboliquement double : le personnage est également acteur, corps ; la mise en scène est également lieu scénique, lieu théâtral ; par conséquent, le spectateur, lui aussi, est double : il est à l’intérieur et à l’extérieur du texte. Il se perçoit en train de regarder le film.
Notes de bas de page
1 E. Bruno, « Il « senso in più » della conoscenza », Filmcritica, no 215, avril-mai 1971, à présent in Il Senso in piü, Rome, 1981. Le même thème est repris par R. Rossetti, Film e immagine mentale, Rome, 1988, p. 7-22. Selon Rossetti, la spécificité de la sémiotique se manifeste justement dans le choix préliminaire de l’élimination du problème du « sens » et dans sa réduction au « signifié ».
2 Je tire cette idée de cinéma du possible de la phrase de Kierkegaard sur l’importance du rien, citée aussi par Eisenstein. Kierkegaard spécifie cette notion de possibilité en termes purement optiques. Cf. Ou bien...ou bien, Gallimard, « Tel », Paris, 1988. Eisenstein, dans son étude sur le paysage chinois, en parle avec autant de précision : cf. « La non-indifférente nature », 4ème partie, dans La Non-indifférente Nature, tome II, UGE., Paris, 1978.
3 A. Costa, Kubrick o della geminazione, op. cit.
4 S. Kubrick, dans E. Ghezzi, op. cit., p. 3-4.
5 P. Valéry, Degas Danse Dessin, op. cit., p. 1172.
6 Pour l’importance et les différents aspects de la théorie des « stimuli » chez Eisenstein, cf. J. Aumont, Montage Eisenstein, Albatros, Paris, 1979, p. 56 et suivantes.
7 E. Auerbach, Mimesis, Gallimard, « Tel », Paris, 1969. Pour le réalisme de la photographie, cf. A. Tarkovsky, « De la figure cinématographique », Positif no 249, décembre 1981.
8 Pour Umberto Eco, par exemple, la question de la Bedeutung comme « signifié », identifiée à la question du référent, perd son intérêt et « doit être exclue comme une présence embarrassante qui compromet la pureté de la théorie elle-même » (Trattato di semiotica generale, Bompiani, Milan, 1975, p. 91). La suppression du référent (leurre référentiel) entraîne curieusement le questionnement de la notion de signifié, entendu ici comme l’objet dont on parle. Pour la théorie sémiotique, le signifié devient un autre signe, et ainsi de suite. « Mais la référence – observe cependant Garroni – peut être récupérée sous une autre forme : non comme le paradigme précédant le langage lui-même, mais comme la présupposition-limite requise par le procédé même de reformulation, afin que ce dernier soit rendu possible. » (.Ricognizione della semiotica, op. cit., p. 59) Il s’agit donc pour Garroni d’une limite, au sens kantien du terme, dont la présupposition est indispensable même dans une théorie du langage.
9 M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, op. cit.
10 J.-F. Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 11.
11 Cf. O. Ducrot, Dire et ne pas dire : Principes de sémantique linguistique, Hermann, Paris, 1991.
12 V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque rien, Seuil, Paris, 1986.
13 R. Barthes, « L’Effet de réel », Communications no 11, 1968, p. 84 et suivantes.
14 P. Valéry, Degas Danse Dessin, op. cit., p. 1174.
15 Cf. J.-P. Oudart, « L’effet de réel », op. cit., et J. Aumont, L’OEil interminable. Cinéma et peinture, Séguier, Paris, 1989.
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