Infigurable
p. 143-156
Texte intégral
1Défigurations, refigurations, la vue et la vue en peinture, sa vue sur la vue, ne vient au monde que dans cette alternance qui constitue leur fiction, leurs façons de faire pour voir. Mais cette formation n’accède à l’épreuve de la création picturale que par l’affrontement à l’impossible à voir qui tenaille ses éléments figurants et défigurants. L’invisible, tout normativement ou tout logiquement, n’apparaît pas dans la vue quotidienne, même s’il y joue ou plutôt s’il nous en joue. La genèse de la peinture, au contraire, tente de mettre en jeu ce jeu invisible. Mais de quoi s’agit-il ?
2L'invisible serait le nom de la genèse, du mouvement d’apparaître du visible, de ce qui trace et coule en même temps, de ce qui macule ou marque et mouille pour faire voir – sans lui-même apparaître. Il désigne « ce qui est au principe de l’opération “peinture” : marquage du vierge (trace, incision) et mouillure du sec (imprégnation, teinture, pigmentation humide)1 » dont l’énergie sexuelle est le fond(s). Ce mouvement mobilise et se mobilise du corps entrelacé aux choses, formant chair, se découvrant au monde qu’il ouvre par différences, d’abord entre yeux et mains, mais sans jamais refouler le jeu des sens qui se différencient depuis le surgissement des langues pour devenir coloration traçante, temps espaçant, perceptions... Si l’on veut, l’invisible désigne la production. Mais pour quelle apparition ?
3L’invu que s’acharne à montrer la peinture serait de cette façon le nom de l’autre du vu déjà-vu, de l’image visualisée identiquement et de l’espace immobilisé métriquement, le hors-cadre qui fait irruption, le comparant qui transpose ou transfère, le « figurant »2/défigurant qui constitue l’autre voir en tant que l’entre-voir : l’invu donnerait ainsi la ressemblance jamais reproduite, identifiée ou reconnue du monde... Si l’on veut, en écho éclatant d’évidence, l’invu désigne la nouvelle présentation du monde, à la manière des brouillards de Londres que nul n’avait vu avant les tableaux de Turner, selon la remarque célèbre d’Oscar Wilde : puisque leurs vibrations sans contour interfère désormais entre nous et la compacité déjà là pour nous donner une perception autre. Par où le monde pictural fait monde, entrouvre un autre monde. Mais grâce à quelle expérience du peintre, comme du spectateur qu’il induit tant bien que mal3 ?
4L’infigurable, du coup, serait le nom qui rassemble l’invisible créant l’invu dans l’affrontement au réel de la mort et de la jouissance, la dé-monstration de la gestation (de la naissance) entre eux, l’impossible à voir qui cependant ne cesse de les travailler, de les triturer, de les tripatouiller, par la division du sujet dans sa négativité indispensable. Si l’on veut, l’infigurable désigne la lumière impénétrable sans couleurs et sans ombres, le corps irreprésentable sans gestes, sinon l’énergie inconcevable sans matières : le temps « avant » l’espace.
5Cependant pareilles distinctions ne peuvent que mi-dire l’énigme peu distinguée, la défiguration de l’ob-scène défigurée, la vue humaine !
6Reprenons.
7S’agissant de la vue, si la schize de l’œil et du regard porte la trace de l’impossible à dire de la mort et de la jouissance pour le sujet, comment intervient-elle en peinture ? Quelle y est l’épreuve et la trace de l’impossible à voir ? Si, dans la vue simple, seul le vu est vu, est reçu dans l’image conventionnelle, malgré les troubles de la vision qui témoignent de l’angoisse, de la fragmentation symbolique du corps, le visible, le vu advenant à la vue sans avoir été vu au préalable, le voir dans sa « donation » qui est une formation de visibilité reste invisible, précède en tout cas tout visible vu, constitue pour le moins un Visible invu. La différence entre voir et voir en peinture ne se marque-t-elle pas de la sorte : le peintre chercherait aussi à montrer le visible invu, la genèse du visible dans sa voluminosité, là où la vue se borne à le ressentir dans son acte.
8La nécessité des défigurations en découle et déborde la signification restreinte d’une opposition mécanique aux conventions, d’une négation frontale et complice, d’une destruction qui accule au formalisme. La critique des Modernes, y compris en peinture, a cru pointer une bêtise – la littérature ou l’art voulant le nouveau pour le nouveau dans une surenchère négatrice de l’ancien – là où elle-même affichait sa bêtise : son ignorance volontariste de l’enjeu du négatif. Le générateur défigurant force la vue à se soustraire au reconnaissable, c’est-à-dire à ce dont nous ne voulons rien savoir (que nous ne savions déjà, en tant que sujet comme en tant que peintre, citoyen, etc.), au déjà-vu. D’où cette infinité de « soustractions au visible » comme l’écrit Christian Prigent4 qui animent la démarche des peintres, et pas des seuls Modernes, par déformation des corps (Le Gréco ou Francis Bacon) et par « pulvérisation » des choses (Monet et les Nymphéas, « beau fouillis », ou bien les « tâcherons tachistes », « derrière, vite fait », dixit Prigent5). Ces soustractions, au XXe siècle, vont jusqu’à « déplacer, disperser, obstruer le canon “optique” du tableau » (ibid.) par déphement de l’espace (cubisme), allongement démesuré de la toile (jusqu’à 30 mètres chez un Claude Viallat), monochromie qui « nous force, littéralement à n’y voir que » (du bleu, par exemple, chez Yves Klein), sortie de l’espace quadrangulaire et de la toile tendue au profit de « linges buveurs » (Morris Louis), de supports de toutes matières (gazes, plexiglass), ou même « châssis vide » (avec Daniel Dezeuze)... Et ce que ces soustractions rendent possibles à nouveau, c’est – par-delà les dilemmes entre la vue et les sens, ou l’optique et le tactile, l’olfactif, le sonore, le corps entier de « performance », ou l’immobile et le mobile, le sec et le mouillé, etc. – une relation jouée à la différence logo-phénoménale, à la division sexuelle, à la dissociation mortelle, et que chacun d’eux occulte ou favorise et dans ce cas fait voir. Cette relation exige donc un nouage entre invention et sexualité, soit au non-» rapport » sexuel, qui représente moins le sexe qu’il ne l’investit dans son énergie pulsionnelle-symbolique et, en ce double sens, négativise. Comme l’écrit Prigent à propos des « formes organiques » d’Arshile Gorky : « Un flottement dégage la ligne du découpage codifié des organes, la retire à la fixité des formes. Certes, elle vient de la détermination sexuelle. Mais moins pour la représenter, la dire, l’accomplir – que pour la dissoudre et convertir son énergie en puissance d’arrachement aux formes faites et dites6. » Ces traces de sexe, de corps sexué, se perdent dans les dépenses créatrices, même par des graffiti, de Robert Motherwell, Jackson Pollock, Willem de Kooning, Cy Twombly, Mathias Pérez, Joël Desbouiges, Claude Panier, tant d’autres qu’il est permis de se demander si un peintre au monde peut n’avoir jamais laissé affleurer l’obscène (les fleurs incongrues de Desbouiges). Jusqu’à la mort (au bout des labyrinthes surimposés aux cartes de géographie, celles-là même qui figurent en abîme dans les intérieurs de Vermeer, chez Jean-Marc Chevallier).
9Ainsi, l’infigurable travaille autant, en même temps, la figuration comme élément générateur. Lorsque Loreau évoque « le silence d’un logos informe, l’avènement de ce qui permet la Manifestation7 », de quoi s’agit-il ? Du geste et de la couleur qui, dans l’embryonnaire, l’inachevé et l’indécis, dans le retour sur soi et la mise en tension, défigurent, matérialisent et produisent un corps et un espace qui donneront peut-être une vue autre parce qu’ils apparaissent entre. Le monde se forme (devient l’ouverture sous formes de...) entre les corps humains. Le temps du geste et de la couleur constitue un logos, un rapport de rapports qui définit l’analogie ou mieux un rassemblement de torsions, qui espacent le monde (...sous formes d’un « tableau » en tant qu'écran transformé par l’écart du corps). Ce temps est d’abord celui de la tension entre forme et informe, discontinu et continu ou, plutôt qu’intelligible et sensible, expression et perception par le geste qui condense le mouvement du corps se levant, se retournant, jouant des distances et des interruptions, des pulsions et des réflexions. Le geste creuse un écart, trace une torsion, un « enroulement sur soi » (sens littéral du latin volumen), impose un rythme, entre dos et face comme entre avant et après : de même que le cri des langues... Mais ce temps est aussi celui de la tension entre forme et informe, discontinu et continu ou expression et perception par la couleur (la « sensation colorante » dit Cézanne, expression dont Loreau souligne l’adjectif verbal actif) qui disjoint la surface et dans cet écart ouvre la profondeur et découvre la lumière par différenciations, par vibrations de couleurs qui infléchissent, qui courbent l’espace. Il ne s’agit plus des calculs proportionnés de la perspective qui conforment vainement la vue et le monde objectivé. Il s’agit en fait d’un même geste colorant ou d’une même coloration gestuelle qui provoque l’écart entre figuration et défiguration par où surgit, double torsion dans la tension, le corps-espace intermédiaire du tableau ou de l’objet d’art en tant que création, fût-ce au « minimal » par prélèvement ou intervention. L’invisible est donc encore l’écart-écran en formation, donc en temps, la voluminosité de l’espace entre les corps pour l’espace autre des corps qui impose sa tournure, son rythme et sa couleur, son mouvement figuré de déchirures et de torsions, à la formation de la vue, de l’invu de la vue neuve.
10Pour qu’une manifestation surgisse, dans des formes ou des figurations ou par des enlèvements, le geste de la couleur ou la couleur du geste sont indispensables comme sont inséparables les yeux et la main pour la formation du corps. Classer les peintres par le formel et l’informel ou le matériel (entre la représentation et l’abstraction, entre le géométrique et le spontané...) manque la (double) genèse du corps de naissance, de jouissance et de mort au monde pictural. Si le tracement de la couleur fait paraître les « contours » des formes, c’est que le geste non pas d’appliquer des couleurs, mais dans la couleur même est formation8. Si la coloration du dessin fait voir les « matières » des formes, c’est que la couleur n’est pas appliquée aux formes, mais dans le dessinement même est déjà appelée. La gestation en peinture fait le voir dans la couleur, la coloration fait le voir dans le geste : la même incorporation/excorporation est avancée par les deux énoncés. Corps et monde se découvrent dans la fiction du voir, c’est-à-dire de la différance lumineuse, qui jaillit et fait jaillir de la formation colorante ou de la coloration formante. Aucun peintre n’échappe au geste colorant, à la figuration au sens le plus actif du mot. Le double langage de Cézanne, « impressionniste » et « cubiste », ne signifie rien d’autre, repris dans le Carré noir (avec le Carré Blanc) de Malevitch ou le Noir lumière de Soulages, plus encore dans les imbrications, de plus en plus brunâtres à l’approche du suicide, de Mark Rothko, repris par les peintres de « Cobra » ou par Dubuffet, Pollock ou de Kooning.
11Du moins en peinture... Car la limite ou la sortie de la limite de la création picturale, de son affrontement à l’impossible à voir, n’est-elle pas atteinte avec le renoncement à l’action de la couleur dans le Ready made ? Si l’on peut supposer des gestes atones, comment déposer une couleur inerte ? L’épreuve de l’infigurable mobilise le geste avec la couleur ou la couleur avec le geste, fût-elle blanche. Mais aucune couleur sans geste ne peut se produire alors que le geste terne sinon incolore peut avoir lieu, soumis à une figure déjà dessinée et colorée, à moins qu’il ne s’agisse d’un geste dansant, ce qui suppose une autre épreuve de l’impossible, face aux forces immobilisantes de l’attraction terrestre et de l’articulation corporelle...
12Qu’est-ce qui provoqua la rupture entre l’ingrisme, le réalisme, le naturalisme, Corot même – et les Impressionnistes ? Pas le sujet, puisque la « nature » est déjà là chez les premiers, comme la femme, et nue : le scandale n’est bien sûr pas là ; pas la représentation de l’atelier (voir Courbet) ou l’autoportrait ou le portrait d’un autre peintre qui a toujours motivé l’interrogation sur la peinture ; mais le traitement et la mise en question de la peinture dans le traitement de la couleur par des corps sortis d’eux-mêmes, pas seulement au propre (le chevalet planté au-dehors), mais surtout au figuré ou plutôt au figurant : non plus des formes fixes et précises aux couleurs cerclées, calées, au mieux pastellisées (avec Puvis de Chavanne), mais de la couleur matérialisée, étalée et gonflée, dès 1868-1870 chez Monet qui n’a pas encore trente ans ! La lumière peut entrer à neuf. Dès 1863, dans l'Olympia, Manet avait du reste épaissi le blanc pour donner la lumière au corps.
13Peindre, est-ce peindre la lumière comme couleur ? N’avoir peint que la couleur serait avoir donné une impression d’infini. Peindre la couleur est une tâche infinie : parce qu’elle ne finit pas (« la » couleur ne se saisit pas), parce qu’elle fait paraître l’infini de la couleur (de ses strates et de ses bords). La couleur à l’infini. L’infini de la couleur... Il n’y a pas de monochrome. Mais, regardons un tableau prétendument tel, un « vert » de Marthe Wéry par exemple. La reproduction est ici particulièrement épineuse, proche de l’impossible le plus immédiat : la dominante qui fait parler de monochrome n’aura surgi que de couches en interactions de couleurs, ce qui devrait plus que jamais être matériellement refait pour être reproduit. Mais il en résulte que l’apparence peinte du tableau monochrome donne l’impression de la couleur infinie. Sur ce plan, la polychromie peut tromper plus facilement : donner l’impression des couleurs distinctes. L’infini de la couleur apparaît dans l’indistinct que la pseudo-monochronie marque avec le plus de force. La couleur distincte y est paradoxalement impossible. La couleur infinie serait-elle enfin la seule possible ? Dans son impossibilité ? Il n’y a pas de logique de la couleur. Mais une « graphique », une écriture au tissage toujours différant ?
14Les Remarques sur les couleurs9 de Ludwig Wittgenstein, contre Goethe, tournent autour de « l’indétermination de notre concept d’identité de couleur » (I, 56), ce pourquoi la représentation aura toujours buté sur elle. S’il n’y a pas d’épreuve de la peinture sans fiction de la couleur, si l’impossible à voir s’affronte d’abord là, si la vue ne renaît que de la couleur pour toute figure qu’elle peut prendre, c’est parce que la couleur n’est jamais une donnée immédiate. Elle appartient « au réseau symbolique de la coloréité »10, plus encore, elle porte l’énigme de la peinture qui « tient au fait que le trouble et la transparence aussi se laissent peindre, mais que paradoxalement, ce n’est pas avec autre chose qu’une couleur, qui est, lorsqu’elle sort du tube, parfaitement opaque, que l’on rend la transparence tout comme le trouble »11. Indéterminée, la couleur n’est que « métamorphose » et anamorphose, c’est dire engendrement des formes, essentielle transfiguration infigurable.
15Aucune peinture, à mon goût, plus que celle de Mark Rothko ne nous aura engloutis dans cet infigurable ! Le parcours montré en 1999, au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, ne nous en aura-t-il pas livré les déclarations ?
16D’abord, « avec la plus extrême répugnance », car il semblait tendu jusqu’au désir mystique vers la « présence », Rothko ressentit la déception, la défiguration de la figure : les yeux morts de son Self-Portrait de 1936 en portent la trace noire derrière les lunettes aux verres fumés. Mais l’interdit biblique de la figure ne s’accepte pas pour autant, la transgression mythologique12 révèle la tragique (Antigone et Œdipe, titres de 1940) et entraîne aux désordres formels des années qui suivent (Multiforms et, dans les travaux de papiers exposés en 1984 à la National Gallery of Art de Washington, déjà Untitled). Si une phase primitive peut être décelée de la sorte, elle ne cessera de marquer de sa négativité toute la suite : « À ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface. » Or, n’est-ce pas ce qui permet aux dites surfaces de peindre « ce que l’on pense bien plus que ce que l’on voit » et d’éliminer les obstacles « entre autres, la mémoire, l’histoire ou la géométrie », autant de « marécages généralisateurs d’où l’on peut tirer des parodies d’idées » ? Voilà comment se gagne le large, le double enveloppement de l’espace et du temps. L’irradiation volumineuse éclate ainsi, après d’autres essais de bandes ou de couches qui divisent en deux, dans les désormais légendaires trois briques de couleurs et singulièrement dans celles qui laissent un bord sur la toile elle-même pour « faire ressortir » la contenance. Et dès lors, 1957, Light cloud, dark cloud, dernier intitulé explicite, les grandes toiles propagent toujours plus de volume et plus de lumière. Entre dilatation et contraction, la voluminosité affirme sensiblement, sensuellement le monde, l’ouvre et le referme : « Mes tableaux peuvent avoir deux caractéristiques. Soit leur surface se dilate et s’ouvre dans toutes les directions, soit elle se contracte et se referme dans toutes les directions... » ;» ... il ne peut y avoir d’abstractions » ; « La sensualité. La base d’une attitude concrète à l’égard du monde. » ; « ... de grands tableaux quoi qu’on fasse on est dedans ». L’huile sur toile, même assombrie, coule pour toujours du rouge, couleur démesurée du temps de l’expansion infigurable.
17Reprenons encore.
18L'individu laisse errer son regard. Il ne voit pas que quelque chose le regarde, mais il le sent, il la sent, il se sent regardé, pénétré même... Il tourne le dos à la chose, il cherche à faire de la place... Cette perception diffuse d’un regard qui l’enserre, le brise presque, le pousse à chercher comment libérer son corps des fixations de ses yeux. comme des divisions de ce qu’ils ne voient pas, de ce qui leur demeure opaque, de ce qu’ils ont refoulé de sexe et de mort dans les mots...
19Il a à sa disposition quelques auxiliaires : peut-être une toile, un support quelconque, un pinceau ou un bâtonnet, un couteau, des pots ou des tubes de couleur, et même son contre-regard qui contrefait des choses – paysage, personnage, objet...-ses modèles prétendus, contemplés, imaginés ou refusés. Mais il sait qu’il ne veut pas en rester là. Il mobilise son corps tendu et son langage perdu. Il commet des gestes qui, sans le rassurer, l’introduisent à l’affrontement inéluctable : il prend un support, il le pose sur le sol, il rassemble des instruments et des matières, toujours colorantes, à moins qu’il ne soit tout simplement revenu à la chose et qu’il ne l’ait saisie pour la mettre on ne sait où, pressé à son insu par un désir de transparaître. Le voilà face à face, face à un écran, écarté entre lui et ce qu’il était censé avoir vu, le support, la chose, mais surtout l’écran et l’écart de sa mémoire ou, pour tout dire, de son inconscient et de ce qu’il n’a pas arrêté : plus que la chose, son regard investi, oublié avec la sensation trouble, ou pire... Il fixe l’écran, toile ou butée, n’importe quoi qui le rebute et l’attire, il le fixe pour le traverser non de part en part, même en surface, mais, pour ainsi dire en couches, en attouchements ou en tracements de colorations qui s’enveloppent, se développent. Il lance son geste en laissant agir sa main de façon imprévisible, mais dans ces colorations traçantes qui inscrivent la lumière infinie dans les choses ambiantes et empâtées ; en même temps il commente pour lui-même, sans nécessairement interrompre le saut spontané de son geste, chacun de ses choix et chacune de ses rencontres ; il les met sans doute en relation avec ses autres œuvres et avec les œuvres des autres, surtout il poursuit une course de questions qui portent moins sur le degré d’exactitude de sa reproduction – de toutes façons il n’ignore pas que la ressemblance n’a lieu que grâce à la dissimilitude par rapport à son modèle : il doit défigurer aussi – que sur les questions techniques qui se précisent, qui seront il l’espère oubliées bientôt, ce qui ne signifie pas effacées. À travers ça, la question obsédante ne cesse de se répéter : comment échapper à la superficialité géomaîtrisée, au coloriage postérieur, à la similitude imaginaire, comment faire voir enfin la lumière et la profondeur, l’arrière ou l’intérieur, l’opaque et le transparent, ou tout simplement l’espace libre au corps que les objets obstruent, le monde changeant, son temps ? comment faire naître le temps originaire du mouvement, l’apparaître de lumière du volume : la voluminosité ?
20Toutes ces opérations, il ne les accomplit pas de façon continue, elles se font dans le va-et-vient, l’alternance d’hésitations et de décisions, de précipitations et d’arrêts, de reprises, de reculs, d’effacements, de retours... Il peint entre la schize du regard dans une distance provocatrice, la division de l’écran actif des dispositifs, à commencer par le jeu des différences de couleurs, et la « tranchée tranchante entre le visible et le non-visible » du corps dans son retournement13. Du coup, la chose qui le regardait (au sens aussi où il dirait « ça me regarde, ne vous en mêlez pas ») devient distante, prête à être jouée dans sa division entre absence et présence, entre inapparence et apparence. Du coup, le support n’est plus la toile-miroir ou le tableau-fenêtre, il devient cet écran qui s’interpose, divise et permet le jeu du montrer et du cacher entre ce qu’il cherche à faire et ce qui l’aura provoqué : le « support » effacé par le « sujet », le « sujet » effacé par le « support », la vue rejetée de l’un à l’autre, perdue et gagnée, rythmée. Du coup, les instruments ne sont plus tels, simples moyens d’exécution, mais deviennent un logos, des tensions de distorsions de gestes fondus dans les couleurs en métamorphose – malaxant, déchirant, traçant, transposant.... – qui s’y trient et s’y recueillent, qui s’y rassemblent jusqu’à faire paraître les figurations.
21Il est excité, le corps enfin le précède, ses yeux éblouis s’enfoncent dans les couleurs volumineuses au monde. L’angoisse qui fragmente a été prise en mains. Une jubilation éphémère l’a envahi. De cette façon, il aura été ce qu’on nomme un peintre. Il est venu au monde. Il sera devenu un voyant.
22Reprenons, enfin.
23La vue est une expérience qui exige de nous fiction, mille façons du corps dont la peinture fait l’épreuve en l’inscrivant dans ses œuvres visibles. Si cette fiction n’est pas escamotée, la vue n’est pas la contemplation oculaire et maîtrisée d’un spectacle, mais bien plus et fort différemment la formation d’un autre voir dans l’entre-voir, dont une dernière fois il s’agit de décrire l’engendrement libre...
24Voir n’apparaît que dans la distance qui provoque la vue. Dès lors, la vue garde d’abord la distance qui nous sépare des choses, quitte à prendre le temps de les désencadrer, d’opérer une soustraction du visible codifié...
25Dans cette distance gardée, la chose me regarde en divisant ma vision à partir du désir, de la jouissance mortelle, qui la transforme en vue comme vue du corps symbolique, du corps du parlêtre au monde, de l’écart de sa tranchée qui peut se faire tranchante par l’écriture de la lumière, la coloration de ce qui n’a pas encore figure.
26Dans cette distance gardée de la chose et cette division regardée des yeux du corps, voir aura mobilisé en retour la chair qui l’a formé, avec les mouvements du geste et de la parole, pour former l'écran transfiguré de l’invisible en l’invu dans son entrelacement et sa réversibilité au monde, ses torsions dans la tension des écarts ou des déchirures, des mixages ou des écoulements, des retournements ou des ressemblances (dissemblables), figurant en colorant, espaçant en temporisant, volumineusement phénoménal.
Notes de bas de page
1 Chr. Prigent, Rien qui porte un nom, Cadex éd., Nîmes, 1996, p. 56.
2 Que questionne inlassablement Michel Deguy, dans le refus de la similitude (qu’il appelle « ressemblance », simple question de vocabulaire) : « Il s’agit de la différence entre être-à-l’image-de et être-comme. » L’Énergie du désespoir, ou d’une poétique continuée par tous les moyens, Presses Universitaires de France, Les essais du Collège international de philosophie, Paris, 1998, p. 105.
3 L’expérience de la réception est-elle symétrique à celle de la création ? Je serais tenté de répondre par l’affirmative, du moins si le spectateur se laisse investir par le monde pictural, ce qui à long terme témoigne d’une peinture marquante. Mais, outre que l’argument peut sembler circulaire, ce ne peut être sans effet en retour de ce regard du public : « se laisser investir » ne va pas sans fiction, façonnement hétéronome qui relève de l’histoire – une histoire dont les générateurs diffèrent, d’époque en époque, par les corps, les matières (y compris la question de la reproduction posée déjà par Walter Benjamin, mais aussi déjà intégrée par les artistes eux-mêmes), les langages et les mentalités, les statuts économico-sociaux (cependant de plus en plus uniformes jusque dans la formation du goût qui change, certes, mais selon des axes de moins en moins opposés). Bref une histoire de la réception doit être tracée de façon spécifique, mais sans lâcher la question essentielle de la fiction, fût-elle dans ce cas sociale (plutôt que collective), où la prévalence, j’en fais l’hypothèse, des directions culturelles (« direction » au sens esthétique autant qu’institutionnel) s’affirme de plus en plus. Quelle voix publique parlerait encore aujourd’hui de la queue d’une vache face à une œuvre de la première moitié du XXe siècle ? Quant à l’autre versant, singulier, de la réception, il renvoie à l’« écriture » du spectateur dont la fiction ne fait pas de doute et participe dans ce cas des enchaînements et des déchaînements de la créativité.
4 Chr. Prigent, op. cit., p. 80.
5 Ibid., p. 82.
6 Ibid., p. 108.
7 M. Loreau, La Peinture à l’œuvre et l’énigme du corps, op. cit., p. 58.
8 « Mélanger les teintes premières, décrit exactement Gérard Garnel, c’est chercher à se rapprocher de la teinte que la chose que l’on peint “possède” – parce qu’elle est une chose et que ses aspects sensibles lui appartiennent – et qui par conséquent est une teinte déterminée, déjà composée dans la nature où elle “est là”. Les impressionnistes, au contraire, qui mettront de la couleur partout et avant tout, sont les premiers pour qui “il n’y a pas de couleurs dans la nature”, les premiers qui ne cherchent pas à se rapprocher d’aucune teinte qui les attendrait quelque part, c’est-à-dire sur les choses et telles que celles-ci les possèdent. Chez eux, c’est plutôt la couleur qui possède la chose, parce que chez eux la couleur – toutes les couleurs et toutes les lumières – sont le chemin pour retrouver l’anticipation originelle du sensible, le rapt que l’univers a déjà fait lorsqu’il le laisse être dans l’appartenance des choses. [...] Les couleurs pures, ce sont les couleurs du monde, non les couleurs des choses, et pourtant ce sont les choses. C’est la naissance des choses. » (Traditionis traditio, Gallimard, Paris, 1972, p. 64.)
9 Traduit de l’allemand par G. Grand, postace d’Elisabeth Rigal, Trans-Europ-Repress éd., 1983.
10 Sur la symbolicité des couleurs, la bibliographie est abondante. Signalons au moins le recueil La Couleur, éditions OUSIA, Bruxelles, 1993, et, à titre d’exemple, cette remarque d’Alain Martin : « L’œil grec voyait bien sûr les couleurs comme le nôtre. Mais, en aval de la perception, tout devient affaire de culture, donc d’éducation. Nous avons appris, dans l’image colorée, à privilégier ce qui relève de la chrominance. Les Grecs étaient aussi et d’abord sensibles à la luminance de l’image. » (« Les couleurs de la tragédie grecque », ibid., p. 52). La discussion reste ouverte sur l’effet d’après-coup – de transfiguration – du « symbolique » sur le « physique ».
11 E. Rigal, op. cit., p. 85 et 110.
12 Donc panthéiste. Encore étudiant, Rothko avait, dès 1923, rédigé un journal d’avant-garde « The Yale Saturday Evening Post » sur les « faux dieux ». Et son intérêt pour le Nietzsche de La Naissance de la tragédie est notoire. Ceci afin de mettre dans la distance de leur diversité ses rapports à l’énigme sublimée par les noms du divin, sensibles de son éducation juive à la chapelle de l’université Saint-Thomas à Houston en 1965 en passant par la « profonde affinité » avec ses tableaux qu’il ressent en 1959 face à la fresque de la villa des Mystères, à Pompéi.
13 Max Loreau, Cours d’esthétique, inédit, 1967.
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