II. Figurations
p. 63-141
Texte intégral
1La différence logophénoménale n’est pas un dualisme, elle con-tient les différents qui com-paraissent. Le dualisme efface la différence et rate la comparution soit en hiérarchisant les termes, soit en abolissant l’un d’eux dans un monisme illusoire. D’où la question du « même », au sens heideggérien de « ce qui tient ensemble les différents », entre percevoir et apparaître... Ou encore, pour l’approcher autrement, si nous ne vivons pas immergés dans une nature mécanico-organique, nous avons à venir au monde, nous sommes à naître au monde, selon une autre naissance, une « naturalisation » indiscernable d’une « historicisation ». Le naître est alors un apparaître, et doublement : du monde, de nous, dans une ouverture réciproque. Du même coup, nous apparaissons confrontés à une expérience, à l’aventure de cette ouverture, à une épreuve, une existence ou une histoire qui tenaille une vie qui n’est pas biologique sur une terre qui n’est pas géologique1. Notre vie commence par une perte, notre expérience du monde commence par perdre le monde donné et par vivre à côté, à distance du monde pour y vivre à nouveau, y naître à l’ex-sistence, y dé-couvrir l’apparaître en y apparaissant. Cette naissance fait donc l’expérience d’une gestation, depuis la genèse de notre corps pour le monde, par où l’expérience de l’apparaître « advient comme » l’expérience du sentir-percevoir. Bref la phénoménalisation et l’esthétisation, au sens premier, grec, de ces mots, se constituent d’un même qui n’a d’autre nom que celui de leur genèse...
2On aura reconnu dans ces phrases quelques mots en usage dans l’interrogation philosophique radicale de la phénoménologie. Et l’on ne s’étonnera pas non plus de la prédilection croissante des phénoménologues pour l’expérience artistique, en particulier pour l’expérience de la peinture. Les peintres en effet ne se satisfont pas de reproduire un monde donné, mais font paraître l’expérience d’un écart et d’une transformation qui met en jeu le corps, la perception, et d’abord la vue, pour qu’apparaisse l’œuvre. Comme l’écrit Éliane Escoubas : « Ce qu’il y a d’art dans l’œuvre d’art, c’est cela même : cet arrachement de l’œuvre à sa situation, cet arrachement que l’œuvre porte comme son essence même, cet arrachement qu’elle est2. » Et cet arrachement au déjà-donné ou au déjà-là provoque un surgissement, l’événement d’un monde naissant dans et grâce à l’œuvre d’art : « Aisthanestai et phainesthai ne font qu’un : sentir et paraître constituent un monde comme surgissement : le “phénoménologique” s’inscrit au lieu même où le monde fait-monde. » Bref, la « phénoménologie est une poétique de l’œuvre d’art »3.
3En somme, l’idylle semble parfaite. Si le parlêtre que nous sommes ou pour mieux dire que nous ex-sistons se découvre au monde dans le tracer de l’apparaître, dans la genèse du phénomène avec la genèse du corps et du langage, l’expérience de la peinture – l’épreuve du voir dans le percevoir – apporterait une sorte de condensation regénératrice de notre expérience originaire. L’expérience esthétique donnerait sinon la preuve, du moins l’épreuve de notre expérience esthésique. Et le privilège de la peinture ne ferait que correspondre au privilège de la vue – et, ainsi, la vue serait façonnée, c’est là le privilège paradoxal de sa remise en jeu – dans la perception de l’être-debout « que » nous exsistons également. Aussi faut-il rappeler que cette expérience de la vue reprise à la peinture par la phénoménologie s’oppose au privilège métaphysique de la vue centrée et géométrisée. S’il y a événement de l’apparaître, c’est précisément parce qu’il n’y a pas face à face un sujet-voyant et un objet-vu dans la lumière continue. La phénoménologie de la peinture fait paraître à la racine de son expérience la genèse entrelacée et simultanée du corps et des choses (de la vue, du geste, et du monde, des phénomènes), plus spécifiquement, des couleurs, des figures, des volumes, des lumières – non sans logos...
4Ces indications vont être étayées par le détour anthropologique.
5Nous sommes ouverts au monde depuis l’expérience (mais laquelle ? selon quelle signifiance ?) de la perception, du logos qui « écarte » les sensations, dans laquelle les phénomènes apparaissent. Sans doute. Mais cette dite expérience n’est donc pas « naturelle », directe ou immédiate, elle est celle de la chair. S’il n’y avait qu’une seule pensée de Merleau-Ponty, elle pourrait être désignée par cette notion de chair ou encore par celles, connexes, de chiasme, d’empiétement, d’entrelacs, de déhiscence, d’invisible même. Cette notion signifie que mon corps, mon œil, s’ils sont différents des choses qu’ils perçoivent ou qu’ils voient, ne le sont que dans un tissu qui les relie à elles parce qu’elles en font partie. « L’énigme tient en ceci, écrit-il dans L’Œil et l’Ésprit4, que mon corps est à la fois voyant et visible. » Je regarde et je me regarde, je me touche touchant, je me découvre dans un entrelacement entre non seulement moi et les choses, mais moi et moi, moi et les autres, moi et l’espace, moi et le temps. Car si percevoir est toujours percevoir quelque chose, ce quelque chose n’est jamais ponctuel, il est perçu dans des relations, dans un « champ phénoménal » qui comprend aussi mon corps. Mon corps est pris et prenant du monde, dans une synergie qui est active, mouvante et réciproque. Avant toute représentation du monde, le sentant-senti du corps et les sensibles des choses se trouvent entrecroisés, intriqués. La chair est la signifiance de cette ouverture et de cet entrelacement du voyant et du visible dans l’expérience corporelle. Et « l’interrogation de la peinture vise en tout cas cette genèse secrète et fiévreuse des choses dans notre corps » : ces « objets de la recherche – que sont “lumière, éclairage, ombres, reflets, couleur” » (p. 201), ou « profondeur » (p. 207), « lignes », « relief », « masse » (p. 218), « mouvement, contour, physionomie » (p. 225) – constituent autant (de modes) d’apparaître qui ne sont pas des apparus, désignés ou signifiés, mais sans lesquels aucune chose n’apparaîtrait, ce que nous oublions dans la vue quotidienne. Ces « éléments » du visible, que recherche le peintre, nous montrent donc, parce que « selon le mot de Klee, [la peinture] n’imite plus le visible, elle “rend visible” », « l’épure d’une genèse des choses » (p. 219). La discordance interne d’un tableau, d’une sculpture – songeons à la torsion imposée par Rodin à une même statue selon des gestes qui ne pourraient pas être juxtaposés par un même corps – n’a d’autre but que de montrer le mouvement de cette genèse à travers le tracement de ces éléments – ni tout à fait formes, ni tout à fait percepts, ni tout à fait conditions – qui ne correspondent pas à des configurations convenues d’objets isolés. La peinture, en conclusion de cette perspective phénoménologique, dans l’épreuve de la vue, trace l’histoire, « l’historicité sourde » (p. 226) de notre découverte, fragmentaire et simultanée, de « tous les aspects de l’Être » (p. 224).
6Ou du monde. Car, pour ajouter d’emblée une précision essentielle, si le champ phénoménal comprend le champ visuel, celui-ci se constitue selon une logique explicitée par Gérard Granel5 à partir d’une remarque de Wittgenstein : « sans limites », en effet, il est cependant « fini ». Ce qui ne signifie pas que l’œil voit organiquement de façon limitée, puisqu’il peut se reporter ad infinitum. « La vérité de l’œil est au contraire qu’il voit à partir de la limite (à laquelle il est essentiel de laisser ici son singulier) parce que nulle limite ne contient dans un contenu (pas plus que la coupure phonologique dans la diversité sonore) et que c’est au contraire de la limite que tout contenu perceptif tire sa “tenue” (sa perceptibilité même). Il n’y a donc nécessairement qu’une seule et même limite (ou plutôt limitation) à l’œuvre dans tout ce que “chaque fois” je vois, qui n’est jamais une “partie de la réalité” mais toujours un partage du monde. » (p. 102) Or le monde ne se limite pas dans son expérience, pas plus que l’espace qu’il apparaît de façon indivisible, même s’il permet la divisibilité6. Un fragment (visuel), souligne Granel, n’est pas le morceau d’un tout, il est fragment du monde...
7Ces préliminaires pour orienter sans équivoque le détour qui suit.
Ressources anthropologiques
8Si la fiction est bien l’effectivité de la pensée – se façonnant en façonnant son rapport à ce qui advient en tant que monde – et si elle ne signifie donc pas le délire ou la chimère, les savoirs anthropologiques ne peuvent que contribuer à la fiction phénoménologique du voir. D’où la confrontation avec le discours de la paléontologie et avec celui de la psychanalyse. Ce choix se justifie à la fois par l’apport rigoureux, c’est-à-dire articulé, et révélateur, c’est-à-dire imprévu, de ces disciplines, et par l’importance qu’elles accordent à la question de la vue ou du regard.
Les conditions d’apparition de l’anthropien
9Pourquoi s’appuyer, dans le corpus paléontologique, sur l’œuvre d’André Leroi-Gourhan ? Parce qu’elle est reconnue comme majeure et qu’elle offre plusieurs qualités exceptionnelles : elle est synthétique, quoique datée7, elle est d’une rigueur toute matérielle et enfin elle n’évite jamais la question des différences de l’espèce humaine.
10La rigueur matérielle mérite un mot de discussion. Elle n’est pas seulement basée sur la récolte des traces matérielles (ossements, outils, dessins, etc.) laissées par les premiers anthropiens dans leurs différences avec les simiens, elle s’appuie sur les liaisons précises entre les transformations et les organisations du corps et l’apparition de l’être vivant humain. Pour autant, il ne me paraît pas légitime de taxer Leroi-Gourhan de naturalisme, comme a pu le faire un récent ouvrage consacré à sa pensée8. L’enracinement corporel dans l’évolution des êtres vivants terrestres ne l’a pas amené à négliger la dimension symbolique de l’être humain, là où sa différence éclate, littéralement. Certes, cette façon de parler ne convient pas dans la mesure où elle perpétue un évolutionnisme qui manque l’irréductibilité phénoménale du parlêtre. Au moins la tentation du déterminisme physiologique est-elle battue en brèche par Leroi-Gourhan lui-même lorsqu’il désigne la simultanéité des facteurs physiques, techniques, linguistiques, esthétiques et sociaux qui ont présidé à l’apparition de l’anthropien. Et même si cette simultanéité n’est pas instantanée, même si elle opère dans une chronologie étendue, la temporalité en cause est celle de l’après-coup : où ce qui vient après modifie le sens de ce qui était là avant et qui l’avait préparé, sinon déterminé !
11Dans les intitulés eux-mêmes – « Le geste et la parole » sous-titré « technique et langage » pour le tome I et « La mémoire et les rythmes » pour le tome II –, comment ne pas déjà souligner l’importance de la conjonction de coordination et du symbolique linguistique (parole, langage, sinon mémoire et rythme) ? La conviction, preuves à l’appui, de Leroi-Gourhan est claire : « Les faits montrent que l’homme n’est pas, comme on s’était accoutumé à le penser, une sorte de singe qui s’améliore, couronnement majestueux de l’édifice paléontologique, mais, dès qu’on le saisit, autre chose qu’un singe. » (I, p. 166) Sans reprendre, encore moins vérifier ou compléter, cette immense récolte de faits, les lignes de force de leur organisation peuvent être dégagées. Avant tout, de quoi ou de qui s’agit-il d’« autre » qu’un singe, ce qui revient à demander quels sont les critères d’humanité ? La réponse est, au premier abord, physiologique et technique : « Station debout, face courte, main libre pendant la locomotion et possession d’outils amovibles sont vraiment les critères fondamentaux de l’humanité. » (I, p. 33) Plus encore, la verticalité à elle seule semble déterminante : « La communauté des sources du singe et de l’homme est concevable, mais, dès que la station verticale est établie, il n’y a plus de singe et donc plus de demi-homme. » (I, p. 34) Seulement, il faut comprendre cette détermination de la station debout : elle n’est « établie » et ne se révèle condition d’humanité que dans la conjonction avec ce qu’elle entraîne, y compris ce qui ne se développe qu’ultérieurement, le « volume du cerveau » (I, p. 33).
12La démonstration proprement dite de Leroi-Gourhan commence au chapitre II du premier volume, intitulé « Le cerveau et la main ». Qu’il soit le coup d’envoi est confirmé par les analyses qui suivent, mais aussi par une singularité : c’est le seul chapitre précédé d’un exergue. Celui-ci est emprunté au Traité de la création de l’homme de Grégoire de Nysse qui fut écrit en 379 après Jésus-Christ. Et que dit-il ? « ... Ainsi c’est grâce à cette organisation que l’esprit, comme un musicien, produit en nous le langage et que nous devenons capable de parler. Ce privilège, jamais sans doute nous ne l’aurions, si nos lèvres devaient assurer, pour les besoins du corps, la charge pesante et pénible de la nourriture. Mais les mains ont pris sur elles cette charge et ont libéré la bouche par le service de la parole. » (I, p. 40) Et Leroi-Gourhan enchaîne : « Il y a bien peu à ajouter à cette citation, sinon pour commenter, en langage du XXe siècle, ce qui était évidence, déjà, il y a mille six cents ans. La main qui libère la parole, c’est exactement ce à quoi aboutit la paléontologie. » (ibid.) L’évolution, si l’on enlève au mot tout déterminisme téléologique, forme un ensemble de libérations, de sauts libératoires (ou, dirions-nous volontiers, de brisures), dont l’aboutissement rétroagit sur l’ensemble (brisé) : « En effet, dans une perspective qui va du poisson de l’ère primaire à l’homme de l’ère quaternaire, on croit assister à une série de libérations successives : celle du corps entier par rapport à l’élément liquide, celle de la tête par rapport au sol, celle de la main par rapport à la locomotion et finalement celle du cerveau par rapport au masque facial. » (I, p. 41) Mûrissements, accélérations, sauts, il ne faut pas y voir une ligne orientée (vue géométrique et judéo-chrétienne du temps), mais comment ne pas les considérer comme autant de libérations marquées par une mobilité croissante plus que par le développement du cerveau (I, p. 42), même si « le cerveau commande l’évolution » (I, p. 88) lorsque « le dispositif corporel se prête à (son) remodelage corporel » (ibid.). Deux trames, celle de la « charpente corporelle », avec la verticalité et la mobilité, et celle du « système nerveux », avec la main et le cerveau, se conjoignent ainsi progressivement.
13Car comment cela a-t-il abouti à l’être humain ? Par la « libération du front » (I, p. 102) et le remaniement de la face (front, pommettes, menton) chez l'homo sapiens, une face qui cède la place au crâne et au cerveau jusqu’à permettre la parole : dès lors que, grâce à la bipédie, « la locomotion n’intéresse plus la main [...], la main a vocation d’organe de fabrication alors que la face est l’instrument de la phonation organisée du langage » (I, p. 121). L’apparition a lieu dans la conjonction simultanée : la symbolisation par gestes et sons, par gesticulation et articulation, est « concrètement liée » aux opérations manuelles au point que l’état du langage peut se lire dans l’état plus ou moins complexe des outils. Leroi-Gourhan n’hésite donc pas à « considérer que la possibilité physique d’organiser les sons et les gestes existe dès le premier anthropien connu » (I, p. 127), tel le Zinanthrope. Prévoir l’outil terminé (I, p. 137 et 145), isoler un bloc à frapper et à trancher, l’aménager et le conformer à un stéréotype, autant d’opérations à la fois manuelles et d’abstraction (I, p. 139), autant de manifestations du symbolique.
14Sans doute Leroi-Gourhan reste-t-il soucieux de marquer le prolongement du biologique dans le technique, sans craindre d’affirmer que « la technicité n’est que fait zoologique » (I, p. 152). Mais ces remarques accentuent des conditions qui ne sont pas des causes, ce qui empêche la dérive naturaliste mécanique. La condition d’apparition n’équivaut pas à ce qu’elle conditionne de neuf. Assurément, il peut écrire que : « Tout se passe, au plan des opérations intellectuelles “gratuites”, comme si le développement croissant des territoires frontaux et pré-frontaux entraînait une faculté de symbolisation toujours plus grande. » (I, p. 153) Mais il n’en demeure pas moins que ce « développement des territoires » du cerveau n’est pas la « symbolisation » effective sans laquelle sa « faculté » ne se révélerait pas comme telle : d’« intellectualité réfléchie », mais aussi de « manifestations de caractère esthético-religieux » qui réagissent à la mort et à « l’insolite de la forme » – par le culte des ossements et les sépultures, par la présence significative de matière colorante comme l'« ocre rouge » ou de « pierres curieuses » qui témoignent d’une « mince auréole d’immatérialité » (I, p. 159), déjà chez les hommes du Néanderthal.
15Donc le cerveau n’est pas identique à ce qu’il entraîne ou rend possible : la symbolisation dans son rapport à l’immatériel, pour ne pas dire à l’invisible, à l’esthético-religieux, sinon à la technique. Et bien sûr au langage. Outre le fait mentionné de son développement concerté avec l’outil puisqu’aucune éducation technique ne se passe d’un « symbolisme réfléchi », le langage en question n’est plus signalétique et dépendant de la « situation matérielle » puisque la technique développée exige plus que des « signes vocaux ». Fabriquer, garder et réutiliser un outil, de même qu’un mot dans la « permanence du concept » (I, p. 163-4), échappent à cette fonctionnalité immédiate qui limite l’usage animal9. Trois domaines d’application de la pensée dans le langage sont dès lors distingués : « assurer » la communication autour d’actes techniques et concrets, « assurer la transmission différée des symboles de l’action, sous forme de récits », enfin « exprimer des sentiments imprécis » (I, p. 165) liés au sacré et au-delà du concret. Quels que soient les motifs qui mènent à privilégier ces trois domaines, il faut tout de suite ajouter qu’ils sont sous-tendus par la praxis intrinsèque au langage, son origination, sans laquelle la possibilité d’« assurer » ou d’« exprimer » quoi que ce soit n’existerait pas : tel est l’effet de la négativité à l’œuvre dans le rapport à l’absence, spatiale et temporelle, dans la différenciation des phonèmes et des sèmes immotivés, et surtout dans l’énonciation instituante des interdits ! L’écart initial du déjà-là, y compris des objets et des signaux d’un « langage » fonctionnel et immédiat, n’est-il pas l’élément décisif qui, au-delà de la « stabilisation » et du « dépassement du cerveau technique » ayant stoppé une « spécialisation technique » et « anatomique » de plus en plus poussée, a permis le développement des « zones d’association » qui ont ouvert à des possibilités de « généralisation illimitées » (I, p. 168) ?
16La même libération opère dans la différence entre le plan biologique de l’espèce et le plan symbolique de la société. La « diversification culturelle » qui l’accompagne est perceptible dans l’art bien plus que dans l’« outillage », « le plus mauvais critère que l’on puisse choisir » pour dégager des « unités régionales distinctes » et la diversité des ethnies « baignant dans la même culture matérielle » (I, p. 204). Les générateurs symboliques y prennent confirmation de leur importance. Tel le « dispositif matrimonial » contre l’« inconsistante » idée d’une « promiscuité sexuelle “primitive” » (I, p. 218), ce qui ne vise sans doute les sources anthropologiques de Freud avec le mythe de la « horde errante » que pour mieux confirmer, via Claude Lévi-Strauss, le rôle structurant de l’interdit de l’inceste. Que ce dispositif d’échange matrimonial repose sur l’inter-dit renvoie évidemment au présupposé du langage verbal. Pas d’interactions entre groupes sans sa marque symbolique, y compris la guerre. Tel aussi le « maniement du feu » qui cristallise le progrès technique, mais répond d’abord à « un but vraisemblablement magico-religieux » (I, p. 241), inséparable de la parole. Telles encore les « institutions sociales » et leur organisation – « chef, capitale, capital, fabricants, producteurs ruraux » (I, p. 244) – hiérarchique jusqu’à l’apparition des villes – roi, prêtres, militaires, esclaves, artisans, marchands, monnaie, écriture, métallurgie – (I, p. 249-50)... Autant de constats.
17Sauf qu’un élément reste absent de cette généalogie ou de cette paléontologie, l’élément dont précisément nous sommes en quête : la vue, par-delà l’usage des yeux. Apparemment l’hominisation, entre les conditions matérielles et les décisions – ou les incisions – symboliques, entre le pied, la main, la face et le cerveau, d’une part, et le langage, de l’autre, n’a pas été favorisée par la faculté de voir. Il n’en est rien, car Leroi-Gourhan la fait intervenir au chapitre VI et dernier du premier volume, « Les symboles du langage » (I, p. 261 sq.) qui concerne « l’aptitude à fixer la pensée dans des symboles matériels » et les rapports entre « l’art figuratif et l’écriture ». Et ce qui ne laisse d’être frappant, c’est que subitement, alors que tout ce qui précède avait déjà clairement montré dans tous les domaines la divergence irréductible des anthropiens et des simiens, cette différence n’est affirmée comme décisive qu’avec l’« émergence du symbole graphique à la fin du règne des Paléanthropes » (I, p. 262) et les nouveaux rapports qu’il instaure entre la « main-outil » et la « face-langage » : « Dans ces nouveaux rapports, la vision tient la place prédominante dans les couples face-lecture et main-graphie. » (ibid.) Et il ajoute : « Ces rapports sont exclusivement humains, car si l’on peut dire à la rigueur de l’outil qu’il est connu par quelques exemples animaux, et du langage qu’il surplombe simplement les signaux vocaux du monde animal, rien de comparable au tracé et à la lecture des symboles n’existe jusqu’à l’aube de l’homo sapiens » ; de même, si « dans la technique et le langage de la totalité des Anthropiens, la motricité conditionne l’expression, dans le langage figuré des Anthropiens les plus récents la réflexion détermine le graphisme » (ibid.,).
18Ces affirmations ne sont-elles pas embarrassantes ? En effet : 1° ce passage contredit ce qui précède puisque la « réflexion » était nécessaire aux outils amovibles nullement « connus » des animaux et était inhérente au langage qui ne « surplombait simplement » en rien les « signaux vocaux du monde animal » ; 2° ce passage correspond à et corrobore l’essai de Hans Jonas qui mettait en avant le lien de la vue, de l’homo pictor et de sa faculté éidétique et réflexive ; 3° ce passage est de ceux qui permirent à Jacques Derrida dans De la grammatologie de penser une « archi-écriture » qui précédait la parole et l’écriture au sens courant. En commentaire, celui-ci avance du reste : « L’histoire de l’écriture s’enlève sur le fond de l’histoire du gramme comme aventure des rapports de la face et la main10. » Qu’est le gramme ? La différence, le supplément, l’articulation et la pluri-dimensionnalité, la brisure, la trace (comme mémoire) et l’institution... Tout cela contredit la conception phonocentrique ou logocentrique du primat de la voix, de la parole pleine, de l’écriture alphabético-phonétique, de la linéarité, de la présence..., qui correspondent au « refoulement de la pensée symbolique pluridimensionnelle » (p. 128, expression que Derrida emprunte à Leroi-Gourhan, I, p. 293).
19Pour sortir de ce qui ressemble à une impasse, il convient d’achever notre lecture du Geste et la Parole. Car ce qui transparaît principalement, ce sont deux confirmations essentielles. D’une part, la confirmation de la conjonction simultanée des apparitions : l’assertion, par exemple, que « l’art figuratif est inséparable du langage et qu’il est né dans la constitution du couple intellectuel phonation-graphie. Il est par conséquent évident que, dès la source, phonation et graphisme répondent au même but » (I, p. 269), à la suite de quoi Leroi-Gourhan avance le terme de « picto-idéographie » ; de même, autre exemple, le commentaire sur la « pensée réfléchie », « à même d’abstraire la réalité », des symboles qui constituent le « monde du langage » (I, p. 270), d’abord « langage vocal et mimique des Anthropiens probablement dès leur origine » qui devient aussi ensuite « langage de la vision » à côté du « langage de l’audition », ce langage de la vue se trouvant lié « à l’évolution des territoires coordinateurs des gestes traduits en symboles matérialisés graphiquement » (ibid.). Il n’y a donc aucun privilège de la vue, mais une combinaison de celle-ci, issue du geste, avec le langage vocal : « Derrière l’assemblage symbolique des figures a forcément existé un contexte oral avec lequel l’assemblage symbolique était coordonné et dont il reproduit spatialement les valeurs. » (I, p. 273) Du reste, les premières figures étaient abstraites et proches du rythme... D’autre part, deuxième confirmation essentielle d’ailleurs déjà implicite, celle de la spécificité de l’être humain par l’attestation de « ce qui nous est propre et strictement propre : la faculté de symbolisation » (II, p. 33) laquelle se marque de la « distance “conservée” entre le vécu et l’organisme qui lui sert de support » (ibid.). Distance, détachement, entre « l’homme et le milieu à la fois intérieur et extérieur », « dans la séparation de l’outil par rapport à la main, dans celle du mot par rapport à l’objet », enfin, dans « la société par rapport au groupe zoologique » (II, p. 34). Eminemment, même si la libération par l’outil est « le fait matériel le plus frappant », « le fait fondamental est la libération du verbe et cette propriété unique que l’homme possède de placer sa mémoire en-dehors de lui-même, dans l’organisme social » (II, p. 34). Cette mémoire sociale, formation symbolique s’il en est, qui pourrait mettre en doute qu’elle assure la liberté par rapport à l’espèce zoologique uniquement dans les manifestations du langage verbal et la transformation des autres langages qu’elle entraîne11 ? « Le langage des mots et des formes, des rythmes, des oppositions symétriques ou asymétriques de fréquence ou d’intensité est le domaine de la liberté humaine ; il est lié aux fondations biologiques et repose sur une signification pragmatique, sociale, puisque parole et figuration sont le ciment qui lie les éléments de la cellule ethnique. Mais à l’inverse et de manière exclusivement humaine, il assure individuellement l’échappée libératrice, celle de l’artiste ou du consommateur, dans le confort d’une parfaite insertion dans la pensée collective ou dans la contradiction et le rêve. » (II, p. 208) En définitive, l’humanisation dans la symbolisation, libération ultime dans la séquence des libérations, institue la liberté de l’être humain comme « affranchissement » (II, p. 257). Technique et langage, activité motrice et activité verbale, individu et société, quel que soit l’avenir audio-visuel et corporel, le quasi dernier mot de Leroi-Gourhan à leur propos est celui-ci : « équilibre » (II, p. 268).
20Il ressort de cette lecture que, des premiers anthropiens à l'homo sapiens proche de nous, l’unité est patente et établie en discontinuité avec les simiens. Si l’exposé de cette évolution et de cette bifurcation n’échappe pas à la linéarité inhérente au discours et si elle repose sur une rigueur matérialiste qui s’appuie de façon déterminante sur l’évolution corporelle, technique et même figurative parce que ces domaines sont fixés en traces constatables, il n’empêche qu’il s’en dégage une formation originale et spécifique de l’être humain. À partir de conditions matérielles « fondamentales » (verticalité, pied, main, face – muscles et langue –, développement cérébral, voire outils et signes vocaux), une brisure symbolique (réfléchie, abstraite et articulée dans une négativité instituante sur un mode multidimensionnel : du langage, de la technique, de l’art et du sacré, de la mémoire et de la société) transforme – « essentiellement » mais non fondamentalement, si l’on se rappelle que le « silence des bêtes » n’est pas un « impropre » des hommes – l’anthropien, transforme son corps dit fonctionnel en corps symbolique. En somme, l’être humain s’est engendré depuis la rétroaction de l’ultime brisure symbolique pluridimensionnelle – du geste et de la parole non linéaires – sur les conditions corporelles de son évolution discontinue, loin de tout privilège, visuel ou vocal, ponctuel, linéaire et identitaire.
La schize de l’œil et du regard
21Faut-il justifier que, dans une recherche phénoménologique, la psychanalyse intervienne ? Cette hésitation, de toutes manières, n’est qu’une manifestation particulière de la difficulté à « justifier » la psychanalyse elle-même. Car cette justification, si l’on entend par là une démonstration discursive, demeure impossible. Pourquoi ? Parce que l’hypothèse, comme on dit, de l’inconscient ne se soutient que de rencontrer dans la logique d’un discours un dehors-dedans qui ne se marque que d’un trou, d’un raté du discours ou d’une perte qu’il – ce discours ou le sujet qui le tient – ne supporte pas ou d’un retour symptomatique du refoulé... Or, « reconnaître » ça exige une expérience qui ne soit pas déniée, mais dont la désignation comme dénégation renvoie à la « reconnaissance » de la psychanalyse. Il y a donc cercle vicieux si l’on en reste au démonstratif et les positivistes ne se sont pas fait faute de le souligner : la psychanalyse n’est pas une science – et pour cause, si une science, dont le modèle demeure la physique, se définit d’un objet construit, mathématisé et expérimenté, pour une théorie sans sujet. La « forclusion du sujet » est même la condition de la science et de son caractère « objectif ». La psychanalyse qui se propose du sujet ne peut donc accéder à ce statut, elle est, disons-le au minimum, une praxis12 dont l’expérience toujours singulière ne peut que remettre en question la théorie qui la prépare et la relaie. Au bout du compte, ce statut ne serait-il pas celui de toute « science humaine » ? L’envisager, au moins, relève de la prudence la plus élémentaire.
22Quoi qu’il en soit, pour la phénoménologie, la question du sujet ne peut être évacuée. Si l’être humain se forme du désir et du langage dont la négativité, dans l’interdit, constitue la loi en même temps que les pulsions, si cet interdit a rapport à la jouissance sexuelle et à la mort, si l’inconscient se forme à partir du refoulement de ce désir dont témoignent nos rêves, nos lapsus, nos actes manqués, plus encore nos échecs répétés, nos déceptions, nos dépressions ou, pire, le délire psychotique – bref si la non-maîtrise du sujet par lui-même se manifeste dans sa constitution même, comment croire que la phénoménologie puisse se fonder sur la « conscience transcendantale » ou même sur le sujet de la perception et de l’intentionnalité sans être remise en cause par cette radicale division du sujet ? Et le retour à Freud de Jacques Lacan n’a-t-il pas redonné à cette question tout son tranchant ? Or, la psychanalyse lacanienne ne peut être évoquée de façon ajustée que depuis l’ordre symbolique qui articule tout sujet dans son désir. Et ce désir se forme dans le désir de l’Autre. Autrement dit, un corps ne devient mon corps que parce qu’il est parlé avant même d’être parlant13 et pour être parlant et percevant. Il n’est percevant que dans la parole parlée de l’Autre. Le sujet de la perception est bien un sujet du désir et du langage, simultanément. Et, par l’autre qui parle, dont le désir « me » soulève, le signifiant du désir de l’Autre intervient dans la genèse corporelle.
23Il se fait que, logiquement, la question de la vue n’échappe pas à cette genèse et a été traitée explicitement par Lacan dans la deuxième partie, « Du regard comme objet petit a », du Séminaire XI, tenu en 1964 et publié en 1973 sous le titre Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse. Les quatre concepts en question sont l’inconscient, la répétition, le transfert et la pulsion (visuelle, orale, anale, c’est-à-dire d’objet, mais d’objet indifférent, échappant à la satisfaction). Dans la transcription de Jacques-Alain Miller, agréée et post-facée par Lacan, la question du regard sert de transition entre l’abord des deux premiers et des deux derniers « concepts fondamentaux ».
24Dans la première partie, « L’inconscient et la répétition », Lacan rappelle le rôle crucial du langage et des signifiants dans la formation de l’inconscient. Puis il souligne combien la « cause » inconsciente est toujours liée à « ce qui cloche » (p. 25), à ceci que « quelque chose vient à trébucher », « achoppement, défaillance, fêlure » (p. 27), béance, perte, manque, « discontinuité, dans laquelle quelque chose se manifeste comme une vacillation », « le un de la fente, du trait, de la rupture » (p. 28), entendu aussi comme le préfixe allemand Un dans das Unbewusste (l’inconscient). En résumé, « l’inconscient se manifeste toujours comme ce qui vacille dans une coupure du sujet – d’où resurgit une trouvaille que Freud assimile au désir – désir que nous situerons provisoirement dans la métonymie dénudée du discours en cause où le sujet se saisit en quelque point inattendu » (p. 29).
25Cependant, outre cette « béance », qualifiée de « causale » (p. 47), outre le caractère « évasif », voire évanescent, de l’inconscient, il faut souligner sa temporalité liée cette fois à la répétition14. Avant cela, Lacan distingue le sujet cartésien du sujet de l’inconscient : si tous deux semblent vides de toute certitude préalable, le doute cartésien cherche une certitude contre l’Autre (éventuellement) trompeur, alors que Freud y découvre un signe de la résistance, et la révélation « que ça pense » avant que le sujet n’« entre dans la certitude » parce que le « corrélatif du sujet » est « l’Autre trompé ». Mais qu’en est-il de la répétition ? Qu’elle doit se comprendre dans son rapport au réel, au « réel comme rencontre » (p. 54) ; tuchè, hasard, à distinguer d’automaton qui renvoie au « réseau des signifiants » (p. 51). Le réel vient rompre le retour « automatique », « l’insistance des signes à quoi nous nous voyons commandés par le principe du plaisir » (p. 54), il se répète comme rencontre manquée au hasard et cette « expérience de rupture » a lieu « entre perception et conscience » (p. 55). Même dans le rêve, le réel « peut se représenter par l’accident, le petit bruit, le peu-de-réalité, qui témoigne de ce que nous ne rêvons pas. Mais, d’un autre côté, cette réalité n’est pas peu, car ce qui nous réveille c’est l’autre réalité cachée derrière le manque de ce qui tient lieu de représentation – c’est le Trieb, nous dit Freud » (p. 59). Et Lacan fait référence au rêve « Père ne vois-tu pas que je brûle » cité par Freud à la fin de L’Interprétation des rêves. Après quoi, il évoque le célèbre « jeu de la bobine » et du fort/da avec « la répétition du départ de la mère comme cause d’une Spaltung (fente) du sujet – surmontée par le jeu alternatif, fort/da, qui est un ici ou là, et qui ne vise, en son alternance, que d’être fort d’un da et da d’un fort » (p. 61), autrement dit surmonté dans le symbolique.
26Débute alors la deuxième partie du séminaire, « Du regard comme objet petit a » qui, comme annoncé, fait transition avant l’étude du transfert et de la pulsion (partielle). Cette deuxième partie comprend quatre chapitres : « La schize de l’œil et du regard », « L’anamorphose », « La ligne et la lumière » et « Qu’est-ce qu’un tableau ? » : au cœur de la question, celle de la vue et de son lieu d’élection « expérimental », la peinture. Mais, il faut le souligner, ce cœur est atteint à partir du lieu de l’inconscient, de sa « béance causale », et de la répétition, de son « manque à la rencontre », dans leur rapport au réel de la pulsion, c’est-à-dire de la pulsion de mort qui traverse toute pulsion partielle (orale et anale, mais aussi vocale ou « invocatoire » et visuelle). Et il faut retenir surtout que l’inconscient et la répétition avec l’effet du réel pulsionnel interviennent entre perception et conscience, donc entre vision et conscience ou encore dans la vision du sujet ! Ce qu’il va falloir montrer.
27Le sujet est déterminé par le signifiant (du désir de l’Autre) selon une compulsion de répétition : tel est l’effet de sa structure. Mais le noyau de réel qui se détache là se manifeste par un échec, un ratage, un manque – ainsi de la rencontre manquée du père et du fils qu’atteste le rêve de l’accident, de l’incendie de la chambre filiale. Ce réel « malvenu », cet échec de la rencontre se produit dans le sujet en tant que division, « schize » (p. 67). Schize entre le rêve et la réalité, en première approximation. Mais la publication du livre posthume de Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, donne à Lacan l’occasion d’aller plus loin. Après avoir rappelé que la Phénoménologie de la perception avait montré, contre l’idéalisme de la représentation, que la « fonction régulatoire de la forme » dépendait non de l’œil seul, mais du corps et de l’« intentionnalité totale » du sujet (p. 69), il annonce que Merleau-Ponty a fait un pas de plus « en forçant les limites de la phénoménologie même », nommément de la « phénoménologie du visuel ». De quelle façon ? En relevant « la dépendance du visible à l’égard de ce qui nous met [...] sous la pousse du voyant – quelque chose d’avant son œil » (p. 69). Le visible dépend d’un invisible pulsionnel. « Ce qu’il s’agit de cerner, par les voies du chemin qu’il (Merleau-Ponty) nous indique, c’est la préexistence d’un regard – je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout. » (ibid.) Avant de se conformer à un point visible, de se régler sur une forme géométrique, l’œil est poussé par un regard – l’œil du sujet humain s’entend ! Non seulement le corps entier, mais en lui la pulsion du regard qui préexiste à la vue est ainsi mobilisé pour voir. Est-ce outrepasser Lacan qui ne se préoccupe pas de phénoménologie ? « La schize qui nous intéresse n’est pas la distance qui tient à ce qu’il y a des formes imposées par le monde vers quoi l’intentionnalité de l’expérience phénoménologique nous dirige, d’où les limites que nous rencontrons dans l’expérience du visible [...]. » Sans doute, même si cette distance débordante est loin d’être factuelle pour la phénoménologie elle-même et surtout témoigne de l’expérience infinie du champ visuel depuis la limitation (et non « les limites »). « [...] Le regard ne se présente à nous que sous la forme d’une étrange contingence, symbolique de ce que nous trouvons à l’horizon et comme butée de notre expérience, à savoir le manque constitutif de l’angoisse de la castration. » (p. 69-70) Malgré l’assommoir inéluctable de cette dernière mention, il faut retenir comme annoncé ce glissement du regard entre l’œil et les choses, entre la vue et l’objet vu, l’image. « J’enseigne, écrira Lacan dans l'Hommage fait à Marguerite Duras du Ravissement de Lol V. Stein, que la vision se scinde entre l’image et le regard [...]15. »
28Qu’est donc ce regard distinct de l’œil ? Pas simplement le « spectacle du monde » qui fait de nous des êtres regardés, car « non seulement ça regarde, mais ça montre » (p. 72), phénomène élidé à l’état de veille, mais non à l’état de rêve où les images « ça montre » et ça nous « regarde », confirmant que le monde est « omnivoyeur » avant toute notre prétention (platonicienne) à être « omnivoyant » (p. 71). Ce regard est encore moins organisateur du monde, imposant une géométrisation que Lacan dénonce, ou désénonce, avec autant de vigueur que Loreau. Certes, il y a une « fonction scopique » qui divise et compose le champ de la perception visuelle, qui l’organise selon le plan géométral. Mais cette construction, cette « correspondance point par point » (p. 81) qui culmine dans la fonction des images ordonnant le visible jusqu’à l’adéquation géométrique, n’épuise pas la vue. « Ce dont il s’agit dans la perspective géométrale est seulement repérage de l’espace, et non pas vue. » (p. 81) Un aveugle (qu’on se réfère à Diderot et à sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient) peut être initié facilement à la perception géométrique de l’espace. « La dimension géométrale de la vision n’épuise donc pas, et loin de là, ce que le champ de la vision comme tel nous propose comme relation subjectivante originelle. » (p. 81) Ce qui nous met au pied du mur : qu’est donc enfin ce regard qui préexiste à l’œil et à la vue, cette division de la vision ? Et surtout : comment cela se forme-t-il ?
29Lacan va l’indiquer selon de multiples voies différenciantes et principalement trois : la voie du mimétisme animal, celle de la perception phénoménale et celle de l’expérience picturale. Retraçons-les.
30Tout d’abord, le mimétisme animal ne se réduit pas à l’adaptation (critiquée « d’une façon particulièrement perspicace » [p. 70] selon Lacan dans Méduse et compagnie de Roger Caillois) : la présence d’autant d’insectes soi-disant protégés par leur mimétisme que d’autres non protégés dans l’estomac des oiseaux prédateurs l’atteste. Tout au plus y a-t-il peut-être « coloration adaptative » (p. 91) pour se protéger des effets de la lumière. Quelle est alors la fonction du mimétisme ? De faire tache – tel un petit crustacé qui imite la tache des quasi-plantes parmi lesquelles il se niche. Mais, dans le cas de l’animal, faire tache, faire tableau, s’inscrire dans le tableau du milieu naturel, ne sert qu’à capturer l’imaginaire, selon les trois modes décrits par Caillois : le travesti, le camouflage, l’intimidation. Leurrer, telle est la fonction du mimétisme, imiter pour leurrer, mais chez l’animal ce leurre est total : l’image, le double produit, la décomposition entre « son être et son semblant » (parade sexuelle ou « gonflage grimaçant » [p. 98] pour intimider) assure une capture imaginaire sans faille (pareille à celle, déjà évoquée, de l’oiseau à la vue de l’épouvantail). Bref, le mimétisme sert bien à montrer, non à se cacher, mais dans le leurre et, au sein du monde zoologique, cette image leurrante est prise pour ce qu’elle représente. Il n’en va pas de même avec le sujet humain.
31En effet, à s’en tenir au plan perceptif tel que Merleau-Ponty le décrit dans la Phénoménologie de la perception à partir des expériences de Gelb et Goldstein, on voit « comment l’écran rétablit les choses, dans leur statut de réel » (p. 99) : si un rayon lumineux, par exemple, produit sur nous un éclairage laiteux et aveuglant, « le seul fait d’introduire dans ce champ un petit écran, qui tranche sur ce qui est éclairé sans être vu, fait rentrer dans l’ombre, si l’on peut dire, la lumière laiteuse et fait surgir l’objet qu’elle cachait » (ibid.). Pourquoi, sinon parce que la vue humaine « isole » et « joue » de la fonction de l’écran – c’est encore plus vrai du masque. Loin d’être entièrement capté ou capturé par le masque-écran, nous le prenons comme médiateur qui montre ce qui est caché : le regard de l’autre et le désir pour nous inconnu qu’il dirige vers nous. Ceci révèle une « fonction essentielle, à savoir que, dans son rapport au désir, la réalité n’apparaît que marginale » (ibid.). La réalité du masque (et a fortiori ce qu’il représente) apparaît marginale à côté du réel du regard, du désir que j’y rencontre. Avant de voir et pour (désirer) voir, je suis regardé et je perçois le regard. Non pas, contrairement aux célèbres analyses de Sartre dans L’Être et le Néant, comme un œil qui me surprend (par exemple quand moi-même je regarde par un trou de serrure et que je suis surpris par l’œil d’autrui censé me remplir de honte), mais bien comme un regard de l'Autre : « Ce regard que je rencontre [...] est, non point un regard vu, mais un regard imaginé au champ de l’Autre. » (p. 79) Si l’autre, de fait, n’était pas imaginé depuis le désir de l’Autre, pourquoi me ferait-il honte ou provoquerait-il n’importe quel affect ? Ce n’est pas le « sujet néantisant » sartrien qui fait intervenir le regard de ma vue, mais « le sujet se soutenant dans une fonction du désir » (p. 80).
32L’expérience picturale apporte sans cesse une confirmation de cette préexistence du regard qui conditionne la vue. « J’avancerai, dit Lacan, la thèse suivante – assurément, dans le tableau, toujours se manifeste quelque chose du regard. » (p. 93) Le peintre nous donne à voir, mais à condition d’accepter de perdre la vision, de ne pas voir, de « déposer là son regard, comme on dépose les armes » (ibid.). Qu’en est-il, donc, du désir de l’œil, du sujet voyant ? Que lui préexiste ce regard. Lorsque les peintres nous relatent que les choses les regardent, qu’elles viennent en eux et même qu’elles doivent les habiter16, lorsqu’ils nous offrent par le tableau ce regard étrange jusqu’à l’angoisse des choses sur nous, n’est-ce pas de cette expérience du regard préexistant qu’ils nous font part ? Telle est, selon Lacan, la schize, la division de l’œil et du regard par laquelle se constitue la vue. Le regard de l’Autre, le désir qui s’y structure, me regarde et la vue d’un soi-même, la vue retournée sur elle-même, qui constituerait un sujet comme soi, s’élide de cette division du regard étrange des choses. Voir apparaît (d’abord) ne pas voir – sauf à prendre en charge le regard de l’Autre qui divise mon désir de voir, qui fait des choses vues des « objets a », des objets de désir.
33Le tableau agit donc comme un « piège à regard » (p. 83), parfois même explicitement dans le cas de l’anamorphose qui jette un regard déjà en ce qu’elle fait tache. Pris entre lumière et opacité, le sujet se sent saisi par elle, et s’il s’efforce de voir ce qui s’adresse à lui avec l’énigme de ce regard opaque, il ne découvre que, selon l’exemple célèbre du tableau de Hans Holbein Les Ambassadeurs, une tête de mort. Le même piège est exposé dans le célèbre apologue antique des peintres Zeuxis et Parrhasios : si le premier peint des raisins qui attirent les oiseaux vivants, il peint plus qu’une copie, un signe leurrant pour eux, mais il reste en-deça du second à qui Zeuxis lui-même demande de soulever le voile qui recouvre ce qu’il a peint : or ce qu’il a peint c’est le voile ! Ainsi, « l’exemple opposé de Parrhasios rend clair qu’à vouloir tromper un homme, ce qu’on lui présente, c’est la peinture d’un voile, c’est-à-dire de quelque chose au-delà de quoi il demande à voir » (p. 102). En d’autres termes, – raison la plus plausible du rejet de la peinture par Platon – le tableau ne copie pas l’apparence, il ne rivalise pas avec elle, « il rivalise avec ce qu’il nous désigne au-delà de l’apparence comme étant Idée. C’est parce que le tableau est cette apparence qui dit qu’elle est ce qui donne apparence [donc un regard – E. C.], que Platon s’insurge contre la peinture comme contre une activité rivale de la sienne » (p. 103). La peinture donne autre chose en trompe-l’œil : le « petit a ».
34La peinture, autrement dit, nous montrerait que nous ne voyons pas, si l’on veut que « j’ai été vu », que le regard (imaginaire et symbolique, certes, mais surtout réel) nous piège, nous capte. Notre vue est en un sens une construction, ce qui souligne une fois de plus combien la vue géométrique n’est pas naturelle et qu’une autre vue est toujours possible, mais elle ne l’est que creusée d’un trou, d’un manque, d’un désir, avant toute présentation, toute manifestation. La peinture révèle le « pouvoir séparatif » (p. 105) de l’œil parce qu’il n’y a pas d’œil qui ne participe du désir d’un sujet divisé. Lacan rappelle du reste la métaphore du « mauvais œil », sans contrepoint idiomatique (on ne dit pas « j’ai le bon œil »), qui renvoie à la « fonction mortelle » de ce pouvoir séparatif.
35Cette division du désir qui creuse le sujet par le regard qui creuse la vue, cette schize nous est montrée dans les tableaux, tout autant que par un écran, par un trou, un vide qui s’y trouve inscrit, qui en tout cas renvoie à ce regard qui nous troue, nous divise – pour nous « donner-à-voir » (p. 105). Le psychanalyste Yves Depelsenaire en a décrit plusieurs : L’Enterrement à Ornans, de Gustave Courbet (où le cercueil qu’entourent des personnages n’est le cercueil de personne de désigné et renvoie « son » regard anonyme à chacun), L’Incrédulité de saint Thomas, du Caravage (où Thomas, alors même qu’il fouille de l’index le flanc du Christ, paraît redoubler d’incrédulité, ne veut pas croire ce qu’il voit, interloqué par le « regard » de la plaie) ou Violon et cruche de Braque (où le projet cubiste – déplier la perspective pour faire voir tous les aspects de l’objet, faire voir le tout à plat – ne se réalise que grâce à des objets troués). Mais le plus éclatant exemple, car il forme une parabole aux deux sens du mot, est celui de L’Escamoteur de Jérôme Bosch. Ce tableau, en effet, montre d’abord un double tour d’escamotage (des billes tombent dans la fente d’une table où un singe les récupère, saute dans un panier que le prestidigitateur fait remonter par une corde jusqu’à sa ceinture pour récupérer une bille dans sa manche ; et, en même temps, un enfant complice vole la bourse d’un badaud, bourse qu’un autre complice fait glisser sous la table). Or l’essentiel, comme le remarque Depelsenaire, vient de ce que tout ce manège provoque en nous un malaise dans le déchiffrement redoublé, divisé et répété. Pourquoi, sinon parce que « l’objet véritablement escamoté, c’est bien évidemment le regard, et de ce tour d’escamotage, la toile ne nous présentifie que les apparences qui en sont les traces17 » ? Le double escamotage, le double tour qui nous est joué montre les traces du regard invisible, mais diviseur – le malaise provient de la division du regard que le tableau provoque sans en avoir représenté la cause, sinon dans la fente de la table qui symbolise la refente du sujet.
36Et ne pouvons-nous rapprocher ceci de la peinture chinoise ? Car que signifie le vide, inlassablement invoqué par ses peintres, pour qu’apparaisse le plein du trait ? Il n’est pas le fond sur lequel la figure se détache, mais « la discontinuité interne18 » qui seule permet la mutation, l’échange et le mouvement, le temps et le retour à l’origine, à la vie jaillissante. Cette dynamique du vide est décrite de façon très technique dans un traité de peinture chinoise du début de ce siècle : « Le Vide agit à tous les niveaux du corps lorsqu’on calligraphie (ou peint). À chaque niveau, le Plein, une fois mûr, cède au Vide, et cela dans l’ordre suivant : les membres inférieurs > les membres supérieurs > la partie gauche du corps > la partie droite du corps > l’épaule droite > le bras droit > le poignet > les doigts > le Pinceau... Le Vide a double effet : grâce à lui, la force du Trait pénètre le papier jusqu’à le traverser, grâce à lui aussi, tout s’anime à la surface du papier, étant mû par le Souffle19. » Le vide agit à travers tout le corps peignant. Pourquoi, encore et toujours, sinon parce que la genèse du corps ne se fait que dans l’affrontement d’une division qui se fixe dans le regard, dans l’expérience du « ne pas voir » de l’œil qui révèle le regard investi par l’Autre (et les autres, les choses regardées parce qu’elles « me » regardent, ce qu’il faut entendre au sens de l’expression « ça me regarde, je m’en occupe ») ?
37Enfin, lorsque Max Loreau, dans les tracements phénoménologiques de l’aventure picturale de Dubuffet ou de Cézanne20, parmi d’autres, marque la déchirure du visible par la torsion des figures dans le geste ou par la disjonction de la surface dans la couleur, ne découvre-t-il pas encore, dans cette expérience de l’écart pour toute formation, la division nécessaire à l’entrelacs de tout voir et de tout percevoir ?
38Lacan raconte que, vers ses vingt ans, il était parti en mer avec des pêcheurs bretons, lui jeune intellectuel, eux marins à la vie dure ; durant la pêche, l’un d’eux lui montra « un quelque chose qui flottait à la surface des vagues », une boîte à sardines qui miroitait au soleil, et lui demanda : « Tu vois cette boîte ? Tu la vois ? Eh bien, elle te voit pas ! » Le marin trouva ça très drôle, Lacan « moins drôle ». Et que tire-t-il de cette anecdote ? D’abord que « si ça a un sens que Petit-Jean me dise que la boîte ne me voit pas, c’est parce que, en un certain sens, elle me regarde » ; ensuite que, si lui Lacan trouvait ça moins drôle, c’est qu’il se sentait faire « tableau d’une façon assez inénarrable ». « Pour tout dire, je faisais tant soit peu tache dans le tableau. » (p. 88-89)
39Le regard de la chose préexiste à la vue du sujet en tant qu’il est porteur de l’objet de son désir rapporté de l’Autre. Le désir, venu de l’Autre, préexiste à la vue du sujet et le divise de l’objet a, le pur semblant cause du désir, ce regard prêté à la chose. Et ce regard, cet « objet a » de son désir divise le sujet puisqu’il est un objet manquant, une faille ou une absence – Lacan l’écrit « – Φ », manque du phallus (symbolique). J’ai été vu, regardé, pour voir, j’ai été parlé pour devenir parlant – la genèse de la vue participe à la genèse du sujet par le désir dans le langage. Et l’énoncé abrupt sur le regard qui ne se présente à nous que sous la contingence symbolique, la rencontre (malencontreuse) du « manque constitutif de l’angoisse de castration » (p. 70), cet énoncé peut désormais être compris21. Il n’y a que le mauvais œil, jamais le bon, celui du regard de l’Autre qui peut au mieux être pris en charge par le parlêtre et qui divise son désir de voir.
Pour une logophénoménie de la vue
40Ne peut-on tenir pour acquis que si nos yeux sont déjà-là, notre vue n’est pas donnée ? Car nous l’avons appris au moins deux fois. En premier lieu, nous avons appris que la vue instituée, celle qui aura marqué notre culture et notre éducation, a été privilégiée en tant que différenciation de l’être humain par rapport aux autres êtres vivants dans la différenciation de la pensée, de son langage. Or cette différenciation s’est produite par l’écart du corps entre la vue et les autres sens, donc par une idéalisation qui, à son aboutissement techno-scientifique, se représente selon une géométrisation de notre monde pour la vue. L’« arraisonnement » (pour reprendre le mot qui traduit le Gestell dans lequel Heidegger pense la technique) de la planète a modelé more geometrico jusqu’aux moindres recoins de notre quotidienneté. Exemple extrême, mais hélas certainement pas dernier : les dessins animés pour enfants, désormais privés de la calligraphie stylisée du dessinateur (Walt Disney n’est pas Tex Avery) et fabriqués par des techniciens de l’informatique dont l’ordinateur géométrise tous les personnages – ce qui n’est pas inéluctable, mais assigne un enjeu non commercial parce que plastique des perfectionnements techniques nécessaires. Contre-exemple : les œuvres d’Antonio Gaudi, malheureusement visitées comme des curiosités appartenant à l’histoire de l’art, nullement comme des voies ouvertes hors des stéréotypes de l’architecture et de l’urbanisme soumis à la techno-géométrie (euclidienne). Sans doute, ce processus n’est-il pas inéluctable et l’illusion qui lui est constitutive peut-elle être transgressée de l’intérieur même des géométries et des techniques. Il n’empêche que l’illusion – la vue de ce qui est identifié au « point » et à ses développements conformes – règne et qu’elle maîtrise, instrumentalise, domestique les corps et les langages qui composent notre monde. Cependant, en second lieu, nous avons appris que l’institution de la vue ne se sépare pas de la formation corporelle-symbolique de l’être humain ouvert par le langage, le parlêtre. Schématiquement, nous pouvons le préciser selon la genèse et selon la structure. Génétiquement, l’« anthropien » apparaît grâce à la rétro-action de l’ultime brisure du symbolique pluri-dimensionnel (depuis les gestes et les paroles non ponctuels, à la fois techniques, sociaux, érotiques, sacrés) sur les conditions physiques (la série des libérations liées à la verticalité, à la face et au cerveau) de son évolution. Structurellement, le « sujet » apparaît grâce à la marque du signifiant qui le représente pour un autre signifiant depuis le rapport à l’Autre, au désir de l’Autre, lequel le constitue symboliquement en même temps qu’il le divise, creuse son désir. Partant, la vue ne s’engendre et ne se structure que dans la formation globale du corps du parlêtre dont l’existence symbolique implique une négativité qui se marque dans la vue par la préexistence d’un regard (de la parole et du désir de l’Autre « déposé » sur les autres et les choses, « objets a » du désir) qui divise l’œil. Et si la peinture, si les tableaux nous le manifestent de façon multiple, c’est en même temps en transformant sans cesse le champ de notre vue...
Le mouvement de la chair
41Ce qui se trace concrètement, ce qui se façonne du voir en peinture, est-il descriptible phénoménologiquement ? Les écrits sur l’art et surtout la peinture de Maurice Merleau-Ponty montrent en tout cas que son analyse de la perception ne se sépare pas de la réflexion sur la création. Ou, pour le dire autrement, que la formation du corps et de la vue du corps ne se dissocie pas du façonnement de la forme...
42Si nous désirons rappeler et peut-être poursuivre cette œuvre de pensée, il faut d’abord la débarrasser d’une interprétation mal venue. Selon celle-ci, Merleau-Ponty serait le philosophe qui aurait restitué toute son importance au pré-réflexif, voire au sauvage ou au brut22. En foi de quoi la perception, le primat de la perception et avec elle de la vue, aurait été le lieu originel où l’être humain se fonderait. Or, si l’idée d’un cogito pré-réflexif a peut-être tenté Merleau-Ponty, il ne fait aucun doute qu’il combattit ce point de vue au fur et à mesure du développement de sa pensée – et déjà dans son double refus de l’« ego transcendantal » et du « spectateur impartial » qui se trouvent au fondement de la phénoménologie pour un Husserl canonique. De plus, il ne devrait pas échapper que Merleau-Ponty n’a écrit une Phénoménologie de la perception que pour penser l’expérience globale du corps, depuis l’intentionnalité jusqu’à la chair qui donnent leur sens à la perception comme à la vue. L’intentionnalité, en effet, ne signifie pas seulement que « toute conscience est conscience de quelque chose » ou plutôt elle ne le signifie que pour insister sur ceci que la rencontre avec le monde constitue la conscience de part en part, « en tant que perpétuelle transgression d’elle-même » n’hésitait déjà pas à écrire Alphonse de Waelhens dans sa présentation du philosophe pour l’Encyclopedia Universalis. L’expérience intentionnelle du monde précède la pensée abstraite et théorique, mais elle implique une compréhension de ce qui est, laquelle constitue autant qu’elle est constituée par l’expérience de la « chair », qui n’est pas une sensation prétendument naturelle ou immédiate.
43Cet avertissement permet d’aller lire Merleau-Ponty là où il mène son débat le plus crucial : autour de la vue23. Outre son intérêt pour la peinture et la littérature, son parcours met en effet de plus en plus à l’avant-plan la question du voir, explicitement dans L’Œil et l’Esprit (1960) et Le Visible et l’invisible (1959-60), mais déjà dans La Prose du monde (vers 1951)24. Sans se fixer en tant que thème central dont le privilège ponctuerait une vérité, cette interrogation du voir porte la réflexion sur l’expérience même de la déhiscence (du latin dehiscere, s’ouvrir, terme de botanique qui signifie l’ouverture des “organes” des fleurs) et de l’entrelacement du corps, du langage et du monde qui s’y joue. Autant le répéter : la vue n’a pas lieu à l’extérieur du corps, s’exceptant de la perception, mais dans sa chair même, une chair de réversibilité entre corps et monde, entre perception et parole tout comme entre voyant et vu... Ce qu’il s’agit de détailler.
44Il faut bien sûr mettre de côté la conception de la vue qui réduit le monde à un tableau objectivant les choses à distance. Aucun sujet de la vue en surplomb ne saisit au devant de lui la chose même – c’est désormais une évidence phénoménologique. Mais Merleau-Ponty ne se borne pas à réitérer cette critique. Si les dualités sujet-objet, haut-bas et intérieur-extérieur volent en éclats avec la conception métaphysique de la vue, c’est qu’elles dépendent du dualisme fondamental du sensible et de l’intelligible. La vue classique du monde comme tableau ou fenêtre, objet pour un sujet voyant, soumet le sensible à l’intelligible au point de s’y substituer. Mais cette substitution, loin d’unifier le monde, le dualise artificiellement : la vue classique sépare irréductiblement la vue des choses en vue sensible, confuse, apparente, et vue idéale, ordonnée, essentielle ; après quoi, elle superpose la seconde à la première, éliminant toute profondeur et tout mouvement, toute formation du visible et de l’invisible...
45Mais alors, de quelle façon l’acte de voir peut-il être décrit ? Car il ne fait aucun doute que la vue des choses implique une façon active de voir. La réduction de la chose à un objet, aussi fausse soit-elle, dans sa falsification même porte témoignage de cette fiction. Il ne s’agit pas de restaurer une vision pure et naïve qui n’existe pas. « Ce n’est pas l’objet qui agit sur mes yeux et obtient d’eux les mouvements d’accommodation et de convergence : on a pu montrer qu’au contraire, je ne verrais jamais rien nettement et il n’y aurait pas d’objet pour moi si je ne disposais mes yeux de manière à rendre possible la vision de l’unique objet. » (P.M., p. 109) Accommoder et faire converger ce que je vois dépend d’une « manière », mais qui n’est pas non plus réductible à l’emprise de l’esprit sur l’œil et le corps : « Pour comble de paradoxe, on ne peut pas non plus dire ici que l’esprit relaye le corps et anticipe ce que nous allons voir : non, ce sont nos regards eux-mêmes, c’est leur synergie, c’est leur exploration ou leur prospection qui mettent au point l’objet imminent, et jamais les corrections ne seraient assez rapides et assez précises si elles devaient s’appuyer sur un véritable calcul des effets. » (P.M., p. 109-10) La manière de voir implique une synergie des regards ou encore un « système de systèmes » du corps entier : « Il faut donc reconnaître sous le nom de regard, de main et en général de corps un système de systèmes voué à l’inspection d’un monde, capable d’enjamber les distances, de percer l’avenir de la perception, de dessiner dans la platitude inconcevable de l’être des creux et des reliefs, des distances et des écarts, un sens... » (ibid.) Le « geste d’expression » du peintre récupère ainsi le monde en le dessinant, le « refait » « pour le connaître » (ibid.). Bien plus : « Toute perception, et toute action qui la suppose, bref tout usage de notre corps est déjà expression primordiale, c’est-à-dire non pas le travail second et dérivé qui substitue à l’exprimé des signes donnés par ailleurs avec leur sens et leur règle d’emploi » (en ramassé : la platitude inconcevable du réel brut ne se relève pas par la platitude concevable du langage représentatif) « mais l’opération qui d’abord constitue les signes en signes, fait habiter en eux l’exprimé, non pas sous la condition de quelque convention préalable, mais par l’éloquence de leur arrangement même et de leur configuration, implante un sens dans ce qui n’en avait pas, et qui donc, loin de s’épuiser dans l’instant où elle a lieu, ouvre un champ, inaugure un ordre, fonde une institution ou une tradition... » (P.M., p. 110-11). Voilà bien une opposition en passe de devenir canonique : le conçu présuppose la conception, l’exprimé l’expression, voire l’idée le style, ou en d’autres termes le dit le dire, au moins la signification la signifiance...
46Mais demeure la question de ce qui éviterait que l’implantation d’une signification ne se réduise à la signification établie. L’objectivation géométrique est une « expression » de la perception visuelle – il est vrai dans le rejet du corps et de l’« expression primordiale ». Cela signifie-t-il le retour à un corps et à un langage primitifs qui ne pourraient être tels qu’à se confondre, à se fondre dans un mythique langage originel du corps ? Solution rhétorique que Merleau-Ponty ne cesse de traquer : « le corps n’est pas à ses yeux l’origine », note Lefort25, il n’y a pas une origine ponctuelle, ni du corps, ni d’aucun langage. Mais dans ce cas d’où part l’interrogation de la vue ? De l’énigme des entrelacements qu’elle met en jeu en même temps que le corps et le monde : l’énigme tient dans l’événement de ce surgissement, de cette origination où le corps se découvre voyant et visible, c’est-à-dire renvoyé, renversé ou reversé à ce qu’il fait et à ce qu’il est, l’un forçant et tissant l’autre, l’un apparaissant et se formant de l’autre. « Un corps humain est là quand, entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un œil et l’autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement, quand s’allume l’étincelle du sentant-sensible, quand prend ce feu qui ne cessera pas de brûler, jusqu’à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident n’aurait suffi à faire... » (O.E., p. 198). L’énigme ne manque pas d’éloquence, en abuse peut-être, fût-ce pour introduire à la peinture qui « ne célèbre jamais d’autre énigme que celle de la visibilité » (O.E., p. 200), car la « vision du peintre est une naissance continuée » (O.E., p. 202). Mais comment, selon quelle manière, quel style, quelle fiction cette énigme interrogée de la naissance conjointe, de la genèse entrelacée du voir, du corps et du langage se forme-t-elle ?
47Auguste Rodin faisait un jour remarquer que « les vues instantanées, les attitudes instables pétrifient le mouvement26 », ce que les contorsions intenables mais réelles de ses corps de jouissance nous montrent. Car il n’a aucunement affirmé que l’image du mouvement dans la pierre est infaçonnable : « Ce qui donne le mouvement, dit Rodin, c’est une image où les bras, les jambes, le tronc, la tête sont pris chacun à un autre instant, qui donc figure le corps dans une attitude qu’il n’a eue à aucun moment, et impose entre ses parties des raccords fictifs, comme si cet affrontement d’incompossibles pouvait et pouvait seul faire sourdre dans le bronze et sur la toile la transition et la durée. » (O.E., p. 281) Les distorsions de ses sculptures, en effet, n’ont rien de figé, elles font « voir le mouvement par [leur] discordance interne », leur unité vient de la durée « enjambée » (ibid.). D’où encore cette remarque de Rodin : « C’est l’artiste qui est véridique et c’est la photo qui est menteuse, car, dans la réalité, le temps ne s’arrête pas27. » La discordance simultanée des temps – expression comme reprise de celles qui s’imposaient dans la genèse paléontologique – révèle avec le mouvement la temporalité de la vue dans les divisions de l’absence à soi : « La vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi : c’est le moyen qui m’est donné d’être absent de moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’Être, au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi. » (O.E., p. 222) La vue dans le temps correspond à l’ouverture de ce qui est et qui n’apparaît pas seulement frontalement dans une visibilité immédiate, mais aussi avec sa « doublure d’invisible », absent, latent et cependant patent.
48De quel invisible s’agit-il ? Ni d’une inspiration surnaturelle, ni même d’une sensation naturelle. L’invisible n’est pas le corrélat passif de l’engendrement du visible, le soutenant voire le dictant souterrainement et souverainement. S’il y a foi perceptive ou foi au monde, celle-ci ne se dispense jamais – à moins de disparaître, plus même de n’avoir jamais eu lieu ni temps – d’une opération de découverte ou mieux d’ouverture de ce qui ne serait même pas recouvert sans elle et sans lequel elle-même ne s’ouvrirait pas, être plat ou magma, non-phénomène, « achose », « désêtre », fonds inexistant parce que privé de temps, donc de devenir, donc de logos qui fait paraître ce qu’il laisse apparaître et grâce auquel il apparaît lui-même... Au moins, avec Claude Lefort, convient-il de détacher que l’invisible en question n’est ni l’au-delà des limites ici et maintenant de nos sensations, ni même « la doublure et l’envers du visible », mais la « charpente du visible, ce qui n’apparaîtra en aucune perspective, les pivots, les dimensions, les niveaux du champ, absolument hors de nos prises, et dont il n’y a pourtant aucun sens à dire qu’ils sont dissimulés au voyant puisqu’ils sont aussi bien l’armature du voir : une écriture en somme qui à la fois sépare et unit choses et regard28 ».
49D’un mot, l’invisible du visible est la chair, « cette texture toujours à déchiffrer dans les effets qui en témoignent et que nul retour à une expérience originelle, nulle épreuve d’une pure présence ne sauraient produire » (ibid.). Tous les empiétements des sens les uns sur les autres, tous les investissements du langage en eux, toutes les structurations ou les phénoménalisations qui tissent notre expérience perceptive, visuelle ou autre, tout cela entrelacé constitue la chair de la vue elle-même, comme de l’audition, de la palpation, de l’olfaction, indiscernables dans leur formation. La vue se forme dans l’invisible mouvement de la chair où s’opère la réversibilité et la « double déhiscence du visible en voyant et du voyant en visible29 » et qui permet la saisie du phénomène dans une manière, un façonnement (lignes, couleurs, volumes, figures, rythmes, cassures ou déchirures, maculages ou collages, prélèvements et dispositions) qui le découvre à distance, dans son détachement.
50Claude Lefort l’a marqué dans son commentaire avec encore plus de force, ajustée par une prosopopée de la « parole divisée » : « Interroger la vision exige que nous renoncions à chercher où et comment elle opère, et que nous consentions, pour la dire, à la division de la parole... » Cet abandon à la division de nos mots, comment n’opérerait-il pas déjà dans la division des gestes du peintre se parlant pour voir la vue sans savoir, pour la mettre en acte et la laisser apparaître dans l’interrogation ? « [...] La parole divisée dit : l’écart est la vision même ; la vision n’est ni dans le voyant ni dans le visible, elle est pourtant acte de voir et apparition – deux événements en un seul [...]. La parole divisée dit encore : l’écart est l’invisible même, cette différence de la figure et du fond qui n’est pas l’imperçu de fait, mais échappe par principe à la perception, la produit. » L’écart divise la perception, la creuse d’un invisible qui fait voir. « [...] La parole divisée dit encore : dans ce partage » – un partage double entre invisible et visible comme entre voyant et visible, et qui même devient triple pour que la création opère – « le voyant est lui-même partagé, rendu visible, exhibé et regardé – mais retourné sur soi dans le retournement du visible sur soi, et comme tel visible à soi, se voyant...30 ». La vue apparaît dans la déhiscence réversible du voyant et du visible entre eux et sur eux-mêmes comme déjà dans la division du désir qui mobilise le regard et le geste. La vue du peintre peint dans leur ouverture réfléchie et active dont l’invisible écart permet la constitution de la chair du voir, le retournement créateur de l’engendrement.
51Cette accentuation n’a pas quitté le texte de Merleau-Ponty : si « tout visible est invisible », comme il l’écrit sous la forme provoquée de l’oxymore dans son œuvre posthume (V.I., p. 300), si « la perception est imperception », si « voir c’est toujours voir plus qu’on ne voit » (ibid..), cette tension est interne au voir et elle divise la parole sans se contredire. La conscience ne voit pas des objets « carrés » de face parce qu’elle contient un « punctum caecum » et ce point aveugle, cette « cécité » (V.I., p. 301) de la conscience lui est inhérente, est même constituante. Et que ne voit-elle pas, sinon sa corporéité génératrice d’elle-même comme de la visibilité du monde et des choses du monde ? Cette chair est un « rapport charnel » « jusque dans la vision » (V.I., p. 116), elle n’est à la limite que le rapport retourné et entretenu de la chair du monde divisée de la chair du corps – et en ce sens, chair donnant chair à leurs chairs, elle est l’origination perpétuelle, la phénoménalisation aussi tangible que visible, aussi symbolique que physique. Non pas matière ou substance, mais « élément » de ce qui apparaît, du « système des perspectives » qui « introduit » à ce que Merleau-Ponty nomme l’Etre (V.I., p. 116). Que cet élément constitue la « texture » de la perception comme de la signification ne se comprend – ne se « voit » – que par la conjonction née de la réversibilité – de la réflexivité ou du retournement – d’une scission, d’une béance, d’un empiétement et d’un entrelacement. Mouvement, chair, temps, invisible, temps de l’invisible du mouvement de la chair : seule la peinture l’aura fait voir.
L’expérience du corps de la peinture
52« L’Etre est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons expérience. » (V.I., p. 251) Comment ne pas rapporter cette exigence au voir et du voir à la peinture : si voir est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons expérience, la peinture ne peut qu’être cette expérience créatrice d’une façon de voir bien plus que d’un vu, d’un objet-tableau.
53Après Merleau-Ponty, Max Loreau, sur l’œuvre de qui nous revenons à présent, aura, plus que tout autre, montré ce temps du voir qui est un temps de genèse. Son parcours peut-il être approché autrement ? Dès qu’il appréhende ce qui le provoque et qu’il formulera comme « genèse du phénomène », comment ne mobiliserait-il pas les tensions qui le mettent en branle à partir de sa confrontation avec la peinture et de sa critique, largement évoquée, du privilège et de la convention de la vue ?
54Cependant, puisque cette pensée est pensée de la peinture en même temps que de l’écriture (et d’elle-même), quel parcours est le sien ? Et ne serait-il pas plausible d’y pointer des étapes ? Ou du moins une évolution ? Après tout, que la pensée de Loreau, à l’instar de ce qui se dit de Heidegger31, ait eu à effectuer un « tournant » n’aurait pas de quoi surprendre. Et cette mutation ne l’aurait-elle pas porté justement du geste à la parole ? Nul doute que l’écriture de Jean Dubuffet. Stratégie de la création32 et de Cri. Éclats et phases33, tous deux parus la même année, l’ait porté vers la cristallisation d’une pensée du logos qui n’apparaissait pas comme telle auparavant. Nul doute que le tracement, le traçage, la scription, avec le geste, soient des mots plus fréquents et plus soutenus avant qu’après « 1973 », en contraste flagrant avec la place centrale du mot logos dans le sous-titre de sa dernière œuvre majeure La Genèse du phénomène : « Le phénomène, le logos, l’origine ». Et puis Loreau lui-même n’a-t-il pas fait remarquer que « Si l’on en croit Husserl, qui, sur ce point, se réfère d’ailleurs à Descartes, celui qui aspire à être philosophe doit, au moins une fois dans son existence, faire retour sur soi en vue d’échafauder ensuite une philosophie qui soit sienne. Cet objectif, il ne peut espérer l’atteindre qu’au terme d’une descente vers l’origine dont l’effet est de mettre à nu le moi absolu seul face à lui-même. Sous cet angle, l’artiste paraît n’être guère différent du philosophe, mise à part la manière dont l’un et l’autre utilisent le langage34 » ?
55Sans doute... Sauf que cette évolution présumée fait bon marché de ce qui à chaque fois se pense à travers les termes épinglés et néglige même la « stratégie » explicite de Loreau. Outre que Descartes et même Husserl ne sont pas pour lui à prendre à la lettre du maître-penseur, il faut tout de suite mettre en exergue la tension vers l’origine qui motive le retour sur soi ou, pour reprendre l’expression de Lefort, la division de sa parole : car cette tension (quoique décrite dans ce contexte comme « descente vers ») l’aura occupé pratiquement dès ses premiers écrits, en tout cas dès ses premiers écrits sur l’art. Pour le dire tout net, aucun « tournant » ne sépare l’œuvre de Loreau parce que le retour sur soi de son langage tendu vers les expériences de l’origination inséparable de la création a mobilisé, littéralement tordu chaque exercice de sa pensée !
56Pour l’expliciter, le mot de stratégie, que lui-même avait appliqué à Dubuffet, n’est pas trop fort. Celle-ci aura cherché, depuis toujours et pour toujours, à s’arracher aux langages de la culture pour qu’advienne le phénomène et elle ne l’aura cherché qu’à travers ce qui joue dans toute création (quel qu’en soit le langage, la couleur ou le rythme), soit le logos se faisant, la fiction se traçant et traçant du même coup la genèse.
57Prenons un texte de 1967, « L’œuvre d’art comme création ». Si le tracement, en effet s’y trouve opposé au langage, c’est parce que la peinture permet de contrer le « langage conceptuel » ou « constitué »35 en tant qu’elle se fait « événement ». Mais le traçage n’est pas un moyen de bien peindre à opposer au dessin, encore moins une « déformation » ou une « altération » qui ne serait qu’un renversement formel, une substitution rhétorique de vocables. La voie régressive est déjà congédiée : « La déformation est en effet entièrement enchaînée au modèle qu’elle entend dé-former, elle se détermine comme évasion à l’égard d’une forme ; elle pense donc l’objet nouveau dans sa subordination à une représentation existante de la chose, non dans ce qui constitue à proprement parler sa nouveauté. » (p. 187) Et de même, la progression est déjà affirmée : la création est « un tracement en train d’engendrer une manifestation en cours s’élançant » (p. 189), sa formation est formation d’une chose invue dans un langage inconnu : « Il ne suffit pas, en effet, que ce langage montre, car il montre ce qui n’avait jamais été montré et ne dispose d’aucun langage constitué adéquat pour le désigner. Il faut donc que ce langage nouveau puisse se faire connaître comme monstration de ce qui se montre et comme montrant cela précisément qui se montre. Il faut que ce langage sans signification puisse donner à entendre à autrui ce qu’il montre : or ce qu’il montre est précisément un informulé. » (p. 201) Ces indications disent exactement ce que Loreau pense et pensera de même vingt ans après : le logos avec le phénomène, leur fiction progressive. Elles ôtent toute équivoque aux retournements qui le tenaillent, le travaillent et le poussent en avant : ils ne sont ni un tournant dans on ne sait quelle évolution de l’œuvre, ni même un renversement dans la disposition de ses termes.
58Prenons ensuite la peinture de Jean Dubuffet. Les trois phases que Loreau distingue dans Jean Dubuffet. Stratégie de la création – « Dislocation de l’apparence », « L’invention des matières », « Nouvelle constitution, nouvelle figuration » – indiquent autant de bifurcations, sinon de ruptures, dans l’œuvre du peintre. La genèse n’est pas continue, elle passe de la dé-formation de la tradition à l’in-formation de la matière pour aboutir à la formation de L’Hourloupe. Ou encore, de l’agression des formes culturelles aux hasards de l’informe naturel jusqu’à la création « par-delà forme et informe » (p. 248) de l'anticulture qui est aussi antinature : « L’anticulture n’est ni matières ni textures naturelles ; l’anticulture est l’exclusion de toute bribe de réalité. L’anticulture est l’artifice poussé à la limite comme s’il était toute la matière ou le faux généralisé comme une seconde nature. Partant, voilà ce qu’est la création. » (p. 300) Deux rejets de deux illusions, donc, la culturelle et la naturelle ou la formelle et la matérielle, deux négations scandent le devenir de l’œuvre et participent à la « fabrication » de son « artifice ». Ne retrouve-t-on pas ici le schéma le plus habituel et parfaitement contradictoire d’une évolution par oppositions finalisée dans une création absolue ? N’est-ce pas la dialectique subjective même dans sa production par la négativité et sa prétention à l’autonomie ? Le quasi dernier mot du livre, la « Terre logologique », n’est-il pas pareil à l’Aufhebung qui supprime en conservant (la nature et la culture : terre et logos) alors même qu’elle se veut avènement autre ? Les apparences sont contre Loreau et il ne suffirait pas d’arguer qu’il n’y a pas conservation – les deux dernières œuvres citées, la « Villa Falbala » et une « Chambre au lit sous l’arbre », gardent une double référence à la nature (villa, chambre, lit) et à la culture (arbre) ; pour y échapper, il faut résolument lire. Car ce que fait apparaître la lecture, c’est la tension irréductible qui à tout moment et jusqu’aux dernières pages intervient dans la démarche du peintre telle qu’elle se trouve retracée. Autrement dit, une tension irrelevable mais active : une torsion.
59Ainsi de l’analyse d’un tableau de la dite première phase, le Pépiniériste : non seulement, s’y trouve aboli « avec la profondeur et le règne du regard distant [...] tout le dispositif de la géométrie et les rigueurs de son emprise sur l’étendue » (p. 56), mais par-delà cette « première phase de déréalisation » (p. 57) du visible, « entre idée et réel » apparaît « un espace lié de près à ce qu’on appelle réalité », mais dont « le lieu est parsemé d’obstacles et de fautes de syntaxe qui s’opposent en même temps à ce qu’on ait affaire à un espace effectivement réel ». Le visible est de la sorte rendu énigmatique, « lieu d’un tiraillement entre idée et sensible » (p. 58), grâce à la couleur dont la texture apporte ses « distorsions » aux maisons, aux champs, aux personnages ou plus généralement aux repères horizontaux ou verticaux, grâce à la « continuité » propre à sa matière (p. 59). Par conséquent, le sensible ne se réduit plus au visible, il apparaît comme distorsions dans la continuité matérielle (des couleurs) au travers des discontinuités formelles (des contours) ! D’emblée, Dubuffet agit au-delà des repères qui donneraient des étapes, d’emblée il joue « l’éclat du monde, morcelé, insensé » (p. 301), par-delà ou en deçà de nature et culture ou de matière et forme dans leur opposition traditionnelle !
60Un même bouleversement s’opère dans la dite deuxième phase où l’épreuve de la matière, menée jusqu’à la série des Matériologies, loin d’aboutir à une fusion avec la nature à partir d’une élimination des conventions de la surface plane, découvre un logos à l’œuvre dans l’informe en même temps qu’un « relief senti – en tant qu’il est touché » inégal au « relief vu – en tant qu’il est visé dans un plan irréel non sensible » (p. 180), car la correspondance du vu et du touché est bien un postulat fondamental de notre tradition. Sans doute, en ce temps-là, le peintre n’est plus l’acteur maître du jeu, mais cette absence n’est pas une disparition du jeu lui-même : « Il [l’acteur] veut rejoindre l’origine, la terre-mère, l’être brut, la matière malaxée, violentée à plaisir ; il veut étreindre la nature elle-même, élémentaire, et c’est tout autre chose qu’il touche. » (p. 183). Quelle autre chose ? Un « logos primitif », mais qui n’apparaît que grâce au geste de l’acteur qui s’absente de même que le relief n’apparaît qu’en dépit de la surface : « Le geste intervient juste ce qu’il faut pour aider la matière à faire connaître son logos : logos tâtonnant et frayant que la pensée a recouvert et qui, sitôt lâché, entre en conflit singulier avec la tradition pour qui il ne peut être qu'antilogos flagrant. » (p. 182) L’intrication dans la genèse des éléments qui interagissent – geste, couleur, matière, tableau, leur nature-logos ou leur culture-antilogos – révèlent à nouveau les contorsions de la genèse.
61L’Hourloupe qui marque la dite troisième phase ne constitue donc pas une apothéose, elle est bien invention, dans une singularité renouvelée et d’autant plus marquante, mais elle invente à son tour, elle redouble à nouveau la genèse, elle devient logos de ce logos déjà suscité et surgi précédemment. Il n’y a là aucune rationalisation de ce qui précède, mais une radicalisation de ce qui y joue dans ses distorsions rassemblées. La série des dessins intitulés Logologies poursuit donc « logiquement » la série de L’Hourloupe : « Logologie : logos redoublé, logos portant sur le logos, donc prenant pour objet ses propres sécrétions. Le mot indique qu’il faut s’attendre à ce que le discours porte non sur les choses ou sur ce qu’on appelle réalité, mais bien plutôt sur le langage des choses... » (p. 240). Or qu’est-ce à dire sinon que les choses n’apparaissent que dans un langage, mais un langage qui emprunte une voie qui invente un autre tour que le langage assuré de leur représentation ? « Houle qui hurle entourloupe égale Hourloupe » (p. 214) – telle serait la « définition » de ce langage, de ce logos en double mixte : « Et comme le mot logos signifie avant tout rassemblement, on est naturellement amené à penser que L’hourloupe est recueil de recueil, ou réunion de réunion. Voilà trouvé ce que veut dire logologie : ramassis de ramassis – traduction littérale, dictée par la philologie, qui offre au demeurant l’avantage d’imprégner L’Hourloupe d’une bonne saveur de bricolage et d’entrelacement de bricoles. » (p. 240)
62Comment apparaît la genèse de l’œuvre pour chaque temps créateur ? Dans le rassemblement par torsions. Dans la torsion, entre culture et nature, de l’antilogos des formes en tension avec la torsion d’un logos des matières. Dans une double torsion en tension, donc, de formation comme de matérialisation, qui ne se réduit en rien à une négation ou une éjection, mais joue d’une double différenciation par figuration colorante ou coloration figurante, entre hasard et action : double geste « logique » ou logologie.
63Prenons enfin la « suite », parue en 1980, intitulée « Le peintre, la toile et le corps » et qui prend presque la moitié de La Peinture à l'œuvre et l’Énigme du corps. Entre le peintre, la toile et le paysage, ces éléments traditionnels de la création picturale, de quoi s’agit-il ? Il s’agit d’un jeu de cacher (la toile au paysage et le paysage à la toile) pour montrer, qui n’est pas sans manifester une situation qui a des airs de « perversité » (p. 163), d’un acte où il y a du « pervers », celui du peintre qui se cache « la vue pour se la rendre ensuite » (p. 166). Il s’agit d’un rythme de son corps, qui « se penche, se redresse, se penche », provoque « arrachement » et « frottement » (ibid.) entre toile et paysage, va vers l’illimité de la nature et « retourne à » (p. 179) la limite de la peinture, rend indistincte la vue séparée du sensible et de l’idéel comme du réel et de l’irréel, avec les repères de la face et du dos ou de l’endroit et de l’envers, puisque « tour à tour » (p. 182) la toile et le paysage occupent l’une et l’autre position, bref que dans la tension entre eux la torsion du corps fait prendre au visible une « autre tournure » (p. 184) que sa simple imitation. Il s’agit d’une « tension » encore dans la « torsion interne qui creuse et tiraille indéfiniment au-dedans d’elle-même l’unité de l’œil et du point de fuite – l’impossible unité des centres » (p. 205). Il s’agit d’une « modification » toujours du visible par la toile où se perçoit que « peindre a pour effet de convertir un rapport entre un œil et un lointain en un rapport entre ce même œil et un proche, à portée de la main, entièrement ouvré par le peintre » (p. 228), et que c’est même là son énigme, « l’énigme de la conversion » (p. 236) du lointain infini en un proche limité. En somme, il s’agit des « retournements » ou des « mutations » (p. 235) qu’entraîne la peinture : de la nature en peinture, de l’infini du visible, donc en ce sens de l’invisible, en « image au miroir », de la face et du dos face à face, face et dos du peintre, de la toile et du paysage, de l’idéal de coïncidence entre paysage et image, brisé et recollé et rebrisé dans « l’histoire de la toile-miroir » qui engendra la peinture moderne.
64Et tout cela, remarque Loreau, n’apparaît qu’« au fil des réflexions » (p. 200) du peintre ou « après une longue interruption consacrée » à des « réflexions » (p. 226) qui interrompent son regard à l’œuvre. Les retournements de la peinture infléchissent le miroir du visible dans les réflexions sur sa réflection – ultime torsion.
65Différentes incursions auraient encore été possibles, singulièrement dans la poésie. Nul doute qu’elles auraient confirmé ce qui transparaît de celles-ci. La genèse est essentiellement genèse d’un autre, elle ne dépend pas d’un même, fût-ce par négation : mais sa progression a lieu par tension et torsion, retour sur soi, retournement... Voilà aussi pourquoi l’absence d’un tournant au sens d’un renversement, dans le parcours de Max Loreau36, ne l’a pas condamné à la répétition pure et simple. Inversement, de la création à la genèse, du traçage au logos, le chatoiement des mots n’a que « subtilisé » une pensée qui à chaque fois aura joué du retournement différant et œuvrant. De la sorte, que la pensée de la genèse ne soit pas une régression ne signifie pas que l’origine soit « totalement » absolue ou « totalement » relative ! L’origine est « relative » en ce que, dans le retournement sur soi, le geste ou la couleur du peintre et le cri ou le rythme du poète, voire même l’argumentation ou l’invention du penseur, font le vide des langages établis ; elle est « absolue » en ce que, dans cet évidement, elle poursuit le retournement sur (ce qui n’est pas encore) soi jusqu’à l’engendrement de l’apparaître en même temps que la fiction de son langage. Le phénomène apparaît entre les retournements par lesquels le logos engendre et s’engendre en un langage autre que donné. Le logos est le retournement. Le retournement est l’engendrement. Mieux : l’engendrement se fait dans les retournements. Les retournements sont des déchirures, des différenciations, des distorsions et des doublements, des intrications, des formations – séparation du temps entre avant et après ou de l’espace entre devant, derrière, haut, bas, par le cri et le geste ; construction du visible en nuances et en volumes par la couleur et le traçage ; développement du langage en phrases ou en vers, en concepts ou en figures par le rythme dissonant et la métaphore déceptive, etc. – dont les creux et les torsions font surgir ce qu’ils interrompent ou ce entre quoi ils interviennent et qui ne serait pas sans eux. L’engendrement du phénomène ne s’origine que dans le logos du retournement : logos du phénomène et phénomène du logos, avant la division entre phusis et technè, à la source de leurs ressources sans lesquelles aucune nature et aucune culture ne viendraient au monde.... Nous ne naissons que dans cette temporalité énigmatique.
De l’expérience du voir au sens du monde
66Il faut regarder pour voir et l’œil est fait pour ne point voir – ces deux propositions sont solidaires. Il faut l’expérience du ne pas voir pour entre-voir, pour voir le regard qui nous capte, dont nous ne voulons pas voir la division qu’il introduit dans la genèse du corps. À cette condition au moins, un voir et un percevoir se forment, peuvent se produire en produisant l’invisible, c’est-à-dire le vide, l’entre, la déchirure, la division qui rend visible, qui ouvre le corps d’une formation d’où les choses s’échappent : viennent à nous et ne nous appartiennent jamais.
67L’expérience picturale a certes rencontré, sinon induit, cette description, mais y correspond-elle toujours et encore ? Les remises en question de la figure et même de la peinture dans ses éléments les plus matériels (la toile et le châssis, les pinceaux et les tubes de couleur, etc.) ne congédient-elles pas l’art du voir que serait la peinture ? En travers des courants et même des modes, l’objection doit être affrontée.
La perception, entre le conceptuel et l’élémentaire
68Partie de questions sur la lumière (avec l’impressionnisme), sur la ligne et le volume (avec Matisse et Cézanne, puis le cubisme et Picasso), poursuivie par des questions sur la peinture elle-même et l’art (avec Duchamp et Magritte), la peinture moderne a semblé déboucher, dans l’immédiat après-guerre, sur l’exploration des peintres du geste (avec Dubuffet, le groupe Cobra, de Kooning, etc.) et sur celle des peintres de la couleur (tels Newman ou Rothko). En somme, explorant ses constituants, elle aurait semblé précéder la recherche phénoménologique de la constitution du percevoir et de l’apparaître.
69Cependant, à cette évocation du mouvement de la peinture correspondant au mouvement – au logos en tant que « langage » se formant en formant – entre le percevoir, le voir et le peindre, il convient d’apporter le supplément, le déplacement venu des artistes et de leurs œuvres. Car une réduction, au sens quasi husserlien de la mise entre parenthèses des données établies, s’est opérée dès avant et dès après les constitutions qui viennent d’être évoquées.
70Où en sommes-nous ? Des peintres s’affrontent à l’art, à sa dite mort ou aux dites limites de la peinture, dont les symptômes sont à la fois l’enfermement dans le musée et l’envahissement audio-visuel en tant que vision sans regard. Ce qui frappe cependant parmi ces peintres, nos contemporains, aussi divergents soient-ils, c’est que leur pointe acérée ou enfoncée se rencontre dans l’art conceptuel – ou à ce qui peut graviter plus ou moins loin de ce repère, le minimalisme, le Pop art, voire même l’Action Painting –, tout comme dans l’art sauvage – ou à ce qui peut graviter plus ou moins loin de ce repère, l’art brut, l’art lié aux graffiti, l’exhibition déconstructrice des « moyens de production » (bois, pâtes et draps, au moins), jusqu’à la capture vidéographique... Cependant, quelle que soit la plausibilité de cette répartition, il n’échappe pas que l’opposition qu’elle fixe devient très vite intenable : car, de part et d’autre, ce qui se rencontre toujours est une limite assignée à la peinture jointe à sa transgression par le retour à la chose même, matières (colorantes) et figures (images), par-dessus tout, corps, non pas substance donnée, mais, pour ainsi dire, corps à corps...
71Les peintres n’existent pas pour servir d’illustration, même anticipée, aux philosophes ou aux psychanalystes. D’ailleurs la phénoménologie ou la psychanalyse, déjà antagonistes, entre elles et en elles, de la peinture ne dispensent pas de poser la question de l’art et du jugement, qui tend plutôt à leur échapper. Autrement dit, le tracement de la perception, s’il a lieu dans la peinture, n’est pas une réponse à la question « qu’est-ce que l’art ? » ou encore moins « qu’est-ce que le beau ? ». Alors qu’en un sens l’art conceptuel, dans une acception élargie, affronte cette question de l’art en elle-même, d’évidence il y répond autrement que par le tableau du voir et du percevoir : il y répond par le « concevoir ». Comment se satisfaire d’ailleurs des classements du type « à l’artiste le percept, au philosophe le concept » ? Bien au contraire, du fait même que l’art conceptuel met en question le prélèvement, la répétition, le tracement et surtout les limites du cadre de l’art comme de la toile, il ne peut être séparé absolument de la question du trait37, a fortiori de la matière...
72Mais de quoi s’agit-il ? Tout ce courant a sans doute son point de départ, en 1914, avec le Porte-Bouteille de Marcel Duchamp, suivi trois ans plus tard de son célèbre urinoir, Fountain, signé d’un pseudonyme, Richard Mutt. L’art y a perdu ses repères et posé la question de sa dissolution. Si l’objet le plus trivial, laissé intact, ce que Duchamp appelle un Ready made, mais placé dans une exposition, peut être acheté comme objet d’art, qu’est-ce encore que l’art ? Thierry de Duve, en particulier dans Au nom de l’art38, réarticule cette question autour de deux propositions « L’art était un nom propre » et « Fais n’importe quoi » – ce qui n’équivaut pas à un entérinement, mais encore à une recherche de la question des traits.
73Sans doute cette mise en question provoque-t-elle la déception. Mais enfonçons-nous dans cette déception si nous voulons y survivre. L’art conceptuel n’en est pas resté au Ready made. Si des artistes ont fait prévaloir la conception sur l’exécution, ce ne fut pas sans effets. Une rétrospective de l’art conceptuel, en 1991, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, avançait trois caractéristiques de ce mouvement : « perte de la visualité, accessibilité de l’art par opposition à l’objet d’art unique, relativisation de la notion d’auteur ». Des sérigraphies d’Andy Warhol, reproduisant la photographie de Marilyn Monroe ou tout simplement d’un dollar, aux rayures de papier ou de tissu qui alternent les bandes blanches et colorées de Daniel Buren – pour prendre les exemples les plus connus –, l’accomplissement de ce programme semble douteux. L’esthétisation visuelle est plus plate que jamais (quelles que soient les intentions critico-politiques des artistes face à l’échange commercial), les objets d’art sont toujours sinon uniques, en tout cas monnayés, enfin les noms d’auteur sont revenus à l’avant-plan, même ceux du groupe qui se voulait anonyme, Art & Language. La signature reste même le résidu de l’intervention artistique, fût-ce sous la forme d’une photographie témoignant de l’action, d’un certificat accompagnant l’objet ou, dérision suprême, le chèque reçu en guise ou en lieu et place de l’œuvre d’art.
74Cependant, quelles que soient les limites de cet art de brouiller les limites, il faut lui accorder que le « composant questionnement » y a exercé une force de négativité que même les peintres hors de sa mouvance lui reconnaissent. Ce qui est mis en question à l’intérieur même de l’art, parce que cet « intérieur » est poreux ou corrodé, ce sont : l’emprise du marché par-delà celle du musée, la standardisation des images médiatiques par-delà le culte du nouveau et de la révolution, l’hébétude du public plus encore que de l’artiste dans le règne du cliché (ce que, on l’a vu, le critique de cinéma Serge Daney appelait le visuel : les défilés de l’image réduite au reconnaissable, sans altération de l’autre), plus radicalement la matérialité même de la peinture. Bien entendu, quand un artiste finit par transformer son atelier en magasin donnant sur la rue, la fonctionnalité et l’économisme se trouvent dénoncés de façon désespérée, sinon roublarde. Il n’empêche. Les « conceptions » des conceptuels, marquées par la critique de la société du spectacle et de la culture underground, ne sont pas que socio-politiques : elles portent, via le cliché et la série, l’illusion et la parodie, l’impersonnalité et la dématérialisation, sur le visuel lui-même. L’image réduite à notre consommation ne provoque plus aucune angoisse, les choses en elles, aux deux sens de l’expression, « ne nous regardent plus ».
75Mais quand Broodthaers colle des œufs cassés ou colore une casserole de moules, quand – ancien poète sans lecteur – il nous rend le grand poème de Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, sous forme de lignes noires irrégulières à la place des mots, que fait-il sinon rendre l’étrangeté des choses et des mots, par le vide qu’ils sont devenus ? Et de même, quand Oldenburg (alors même qu’il avait ouvert son magasin) sculpte trois versions – fantôme, molle et dure – d’une œuvre et qu’il rend des objets de consommation impossibles à consommer, que fait-il sinon creuser la vue, le tact, l’odorat, le goût, d’une matérialité absente ? Ou encore, quand Sarkis intervient dans un musée en striant ses lieux de rayons au laser nullement centrés sur les œuvres exposées, que fait-il sinon diviser notre regard de ce regard oblique ? Ou enfin, quand Christo emballe une île ou un pont ou un haut-lieu politique, que fait-il sinon cacher pour relever notre désir de voir ? La négativité à l’œuvre nous force au moins à voir que nous ne voyions pas.
76Mais il y a plus. Que, par cette épreuve de la matérialité et du conceptuel, le recommencement même de la perception dans la picturalité puisse avoir lieu, deux rencontres picturales, parmi quelques autres, me l’auront rendu manifeste : celle de Philippe Boutibonnes et celle de Mathias Pérez.
77Un temps. Soit, d’abord, la fiction des couleurs du temps de Philippe Boutibonnes. Voilà un peintre, par ailleurs biologiste et écrivain (il participa à l’aventure de la revue TXT), qui s’affiche à peine comme tel (« Le peintre Boutibonnes, “on ne le voit jamais” », note Christian Prigent39), qui part des pertes du sujet comme du sujet en peinture : il a même inventé un personnage au nom significatif de Peter Lost, qui perd tout, en dépit de ses quatorze mères nourricières, la parole, les mains, la vue, à la fin bien sûr la vie, non sans avoir peint dans l’intervalle avec des échantillons de laines et des poudres de couleur...
78Boutibonnes lui-même s’est d’abord inscrit dans la foulée du groupe Supports-Surfaces par des mises en jeux, des essais de croisements du support, de l’instrument et de la couleur, de l’élémentaire. Supports : châssis, sangles, tarlatanes, bois flottés, blocs de bois carrés, papiers surtout – naturels (feuilles), familiers (d’emballages), de copies de textes sacrés (papyrus, papier népalais) ; il les dit grossiers et fragiles, palimpsestes, peaux pour épel(l)er, supports d’écriture toujours. Instruments : ciseaux, cotons-tiges, plumes d’oiseaux et piquants de porcs-épics, bois affûtés, porte-plumes et allumettes surtout ; il les dit objets de castration, arrachés au corps parfois, toujours instruments d’écriture : référence obligée au père qui l’impressionnait par un « j’ai un porte-plume avec une plume qui ne fait pas de fautes ». Couleurs, enfin : neutres, mises le plus souvent en clair-obscur, sous la forme d’un cercle incertain coupé en deux, couleurs indistinctes pour le code des couleurs fondamentales, innommables sauf à les emprunter « aux catalogues des timbres-poste des collections d’enfance : beige rosé, lilas, olive, bistre, sépia, brique, cyprès, etc. » ; ni vives ni finies, donc, à rebours d’un modernisme triomphant, couleurs estompées du doigt, noyées d’eau, tracées à petits traits jusqu’à l’assèchement et l’effacement, sales : couleurs passées, aux noms perdus, couleurs qui font l’écriture du support et de l’instrument, l’apprentissage, entre mémoire et invention, la dépense du temps – de l’inconscient, des langues qui le portent.
79Car voici l’événement : à la recherche de l’écriture (le peintre, propose-t-il, « devancerait l’écriture »), Boutibonnes épuise supports et instruments dans les traçages des bâtons, des chiffres et des lettres, de tous les alphabets – dont le Morse et le Braille – qui lui tombent sous la main ; et il découvre que cette écriture, cette émergence de la langue dans le temps et du temps dans la langue, ne surgit que de la dépense colorante. La couleur donne le temps au trait qui figure l’espace.
80Qu’un peintre s’affronte au temps, alors que d’évidence la peinture est un art de l’espace, et qu’il fasse apparaître le temps dans la couleur, alors que d’évidence le geste porte l’instance du temps, telle est la double singularité de Boutibonnes. Mais selon quelle étrange logique y est-il parvenu ?
81Au départ, il hérite de la contestation interne de la peinture depuis au moins un siècle : celle de l’espace visible réduit à la forme rigide. Et pour le subvertir, il dispose, à l’instar de nombreux peintres modernes, de l’informe des couleurs et de l’insaisissable du geste. Cependant, dans cette reprise concentrée, Boutibonnes procède à une radicalisation et à un déplacement. Non seulement, la peinture n’est pas pour lui peinture d’un espace représentatif, même abstrait, mais il fait porter la contestation sur l’espace lui-même : explicitement, depuis 1975, il cherche à peindre le temps, un temps évidemment pas représenté par une forme qui ne serait que l’image de son effet ou de sa mesure (un vieillard, une saison, une horloge). Le temps qui le passionne, c’est le temps irreprésentable, l’impossible du réel, l’infigurable de la mort et de la jouissance en peinture, qui n’est autre que le temps d’affrontement de sa gestation. Car peindre la fiction de la peinture, son temps de façonnement entre jouissance et mort, revient à transformer sa peinture en temps. Comment être le temps sans le décrire, donc sans le figer en espace, fût-ce par l’écueil inverse du formalisme, au bout du compte confondu avec lui, l’expressionnisme ? Parce qu’aucun geste spontané n’est le temps, il ne peut qu’inscrire son temps passé dans une trace cadrée sur la toile (depuis une « inspiration » accordée à son insu sur son écran intérieur dit « imaginaire ») : l’expression du geste retombe alors en forme conventionnelle. Boutibonnes refuse donc et l’espace formé et l’informe imaginarisé – et il trouve, littéralement il invente le temps dans la couleur traçante en fondant son geste dans le temps de la couleur. L’allumette ou la plume trempée, sinon le doigt, trace ses traits et ses pointes selon la durée de l’écoulement – la couleur devenant à mesure pellucide jusqu’à ce qu’elle s’assèche – et il ne dispose ses taches et ses traces que selon le rythme du geste colorant et coloré en même temps. Le temps du geste ne s’autonomise plus en forme, il ne devient pas, il est et n’est que le temps de la couleur apparaissant et disparaissant, scandé par elle, durée créatrice du rythme, de l’acte de peindre, empêchant sa dérive informelle, sans céder pour autant à la fixation formelle, parce que la couleur en retour est geste du corps, du poignet traçant en elle traçant. Ainsi, les couleurs gestuelles de Boutibonnes, aussi minimales qu’elles se présentent (souvent sur de petits formats, des cartes postales qu’il envoya des années durant aux quatre coins du monde et de quelques ateliers d’artistes), ne cessent de montrer la formation rythmée de l’apparaître et du disparaître, entre plein et vide, entre clair et obscur, elles sont le temps de leurs marques lumineuses, elles inventent l’écriture qu’elles sont, elles sont la fiction où naissent les signes de la langue comme les formes de l’espace dans le rythme essentiel du temps. Que la couleur donne le temps au geste dévoile alors qu’elle donne le rythme au corps, l’engendrant dans sa perception qui n’est plus sensation physiologique, mais perception symbolique et enfin corps de langage – dans son effacement même !
82Le temps ne peut être dans la représentation, mais il est agi, récité, perçu. Cette action n’est action des gestes que grâce à l’action des couleurs qui se transforment : temps, écoulement et altération, battement, surgissement et interruption, traversée... Philippe Boutibonnes aura mis le temps en mouvement, l’espaçant dans l’espacement des couleurs, par l’écriture de ce mouvement chromatique : une cinématographie. Et si la figuration qui transparaît cependant est parfois celle de la spirale, sans cercle ni centre malgré l’apparence, fausse figure qui n’est que le temps de son mouvement jusqu’à la vrille évanouie, sa perte, la mort, elle indique le non-lieu, le rien du voir, la fiction de son réel.
83Une nature. Soit, ensuite, les tableaux de Mathias Pérez. Bruts de traits ? Épais de pâtes ? Sauvages itératifs plutôt, et aussitôt : étalant l’obscénité avec concentration, mûrissant des dessins primitifs précis avec des tubes de couleurs agressives. Figures repérées : des ogives, des arcs ou des angles, les initiales m et p de son prénom et de son nom, des spirales ou des escargots, des bites et des couilles, nommées aussi des boules, ou des yeux, ou des seins, et des nez, des flèches, des chiffres ou des dates, des labyrinthes, des bouts de corps nus enfin de femmes... Dès le premier coup d’œil, cette peinture se montre à nous dans sa tension, pour ne pas dire dans ses contradictions élémentaires, pour ne pas dire rudimentaires : laisser-aller maîtrisé, saleté appropriée, exubérance lésinée, mais aussi bien, répétition surprenante, dimensions contrastées, application débordante, méthode, cadrage, picturalité – désaccordés, enfouis, régénérés... Brisé continu. Arrêts élancés. Surfaces enfoncées. Énergie chaos inventé. Régulations. Natura(lisa)tions.
84Écoutons ses (rares) propos. D’emblée reviennent les opposés : émotion lumineuse (« le bleu de ma nuit noire, que je fais passer dans le dessous, et faire apparaître une lumière d’une beauté nouvelle »), polémique spacieuse (« Les couleurs, après tout, ça m’est égal, sauf que j’aime en ce moment travailler le vert, tous les verts, pour sentir une espèce de nature. Mais la couleur ? les patrons de l’art contemporain [qui n’ont de goût que pour les pompiers du concept] refusent l’espace dont s’épaissit la couleur et lui interdisent donc de respirer en nous »), désinvolture stratégique (« Au début c’est plat, faut commencer par se frotter au nul, au vide, et pour cela lutter avec la double banalité du départ à blanc et du geste déjà connu [...]. Faut pas chercher l’harmonie, elle vient, elle va venir en séchant. [...]. À la fin tout se réunit comme dans un puzzle, mais au début je ne sais pas où je vais, c’est comme si j’avais perdu tous mes petits... »), maladresse zélée (« En fait, je ne suis pas doué, c’est pourquoi je fais des couches et des couches, ça m’oblige à y aller lentement, et le corps réfléchit dans cette lenteur, trouve le contact, la proportion »), antilogies perpétuées (« Je suis un coloriste qui se fout de la couleur. Pas d’effets, je salis les effets. Au premier abord, on ne voit rien. [...] La couleur n’est pas belle, c’est un médium, c’est l’expression... J’ai mis du bleu, je l’ai effacé, j’ai mis du rouge, je l’ai effacé, j’ai mis du vert, je l’ai effacé, j’efface, j’efface... Rien à cirer de la couleur, elle n’est pas le problème, il n’y a que le désir de faire une chose qu’on n’a encore jamais vue. J’aspire au léger, je ne suis que matière. J’aime le gras, le bien nourri et j’aime tout pareillement les belles surfaces fluides. La couleur, c’est ce qui vient d’en-dessous. Le tout dans une odeur de peinture à l’huile40 »), affirmations renversées (« Faut pas tomber dans le geste, faut toujours rester dans le dessin... Faut que la matière reste cernée par le dessin, pas d’expressionnisme, faut que ça crie contraint et pas n’importe comment, n’importe quoi...41 »).
85Bref, prenons garde afin de regarder, rien de moins naïf que cette peinture native (de gaspillages généreux) et létale (de stries serrées). Toutes ses antinomies sont soigneusement traitées. Par-dessus tout, bien sûr, celle de la couleur : sublime (lumière, beauté, sensation de nature, espace et respiration) et subjacente (pas belle, épaisse, odorante, narguée, instrumentalisée, effacée, venue d’en-dessous — abandon blanc) ; et celle du geste : compulsif (cri, matière, sexe) et circonspect (contraint, cernant, dessiné).
86Tel apparaît, de prime abord, Mathias Pérez, un peintre, une nature, un peintre de la nature, ergo de la nature de la peinture, depuis le corps de la langue visuelle : « Qu’est-ce que cette langue visuelle qui s’infiltre en nous par nos yeux, et qui, sous notre langue ordinaire, habite notre émotion mieux qu’aucun mot de l’autre ? » Et dont tout de même s’impose que sa manie et ses manières le font aller voir en-dessous, mieux, faire voir d'en-dessous : « Faut que monte tout ce qui est en-dessous, que ca monte à travers sans être tout à fait là... Faut pas de maniérisme, mais de l’impression, du soufflé dans la vue... »
87Offrons-nous en la narration. Pour le suivre un peu plus, poursuivre les impressions, les basculements et les embrassements, qu’engendrent sa peinture. Itinéraire.
881978. Un séjour à Cambridge lui donne l’envie de ses premières ogives, il fait quelques études, quelques dessins, qu’il dit « académiques ». Mais le geste, déjà, définitivement, a pris possession de la forme, au point même, un moment, de se faire taches, à la Bazaine, un peu. 1993. Un modèle féminin lui donne l’envie de dessins à même son corps couché – « jambes écartées comme une pyramide » – et touché du crayon – lequel « fait voir de près » – sur de grandes feuilles blanches posées à terre. Ensuite, de cette « copie » il fait un texte : les dessins sont pliés et coupés de manière à former un livre de détails. De bouts : matrice de formes nouvelles pour sa peinture – depuis le corps prélevé.
89Entre-temps, autour de 1980, Rome, la Villa Médicis. Plus que jamais l’architecture se découvre à lui ; pas seulement celle des colonnes ou des fondations, mais celle de l’espace lui-même, entre ciel et terre, entre pieds et nuages... Mais Rome semble lourde, morbide, figée en musées : sa peinture s’en ressent, trop cadrée, coincée, selon lui. Il restera le goût des masses et des élans, et des angles, jusqu’aux deux angles qui calent ses derniers tableaux, « un truc de maçonnerie ». Et les ogives, en parallèle à la rencontre de Viallat, de sa répétition têtue d’un thème, comme un module, deviennent mouvement, prononcé et multiplié, pour occuper toute la toile d’un seul groupement.
90Le retour le libère. La lumière de l’Ile-de-France l’initie au gris généralisé, un gris souris (une couleur, toujours, finit par dominer). Les formes sont décomposées. Les années 1984-1985 portent la marque des sauvageries de la couleur. Coulées, aplats noirs ou verts. Ou rouges. Et débandades blanches, toujours. Couches successives, fines, qui ne donnent de l’épaisseur qu’à la longue, au prix d’une obstination qui peut prendre des mois, après interruption... Il redessine. 1986, surgit une boule, 1987, deux, bite (d’arrimage) et boules occupent le centre de la toile, les ogives, de plus en plus multipliées par le geste, sont supplantées par la flèche : ça monte, ça montre qu’il faut lever le regard avec le geste. Le centre, sinon phallique, sexuel, sera sorti du dessin, aura été supplanté par une peinture « comme aveugle », pas incolore : un vert rose, ou un jaune, de mauvais goût, donnent accès à la pulsion. Voilà les dessous : les traces (de gestes) en travers des couches (de couleurs). Ses tableaux, après, extirpent des labyrinthes quelques rectangles, fragments de parcours, dix fois moins grands que les précédents (2,5 x 2 m). Avant les dessins crus du corps. À livrer.
91Toujours, il alterne, de formations (ogives, labyrinthes) en dégagements (taches, coulées), de dessins singuliers en signes libres, de perturbations en figurations, de grands formats au mur de face à petits formats à plat au sol (ou l’inverse), de l’acrylique ou de l’huile au papier mâché, de la toile au verre liquide sur un mur de Châtillon-sous-Bagneux aux assiettes en porcelaine ou au bas-reliefs en bronze, sans aucun instrument fixe, du tournevis à la mine, par le tube – use-t-il jamais d’un pinceau, ou alors d’une brosse ? –, il peint droit, penché, relevé...
92L’alternance le hante, il joue en elle de ses contradictions, mais en trois temps plus qu’en deux.
93Ainsi, quand il peint, se chevauchent : ordonnance, liquéfaction, redessinement...
94Quand il enseigne : trouver un sujet (forcer à nommer), le traiter (par diapositives, par son propre travail), l’analyser (en silence autant que par conversations exactes)...
95Et à l’issue du processus, sur ces tableaux : triple geste, trois jambages et triangles...
96Aucune synthèse dans ce rythme triadique inachevé, mais une prise de distance, un écart redoublé sans lequel la répétition se fermerait, mais grâce auquel a lieu l’ouverture du temps. Le temps surgirait donc ici dans le triple jambage gestuel de deux écarts de l’espace – ou bien l’espace surgirait-il dans le triple jambage tracé de deux écarts du temps ? Quoi qu’il en soit, c’est trois, car deux vibrent mal, métronome, alors que trois donnent chair.
97De la sorte, sans nul doute, aura surgi une nature. Mais laquelle ? Celle que la langue visuelle fait voir d’en-dessous depuis les prélèvements du corps. La peinture de Pérez nous donne cette expérience première, primesautière, renaissante, du corps qui apparaît du même que la nature : synthèse, peut-être, en tout cas dynamique, organisation, mais d’opposés – entre magma et vide, perception et mouvement, matérialisations, figurations, activité, passivité, fiction physique, devenir.
98Une nature lucrétienne ? À coup sûr, par son rythme : ses coulées et ses chutes, cependant renversées en montées, en sauts où se forment ses dessins. Et par sa délivrance : face aux saturations trouées, de nus et de blancs, l’angoisse ne préfigure que la victoire contre l’obsession, les simulacres mortels.
99Mathias Pérez ne craint même pas l’effet. Aucun faible pour les geignardises de la dénégation : « Qu’est-ce qui me fait jouir ? » Vision, choc, vue : la jouissance qui n’oublie rien du réel, mais qui le transfigure, l’aura poussé à peindre, à nous écrire en bas, sur les bords, dans n’importe quel coin perdu : « oui à... ».
100Au paroxysme de Boutibonnes et de Pérez, de ces deux pensées – à maints égards lucrétiennes – en peinture, nous n’avons jamais abandonné la question du voir et du percevoir. Aucun concept jamais n’abolira le percept, et l’inverse. Qui pourrait croire que l’esthésique comme l’esthétique puissent ne pas entrer dans la constitution de l’expérience humaine ? Cependant, cette expérience n’a-t-elle pas dû se faire fiction active qui révèle celle de nos existences ? L’arrachement au pré-donné, au spectaculaire ou à la vision, à l’œuvre dans l’art, se déploie selon toute la gestation de l’expérience fictive, dans sa différence logo-phénoménale. Elle suppose et elle révèle effectivement, répétons-le, le processus qui, au-delà ou en deçà de la littérature ou de la peinture, comprend l’affrontement à l’impossible à dire du réel qui se manifeste dans le naître, entre jouir et mourir, la destruction des représentations codées, la formation enfin et surtout d’un langage des langages par le rythme, la figuration et la narration – pour rouvrir à nouveau notre rapport au monde depuis notre rapport aux langues.
101La tâche d’une pensée de la peinture et du « sujet » en peinture n’est-elle pas de tracer à son tour cette fiction, ce façonnement et ce jeu ? Il n’y aura jamais de mort de l’art, pas plus que de fin de l’histoire, à moins d’une disparition de l’humanité. Les formes d’art ne peuvent que se transformer, mais à condition que l’artiste ose prendre le risque de la fiction pour l’ouvert du monde : s’il faut des noms, Boutibonnes et Pérez, oui, plus que le conceptuel Kosuth ou le défiguratif Bacon. Quoi qu’il en soit, la peinture moderne et contemporaine, en montrant le geste et la couleur dans leur force d’engendrement du volume et de la lumière, mais aussi en montrant la défiguration, la matérialisation et la dénonciation (la « conception » déceptive) dans leur force de négation de la vue géométrique et marchande, objectivée, cet art aura ouvert la voie d’une renaissance. Quelles que soient ses ambiguïtés et ses impasses, cette renaissance est essentielle à notre hasardeuse renaissance. À notre altération incertaine. Sans la fiction, la transfiguration, sinon la transformation, du monde fermé, nous n’avons aucune chance d’un autre accès aux choses et d’abord à l’ouvert du corps, désirant et percevant, pour l’ouverture du monde. Mais ce découvrement ou cette découverte ne sont pas autonomes, ils ne se font ou ne se feraient que dans l’épreuve des choses. La vue figurante, la sensation colorante ou la conception parlante ne peuvent laisser apparaître les choses que dans l’épreuve de leur propre disparition, qui découvre le vide de l’origine.
102Ce qui ne pousse pas à l’éloge inconditionnel de l’abstraction, puisque l’enjeu demeure de favoriser le phénomène – sans borner sa figuration, son champ figurant...
De la ressemblance du monde
103Un titre n’est-il pas fatalement une provocation ? Les mots « Ceci n’est pas une pipe », on le sait, furent écrits en grandes lettres dans la partie inférieure d’un tableau de René Magritte (dont il existe d’ailleurs plus d’une version) qui figure dans sa partie supérieure le dessin d’une pipe. Comment éviterions-nous de revenir inlassablement sur le questionnement que ce dispositif complique ?
104En cause, encore et toujours, dans la peinture comme dans l’écriture de ce peintre, sans hésiter, sans transiger, sans jamais abdiquer, encore et toujours la représentation. Dès 1929, dans un texte à la fois matriciel et hybride (des dessins et des phrases s’entrecoupent), Les Mots et les Images, il écrit : « Tout tend à faire penser qu’il y a peu de relation entre un objet et ce qui le représente42. » S’il est évident que les mots ne sont pas les choses, il l’est aussi que l’opération commune de la représentation consiste à imaginer un entre-deux qui les relie, un medium mental : les images, par leur reproduction des choses, les re-présenteraient auprès des mots. Or, l’énoncé négatif disposé sous l’image (d’une pipe) par Magritte barre cette voie : il affirme que les images ne ressemblent pas aux mots.
105Serait-ce alors pour mieux ressembler aux choses ? Michel Foucault, dans un article célèbre43, tenta de démonter ce dispositif, d’en déceler toutes les implications, qui n’entraînent aucune contradiction puisque, en toute rigueur, il n’y a de contradiction qu’entre deux énoncés, non entre une image et un énoncé. Le calligramme des mots dessinés par Magritte – « Ceci n’est pas une pipe », dans le rectangle de la toile, est vu de prime abord en tant qu’image d’un texte – a pour effet de supprimer, d’effacer, de faire disparaître tout heu commun entre texte et image, entre le graphisme et la plastique. De même, les titres, hors du tableau, empêchent les identifications, qui reproduisent les automatismes de la pensée familière, usuelle et usée. Ils libèrent l’image, ils la séparent des habitudes du sens. Alors que l’abstraction d’un Kandinski congédie, selon Foucault, la « vieille équivalence entre similitude et affirmation », c’est-à-dire la représentation identifiant l’image et le sens pour assimiler les choses et les mots, la figuration de Magritte, en une toute autre stratégie, la dissocie : l’image de la pipe est écartée de son mot à l’intérieur d’un même cadre. Le peintre cherche à relever la peinture et pour ce faire il poursuit la ressemblance, mais sans qu’aucune affirmation ne puisse lui être associée. Grâce à la négation contenue dans la phrase, non seulement la pipe n’est pas une chose ou une idée, mais, délivrée de toute attache, elle est une « ressemblance nuageuse ». Bref, la peinture de Magritte ne renverrait qu’à elle-même, Foucault la déchiffre comme auto-référentielle. Puisque les similitudes n’affirment rien (d’extérieur, référent dont elles donneraient le sens reconnaissable, partant la représentation), elles deviendraient autonomes.
106Sans doute cette interprétation est-elle marquée par un certain formalisme44, prôné à l’époque sous l’influence du Nouveau Roman et de la Nouvelle Critique. Pareille conception semble fort datée, même si cela ne la réfute pas pour autant : les enjeux de la forme, derrière le renvoi de l’œuvre à elle-même, restent indissociables de la question de l’art ou de la littérature. Mais justement, quels enjeux ? Car il est douteux que Magritte se soit contenté de cette interprétation de l’œuvre comme forme autonome : deux ans plus tôt, il avait écrit à l’auteur des Mots et les Choses et lui avait envoyé parmi d’autres une reproduction de « Ceci n’est pas une pipe » avec ce commentaire au dos : « Le titre ne contredit pas le dessin ; il affirme autrement. » Casser la similitude, dénouer l’illusoire communauté des mots et des images, comme celle des mots et des choses, libérer l’espace pictural de toute usure, ces opérations, parmi d’autres, ne sont pour Magritte que des recherches d’une autre affirmation pour un autre rapport au monde : une pensée. Le flottement ne signifie en aucun cas l’enfermement. Si la représentation échoue à renvoyer à la chose par la similitude, si les similitudes se multiplient sans identification immédiate et ne suppriment pas les différences, sont-elles pour autant une ressemblance vide, auto-référée ? Foucault a raison sur ce point que la ressemblance est dissociée de l’affirmation – l’image d’une pipe ne permet pas d’affirmer la représentation (adéquate) en mots de son objet. Mais la dissociation n’est pas une annihilation, pas même une autonomisation ; elle ne cherche au contraire qu’à favoriser le surgissement de la ressemblance – cependant à quoi ? – pour la pensée d’une autre affirmation – et laquelle ?
107Avant toute chose, la ressemblance n’est pas la similitude. « Le langage familier, remarque Magritte lors d’une conférence donnée à l’Académie Picard en 1959, nomme ressemblance ce qui n’est que similitude. » (EC, p. 495) La similitude de deux gouttes d’eau sera toujours relative, partielle et graduelle. Tandis que la ressemblance n’est pas un rapport entre deux choses ou deux mots qui les désignent. « Ressembler, c’est un acte, et c’est un acte qui n’appartient qu’à la pensée. Ressembler, c’est devenir la chose que l’on prend avec soi. Seule, la pensée peut devenir la chose qu’elle prend avec soi. Cette chose s’appelle connaissance. [...] La ressemblance c’est la pensée qui devient connaissance immédiate, sans modifier la connaissance immédiate. » (p. 493) Si quelques phrases devaient manifester la peinture de Magritte, celles-ci pourraient à tout le moins nous initier à son énigme. Car l’action de la ressemblance, l’exigence de la pensée, la connaissance avec la chose, se trouvent triplement affirmées au départ de son art. « Le “comment peindre”, conclut la conférence, consiste en une science de la peinture qui permet de faire une description exacte de la ressemblance, c’est-à-dire une image picturale de la ressemblance. » (p. 495-496) Qu’est-ce à dire ? Que l’image n’est pas d’un objet, mais de la ressemblance elle-même ? Littéralement. Pourquoi Magritte écrit-il en plus de peindre ? Pouvons-nous lire ses écrits, à l’instar des titres en bas des tableaux, comme en-dessous de son œuvre peinte ? Sans doute, à condition justement de ne pas les lire en tant que ce dessous donnerait son sens et indiquerait son objet, une chose ramenée à son référent ponctuel. Comme placés en soubassement de l’œuvre peinte, ils ne lui ressemblent pas et lui ressemblent ou plutôt contribuent à instaurer la ressemblance dissociée d’une affirmation altérée. Ils devraient seulement favoriser le flottement de ses images, dans la multiplication de leurs métamorphoses, et la formation, en abyme, d’une autre affirmation : l’affirmation du monde.
108Partons de 1938 : Magritte a quarante ans et, dans Ligne de vie, il montre qu’il a saisi ses propres procédés, ses mises en œuvre des choses dans les images et la règle vide des titres qui permet le jeu de leur ressemblance : « La création d’objets nouveaux ; la transformation d’objets connus, le changement de matière pour certains objets ; un ciel de bois, par exemple ; l’emploi des mots associés aux images ; la fausse dénomination d’une image ; la mise en œuvre d’idées données par des amis ; la représentation de certaines visions du demi-sommeil furent en gros les moyens d’obliger les objets à devenir enfin sensationnels. Paul Nougé, dans Les Images défendues, note aussi que les titres de mes tableaux sont une commodité pour la conversation et qu’ils ne sont pas des explications. Les titres sont choisis de telle façon qu’ils empêchent aussi de situer mes tableaux dans une région rassurante que le déroulement automatique de la pensée leur trouverait afin de sous-estimer leur portée... » (EC, p. 110)
109S’agissant de l’évaluation d’ensemble des textes, ce qu’a écrit André Blavier dans son Introduction aux Écrits complets s’impose par la lucidité : « Non plus que Magritte penseur (penseur souvent mal armé, mais obstiné, tatillon, primaire certaines fois, génial à d’autres, émouvant toujours et peut-être plus sincèrement “engagé” en sa quête existentielle que bien des philosophes professionnels mieux diserts, acharné à préciser l’expression – surtout à partir de l’année 1954 qui marque chez lui un tournant, un tourment évident à dire l’ultime, le traître mot : l’indicible), non plus donc que ce Magritte penseur, ou philosophe ingénu (fil s’efforçant de recomposer la trame), le Magritte écrivain n’est nullement négligeable. Si ce n’est, il va de soi, au regard du Magritte peintre de la Pensée (tout au moins de la sienne prétendant, avec modestie, à l’Absolu), du Magritte en pleine possession du “métier” comme l’écrivain, dira-t-il, doit l’être de la syntaxe : verbe, sujet, complément... » (p. 9)
110Rien ne remplacera le défi aux conventions de l’art qu’aura été sa pensée peinte de la peinture ou mieux sa peinture pensante de la peinture. Le langage verbal ne seraitil pas le seul à pouvoir parler de lui-même ? La peinture de Magritte montre qu’il n’en est rien. Mais le penseur en langage pictural, précisément parce qu’il aura relevé son défi, aura montré aussi qu’aucun langage à lui seul ne suffit. Si le réel échappe à la représentation, c’est-à-dire à l’assimilation, et si un langage ne se réduit jamais à la représentation – double faille au départ de tout désir de dire, de peindre, d’inventer ou même de savoir –, le moins à faire consiste à multiplier les langages. Nous l’avons vu, le titre, en bas du tableau, entre dans cet exercice. Et les écrits, en marge des tableaux, de même. Magritte écrivain nous aide à multiplier notre vue, notre lecture, de Magritte peintre : les deux s’efforcent de penser. Et penser affronte la différence entre langage et réel par la mise en jeu de la différence entre les mots et les images, entre le langage pictural et le langage verbal. Bien entendu, l’écriture ne révèle l’insuffisance de la peinture que pour révéler sa propre insuffisance. Aucun langage ne comble un autre, il n’y supplée qu’au prix d’un nouveau renvoi hors de lui-même. Et si quelque chose passe entre eux comme entre nous et le monde, sans doute n’est-ce que grâce à cet échange et cette sortie de soi des langages.
111Ce qui est d’autant plus vrai que Magritte, non seulement écrivit beaucoup, non seulement accorda à ses titres de tableaux une importance considérable, où Paul Nougé le premier, non le seul, prit sa part, mais écrivit à propos des titres. Un pas de plus : un langage ne supplée pas qu’à un autre langage, il se supplée déjà à lui-même. « Nous pensons, répond-il à Chavée qu’on ne s’étonnera sans doute pas de voir effarouché par un tract intitulé L’Imbécile, que le titre a énormément d’importance, car il tient lieu d’un programme ; les malentendus semblent s’aggraver, et l’on ne peut être trop précis. » (EC, p. 163) Cette précision du titre ne vaut cependant ni comme explication, ni comme illustration, elle est poétique. Né d’une « illumination analogue45 », le titre surprend, il permet à l’image d’apparaître à son tour, autrement. La précision poétique du titre du tableau introduit une relation qui « ne retient des objets que certaines de leurs caractéristiques habituellement ignorées de la conscience » (EC, p. 259).
112Nous voilà malgré tout renvoyés aux tableaux. Comment rendre l’« objet » à lui-même ? Par l’image dont l’étrangeté nous le fera paraître isolément (voire idiotement) : « Ce ne sont pas, écrit Nougé46, ses propriétés intrinsèques qui permettent de définir cet objet, mais bien la seule possibilité, qui est la sienne, d’occuper isolé, c’est-à-dire dégagé non seulement de ses rapports matériels, mais aussi de ses rapports intellectuels ou affectifs normaux, la conscience du peintre. » Tel L’univers mental, un tableau de 1958, décrit par Magritte lui-même : « Cette femme regarde sa main et ne la perçoit que dans son propre univers mental. Nous ne percevons ce tableau (paysage, femme, pierre) que dans notre univers mental. Leur vie propre nous échappe. » (EC, p. 262) Ou encore : l’image n’est pas seulement surréelle (mais Magritte a fini par se défier du mot « surréalisme ») ou étrange par la main vide dans laquelle semble se mirer une femme nue prise entre les seuls objets élémentaires, terre et pierre, air et mer ; le titre, encore plus, disloque les apparences et les similitudes, la représentation qui pourrait malgré tout, moyennant quelques remaniements, être induite, car il imprime la vision dans un cadre mental en même temps qu’il supprime toute référence simple et directe. Mais non toute ressemblance, redoublée au contraire, précisément réfléchie, sans qu’un réfléchissant (miroir matériel ou spirituel) intervienne pour marquer l’antérieur et le postérieur ou l’intérieur et l’extérieur. Aucun spectacle n’est placé en face d’aucun spectateur, il n’y a qu’un monde, univers sans autre limite que ce creux de la main et de la vue, des langages (des images et des mots) et des corps (« mentaux » du peintre, de la femme peinte, de nous-mêmes), qui lui permet de se dupliquer, se plier et se replier, se multiplier. Récapitulons, même de manière encore insuffisante, ce jeu au futur antérieur : l’image isole la division, ce qui signifie que les images auront isolé l’élémentaire des objets dont les mots dissociés auront dit mentales les images pour instituer leur ressemblance.
113La dissociation n’aura empêché que l’affirmation d’automatismes familiers. Le dispositif de la pensée picturale de Magritte se perçoit désormais dans son déploiement : il comprend les mots, les idées et les « objets », mais aussi la conscience, l’habitude et l’ignorance, en face de la peinture et du poétique, de l’élémentaire et du mental, des images dans leur force d’étrangeté et d’isolement, vers la ressemblance.
114Pouvons-nous pénétrer plus avant ? Depuis les mots et les images... Mais pourquoi être parti de là ? N’est-ce pas mettre la charrue avant les boeufs ? Quelle est la question ? Pour Magritte, la peinture est réfléchie, « préméditée » selon le mot de Nougé, parce qu’elle met en question le regard, la vision et la vue, et l’objet. Sans doute est-ce commun à tout peintre, mais ce commun n’est-il pas tenu trop facilement pour un lieu commun ? Question récurrente : l’art est-il nécessairement lié, fût-ce pour la modifier, à la perception ? Et n’avons-nous pas déjà rapporté que, avec Marcel Duchamp, Magritte est l’initiateur de cet art non plus « perceptuel », mais conceptuel où les impasses de l’art seraient relayées par les actions du langage vers un art – ou un concept de l’art – élargi ? Désormais, nous savons que voir, percevoir, concevoir ne sont pas divergents.
115La mise en question de la vision classique s’est à coup sûr radicalisée au fil de l’histoire de la peinture moderne : on l’a dit et redit, loin des techniques de la perspective, la lumière et le volume comme la couleur et le tracement sont venus à l’avant-plan des préoccupations des peintres au point de devenir apparemment autonomes. Mais ces développements ne renonçaient pas à l’exploration du visible, ces radicalisations – impressionnistes, cubistes, abstraites, gestuelles, etc. – peuvent être considérées au contraire comme des approfondissements, en quête du surgissement à l’origine du visible, de sa genèse. Comment se forment la vue et l’objet vu ? Cette question est encore et toujours celle de leur phénoménalisation : comment se forment notre rapport à l’apparaître, le rapport de notre corps, voyant et vu, et du phénomène, de la chose apparaissante et disparaissante ? La peinture loin des justifications par le beau ou le plaisir, mais près de la jouissance et de la mort en jeu dans sa gestation, se fait bien dans ce questionnement.
116Mais face à notre société du spectacle télévisuel et à l’atrophie de notre capacité de regarder, de la saturation à l’indifférence, la crise de l’art, bien antérieure – marquée par des dizaines de symptômes, tels ceux que nous avons rappelés de sa dé-représentation, de sa muséification, de sa trivialisation, ou de sa commercialisation et de sa sérialisation par les techniques de reproduction –, cette crise ne s’est certes pas atténuée. Rien d’étonnant si certains peintres ont réagi par le refus du monde de l’art, en tout cas de son marché centré sur le tableau, choisissant d’intervenir dans et sur la société, cherchant une autre conception. Les objets les plus banals ou les actions les plus éphémères ou les propositions les plus minimales ont été revendiqués par certains artistes – quand d’autres allaient jusqu’à prétendre à l’anonymat.
117Tout cela nous aurait éloigné de Magritte si ne s’y révélait un affrontement que lui-même a mené bien avant les autres, Duchamp excepté : non pas seulement la critique des spéculations du marché et des images standardisées, mais la restitution de l’étrangeté des choses, de la division qu’elles provoquent pour notre vue. Déplacés, les objets (re)paraissent nous regarder, (re)viennent briser la frontalité fixe de notre regard. Et cette opération, toute « conçue » soit-elle, ouvre en nous à nouveau le sens du perçu, du vu.
118Que la vision se constitue dans la division du sujet qui regarde par la chose qui le « regarde », peut-être est-ce la leçon ou la dissolution, l’analyse au sens premier du mot, que nous infligent les artistes aujourd’hui jusque dans la disparition de l’« œuvre ». Mais c’est, à coup sûr, l’expérience même que n’aura cessé de nous faire éprouver René Magritte. Sans renoncer le moins du monde à la mener en peinture.
119De n’avoir pas abandonné le désir de peindre sur une toile, Magritte nous restitue dès lors plus que le simple effet de division venu de l’objet isolé, il pousse celle-ci jusqu’à l’engendrement de la fiction, du façonnement de la vue. De quoi s’agit-il ? De ce qui apparaît depuis la di-vision, depuis l’étrangeté de l’objet pour ainsi dire sautant au regard d’un sujet du même coup divisé dans son regard, pour une vue transformée. Une autre affirmation du monde. Comment cela ?
« Il y a du comme
dans l’être
Un air de famille un air de rien »
Michel Deguy47
120Relisons encore les textes inclassables de Magritte, ni tout à fait poétiques, ni tout à fait philosophiques, ni seulement biographiques, ni seulement historiques et esthétiques, mais à coup sûr difficiles, incisifs, trop agressifs ou trop distants, tournant ou coupant court, touchant à l’essentiel, précis, et cependant indéterminés. Que disent-ils de tellement singulier ?
121Le peintre pense, il pense par et dans les images qui ne représentent pas les choses, mais les montrent, les « ressemblent » en pensée, dans le voir, la vision « mentale » divisée. Mais que signifie penser la ressemblance des choses dans les images précises qui ne les imitent pas ? L’obstacle, encore et toujours, vient de l’habitude qui croit comprendre les images lorsqu’elle ou parce qu’elle les reconnaît. Les images ne représentent-elles pas les choses ? Non, car la représentation est une image familière, assimilée, que la peinture met en crise pour voir autrement les choses en images. Les tableaux pleins d’images de Magritte ne le sont donc jamais d’images données, reconnaissables. Pour être vues, ces images sont divisées en elles-mêmes et par les mots – tout comme elles divisent les mots qui nous divisent, eux, pour être entendus. Et nous commençons à pressentir pourquoi : pour mieux penser, voir les images, montrer les choses en images qui ne sont pas des représentations identifiées des choses. Voilà pour le moins ce que disent les mots de Magritte. Et d’ailleurs ses images.
122Toujours la ressemblance, nous le comprenons à présent, qui n’est pas l’assimilation, la simulation ou la similitude, l’imitation ou la reproduction. Si, selon l’affirmation du peintre lui-même, on ne sait rien de ce que ses tableaux désignent, comment se montre cette ressemblance ? Comment peindre ? L’art de peindre nous permet un dernier pas, un pas de plus en tout cas : « L’art de peindre mérite vraiment de s’appeler l’art de la ressemblance lorsqu’il consiste à peindre l’image d’une pensée qui ressemble au monde : ressembler étant un acte spontané de la pensée et non un rapport de similitude raisonnable ou délirant. » (EC, p. 510) [Au passage, donc, ni la logique de la peinture, ni l’onirique de la surréalité, ces deux obstacles à l’approche de Magritte.] Peindre l’image d’une pensée – ni raison, habitude, adaptation, ni déraison, délire, rêve – qui ressemble au monde appelle « une pensée qui surgit » : la ressemblance est celle du monde pour la pensée dans son surgissement. Et le surgissement est un devenir visible : « La ressemblance – susceptible de devenir visible par la peinture – ne comprend que des figures comme elles apparaissent dans le monde : personnes, rideaux, armes, astres, solides, inscriptions, etc., réunies spontanément dans l’ordre où le familier et l’étrange sont restitués au mystère. » (ibid.) Le mystère, nullement insondable, est celui du monde et de ses co-apparaissants, des com-paraissants grâce à des com-posants. Et il n’est pas le merveilleux ou le fantastique, les images ne sont pas les symboles ou les métaphores d’un message « mystérieusement » caché. Le mental ne tend au « supramental » que suivant l’accent le plus réel. Le mystère n’est tel que de l’invisible « réalité » du monde, une « réalité » que la peinture n’a qu’à « décrire » selon la plus stricte ressemblance : « Le “comment peindre” se soumet alors à la description exacte du monde visible compris dans la ressemblance. Cette description picturale – incompatible avec de la fantaisie et de l’originalité – consiste à étendre des couleurs sur une surface de telle sorte que leur aspect effectif s’éloigne et laisse apparaître une image de la ressemblance. » (ibid.) La ressemblance n’est pas l’« aspect effectif » des formes et des couleurs, mais, à travers la description exacte de l’étrange isolé, l’image de la ressemblance. Les figures doivent devenir l’image même du monde. L’image n’est pas le contour codé des choses, mais elle doit se faire restitution du monde, de sa ressemblance qui est le seul « sens ». Le sens du monde commence ainsi : « Le sens du monde, c’est l’Impossible pour la pensée possible. » (EC, p. 36348) La pensée possible, habituelle, est celle des significations données ou des représentations reconnues. Si le sens du monde, à tous les sens du mot sens, depuis le plus tactile, n’est autre que son existence, l’image à faire voir est celle de la ressemblance à son existence. Le monde offre son mystère à qui peut « décrire » sa ressemblance : l’image (mentale) de son phénomène, de son physique mouvement d’apparaître.
123Penser, penser en peinture fait exister la ressemblance du monde : « La pensée ressemble au monde. L’acte essentiel de la pensée est de ressembler au monde. » (EC, p. 511) Faire le voir pour faire voir le monde dans son image de ressemblance, faire voir l’apparition du monde dans sa resemblance, dans sa renaissante apparence (qui ne s’oppose à aucune essence cachée ou profonde), littéralement dans sa nature (du latin nasci – naître) phénoménale (du grec phainesthai – apparaître), telle est la pensée picturale dans son devenir qui ne peut que devenir le même, le rassemblant de la ressemblance, du monde...
124Voilà pourquoi Magritte ne renonce pas à la figuration : mais à condition de fracturer les images, d’achever leur dissociation des idées et des sentiments, pour mieux les ouvrir au monde. Tout le reste est donc peinture, n’est plus énonçable, devient « mystère » pour le discours des « écrits ». La ressemblance annoncée ne traverse les images peintes, ne se fait voir à travers elles que dans les tableaux de Magritte. Ceci n’est pas un tableau. Nommer la ressemblance revient à l’identifier, donc à la manquer. Par contre peindre l’image de la ressemblance met en jeu le tracement qui déplace les similitudes, qui défait les figures et divise le regard, qui ouvre le visible du monde à la ressemblance. « Comment peindre des images qui n’invitent pas la Pensée à se distraire, à se nier par des occupations étrangères à la Pensée ? Je ne connais qu’une seule conception de l’art de peindre qui réponde à cette question ; celle qui me fait veiller à peindre des images qui montrent les choses du monde dit réel de manière à ce qu’elles ne correspondent plus à des idées ni à des sentiments. » (EC, p. 377) Il n’y a rien à représenter ou à questionner, il n’y a qu’à montrer la « chose même », après avoir « réduit » les obstacles des idées et des sentiments : en somme, Magritte accomplit en peinture l’exigence husserlienne de « la chose même » ! « La pensée, une étoile, une table, c’est le Mystère qui ne pose pas de questions. » (ibid.) Le mystère, le sens du monde comme existence à découvert dans la ressemblance, d’où surgirait-il sinon du corps au monde montré dans son impossible représentation ? La ressemblance pense le corps au monde, mais dans quel état ? Soit Les Liaisons dangereuses, un tableau commenté par Max Loreau49, qui met en exergue cette phrase tirée des Carnets de Leonard de Vinci : « [...] Je dis qu’en peignant tu dois tenir un miroir plat et souvent y regarder ton œuvre ; tu la verras alors inversée et elle te semblera de la main d’un autre maître... » Il montre une femme nue au corps entrecoupé par le miroir qu’elle tient et qui réfléchit de façon discordante l’arrière de son corps. Le miroir joue le rôle d’une toile qui permet de réfléchir en peinture, le tableau correspond bien à une peinture de la peinture. Mais ce n’est que pour donner l’image mentale du peintre, sa vue de la vue. Ainsi, le miroir qu’est la vue du peintre présente l’autre face de l’apparence, hors représentation, comme le corps au dos, au volume et au mouvement infigurables, le corps aux deux faces et à la réflexion interne impossibles à voir – mais que les « distorsions intriguantes » peintes par Magritte imposeront à notre vue. Car que ressort-il de ce face-à-face entre un modèle vu et son image dans un miroir retourné ? Une image pleine d’anomalies : l’absence de main dans l’ombre portée présente sur le mur, la dissimulation par le miroir d’une part de la femme visible dans la glace, le double écart entre ce qui est vu sur le biseau de la glace et le cadre du miroir... « Le corps, écrit Loreau, ne s’identifie plus à la vue directe qu’on en a. Il est écart et discordance, et cet écart est l’entre-deux tenant ensemble et rapportant l’une à l’autre la vue et la vue de la vue ; comme tel il est l’intervalle qui tient en regard l’un de l’autre un regard et un regard sur ce regard et fait qu’ils sont un seul et même regard – la vue50. » Autrement dit, ce tableau représente le corps irreprésentable puisqu’il le montre comme écart, fragment, discordance (à y regarder de près, la figure dans le miroir ne concorde pas avec la figure qui tient le miroir). Les Liaisons dangereuses donnent une façon de montrer le monde et plus encore ce qui nous met au monde, le corps, mais sans représenter un corps accordé, adéquat, identifié : seulement un corps divisé, irréfléchi, impossible. Le corps du désir et de la jouissance, le seul qui nous ressemble, qui relie dans la division les mots et les images que nous assemblons tant bien que mal.
125L’image donne une ressemblance du monde lorsqu’elle n’est pas assimilable. Elle ne relève d’aucune représentation reconnue, parce qu’elle exige un façonnement de notre approche des choses par l’expérience du corps à l’œuvre.
126Simplifions. Magritte aura dévoilé dans ses écrits l’exigence qui taraude sa peinture : ne pas s’aveugler, ne pas s’illusionner devant les représentations données. En même temps, il n’aura jamais cédé sur son désir de peindre, de montrer le monde et les choses du monde, de faire voir des images qui, sans identifier les choses selon nos usages, nos idées et nos sentiments, nous surprennent. Les images auront isolé étrangement les choses pour di-viser la vue. Et sa fiction des images en peinture nous aura offert le sens du monde dans la ressemblance, la réapparition infinie de son existence, son volume de lumière depuis l’écart du corps…
127Et sa disparition. Que le réel de la mort hante les images et la ressemblance des images, Giorgio Agamben nous le rappelle en évoquant l’évolution sémantique de l’allemand Gleich, formé du préfixe ge qui indique un rassemblement et surtout venu de *lig qui marque « l’apparence, la figure, la ressemblance et qui est devenu en allemand moderne Leiche*, le cadavre. Gleich signifie donc : qui a le même lig, la même figure51 ». Et il l’explique par cette même figure, sinon le même fantasme ou le même fantôme, que garde un cadavre, ce qui amenait les Romains à identifier l'imago et le mort, l’image du mort. Notre fascination de l’image et de la ressemblance n’a pas d’autre origine, pas d’autre condition. Peut-être est-ce le sens des étranges ressemblances qui hantent les tableaux du Greco, figurations de corps s’évanouissant dans une lumière évanescente, qui entraînèrent Jean-Louis Schefer dans une quête mouvementée de l’écriture de soi dont voici la confidence : « C’est par exemple la recherche déraisonnable d’un visage disparu qui me guide dans l’œuvre du Greco ; déraisonnable ou improbable parce qu’au fond ce ne sont pas les traits que je cherche, ce n’est pas la ressemblance d’une figure que j’espère établir ; c’est un monde d’humeurs captives qui serait comme le nimbe d’une espèce de portrait progressif, et dont la ressemblance dernière s’accommoderait, dans la justesse du ton, de l’énigmatique coïncidence de sentiments inséparables de cette œuvre de peinture et d’un affect semblant certifier une date de naissance du monde en moi, où la ressemblance cherchée pourrait même s’accommoder de la superposition de visages inconnus à celui dont je chercherais, dans la peinture, le retour52. »
Notes de bas de page
1 Pour déjouer tout idéalisme, précisons : pas essentiellement, quoique fondamentalement, pour reprendre une distinction non dualiste qui se retrouve d’Aristote à Heidegger en passant par Schelling (brièvement synthétisée dans La Fiction et l’Apparaître, op. cit., p. 58-60).
2 E. Escoubas, Liminaire au dossier « Art et phénoménologie » de La Part de l’œil-7, Bruxelles, 1991, p. 8.
3 Ibid., p. 10.
4 Dans « Les temps Modernes », 184-185, Paris, 1961, p. 197.
5 Dans Etudes, op. cit., p. 101-104.
6 Écho de Wittgenstein : « La divisibilité à l’infini signifie en un certain sens que l’espace est indivisible, qu’une division ne le concerne pas. » (Remarques philosophiques, 139, Gallimard, Paris, 1975, p. 153, cité par Granel p. 102.)
7 Son chef-d’œuvre, Le Geste et la Parole, fut publié en 1964 (vol. 1) et 1965 (vol. 2) à Paris, aux éditions Albin Michel. Il est certes frappant qu’il ne soit plus même mentionné dans la synthèse publiée à New York en 1998 par Ian Tattersall, L’Émergence de l’homme. Essai sur l’évolution et l’unicité humaine, traduit par Marcel Blanc en 1999, Gallimard, Paris. Mais il est tout aussi frappant que l’essentiel ne le démente pas : l’élément symbolique décisif dans le langage : « Presque tous les traits cognitifs uniques en leur genre qui caractérisent les hommes modernes – et qui sans aucun doute caractérisaient nos ancêtres Homo sapiens qui ont éliminé les Néandertaliens- sont d’une façon ou d’une autre liés au langage. » (op. cit., p. 212) La discussion porte principalement sur les phases de différenciations contingentes qui s’opposent à toute évolution graduelle déterministe.
8 Voir M. Groenen, Leroi-Gourhan. Essence et contingence dans la destinée humaine, éd. De Boeck Université, Liège, 1996, et l’étude critique de ce livre menée par Bénédicte De Villers, Husserl et Leroi-Gourhan. Pour une approche phénoménologique de la différence anthropologique, dans « Etudes husserliennes », vol. 6, Bruxelles, 1996, p. 161-181.
9 Même si la gratuité et le hasard interfèrent aussi chez nombre de mammifères : mais d’évidence pas au point de se transformer en histoire qui accumule, transmet et transforme de manière décisive... Mais que cette différenciation ne justifie aucunement un réductionnisme dévastateur du monde animal, le chef-d’œuvre d’Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, (Fayard, Paris, 1998) nous l’aura imposé de manière définitive – pour de nouvelles interrogations.
10 J. Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 126.
11 Car, dans un autre contexte, il convient de montrer les continuités, y compris symboliques, de l’animal ou plutôt des animaux à l’homme : référence réitérée au livre d’Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La brisure ne signifie pas la rupture absolue, laquelle relève de la métaphysique du propre où l’idéalisme humanisant, emporté par une logique de discriminations pures qui a tôt fait de se propager des espèces aux soi-disant races, fait le lit de toutes les exterminations !
12 « Qu’est-ce qu’une praxis ? Il me paraît douteux que ce terme puisse être considéré comme impropre concernant la psychanalyse. C’est le terme le plus large pour désigner une action concertée par l’homme, quelle qu’elle soit, qui le met en mesure de traiter le réel par le symbolique. Qu’il y rencontre plus ou moins d’imaginaire ne prend ici que valeur secondaire. » (Jacques Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 11.)
13 Lire sur ce thème le livre éclairant d’Alfredo Zenoni, Le Corps de l’être parlant. De l’évolutionnisme à la psychanalyse, éd. De Boeck Université, Bruxelles, 1991, rééd. 1998.
14 À remarquer, béance et répétition ne représentent en rien l’inconscient comme un fond caché à désenfouir – l’« image » proposée par Lacan sera plutôt celle de l’anneau de Möbius qui retourne le conscient et l’inconscient de même que Freud avait proposé celle du bloc magique sur lequel l’inconscient s’efface du conscient sans disparaître : à chaque fois une image de surfaces, nullement d’une profondeur.
15 « Cahiers Renaud-Barrault », Paris, s. d., p. 11.
16 Parmi bien d’autres, il suffit d’entendre le témoignage de Su Tung-Po (1036-1101), peintre chinois proche de l’écriture, donc montrant le lien de la calligraphie – du trait – et de la peinture, qui disait : « Avant de peindre un bambou, il faut que le bambou pousse en votre for intérieur. C’est alors que le pinceau en main, le regard concentré, la vision surgit devant vous. Cette vision, saisissez-la aussitôt par les traits du pinceau, car elle peut disparaître aussi subitement que le lièvre à l’approche du chasseur ! » (Cité par François Cheng, Vide et plein. Le langage pictural chinois, Seuil, Paris, 1991, p. 77.) Et aussi : « Mes bambous ne comportent pas de sections, qu’y a-t-il d’étrange à cela ? Ce sont des bambous nés de mon cœur, et non des bambous que les yeux se contentent de regarder du dehors. » (Ibid., p. 25.) Remarquons : pas de regard du dehors, mais un for intérieur ou une naissance du cœur qui fait surgir la vue devant soi – et retenons-en au moins, à titre provisoire, l’intrication du dedans et du dehors.
17 Y. Depelsenaire, Fictions de tableaux, dans « Quarto-23 », Bruxelles, avril 1986.
18 Fr. Cheng, op. cit., p. 108.
19 Ibid., p. 80.
20 M. Loreau, Jean Dubuffet. Stratégie de la création, op. cit., et « La couleur et son espace propre. Sur les traces de Cézanne », dans La Part de l’œil-4, Bruxelles, 1988, autour de la « sensation colorante ».
21 Ce qui se rencontre encore en littérature, comme le montrent les analyses d’Hervé Castenet dans Le Regard à la lettre, Anthropos, Paris, 1996.
22 Sans parler de la « nature » ! Or il suffit de lire ses écrits sur la peinture pour saisir que celle-ci n’est jamais un modèle imitable, exemplairement, pour enchaîner avec ce qui était traité plus haut, autour de la question de la perspective : « Il est pourtant certain que cette perspective n’est pas une loi de fonctionnement de la perception, qu’elle relève de l’ordre de la culture, qu’elle est une des manières inventées par l’homme de projeter devant lui le monde perçu, et non pas le décalque de ce monde. Si nous en confrontons les règles avec le monde de la vision spontanée, il nous apparaît aussitôt qu’elles en sont une interprétation facultative, quoique peut-être plus probable qu’une autre, – non que le monde perçu démente les lois de la perspective et en impose d’autres, mais plutôt parce qu’il n’en exige aucune en particulier, et qu’il est d’un autre ordre qu’elles. » (Je souligne. Dans La Prose du monde, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1992, p. 72.)
23 « Merleau-Ponty n’a cessé de méditer sur la vision » écrit Claude Lefort après avoir énuméré ses principaux textes dans « Qu’est-ce que voir ? », dans Sur une colonne absente. Ecrits autour de M.-P., Gallimard, Paris, 1978, p. 140.
24 Publiés respectivement : O.E., dans « Les Temps Modernes », 17e année, Gallimard, Paris, 1961, no 184-5, V.I., chez Gallimard, Paris, 1964, et P.M., op. cit.
25 Claude Lefort, op. cit., p. 34.
26 A. Rodin, L’Art, entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, 1911, cité par Merleau-Ponty, O.E., p. 281.
27 Ibid., p. 222.
28 Lefort, op. cit., p. 153-4.
29 Ibid., p. 133.
30 Ibid., p. 134-135.
31 Mais que Loreau a remis en cause dans la quatrième partie de La Genèse du phénomène : « Heidegger, le tournant et la pensée de la phénoménologie. Phénomène et logos ». L’échec du tournant serait lié à la voie régressive (remonter vers l’être, l’origine, le phénomène) qui se manifeste par un simple « renversement comme permutation de termes » (p. 247) – être et temps s’inversant en temps et être ou même étant remplacés par Eteignis – au heu de devenir un « moment décisif » : « Un tournant où la pensée s’éternise et dont elle ne sort pas n’en est pas un. » (p. 249)
32 Gallimard, Paris, 1973. Mais il s’agit de la réécriture, il ne faut pas l’oublier, du livre paru en 1971 à Lausanne aux éditions Weber, Jean Dubuffet. Délits, déportements, lieux de haut jeu, lui-même précédé en 1966 de Dubuffet et le voyage au centre de la perception, La Jeune Parque, Paris.
33 Gallimard, Paris, 1973.
34 La Peinture à l’œuvre et l’énigme du corps, op. cit., p. 11.
35 « L’œuvre d’art comme création », Revue de Métaphysique et de Morale, Armand Collin, Paris, 1967, 2, p. 184. Repris dans De la création, Labor, coll. « Espace Nord », Bruxelles, 1998.
36 À mon sens également dans celui de Michel Deguy, étudié par Loreau dans Michel Deguy, la poursuite de la poésie toute entière (Gallimard, Paris, 1980) où le rôle de la « déception » n’a pas à être isolé pour justifier une « révision » (p. 95) qui opère dès le Fragment du cadastre, premier recueil du poète, et dont du reste Loreau lui-même déclare qu’elle consiste en une « extension » du rôle de la métaphore.
37 Selon J. Derrida : « Comment le trait se traite-t-il ? Et se contracte-t-il en son retrait ? », question des limites, question du rien de l’apparaître : « Un trait n’apparaît jamais, jamais lui-même, puisqu’il marque la différence entre les formes ou les contenus de l’apparaître. » La Vérité en peinture, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1978, p. 16. L’attrait de Derrida pour la peinture d’Adami se comprend à partir de là, mais il explique aussi l’attrait d’un peintre comme Lena Bergstein pour l’écriture derridienne, depuis ses jeux de juxtaposition du texte et de l’image jusqu’à ses œuvres créées à partir de Forcener le subjectile, que Derrida publia dans Antonin Artaud, dessins et portraits (Gallimard, Paris, 1986) : où donc une peinture se trace dans une écriture elle-même introduite aux dessins d’une autre écriture... Et il est remarquable que dans le travail ultérieur de Lena Bergstein (exposé en 1998 à la Galerie Debret, à Paris, et au Paço Imperial, à Rio de Janeiro) toute trace de mots finisse par disparaître, parachevant pout ainsi dire la déconstruction scripturale dans la déconstruction plastique : pour une regénération de leur charnière, où les traits se font chairs, tels Les Bandes, Collage, couture et plâtre sur carton : rien que des cartons, un carton d’abord plus matériel, presque métallique d’apparence, ensuite des cartons plus blancs encore, plus décisifs, plus sauvages, paisibles supports pour l’apparition rythmée des traces : des partitions qui gagnent l’espace. Et si les bandes en question montrent ainsi leurs portées, au double sens du mot, musicales et génésiques, n’est-ce pas qu’elles révèlent la poursuite acharnée de l’espacement d’où diffèrent la peinture et l’écriture sous la forme d’une partition musicale ? Ce qui réengendre effectivement : l’énigme des engendrements !
38 Éditions de Minuit, Paris, 1989.
39 Rien qui porte un nom, Cadex éditions, 1996, p. 116.
40 Mathias Pérez, « Le Bleu de ma nuit noire », Cahiers de la Différence-3, Paris, juillet-septembre 1988, p. 48.
41 Propos recueilli par Bernard Noël dans Le Roman des corps (Mathias Pérez reprendra des phrases de ce texte dans le précédent), dans Mathias Pérez, par Bernard Noël et Christian Prigent, L’État des lieux, Musées du Mans/La Différence, 1988.
42 Ecrits complets, édition établie et annotée par André Blavier, Flammarion, Paris, 1979, p. 60. Ou Les Mots et les Images, choix d’écrits, Éditions Labor, coll. « Espace Nord », Bruxelles, 1994, p. 34.
43 Paru d’abord dans « Les Cahiers du chemin » (NRF, Paris, janvier 1968), repris en petit volume chez Fata Morgana, Montpellier, 1973.
44 Il n’y a pas formalisme quand la fiction renvoie à elle-même, à son langage, ce qu’elle n’évite qu’illusoirement, mais quand elle cède à l’illusion inverse de croire qu’elle ne renvoie qu’a elle-même, s’autonomisant d’une façon absolue, exclusive.
45 Émile Nougé, Histoire de ne pas rire, « Magritte à travers tout le reste », « Toujours l’objet », L’Âge d’homme, Lausanne, 1980, p. 238.
46 Ibid., p. 235.
47 Arrêts fréquents, Métailié, Paris, 1990, p. 62.
48 En écho cette remarque du philosophe Jean-Luc Nancy dans son livre Le Sens du monde : « À plus d’un égard, le monde du sens finit aujourd’hui dans l’immonde et le non-sens. Il est lourd de souffrance, d’égarement, de révolte. Tous les “messages” sont épuisés, d’où qu’ils semblent provenir. C’est alors que resurgit, plus impérieuse que jamais, l’exigence de sens qui n’est rien d’autre que l’existence en tant qu’elle n’a pas de sens. Et cette exigence à elle seule est déjà le sens, avec toute sa force d’insurrection. » (Galilée, Paris, 1993, p. 20.)
49 « Le corps en représentation », dans La Peinture à l’œuvre et l’Énigme du corps, op. cit., p. 255-269. La citation des Carnets renvoie à l’édition Gallimard, II, p. 218.
50 Ibid., p. 262-263.
51 Image et mémoire, Éditions Hoëbeke, 1998, p. 78.
52 Le Greco, ou l’Éveil des ressemblances, Éditions Michel de Maule, Paris, 1988, p. 16. Je souligne.
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