Introduction
p. 7-18
Texte intégral
1Si la vue n’est pas la vision, si un fond naturel ne suffit pas à expliquer nos diverses façons de voir, par quoi se marquent les différences entre « physique » de la vision et « esthétique » de la vue ?
2Y a-t-il un langage de la lumière et des couleurs ? Ou faut-il en passer par celui des mots, des idées ou des essences, si ce n’est par celui de la mystique ou de la fiction ? Ou n’est-ce pas l’inverse : la vue et la vision, dans leurs usages métaphoriques (« de mon point de vue » et « à tous points de vue », « dans cette perspective », « comme on le voit bien », « au premier regard », « pour une vision d’ensemble », etc.) qui imprègnent les langages ? Pour quel (mauvais) traitement du corps ? Et de la figuration ? Et de toute hauteur de vue ou de toute vision à distance (ou télé-vision) ? À tout le moins, si pour l’optique la vision doit être convergente, les visions ou mieux les vues humaines se comportent de façons divergentes.
3Même pour le contester, le choix, parmi les cinq sens, de la faculté de voir ne doit pas surprendre : son privilège est évident et, on le constate aussitôt, omniprésent dans notre langage. « Je vois » signifie aussi « je comprends » et pas seulement en français ; « vision » et « vue » sont employés bien au-delà de l’optique : vision du monde, vision mystique, vision des essences, avoir des visions ou être un visionnaire, à perte de vue, point de vue, vue imprenable..., les mots « vision » et « vue » – outre leur sens littéral, s’il y en a un, lié à l’acte de voir – signifient tour à tour et tout autant une représentation, une interprétation, une hallucination, une intuition, un rêve, une illusion, une perspective, une position... Parallèlement, de l’anthropologie à la psychanalyse, de la physiologie à la peinture, les approches du voir ne manquent pas et les questions abondent. Mais celle qui nous retiendra en dernier ressort est phénoménologique. Pourquoi introduire ce mot de « phénoménologique » au lieu de philosophique, qui désignerait l’interrogation critique, réflexive et radicale ? Parce que celle-ci suppose désormais la critique de sa langue héritée, métaphysique ou onto-théologique, des oppositions codées qui répètent son dualisme, croyant combler l’abîme de l’existence par la raison du donné présent, une raison signifiée dans l’idée ou dans la matière, qu’on la dénomme l’Être, le Temps, l’Autre, le Calcul, la Lumière, l’Énergie... Mais le déjà-là n’est pas donné, a fortiori dans un maître-mot. Or si rien n’est donné, et que ce rien donné suppose une donation, n’est-ce pas le rien de l’ouverture du monde qui, pour l’énoncer en première approximation, est creusé par la différence entre les mots et les choses ? L’énigme, parole obscure de l’impossible à connaître, de l’existence surgie d’elle-même (on sait qu’existere signifie sortir de, se manifester, formé depuis ex, hors de, et sistere, être placé), de la profération de sa parole (selon l’étymologie grecque d’« énigme » comportant ainos, parole ou récit) qui obscurcit du même coup ce qu’elle cherche à désigner. Le déjà-là n’est pas donné parce que nous cherchons à le dire, ce qui ouvre notre existence à l’expérience du monde. L’exigence phénoménologique – la célèbre injonction de Husserl « à la chose même ! » –, arc-boutée sur la déconstruction de sa langue codée qui réduisait la chose à ce qui est dit ou signifié et à l’objet pour un sujet (fût-il une théorie), part de cette différence constitutive de la prise de parole, une différence qui laisse à découvert le dire pour laisser la chance de l’apparaître. La différence maintenue entre le logos (le jeu de la division et du rassemblement dans un langage, quel qu’il soit), et le phénomène – la chose dans son apparaître – prend donc seule en charge la possibilité de penser « au » phénomène, de penser à lui et au plus proche de lui. Et la déconstruction qui lui est inhérente appelle la regénération de notre façon de parler en même temps que de percevoir, d’agir, d’inventer. Notre question, dès lors, est bien logo-phénoménale, dans la différence entre le phénomène et le corps du parlêtre (du langage dans lequel se forme l’existence de l’être humain comme être-ouvert) : quel logos favorise le voir (et le percevoir) du parlêtre ou encore quelles formations sont celle du voir (et du percevoir) ?
4Ceci posé, qui dit formation, ou façonnement, dit fiction. Une fiction n’est pas une action entre les êtres humains, encore moins un travail sur des choses matérielles. Une fiction porte sur des langues ou des langages, souterrains et ordonnés, elle les transforme dans la langue ou le langage : langage de langages, une fiction transforme notre rapport au monde avant sinon pour toute transformation du monde. Il n’est pas inutile de rappeler que pour la fiction littéraire, dont l’expérience vient briser la fascination assujettie à la représentation imaginaire vraisemblable, la différence entre dire et apparaître provoque un processus d’invention dont les générateurs, inséparables dans leur multiplicité originaire, apparaissent en tant que destruction, formation et marque de l’impossible. Il n’y a pas de fiction qui ne détruise des représentations données, des idées comme des codes, des formes figées et des sens convenus, pour permettre un autre accès, dès lors inconvenant, une autre ouverture aux événements, une découverte pour l’avènement du monde. Et du même coup, dans cette destruction ou cette déconstruction qu’atteste la fameuse phrase de Mallarmé « La destruction fut ma Béatrice », s’opère une formation littéralement in-é-dite qui cherche à figurer, à rythmer, à narrer. Mais qui le fait en se confrontant, en s’affrontant à l’impossible. Que dire de l’impossible ? Qu’il n’apparaît qu’en s’échappant des représentations dont il aura provoqué par contrecoup la destruction. Le récit d’un personnage dépourvu de cette négativité ressemblerait à un objet actionné. Or ce sont les ratés de la fonctionnalité machinale, conforme à la technique telle que nous nous la représentons, ce sont les ratés de la fonctionnalité animale, conforme à la (science de la) nature telle que nous nous la représentons, qui forment la naissance du parlêtre, donc aussi sa répétition mortelle. Car ce sont aussi les ratés d’une représentation donnée, d’un préjugé, conforme à la société, qui provoquent nos désastres comme nos inventions. Toute fiction, parce que le mot n’est pas positif, simple ou univoque, toute la fiction dans son ambivalence, sa liberté qui implique son indétermination, apparaît grâce à cet affrontement qu’elle s’impose à l’impossible, ce « fond de l’être », comme l’écrit Georges Bataille, par opposition au possible, ou en écho cet « impossible à dire » du réel, décrit par Jacques Lacan, qui signifie par là le heurt : ce qui résiste et à quoi je me cogne, le retour : ce qui revient à la même place, et le trou : de la jouissance et de la mort. J’ajouterais : de la naissance. Voilà pourquoi, avant ou plutôt dans toute formation, au sens de mise en œuvre, il faut montrer l’affrontement de cet impossible, de ce qui pour nous est le plus radical, le plus tragique et le plus joyeux de notre existence. La figuration, le rythme et la narration ne peuvent donc pas consister à mettre en place une image ou un personnage, une cadence ou une chronologie, un récit ou une anecdote. Ils s’affrontent à l’impossible à travers le travail des langues pour dire autre chose que ce qui s’imposait à nous, mais qui ne nous a pas permis de comprendre ou mieux d’exister. C’est au contraire dans une autre « imagination » – qui passe nécessairement par les figures de la langue et par les figures de style, par une autre façon de se figurer l’espace et les individus ou les choses – que la figuration commence. C’est dans une façon de rythmer autre que la succession des jours et des nuits ou la métrique des vers, un autre rapport à notre corps et aux temps depuis et hors notre corps, que la fiction s’avance. C’est enfin par une autre façon de combiner les rencontres d’actions dans les langues, puisque le narratif se rapporte à l’action, aux rencontres des sujets et des événements dans les langues qui les portent. C’est une autre façon de les lier, à partir de leurs divisions, des interruptions de toute linéarité, que tente de donner la narration, à distance d’une « logique » du récit qui répondrait aux « lois » du vraisemblable, lequel ne cesse d’ailleurs de changer. Bien sûr, pour qu’un roman fonctionne, il doit être communicable, c’est-à-dire qu’il ne peut imposer au lecteur le chaos en gestation du rapport au monde de l’écrivain. Mais en dehors du fait que certaines œuvres parmi les plus passionnantes (pour s’en tenir aux plus récentes, celles de Joyce, d’Artaud, de Gadda, de Faulkner, de Lowry, de Guyotat, de Prigent, etc.) se sont approchées de ce vide et de ce magma, autres noms de l’impossible, même dans les œuvres qui jouent apparemment le jeu de la représentation et du récit, les choses apparaissent autrement qu’on ne se le raconte. S’il est permis d’illustrer ces énoncés abrupts1 de manière cursive, le temps d’attente de la narration du Procès et la figuration erratique de Joseph K. n’ont pu surgir que d’une expérience de fiction où Kafka mettait en jeu, depuis la sexualité des langues qui le traversait, à commencer par le yiddish et l’allemand, la destruction du récit achevé et l’affrontement à l’impossible tragique du juste. Et nous en gardons au vif de la mémoire, loin de l’image d’un type psychologique, la perception de l’angoisse et aussi de son rire.
5Par suite, comment aborder les fictions du voir, dont la peinture serait l’expérience, pour ne pas dire, littéralement, la mise en œuvres ? Car la peinture ne fait pas voir, au sens littéral, elle fait le voir qui fait entrevoir autrement le monde. Elle façonne un autre regard, c’est-à-dire une part au moins (mais la partie ici soulève le tout) d’un autre corps, un autre rapport du corps et de la lumière – de ce qui fait voir – et qui donne le volume – haut et bas, avant et arrière, droite et gauche, clair et obscur – de l’espace où les choses prennent le temps d’apparaître. Cependant cet apparaître, encore une fois, n’est pas donné spontanément, il forme expérience, il se forme dans l’expérience de la vue du parlêtre ouvert dans la division : nous dans notre existence. La fiction picturale commencerait avec la division de l’œil par la chose – qui n’apparaîtrait que grâce à la rétroaction de sa « perspective »... Exemple anticipé de ce qui nous préoccupe.
6Ainsi, de même que la fiction littéraire, par son redoublement des discours, met en jeu ce qui est dit dans un dire formateur, de même la fiction picturale apparaîtrait comme mise en jeu de la vue (culturelle) vers une genèse du voir... Du moins traditionnellement. Mais cette remise en jeu ne garde-t-elle pas le privilège (métaphysique, sinon humain) de la vue sur les autres sens, sur le corps ? Question phénoménologique encore qu’elle recroise la question surgie de l’histoire récente de la peinture et même de l’art : la fin de l’esthétique (du beau, tout au moins) ne met-elle pas fin à l’art comme genèse esthésique (faire-voir et faire-percevoir) ?
7Aucune décision thétique ne résoudra ces questions. Mais l’épreuve de la peinture, retracée fragmentairement à travers quelques-unes des œuvres et quelques-unes des réflexions que j’ai rencontrées, m’aura à coup sûr ouvert le champ de leur problématique, dont je maintiens l’hypothèse qu’elle demeure celle d’une fiction ou des façons de voir et de percevoir. En marge, il s’agira de mettre à l’épreuve le dess(e)in, qui vient d’être évoqué, de mon essai sur La Fiction et l’Apparaître : comment depuis l’emprise du langage écrire la genèse de notre rapport au monde auquel la vue ne peut que participer ? Et cette approche, en somme, se sera déroulée sous une double enquête : celle d’une logophénoménie de la vue et celle d’une logophénoménie de la mise en jeu de la vue – d’une vue de la vue – qui s’opère dans la peinture. Aurai-je abouti à une contradiction, à un agrandissement, à une anamorphose ou à une métamorphose de ce que j’anticipais ? Je ne peux en juger moi-même.
8Quoi qu’il en soit, une précision s’impose autour de la question de la figuration, amorcée dans ce qui suit par celle de l’image, mais surtout structurant l’ensemble comme en témoignent les titres donnés aux trois parties de cet essai : Défigurations – Figurations – Infigurable. S’il se dégage un jugement de ce parcours, il pourrait se résumer ainsi : pas plus qu’il n’y a de peuple sans écriture, il n’y a de peinture sans figuration. Avec cette complication immédiate et indispensable : qu’elle implique la perception de tout le corps pour voir et le temps du geste des couleurs comme des couleurs du geste pour montrer le monde, fût-il exposé spatialement.
9Ce jugement n’emboîte le pas, faut-il le dire, ni aux fantasmes de la fin de l’art, ni aux restaurations du figuratif confondu avec l’imitatif. Si peindre (ou même déborder les cadres de la peinture) fait un voir autre pour regénérer notre entre-vue du monde, il participe du rapport énigmatique du parlêtre au monde : de sa fiction, forcée par l’irruption différenciante du langage, par l’écart que creuse en nous la différence irréductible des mots et des choses. Or, figurer prend en charge à son tour cette fiction, la figuration rejoue en elle-même le procès de la fiction. Donnons-en un aperçu initial.
10En premier lieu, la figuration apparaît d’une déformation de la vision donnée. Le mot « figure » possède déjà ce sens premier de détournement : du latin figura qui traduit le grec tropos, le tour ou le détour, et qui se retrouve dans les « figures » et le « sens figuré » de la rhétorique. De plus, toujours en latin, le mot dérive du verbe fingere, inventer faussement, feindre, lui-même dérivé de la racine indo-européenne ˚dheig h qui signifie façonner (de la terre) comme fingere signifie aussi modeler (dans l’argile). Ainsi, la figuration entre dans la fiction comme façonnement, ce qui suppose une opération autre que reproductrice. Que ce ne soit plus qu’une banale évidence pour nous et même que cela l’ait toujours été, on peut s’en douter avec les Puissances de la figure telles que décrites par Georges Didi-Huberman dans l’art chrétien : il place la defiguratio, la dissemblance, selon sa traduction, parmi les dites puissances. Figurare est équivalent à praefigurare et defigurare parce que, dans la perspective théologique elle-même, « l’acte de figurer consiste strictement à “transposer ou transporter le sens [le sens de la chose que l’on veut signifier] dans une autre figure” (in aliam figuram mutare)2 ». Un « rocher informe » – ou l’hostie ou le sang – sera dès lors une « vivante figura Christi » bien plus qu’un douteux « aspect naturel » qui serait rendu du personnage divin. Nous sommes déjà au-delà de la déformation du visuel imité. Reste que le noyau de la figura chrétienne est le « détour » et la « relation indirecte » : l’efficacité des figures religieuses tient plus « à leur mode d’apparition qu’à leur mode d’apparence »3, écrit de façon décisive Didi-Huberman. Il importe cependant de ne pas isoler les générateurs : si la déformation est constitutive, c’est qu’elle n’est jamais séparée de la reformation. Il n’y a pas d’art absolument informel ou non figuratif : la déformation entreprend la libération de la formation (avant toute forme) pour une autre découpe, un autre empiétement, une autre dissociation, une autre combinaison, une autre distorsion ou un autre tracement, fût-ce d’un tableau dit monochrome différenciant l’espace où il se trouve transposé et disposé.
11En deuxième lieu, donc, mais simultanément, la figuration apparaît de l’affrontement à l’impossible. Simultanément parce que la destruction des formes données vient de la perte ressentie du réel en elles : « La peinture linéaire pure, écrit Antonin Artaud dans Le Suicidé de la société, me rendait fou depuis longtemps lorsque j’ai rencontré van Gogh qui peignait, non pas des lignes ou des formes, mais des choses de la nature inerte comme en pleines convulsions4. » Le refus de la peinture linéaire force aussitôt à l’exigence contradictoire de peindre l’inerte en convulsions. « Et inertes. – poursuit Artaud. Comme sous le terrible coup de boutoir de cette force d’inertie dont tout le monde parle à mots couverts, et qui n’est jamais devenue si obscure que depuis que toute la terre et la vie présente se sont mêlées de l’élucider. » À la force d’inertie naturelle se heurte l’élucidation qui ne rencontre que le couvert, l’obscur, et d’abord les mots.
Or, c’est de son coup de massue, vraiment de son coup de massue que van Gogh ne cesse de frapper toutes les formes de la nature et les objets.
Cardés par le clou de van Gogh
les paysages montrent leur chair hostile,
la hargne de leur replis éventrés,
que l’on ne sait quelle force étrange est, d’autre part, en train de métamorphoser, (p. 25)
12Seule la destruction – coup de massue, peigne-clou de la carde – rencontre la violence irreprésentable – chair hostile, replis éventrés – pour y saisir la force de métamorphose, de transfiguration. L’impossible est de montrer la métamorphose de la chair, notre mise au monde de rapports aux choses. Ce qu’Artaud décèle dans la peinture de van Gogh – dont il répète qu’il ne veut pas décrire les tableaux – n’est pas ce qu’on y voit, mais ce qu’elle montre : ce que le peintre fait du voir. La figuration est affrontée à l’impossible à voir, au faire-voir de l’effectivité de la peinture, à l’épreuve de la monstration du voir. Entre la destruction et le réel, entre l’inerte et l’étrange, entre le coup de carde de la peinture et la chair hostile de la peinture, la figuration se fait des forces et des contre-forces du voir se faisant. Entre eux, le sujet de la peinture, artiste comme spectateur, fait l’épreuve de son désir – de voir, de jouir de la vue, de la perdre mortellement, de la regarder.
Que celui qui a su un jour regarder une face humaine, regarde le portrait de van Gogh par lui-même, je pense à celui avec un chapeau mou. [...]
Le regard de van Gogh est pendu, vissé, il est vitré derrière ses paupières rares, ses sourcils maigres et sans un pli.
C’est un regard qui enfonce droit, il transperce dans cette figure taillée à la serpe comme un arbre bien équarré.
Mais van Gogh a saisi le moment où la prunelle va verser dans le vide,
où ce regard, parti contre nous comme la bombe d’un météore, remplit la couleur atone du vide et de l’inerte qui le remplit. (p. 59-60)
13L’impossible à voir, n’est-ce pas cette éclipse de la vue, cette division dont van Gogh aura montré le vide aux yeux et qui fait l’autre voir (différent de la vision physiologique) ?
14Cependant, la monstration de l’impossible du voir doit bien faire voir, former une vue pour opérer. Soit en troisième lieu, toujours simultanément, la formation. Mais de quoi ? De quels rythmes, de quelles (narrations d’) actions, de quelles figures de la figuration ? Selon quelles techniques ? Font obstacle ici les vieilles et utiles oppositions du dessin et de la couleur, de la forme et du fond, de la surface et de la profondeur, du clair et de l’obscur, de la matière et de la lumière, à supposer que nous soyons débarrassés de celle entre l’abstraction et la représentation, les deux chimères de l’iconoclastie et de l’iconodoulie. Pour les franchir et nous en affranchir, suivons encore Artaud poursuivant van Gogh. « Qu’est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l’on sent, et ce que l’on peut. Comment doit-on traverser ce mur, car il ne sert de rien d’y frapper fort, on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens. » Cette citation d’une lettre de van Gogh à son frère Théo, écrite à La Haye en 1882-1883, est recopiée par Artaud qui transcrit immédiatement à la suite celle-ci, datée du 8 septembre 1888 :
Dans mon tableau de café de nuit, j’ai cherché à exprimer que le café est un endroit où l’on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes. Enfin j’ai cherché par des contrastes de rose tendre et de rouge sang et lie-de-vin, de doux vert Louis XV, et Véronèse, contrastant avec les vert-jaune et les vert-bleu durs, tout cela dans une atmosphère de fournaise infernale, de soufre pâle, à exprimer comme la puissance des ténèbres d’un assommoir.
Et toutefois sous une apparence de gaieté japonaise et la bonhomie du Tartarin [...]. (p. 40)
15Autrement dit, figurer c’est tracer entre sentir et pouvoir – frayer un passage à travers un mur invisible – selon un rythme – à la lime, lentement – encré dans les oppositions actives de couleurs nommées en contrastes : rose tendre, rouge sang, lie-de-vin, vert-jaune et vert-bleu durs – pour localiser un temps d’événements – atmosphère de fournaise infernale, endroit où l’on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes ! Figurer apparaît tracer selon son rythme des couleurs décrites – pour van Gogh. En foi de quoi Artaud le crédite d’avoir été le seul peintre à avoir fait « sous la représentation, sourdre un air, et en elle enfermé un nerf, qui ne sont pas dans la nature, qui sont d’une nature et d’un air plus vrais, que l’air et le nerf de la nature vraie » (p. 46). Que la peinture elle-même doive se mettre hors d’elle-même pour faire jaillir sous la représentation naturelle une autre nature, un autre naître, qu’est-ce d’autre que l’exigence d’une fiction pour l’apparaître ? « Et quel est, mieux que l’invraisemblable van Gogh, le peintre qui a compris le phénoménal du problème, lui chez qui tout vrai paysage est comme une puissance dans le creuset où il va se recommencer. » (p. 51)
16Le creuset, la genèse pour le recommencement... Par le « clou séparatif » (p. 42) et le « pinceau en ébriété » (p. 50), ses « poils » dans la couleur « pressée hors du tube » dont « l’empreinte » opère « la touche de la peinture peinte » (ibid.), la figuration comme l’écriture du voir en peinture « avec Pi, la virgule, le point de la pointe du pinceau même vrillée à même la couleur, chahutée, et qui gicle en flammèches, que le peintre mate et rebrasse de tous les côtés... » (ibid.) : voilà ce que j’aurai cherché à redire...
Notes de bas de page
1 Mais qui font écho à mon livre La Fiction et l'Apparaître (Albin Michel, coll. « Bibliothèque du Collège International de Philosophie », Paris, 1994) dont celui-ci constitue une sorte de mise à l’épreuve grâce au défi lancé par Michèle Lagny, Marie-Claire Ropars et Pierre Sorlin. Qu’ils reçoivent ici l’expression de ma gratitude et de ma reconnaissance.
2 Encyclopedia Universalis, Enjeux, t. I, p. 608-621, 1990. Didi-Huberman cite ici le dominicain de Gênes Giovanni Balbi (dictionnaire intitulé Catholica, XIIIe siècle). Mais il faut renvoyer aussi à son livre Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1995.
3 Article cité, p. 619. Je dois au peintre Daniel Schlier la lecture de ce texte. Dans Dissemblance et figuration, op. cit., Didi-Huberman montre de même la prééminence du « vestige » sur l’image tandis que Jean-Luc Nancy dans Les Muses, Galilée, Paris, 1994, p. 153, rappelle que vestigium vient de vestigare, suivre à la trace : tout le « sensible » apparaît de cette façon « vestige de Dieu », « le sensible même en son être-créé » (p. 154).
4 Œuvres complètes, t. XIII, Gallimard, Paris, 1974, p. 25, dans l’édition établie par Paule Thévenin.
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