Précédent Suivant

Conclusion

p. 145-152


Texte intégral

Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine.
Mallarmé

1Un mot, sécularisation, résume l’histoire du portrait en Occident. Du dieu fait homme le privilège d’une mise en image s’est étendu à ses représentants sur terre, les souverains, puis aux grands, aux notables, aux riches et aux moins riches, pour finir par englober la société entière. Emportée dans l’élan de la consommation, la figuration humaine a évolué de la rareté à la surabondance au point que, indéfiniment réutilisée de posters en clips, de flashs en affiches ou en réclames, elle est parvenue à ne plus retenir l’attention de personne.

2Paradoxalement, l’esthétique intervient ici, au point où la quantité réussit à brouiller le regard. Devenue routinière, l’étude des œuvres artistiques à partir de leurs conditions de production ou de leur environnement social ne laisse plus reconnaître leur fonction critique. Et pourtant la création, quand on sait l’interroger, s’offre comme un très efficace outil d’analyse. Les seules images sur lesquelles on s’arrête longuement sont en effet celles qui témoignent d’une recherche originale, leur caractère exceptionnel, et pour cette raison dérangeant, contredit l’impression de banale uniformité que laissent les travaux de série. Les œuvres qui innovent ne prennent d’ailleurs pas nécessairement le contre-pied de ce qui fait la mode, c’est la manière dont elles la travaillent qui, retirant à l’image son apparente évidence, la rend soudain problématique, un rapport inédit entre les couleurs, des contrastes, des changements de ton ou de registre, l’ironie tempérant la sûreté du trait manifestent une recherche esthétique et, par contraste, dévoilent la banalité où se réfugient la plupart des figurations humaines. La majorité des portraitistes se bornent en effet à mettre en place une performance organisée par et pour leur client, l’œuvre standard offre à ceux qui posent l’occasion de parader sous un jour favorable, la tête et le corps orientés vers un éventuel public, dans une attitude, avec un geste qui invitent au dialogue, l’illusion que le portrait « regarde » entre dans la stratégie de la représentation. A l’inverse du portrait de commande, la composition innovante avoue qu’elle est la trace d’une rencontre dont l’artiste a gardé la maîtrise et dont il a tiré tout le profit ; une séance de pose, voire une simple entrevue, une visite ont laissé entrevoir une suite de formes insolites, le modèle a été utilisé comme une annonce, une réserve de combinaisons singulières. Le schéma dominant privilégie la tête, point focal de l’adresse au visiteur mais, dès lors que la représentation, rituel qui met en évidence un sujet, a perdu toute urgence, dès lors que seule compte la découverte de tracés nouveaux, l’ensemble du corps, les gestes, les attitudes, de modestes inflexions, des signes de relâchement ou de tension, la manière de se vêtir et de se comporter méritent qu’on les observe, un dos, un bras, une face masquée, une absence parfois suffisent pour esquisser un portrait.

3La fixation sur le visage, sur le regard en particulier, croit trouver une justification dans le souci de la ressemblance, critère généralement invoqué pour évaluer la qualité d’une figuration humaine. Personne sans doute n’attend plus de l’image qu’elle copie le monde mais on lui attribue la capacité d’en proposer une équivalence et, dans le cas du portrait, on considère facilement qu’elle offre une interprétation, fondée sur l’analyse de traits individuels, qu’elle dévoile le caractère du modèle. Rousseau, sensible à l’incessante transformation qui est le caractère essentiel du vivant, avait dénoncé cette chimère. Toutefois, emporté par sa verve polémique, il avait simplifié le problème. Les états transitoires qui signent notre permanente évolution ont en effet pour support une structure physique stable et facile à reproduire, la charpente du visage et celle du corps évoluent lentement si bien que chacun, sans être jamais identique à soi-même, ne cesse de se ressembler. Voués à des usages pratiques, ou prisonniers de la routine, clichés officiels, croquis pris sur le vif et caricatures se contentent de dégager ce que nous proposons d’appeler le « masque » d’un individu, persona au sens latin du terme, schéma facial qui autorise la reconnaissance immédiate de marques élémentaires et figées. Les œuvres créatives s’annoncent là où l’identification du sujet représenté cesse d’être l’essentiel, elles s’attachent à cette autre donnée fondamentale, stable mais toujours autre qu’est le corps et, débordant le modèle représentatif dominant, dont elles marquent cependant toutes les limitations, elles obligent à s’interroger sur la nature et les objectifs de la figuration humaine.

4Si la ressemblance n’est pas un critère décisif y a-t-il un autre moyen de caractériser le portrait ? Une présence humaine s’y affiche, ce point est indéniable, mais quel aspect, quelle forme de cette présence sont-ils indispensables ? Un geste, une silhouette, un profil perdu valent-ils pour une personne donnée ou sont-ils, au contraire, purement anonymes ? Le titre, élément extrapictural, paraît nous tirer d’embarras mais faut-il alors refuser le statut de portrait aux milliers d’œuvres portant une figure nettement individualisée et pourtant inconnue ? Dès qu’on renonce au modèle dominant, tel qu’il s’affiche sur les placards publicitaires, les photographies de famille et les clichés d’identité, les tentatives de définition se révèlent inopérantes. Il arrive qu’on range les portraits en un seul « genre » mais ce genre n’a jamais été conceptuellement défini. Dans sa version standard la représentation humaine est un phénomène historique propre aux sociétés atlantiques qui, au lieu de marquer force et puissance au niveau symbolique, comme le font d’autres civilisations, leur confèrent une tournure personnalisée. L’autorité des chefs d’État européens fut longtemps associée à leur effigie, gage de leur présence ubiquitaire, quand celle d’autres souverains reposait sur le mystère et l’éloignement. Ensuite des hauteurs du gouvernement, le plaisir de se voir représenté s’est étendu d’autant plus facilement aux pouvoirs secondaires puis à toutes les couches sociales qu’il venait conforter l’individualisme et la conception du sujet autonome propres à l’Occident.

5Les œuvres créatrices démasquent les limites d’une pratique liée au mirage d’une identité personnelle aisément reconnaissable, elles misent au contraire sur ce qui passe, évolue, se modifie, sur les manières, l’allure, la contenance, sur l’écart entre la structure fixe et la perpétuelle instabilité du corps. Par là même, elles enlèvent toute pertinence au problème de savoir ce qu’est un portrait - ou le détournent peut-être vers une autre question : comment, dans le monde atlantique, décide-t-on de ce qu’est l’être humain ? S’engager dans cette voie, dont l’urgence idéologique ou philosophique n’est guère discutable, reviendrait à laisser complètement de côté ce qui est ici en cause, l’expérience créatrice. Tout portrait libéré du seul souci de la représentation, au même titre que toute œuvre originale, constitue en effet une expression artistique et oblige à s’interroger sur ce en quoi réside son caractère proprement esthétique.

6Les différences relevées jusqu’ici entre le modèle dominant et la recherche artistique soulignent ce que n’est pas cette dernière, elles demeurent purement négatives. Est-il permis de les dépasser ? L’ambiguïté du portrait, dont on constate qu’il existe, sans arriver à dire exactement ce qu’il est, met en pleine lumière le statut indécis de l’évaluation esthétique : le moindre jugement concernant un acte créateur demeure forcément indécis, partiel et contestable. Pourtant, au contraire d’une idée très répandue, l’opinion, en matière d’art, n’est pas d’abord affaire de goût, elle prend appui, quand elle n’est pas superficielle, sur la mise en évidence de ce par quoi un peintre ou un photographe ont innové. Mais on peut reconnaître la singularité d’un artiste, l’admirer éventuellement, sans éprouver aucune attirance pour son travail. Fondée, au départ, sur une appréciation critique objectivable, la participation esthétique est, en dernière analyse, l’expression d’un sentiment purement personnel et si les avis sont relativement convergents quand il s’agit de nommer de grands créateurs artistiques, les préférences individuelles sont, en revanche, complètement subjectives.

7Sans méconnaître ce qu’une telle opération a de réducteur, on ramènera à trois grandes stratégies les choix effectués par les portraitistes vraiment originaux. Certains artistes ont accepté, sans état d’âme, le système représentatif, mais ils l’ont pratiqué avec une telle maîtrise, un tel soin formel, que la qualité de l’exécution place leurs œuvres très au-dessus des productions ordinaires. C’est ce qui, pour un large public, fait le charme inépuisable des tableaux du XVIIIe siècle, que d’autres amateurs tiennent, au contraire, pour de parfaits artefacts. La sécularisation à laquelle nous avons fait allusion plus haut, après s’être poursuivie continûment du XVe au XXe siècle, est devenue manifeste à l’époque des Lumières, quand l’effigie de personnes sans titres ni naissance a été largement mise en circulation. Nous nous sommes particulièrement intéressés au cas de Gainsborough mais, à sa suite, il aurait fallu mentionner la plupart de ses contemporains qui sont encore régulièrement exposés et attirent à chaque fois des foules considérables. Le portrait du XVIIIe siècle flatte celui qu’il exhibe d’une manière telle qu’il le désincarne et le réduit à son image sociale, la légèreté du trait, le lissage de la pâte, l’évanescence de visages parfaitement lisses, des couleurs vaporeuses et bien ajustées manifestent de façon éclatante la virtuosité de l’exécutant. Ne serait-ce pas l’extrême cohérence de cette peinture qui en assure le durable succès ?

8Une autre manière, assez éloignée de la précédente, consiste à admettre également la représentation, puisqu’elle plaît, puisqu’elle est ce qu’exige la norme sociale, mais à la considérer comme une sorte de défi, comme une gageure qu’on entend surmonter. La majorité des portraitistes importants ont adopté cette solution, ils n’ont pas escamoté leurs clients mais, s’ils ont reproduit leurs traits, s’ils leur ont emprunté volumes et lignes, ils les ont traités comme des ensembles vivants porteurs de configurations singulières et intéressantes. Quelques-uns, Van Dyck entre autres, multipliant les signes de distanciation, ont penché vers l’ironie, d’autres, tel Ingres, ont construit des équilibres imprévisibles ou fastueux et créé des décors auxquels le modèle servait de prétexte. Ou bien encore, suivant une démarche qu’ont particulièrement adoptée Frans Hals et Goya, ils ont travaillé la peinture comme peinture, matière épaisse et colorée, ils ont opposé et harmonisé les teintes, les ont fait glisser insensiblement d’une valeur à l’autre ou ont misé sur leurs contrastes, ont fatigué leurs pâtes tantôt en les glaçant, tantôt en les épuisant sous le trajet de la brosse. Les deux notions de ressemblance et de maîtrise technique sont tellement ancrées dans les esprits que, souvent, on juge les peintres qui ont travaillé dans cette voie à partir des critères applicables aux œuvres du XVIIIe siècle, et on ignore le renversement par lequel le modèle est devenu l’objet dont l’artiste tirait des suggestions et des combinaisons neuves. Vue sous cet angle, la personne qui posait n’était pas réduite à la condition de simple prétexte, elle provoquait au contraire de fortes réactions, il lui arrivait, parfois, de sidérer l’artiste, nous l’avons noté en parlant de Velázquez, La Tour, Fougeron, ou bien elle contraignait le peintre à essayer d’autres contours, d’autres rencontres de couleurs.

9La troisième voie est celle de l’incertitude et des expériences, celle où l’on s’interroge à la fois sur la nature de la figuration et sur les données fondatrices de l’image humaine. Le doute se trouve au fondement de l’art contemporain, depuis le dernier tiers du XIXe siècle, mais les interrogations concernant à la fois le devenir du corps et l’identité personnelle sont bien antérieures, elles se sont fait jour presque aux origines du portrait, nous les avons très clairement aperçues dans les portraits de Dürer où se jouaient les destinées contradictoires des figures mises en scène. Dürer, cependant, ne se détachait pas du principe de représentation que l’époque récente a, au contraire, mis en cause. L’art actuel se veut éclaté entre d’innombrables tendances, l’œuvre de Picasso est très loin d’en constituer la synthèse, elle n’en est même qu’un secteur particulier, et pourtant elle demeure exemplaire dans la mesure où elle a démantelé membres et visages, éparpillé les pièces anatomiques, nié l’unité de la personne. La représentation était trop fortement enracinée dans la pratique quotidienne, dans l’usage photographique spécialement, pour s’en trouver ébranlée mais l’innovation artistique, elle, s’est réorientée vers un examen sans illusion de ce qui est censé figurer l’humain. La force de l’invention contemporaine tient à ce qu’elle s’est libérée de la tradition représentative. Pourtant, et c’est ce qui la fragilise, elle opère au milieu de sociétés toujours aussi avides de se mirer dans leur propre image : la figuration humaine est l’un des domaines où se manifestent le plus évidemment un divorce entre la recherche artistique et la demande socialement acceptable.

10Les trois stratégies du portrait que nous venons de définir se côtoient dans le monde d’aujourd’hui, on irait jusqu’à parler des esthétiques du portrait si l’emploi du pluriel n’apparaissait pas, presque automatiquement, comme une proclamation de relativisme. Les trois modes de la figuration ne sont pas, il faut le souligner, d’imprécises tendances plus ou moins hétérogènes et vaguement apparentées, ils ont des caractères respectifs bien définis et se distinguent autant par la façon dont les artistes s’y impliquent que par le type de public qu’ils séduisent. La première manière s’apparente à l’artisanat – à condition que ce terme soit entendu dans son sens fort, là où se rejoignent art et maîtrise, là où l’intelligence et la technique conduisent au chef-d’œuvre : Gainsborough, Reynolds, Chardin, Quentin de La Tour sont des virtuoses, leur aisance est, aux yeux de ceux qui les apprécient, le gage de leur perfection esthétique. Les artistes qui s’engagent sur la seconde voie sont assez indifférents à l’objet, leur intérêt les porte vers la recherche de contours qui n’ont pas encore été tracés, de teintes qui n’ont pas encore été assemblées, ils ne visent pas l’excellence mais l’invention, la découverte d’autres agencements, ceux qui les admirent s’émerveillent des combinaisons inédites auxquelles ils sont parvenus. Pour différentes qu’elles soient, ces deux familles se rejoignent dans leur adhésion à la notion d’art telle qu’elle s’est imposée, en Occident, depuis la Renaissance et dans la certitude que la création est inséparable d’une exécution parfaite. À cet égard, les deux premières stratégies contrastent avec la troisième entreprise qui, elle, utilise la plastique ou la photographie pour interroger à la fois la nature du projet artistique et la perception des contours humains. S’intéresser au portrait contemporain implique qu’on oublie l’apparence, qu’on cesse de penser à la justesse des formes pour ne voir que la manière dont le dessin s’affirme comme pur dessin. Et cette passion du renouveau crée un lien entre les deux dernières manières, elle les rapproche, par-delà l’hypothèque de la représentation, en les opposant à la première stratégie.

11Si elle devient particulièrement évidente dans le cas du portrait, puisqu’elle touche au fondement même de la figuration, la tension entre les trois approches dont nous venons de parler concerne, aujourd’hui, l’ensemble du domaine plastique. On comprend mieux, quand on lui prête attention, pourquoi l’évaluation esthétique est, à terme, affaire de goût personnel : rien ne justifie la préférence qu’on ressent pour l’une, ou pour plusieurs, de ces manières. Mais cette division, stylistiquement évidente, interdit-elle de trouver des points communs entre les différents types de portraits ? Ce qu’on a tenté de montrer ici est, au contraire, que la figuration humaine, aussi variable soit-elle, confronte un artiste à un ou à des modèles, dans une référence implicite à un possible témoin. Nous avons tour à tour pris en compte les individus qui posent, clients soumis aux décisions du peintre ou du photographe, puis le milieu social auquel s’adressent les modèles, pour lequel ils se mettent en scène, en fonction duquel les artistes structurent leur travail, enfin la relation, d’ordre physique, qui s’instaure entre l’exécutant et la personne qui lui fait face.

12Arrière-plan de la représentation, l’intrigue qui se noue entre l’artiste, son sujet et un éventuel spectateur impose de voir tout travail de figuration comme une entreprise temporellement datée. L’essentiel, pour l’approche esthétique, n’est pas, cependant, l’enracinement dans l’histoire, la production de l’œuvre à une époque ou dans un contexte donnés, la sociologie n’a pas, en l’occurrence, le rôle d’un préalable, elle est seulement un garde-fou, elle invite à ne jamais faire l’impasse sur les combinaisons relationnelles où le tableau a trouvé son point de départ et à reconnaître la dimension originairement contractuelle du portrait.

13Les attentes du client, celles de l’amateur se définissent à peu près toujours en fonction des canons en vigueur mais cette contrainte, en soi banale, prend un relief particulier dès lors que la figuration humaine est en cause : l’Occident, domaine favori du portrait, est aussi la sphère culturelle où la thématique du sujet s’est le plus continûment développée. Exposition, mise en valeur d’une personne, le portrait est avant tout représentation, à la fois performance et célébration de son modèle. D’autres séries picturales, paysage, nature morte, marines, dépassant leur thématique fondatrice, se muent facilement en recherches sur les formes. Le portrait, en revanche, ne se détache pas de ce dont il part, la figure humaine, il exhibe la contradiction fondamentale où s’enracine la représentation : comment fixer, en image, ce qui par définition est un changement perpétuel ? Un projet aussi peu logique n’est concevable que là où la question de l’individu fait problème. Les portraitistes, sans être philosophes, ont tous affronté la même énigme : comment montrer ce qu’est une personne.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.