IV. L’autre ou le même ?
p. 117-144
Texte intégral
Vous aurez beau vouloir me peindre,
vous ne peindrez jamais que vous.
Jean-Jacques Rousseau
1Visitant l’hospice de Haarlem, Reynolds déclara que si Frans Hals avait travaillé avec davantage de soin ses portraits auraient été de vrais chefs-d’œuvre. Qu’il ait ou non voulu plaisanter, l’artiste anglais marquait ainsi sa préférence pour une figuration agréable, misant sur l’évidence du thème, sur la familiarité des formes, n’exigeant donc aucun effort d’imagination et, du même coup, il condamnait les œuvres qui, tirant d’une substance amorphe, la pâte colorée, des combinaisons encore jamais vues, provoquaient chez le visiteur un choc sensuel. Tout portraitiste doit arrêter un projet en tenant compte de son modèle, et s’adapter aux exigences de la représentation telles que la société les a codifiées. Soumettre aux canons en vigueur la personne qui pose, la faire ressembler aux images dont elle a l’habitude est la solution la moins onéreuse comme en témoignent des milliers de photographies et de dessins. Contre le suivisme, l’esthétique du portrait ne consisterait-elle pas à utiliser la norme en la dépassant, ne serait-elle pas la part d’invention qui transcende le système représentatif sans nécessairement le mettre en crise ?
2Telle est, au point où nous en sommes, la conclusion qu’on serait tenté de proposer, mais ce serait simplifier les choses car, en privilégiant l’indifférence aux règles qui caractérise certaines œuvres, en soulignant l’effet de découverte dont elles sont porteuses, on laisserait de côté ce que l’expérience quotidienne ne cesse de nous rappeler : les figures qui circulent, qui envahissent les murs, qui peuplent la télévision, qu’affiches, dessins, caricatures, photographies exposent publiquement, ne sont pas de simples décorations, elles interpellent ceux qui les regardent et les contraignent à réagir, on s’exprime grâce à elles, on parle aussi pour ou contre elles, on macule la tête de ceux qui déplaisent, on la déforme jusqu’à la rendre grotesque ou haïssable, on couvre de marques louangeuses la photographie de ceux qu’on aime, on n’hésite pas à leur déclarer son approbation, voire sa passion. L’effigie humaine est un signifiant aux connotations multiples ; artefact par lequel un rapport direct et vivant avec les autres se voit transformé en signe, elle touche aux relations connues et supposées, à l’environnement, aux attentes et aux investissements de chacun.
3Rousseau semble retourner à ses obsessions quand il affirme qu’on ne décrit jamais que soi-même, on croit reconnaître, en écho, ses plaintes habituelles : « Surtout ne me dépeignez pas, moi seul suis capable de le faire. » Son avertissement est néanmoins davantage qu’une idée fixe, il rappelle que le portrait naît d’un contact où le portraitiste, peut-être sans mesurer clairement les enjeux de son travail, engage sa façon de percevoir et d’accepter ceux qu’il rencontre. Quand regarde-ton vraiment son entourage ? Quand il s’exhibe et se rend visible. S’offrir pour un portrait implique qu’on mette son corps en évidence et qu’on force l’attention d’un autre. Avant les impératifs sociaux, avant la technique, intervient sans doute, de la part du portraitiste, une réaction immédiate qu’il nous faudrait maintenant prendre en compte. Il ne s’agit en rien d’une approche psychanalytique, qui serait d’ailleurs très au-delà de mes compétences, la psychanalyse aide à mieux situer un artiste, elle éclaire ses mobiles profonds, débusque ses obsessions, dévoile, dans le meilleur des cas, les résonances qu’a éveillées en lui une personne venue pour poser, mais elle n’a rien à dire sur la manière dont un artiste crée en se servant des formes et des couleurs.
La mort à l’œuvre
4Ce que vise ce chapitre est la place qui revient à la conscience de soi et à la conscience des autres dans l’élaboration du portrait, non ce que ressent le peintre ni ce qui le pousse à agir mais ce qu’il produit. Il y a peu de certitudes sur ce plan, l’artiste ne parle pas nécessairement de sa démarche, ce qu’il dit après coup risque d’être une justification davantage qu’un véritable éclaircissement et la référence au milieu, qui nous avait été utile dans les chapitres précédents va nous manquer, nous procéderons davantage par hypothèses ou par questions que par affirmations.
5Les contingences sociales, les rapports d’argent, les conflits internes au milieu artistique pèsent inévitablement sur le rapport du portraitiste à son modèle et brouillent l’impression qu’il pourrait immédiatement ressentir en découvrant un visage inconnu. Éprouve-t-on jamais, face à un corps, une évidence parfaitement intime, libre de préjugés et d’a priori ? Peut-être le coup d’œil qu’on jette sur sa propre image est-il la seule occasion où une présence n’ait pas à être constatée ni jaugée du dehors, où cette présence s’affirme silencieusement, à la fois manifeste, proche et pourtant différente. Projection de soi par laquelle un individu se pose comme autre tout en cherchant à transcrire une perception intérieure, l’autoportrait éclaire-t-il la manière dont les artistes perçoivent et tentent de figurer ceux qui les entourent ?
6Se représenter est une entreprise très simple, le recours à un miroir n’y est pas nécessaire, chacun éprouve sa propre manière d’occuper l’espace et croit savoir quels traits le caractérisent. Mais dessiner son image, en faire un objet autonome, disponible et vulnérable, ne va pas sans risques. Plutarque assure que Phidias fut jeté dans une prison où il mourut parce qu’il s’était fait figurer, au milieu des combattants, sur le bouclier d’Athéna : alors qu’il était personnellement au-dessus de tout soupçon, son effigie lui fut fatale. Interrompant une biographie de Périclès (chapitre LIX) l’anecdote associe elliptiquement l’autoportrait du plus fameux sculpteur grec à sa fin tragique. Écrivant cinq siècles après les événements qu’il rapporte, Plutarque se trouvait dans la situation de l’un de nos contemporains qui transmettrait des informations relatives au règne de Louis XI : ne serait-il pas, ici, l’écho d’une croyance ou d’une tradition qui font de l’image de soi une annonce de mort, parce que le portrait est, de lui-même, un objet sans vie, en anglais a still, « une immobilité », ou encore (songeons à Dorian Gray, à la femme du « portrait ovale » : « the tints which the painter spread upon the canvas were dranwn from the cheeks of her who sate beside him » raconte Poe) parce qu’une croyance répandue veut qu’une effigie, insensible au passage du temps, annihile celui qu’elle représente. Le fait de créer sa propre image n’est-il pas un acte dangereux ?
7Beaucoup d’artistes se sont peints ou photographiés mais on constate avec surprise que, fréquemment, ils se sont entourés d’infinies précautions, comme s’ils entendaient se faire pardonner leur audace ou en atténuer les effets. Van Dyck se montre de profil, dissimulé par une cape noire, derrière son client, Endymion Porter, dont il fait reluire la veste de soie immaculée (Madrid, Prado) ; Rigaud, lui, est au travail, et son pinceau détourne l’œil du visiteur vers le chevalet (musée de Perpignan) ; David Hockney, sur son Autoportrait à la guitare bleue (Vienne, Modernekunst Musum), montre une pièce, en son centre un bureau, derrière le meuble un homme penché dont les traits sont en partie cachés et, là aussi, c’est le décor qui sollicite l’attention du visiteur. Renoir (Paris, collection particulière), Cézanne (Berne, Kunstmuseum) s’exposent davantage mais la barbe leur mange la figure, tandis qu’un chapeau absorbe leur front. Cézanne, en particulier, semble en retrait de la toile, son œil seul réveille l’ombre où s’inscrit son visage. Discrétion ou crainte de trop se dévoiler ? Dressant son Portrait of the Artist as a Young Man, James Joyce livre des éclairs d’attention, des notes brèves, des sensations, il construit des pensées fugitives sur des objets, des odeurs, des mots surtout, mais cette conscience intime du monde et de son mouvement semble appartenir à un autre soi, tout proche et néanmoins éloigné : « La froide lumière du soleil venait de la fenêtre. Il se demanda s’il allait mourir. On peut aussi mourir un jour de soleil. Il pouvait mourir avant que sa mère n’arrive », l’immense peine du gamin est assumée, à distance, derrière le voile d’une écriture qui ignore le « je » et le « moi ». Tout se passe comme si Joyce avait besoin de se cacher pour se livrer, on croit retrouver, en le lisant, la pudeur, la crainte d’une lumière trop directe qui amènent Marquet à se représenter avec un profil gauche totalement noirci et un timide profil droit (Paris, collection particulière) ou Morandi, nonchalamment installé sur une chaise (Bologne, musée Morandi), à voiler ses yeux sous l’ombre de son panama.
8S’exposer est-il périlleux, prétentieux ou simplement utopique ? Incapables de nous observer du dehors ne sommes-nous pas aveugles à nous-mêmes, le regard barré, les yeux fuyants n’indiquent-ils pas que ce que nous parvenons à dessiner est au mieux notre canevas facial ? L’inquiétant Autoportrait après la grippe espagnole d’Édouard Munch (Oslo, Nasjonalgalleriet) semble aller dans ce sens : le peintre assis face au public n’a pas d’yeux, non parce que ses paupières sont fermées mais parce que, des cheveux au nez, s’étend une plage de chair nue et vide. On dira sans doute que Munch avait de graves troubles oculaires mais ce fait biographique n’épuise pas la portée symbolique de la toile. Ce qui est en cause est-il la cécité radicale de tout artiste qui ne « voit pas » quand il peint ? Ou bien s’agit-il de la cécité du tableau, de cette figuration amorphe qui ne « verra » jamais ? La première lecture, devenue banale aujourd’hui, est tout à fait recevable mais la seconde interprétation souligne l’ambiguïté de l’autoportrait. Munch s’est souvent peint, ou photographié, en se parcellisant, en sous-exposant ou en voilant sa figure, comme s’il était inatteignable. Et les autres œuvres dont nous avions parlé plus haut suggèrent que le sujet, inexorablement, échappe à sa propre emprise. D’ailleurs, s’il se trouvait, ne mettrait-il pas son équilibre en péril ? Peut-on résister à ce face-à-face sans issue ? Reflet trompeur, aveugle, l’image de soi n’est-elle pas mortifère ? Entre 1927 et 1937 l’Autrichien Edmund Kalb a tracé plus de douze cents autoportraits construits sur un schéma obsessionnel : visage allongé, presque triangulaire, mèche de cheveux rebelle, large front, yeux profondément marqués, presque creusés, nez long, menton en pointe (Dornbirn, Sammlung Edmund Kalb). Moins prolifique, la Finlandaise Helene Schjerfbeck n’a jamais cessé de se peindre pendant trente ans (Helsinki, musée de l’Atheneum). Chez l’un comme chez l’autre, le trait s’est fait de plus en schématique, Kalb tendant vers un crayonnage mécanique tracé par une main prisonnière d’un parcours trop connu, Schjerfbeck simplifiant, chassant la couleur, réduisant peu à peu les yeux, le nez, la bouche à de vagues contours, simples virgules au milieu d’un ovale. Kalb s’est d’emblée vu anéanti, la répétition signe cette fin qu’il a lue sur son visage. Il y a davantage de pathétique chez Schjerfbeck, sa jeunesse arbore les teintes de la vie qui bientôt s’uniformisent, se ternissent, le squelette affleure sous la peau jusqu’au jour où il ne reste que lui. L’autre qui est le même menace de se transformer en abîme, il révèle, il provoque l’autodestruction, la vidéaste Marina Abramovic, seule sujet de ses enregistrements, se filme jusqu’aux limites de sa résistance, dans des poses presque suicidaires, écrasée sous un poids qui l’empêche de respirer, renversée la tête en bas, perdue dans un cri qui lui arrache la gorge.
9Nous avons signalé, dans l’introduction, l’idée assez répandue selon laquelle le portrait aurait un aspect tragique parce qu’il porte la trace de ce qui n’est plus. Curieusement, cette insistance sur le passé empêche souvent de reconnaître qu’une photographie ou une toile évoquent moins le passé qu’elles n’annoncent ce qui va disparaître. Puisque certains artistes, en se représentant, anticipent leur mort, pourquoi ne prévoiraient-ils pas celle des autres ? La perte n’était-elle pas inscrite dans les exemples de sidération par la laideur que nous avons rencontrés ? Et les silhouettes de Celia Paul évoquées au précédent chapitre, celle en particulier que propose sa Study of my mother, ne sont-elles pas, précisément, en train de s’effacer ? S’il peut y avoir un doute à propos de ces œuvres, d’autres peintures, en revanche, portent la trace d’un deuil manifeste. Sans disgrâce ni tristesse les lèvres serrées, pâles, glacées, la peau jaunâtre, les paupières fatiguées, l’œil cerné de rouge, la pupille écarquillée montrent que Dürer, faisant le portrait de son père (Londres, National Gallery) en aperçoit déjà le cadavre. La Ginevra Benci de Léonard de Vinci (Washington, National Gallery) est une autre face mortifère dont le sang s’est entièrement retiré, elle a la rigidité implacable, la froideur d’un masque de cire, régulier, harmonieux, statufié.
10La question n’est pas pour nous de savoir si Dürer ou Vinci ont eu un pressentiment, s’ils ont cru, à tort ou à raison, que leur modèle allait disparaître. Simplement, dans une conjoncture qui nous échappe et n’a sans doute guère d’importance, ils ont eu en face d’eux une figure qui leur parlait de la mort. Certains artistes ont travaillé sans jamais se défaire de cette impression - ce fut probablement le cas de Munch. Chez Dürer ou Vinci, la sensation n’a pas duré et, ne faisant pas de psychologie, nous n’avons pas à nous demander si elle tenait à leur état d’esprit du moment ou à l’apparence du modèle, ce que nous retenons, par-delà les règles qu’imposait la période, par-delà l’art de la composition et du trait, est la très forte réaction qu’induit éventuellement le tête-à-tête du portraitiste avec celui qu’il doit représenter.
Plaisir du voir
11Infatuation, désir de se faire connaître, bonheur de se contempler, difficulté à trouver une personne acceptant de prendre la pose : l’autoportrait a des sources multiples, il ne vise pas toujours à masquer son auteur en le dévoilant et, dans un grand nombre de cas, ne comporte aucun signe de deuil. Proportionnellement, la pratique en est surtout féminine, ce qu’on ignore en général parce que les femmes accèdent rarement au statut d’artiste célèbre. Si la dynastie des Fontana est bien connue, on parle peu de Lavinia qui, à Bologne, au XVIe siècle, exécuta plusieurs fois son propre portrait. Ses raisons étaient simples ; d’abord, si elle avait cherché un modèle, elle aurait dû le payer elle-même et louer de surcroît les services d’un chaperon - car on ne l’aurait jamais laissée seule face à un corps dénudé. Mais surtout elle entendait réagir contre les membres de sa famille qui, s’ils l’avaient peinte, en auraient fait une heureuse mère ou une parfaite maîtresse de maison. Sa meilleure toile la montre la plume d’oie à la main, installée devant une pile de livres et une petite statue : représentation au sens où nous l’entendons, face au spectateur, mais aussi autopromotion, affirmation de ses capacités intellectuelles. L’expérience de Lavinia Fontana résume l’évolution, longue et encore obscure, de l’autoportrait féminin, elle nous rappelle que, jusqu’au XXe siècle, des générations de dessinatrices, n’ayant rien à attendre des hommes, ont cherché à manifester leur indépendance à travers la peinture.
12Se faire voir pour dire qu’on existe : l’autoportrait, comme toute figuration humaine, est ambivalent, nous l’avons d’abord vu rétracté, endeuillé, nous venons de l’observer sous un jour assertif et militant. L’affirmation de soi par l’image semble facilement arrogante quand elle est, chez Dürer (Madrid, Prado) ou Poussin (Louvre), mise en évidence de sa personne et de ses talents, exhibition sans timidité ni retenue. Poussin s’affiche comme artiste, saisi, dans l’instant, au beau milieu de son travail, il tient un pinceau à la main, les toiles encombrent l’espace derrière lui, des mèches rebelles laissent entendre qu’il n’a pas eu le loisir de se repeigner, son œil froid rappelle au visiteur que ses minutes sont précieuses, il s’affirme, il se pose en force entièrement tournée vers ce qu’il lui reste à produire. Dürer, en revanche, ne fait pas la moindre allusion à son métier, ses mains gantées, ses doigts croisés laisseraient croire qu’il n’exerce aucune profession, l’ordonnance de sa toile met en place un équilibre, une stabilité qui contrastent avec la fébrilité dont Poussin fait preuve ; une lumière égale, venue de l’avant, détache, sur un fond artificiellement sombre, le visage et le buste d’un homme jeune ; de la tête au bras droit replié, en passant par les épaules, s’esquisse un triangle qui repose fermement sur la base de la toile : le temps, ici, semble n’avoir aucune prise, une échappée sur un paysage calme et vide souligne cette impression de permanence, à l’abri de tout changement. Hâte d’un côté, tranquillité de l’autre : l’opposition ne saurait masquer une commune orientation vers l’avenir, les deux peintres ne se bornent pas à se représenter, ils interpellent le passant du regard, ils lui imposent l’évidence de leur détermination.
13Ostentasion et défi, emprise sur le moment et pari sur le futur : on croit apercevoir ici l’inverse du deuil que nous avions d’abord évoqué, mais confronter les artistes qui liraient la mort sur les visages à ceux qui y découvriraient la continuité de la vie reviendrait à établir une symétrie facile et sans profit : vie et mort sont tellement impliquées dans toute activité humaine que vouloir les débusquer toujours et partout est une entreprise complètement inutile. Dürer, Poussin, éclairent un instant de certitude, leurs toiles ne désignent que ce moment précis et le portrait de son père par Dürer nous a fait apercevoir, chez lui, une perspective très différente.
14Pour cerner les réactions immédiates, en quelque sorte « préprofessionnelles », d’un artiste face à une présence humaine, la sienne ou celle d’un autre, il faudrait être en mesure de l’observer tout au long de sa carrière. Entreprise difficilement concevable que Rembrandt, néanmoins, a rendue possible : pendant quarante ans, de vingt-trois ans à sa mort, il s’est peint ou dessiné plus d’une centaine de fois, réalisant une vaste galerie qui n’a sans doute pas d’équivalent dans l’histoire du portrait. Lorsque la National Gallery de Londres présenta, pendant l’été 1999, l’essentiel de ces œuvres, le public, relativement clairsemé pour une initiative de cette importance, ne cacha pas son désarroi : d’une pièce à l’autre, il est parfois malaisé de trouver un changement significatif ; provenant de la gauche, et hors cadre, une forte lumière pose un reflet jaune doré sur une partie du visage mais laisse dans l’obscurité l’autre moitié ; le vêtement, les cheveux, la coiffure quand il y en a une, sont traités en noir ou en brun foncé et se noient dans un arrière-plan ténébreux qui hésite entre le brun sombre et l’anthracite. Comment réagir face à cette continuité acharnée ? Jean Genet s’était posé la question et la réponse esquissée dans les deux très brefs essais qu’il a consacrés au peintre ne cache pas le trouble que Rembrandt provoque en lui : pourquoi ce jeune homme tenté par le faste et la gloire en arriva-t-il à peindre ce que Genet croit découvrir chez lui, l’effondrement, la pourriture de la chair ? L’explication se trouverait dans la mort de Saskia, à la fois catastrophe pour l’homme et libération pour le peintre. Il revient à des psychologues d’évaluer la pertinence d’un tel diagnostic mais ce report sur les toiles et les dessins d’informations biographiques ne concerne que de loin les œuvres elles-mêmes. Au lieu de chercher une « coupure », toujours artificielle, ne vaudrait-il pas mieux procéder différemment, oublier dates et références, « brouiller les cartes » pour considérer toutes les toiles comme les éléments d’un vaste ensemble dont la totalité compte davantage que les parties ?
15De ces autoportraits installés côte à côte se dégage très vite une première impression : on se trouve en présence de plusieurs individus. L’un d’eux, sans doute, a, quantitativement, davantage d’importance ; son masque le distingue nettement, sa figure est ronde, il a le front large, le nez fort, un menton court, des yeux creux et un soupçon de moustache, en somme rien de commun avec cet autre personnage dont la chevelure ébouriffée mange le haut du visage, ni avec cet homme à la joue lisse, au nez mince, aux yeux à fleur de peau ou avec celui-là qui arbore une légère barbe. Si nous avions jamais tenté d’explorer les notions de caractère personnel, d’identité à soi, si nous nous étions demandé jusqu’à quel point la ressemblance est fondatrice du portrait, l’œuvre de Rembrandt nous mettrait sérieusement dans l’embarras. Genet, cependant, affirmait à plusieurs reprises que les visages peints par Rembrandt sont très proches les uns des autres. Peu importe que le peintre lui ait servi de prétexte pour développer ses idées sur l’équivalence entre tous les humains, Genet n’a pas tort quand il perçoit, par delà les nombreuses différences que nous avons relevées, une certaine proximité entre les tableaux. Les hommes qu’ils représentent seraient-ils apparentés ? Appartiendraient-ils à l’un de ces groupes où le rituel, à la longue, uniformise les comportements ? Ou bien ne seraient-ce pas plutôt les choix de structure, de couleurs, de mise en scène opérés par Rembrandt qui, rapprochant cent figures disparates, créent entre elles une affinité aussi forte que malaisée à définir ?
16Nous reviendrons sur la manière dont l’artiste traitait ses modèles mais chacun a présente en mémoire la Sortie du capitaine Frans Banning Coq et se rappelle que le port, l’attitude, le vêtement des bourgeois miliciens comptent autant que leur figure. La plupart des autoportraits du peintre se limitent, en revanche, à son visage et à une amorce d’épaules. Un trait particulièrement remarquable est qu’ils ne comportent pas de mains quand, nous allons le voir, Rembrandt prêtait une attention particulière aux doigts, à la main, au poignet de ses personnages. Sur sa toute dernière toile (Kenwood, The Iveagh Bequest), avec laquelle, exceptionnellement, le buste se prolonge jusqu’à la ceinture, des formes à peine esquissées font penser à une palette, à des pinceaux et à un tampon mais l’homme ne semble pas les tenir, ils sont davantage un symbole qu’un outil de travail. Rembrandt ne fait jamais allusion à son métier ni à quelque activité que ce soit, il est une présence, il se pose comme regard lançant un défi.
17L’éclairage, qui semble provenir d’une source extérieure à la toile, combine de manière éclatante des teintes jaunes, orangées, rouges et or, il a la chaleur, la vigueur d’un brillant soleil qu’on aurait canalisé vers une seule partie du tableau, laissant la nuit triompher sur le reste de la surface. Le très vif contraste opposant l’ombre au plein jour modèle le visage dont l’un des profils s’impose avec décision tandis que l’autre est noyé par l’obscurité, l’artiste paraît tout à la fois se livrer et se cacher, s’affirmer vigoureusement mais se tenir sur la réserve. Un conflit se dessine entre d’envahissantes teintes sombres, noirs, gris, bruns qui sourdent de l’arrière-plan et des rouges, des jaunes dorés projetés du dehors sur le tableau. Chromatiquement, la rencontre est audacieuse ; n’autorisant aucune transition subtile entre des couleurs aussi peu harmonisées elle canalise toute l’énergie du portrait sur le seul visage, lui-même pris, entraîné dans cet affrontement.
18Quel sens donner à une confrontation que Rembrandt n’a pas cessé de réactualiser ? Aucun document écrit ne nous en propose l’interprétation mais faut-il toujours s’accrocher à un texte pour suggérer une lecture ? Fait rare dans les Provinces-Unies de son époque, le peintre a consacré une bonne partie de son œuvre à la tradition chrétienne et s’y est personnellement impliqué, se représentant en Jérémie, en apôtre, en saint Paul. On admettra sans peine que l’éclairage, qui seul rend possible la vision, conditionne également la manière dont nous percevons ce qui nous entoure. Rembrandt, lorsqu’il peint des scènes religieuses, recourt à deux qualités de lumière différentes, l’une interne, rayonnante et froide, l’autre, sur les travaux où il se met en scène, extérieure, flamboyante et colorée. N’y aurait-il pas là (mais ce n’est qu’une hypothèse) un balancement entre l’illumination céleste, éblouissante, lointaine, désincarnée, et la chaude présence terrestre ? Sur tous ses portraits, y compris ceux qui dénotent la fatigue et peut-être le deuil, ou sur ceux qui accusent les rides, les couleurs demeurent jeunes et vives, on irait jusqu’à dire heureuses. Il serait trop facile de réduire le contraste au couple vie/mort, il y a là bien davantage que cette trop simple opposition, on croit y lire une provocation permanente, une affirmation qui n’a pas à être précisée, qui vise l’existence, le monde, l’entourage et soi également.
19À travers ses autoportraits, Rembrandt n’a jamais cessé tout à la fois de proclamer sa présence au monde et de se prendre comme sujet d’observation. Son exact contemporain, John Milton, a écrit des pages très denses sur l’œil, « lentille vivante », nœud vital de l’individu et « porte de toute sagesse ». Rembrandt partageait cet insatiable bonheur de la vision, il prenait un évident plaisir à révéler et à rendre sensibles d’infinies nuances de contours et de teintes. Déconcertés par l’exposition de la National Gallery, certains commentateurs ont cru découvrir dans les écarts entre des portraits contemporains, trop manifestes pour tenir du hasard, la trace d’une recherche sur les variations de la physionomie humaine. L’hypothèse est caractéristique de notre époque, elle se réfère implicitement au morphing, synthèse évolutive de plusieurs visages réalisée à l’ordinateur. De nombreuses physiognomonies ont été dessinées à l’époque classique, un Hollandais aurait pu s’y atteler au XVIIe siècle, mais l’étendue des valeurs expressives est très restreinte sur les autoportraits de Rembrandt, on serait bien en peine d’y reconnaître un système, alors qu’on devine, à travers ce perpétuel retour sur soi-même, la satisfaction de voir et de faire voir. A quelques mois de distance, en 1629, le peintre réalisait, en partant d’une pose et d’un cadrage identiques, des œuvres (Amsterdam, Rijksmuseum ; Munich, Pinacothèque) qui montrent incontestablement un seul individu mais le révèlent de manière différente. Dans un cas (Amsterdam) la lumière venue de la gauche trouve un écho à droite, le visage, pourtant noyé d’ombre, est mis en évidence par les deux taches colorées qui le cernent. Dans l’autre, en revanche (Munich), la lumière, diffuse, légère, auréole la face qui se détache parce que, sur elle, l’éclairage est renforcé. Le dessin, ou si l’on préfère l’expression ne varie pas, un catalogue ferait nécessairement de l’un des tableaux une répétition de l’autre. Ils se ressemblent en effet, tout en étant radicalement divergents, l’observateur qui va de l’un à l’autre est saisi par leur proximité et leur éloignement. N’arrive-t-on pas ici à la source du bonheur intarissable que Rembrandt trouvait à se peindre : il se percevait et se montrait chaque fois autre. Savoir si, dans son être intime, il avait le sentiment de changer est une question vaine, ses humeurs nous resteront toujours inconnues. En revanche imaginer le contentement qu’il éprouvait quand, par une série de variations, il rendait le semblable différent, n’exige pas un grand effort. Les deux toiles de 1629 montrent une chevelure ébouriffée, un peu folle où des cheveux, s’échappant en tous sens, sont transformés en fils d’or par la lumière ; mais, sur l’une d’elles (Munich), le peintre a gratté une partie de la coiffure, dégageant ainsi une mince zone plus claire, mèche, reflet, trace du peigne, rien en fait qu’on parvienne à nommer, simple écart dans la reprise d’une même toison : cent détails, tous infimes, séparent les deux œuvres, sans modifier ni leur architecture, ni la figure qu’elles portent.
20Découvrir, en la créant, une inépuisable nouveauté : le regard de Rembrandt ne connaît aucune lassitude et les yeux sont le point fort de ses portraits, il ne cesse d’inventer des manières originales de les faire vivre. Quand le bord de son béret lui cache en partie le visage (Indianapolis, Museum of art) son œil qui n’est plus, comme à l’ordinaire, pris dans le faisceau lumineux, continue à briller, minuscule tache au sein de l’ombre. De toile en toile ses yeux se plissent, sourient, s’étonnent, demeurent impassibles, ils sont parfois soulignés d’un cerne vigoureux par les paupières, ou bien ce sont des cercles foncés que réveillent un reflet argent, ou encore de noires pupilles baignées de la lumière. Et tous, largement ouverts ou un peu clignotants, fixent le visiteur : les autoportraits de Rembrandt ne constatent pas, ils affirment, ils répètent de cent manières que le peintre a choisi de se manifester et que là se trouve le sens de ses tableaux.
Corps étrangers
21L’œuvre de Rembrandt est tellement exceptionnelle qu’elle nous a imposé un long détour. Rappelons notre point de départ (qui risque de s’être estompé) : nous nous interrogions sur l’attitude du peintre, telle que la dévoile son travail, face à des corps qu’il observe et dont il doit tirer des effets plastiques. Nous avions noté, chez certains artistes, un sens du tragique et du deuil inscrit sur les visages, le leur ou celui de leurs modèles, et nous avions souligné à quel point, dans certains cas, l’autoportrait se révèle mortifère. L’existence d’Edmund Kalb s’est écoulée dans la fixation maniaque d’une permanence qui était celle d’un anéantissement déjà réalisé, Helene Schjerfbeck a suivi pas à pas la lente dégradation de sa physionomie et leurs trajectoires suggèrent que le dévoilement d’une mort qu’on lit sur sa personne, opération probablement douloureuse, s’opère dans une parfaite continuité. Il est moins facile de qualifier l’expérience de Rembrandt car, si elle n’ignore pas le passage du temps et le poids de l’âge, elle ne concerne spécifiquement ni la vie ni la non-mort, mais la mise en œuvre de la figuration. C’était là, sans doute, ce qui troublait les visiteurs à l’exposition de la National Gallery, ils ne savaient comment aborder une œuvre qui n’a qu’un thème, ne raconte pas, se pose avant tout comme peinture et, au lieu d’exprimer, s’attache à construire la visibilité du peintre.
22Rembrandt se sépare encore des artistes que nous venons de citer par son ouverture sur la société de son temps, l’autoportrait n’est pas chez lui une monomanie, il constitue moins du dixième de son œuvre, moins de la moitié de ses portraits. La satisfaction qu’éprouve l’artiste à répéter sa propre silhouette en la métamorphosant s’étend à son entourage, à sa femme, Saskia, à son fils Titus, à Hendrickje, compagne de ses dernières années. Rembrandt, toutefois, n’observe pas ses modèles de la façon dont il s’étudie : s’il est un visage, et dans ce visage un regard, les autres sont pour lui des corps, il les considère à distance, il en prend une vue générale. En parlant de l’éclairage déployé sur les autoportraits de Rembrandt j’ai évité l’expression « clair-obscur », non pas pour me débarrasser d’un des lieux communs qui encombrent les histoires de l’art, mais parce que la formule ne conviendrait pas : si Rembrandt utilise bien ombre et clarté quand il se représente, il les met en conflit et crée une lumière à l’éclat fort, chaleureux, dont on serait tenté de dire qu’elle détache l’artiste de la toile. Le rayon lumineux qui se pose sur les autres modèles est moins intense, il s’agit d’une lumière fraîche aux reflets verts ou gris qui touche les sujets mais ne les enveloppe pas et les oppose franchement à un arrière-plan complètement sombre.
23Rembrandt promène à travers son époque une lanterne qu’il arrête sur certaines personnes, l’intervalle qu’il établit entre son modèle et lui n’est pas une marque d’indifférence, il souligne seulement l’extériorité d’individus qu’il perçoit du dehors, qu’il observe dans leur intégralité et qui, très souvent, se trouvent pris dans une action ou reliés à des objets clairement désignés : Frans Banning Cocq promène sa compagnie, le docteur Tulp et le docteur Deijman découpent des cadavres, on apporte une coupe à Saskia peinte en Artémise (Madrid, Prado), on lave les pieds d’Hcndrickje posant en Bethsabéée (Louvre), Saskia en Flore (Saint-Pétersbourg, Ermitage) déploie tous les symboles du printemps, d’autres sujets exhibent les signes de leurs fonctions, armes, outils, instruments domestiques.
24Le corps est une position dans l’espace, une mise en œuvre de gestes, de mouvements, de signaux et le fait de considérer les modèles dans leur ensemble, en pleine activité, rejaillit sur la manière dont ils sont figurés, leur attitude devient aussi importante que leur physionomie. La grossesse de Saskia-Flore vaut pour toute sa personne, la rondeur de son ventre, la main avec laquelle elle le caresse, l’inclinaison du buste éclipsent les autres aspects du tableau. Hendrijcke-Bethsabée s’appuie légèrement sur un bras, laisse tomber ses épaules et son ventre, penche la tête, sa silhouette pâle, un peu forte, détendue, parle de fatigue, de repos, d’attente, d’instants où toute la personne se relâche, tandis qu’Hendrijcke en Jeune fille se baignant dans un ruisseau (Londres, National Gallery), jambes droites, bras repliés, face attentive, se raidit pour entrer dans l’eau. Les corps disent la manière dont est vécu un moment, ils sont enfermés dans le temps, leurs visages se plient eux aussi à l’immédiat et, pris par l’action, ignorent le monde extérieur. Saskia-Flore est l’une des rares personnes à se tourner vers les passants - et encore faut-il, pour s’en apercevoir, scruter la toile avec attention car, observée de loin, elle semble viser le bord du cadre. Le regard des autres modèles échappe au visiteur, leurs yeux, parfois, sont une pointe obscure, mince tache noire qu’identifie leur position entre le front et le nez. Il leur arrive également, et c’est le cas en particulier avec Saskia, d’atteindre à une surprenante fixité, avec leurs pupilles parfaitement rondes et immobiles entourées de paupières minutieusement sculptées. Ou bien ils se creusent, cratères étranges, trous ombrés au fond desquels se noie la pupille.
25Rembrandt, tous ses autoportraits le proclament, regarde avec enthousiasme et il voit des corps vivants dont le port, la pose, les manières le passionnent, il observe leur posture, leur manière d’avancer, de tourner la tête, de soutenir leur buste. Avant tout, il s’arrête sur les mains. Des doigts longs, minces, effilés se posent sur une poitrine, un sein, un bouquet, leur finesse, leur rétraction à peine sensible évoquent le plaisir de palper, une sorte de léger frémissement au contact d’une personne, au toucher d’un objet résistant tandis que des doigts crispés, taillés à l’emporte-pièce, traités à coups de brosse désignent l’effort, la tension du bras, le raidissement de toute la personne.
26Un lieu commun à la mode veut que le portrait « regarde » son public. Plus suggestive que théoriquement fondée, cette figure de style présume qu’un portrait est avant tout un visage, défini par ses yeux, et que le visiteur, s’il prête intérêt au tableau, projette sur lui sa propre curiosité. Et l’on devine, en amont, quelques banalités sur la face humaine, « miroir de l’âme », « véritable essence de l’homme », « intelligibilité même ». On construit donc, si l’on s’inscrit dans cette perspective, un sujet observateur qui va d’abord au point focal, au regard, puis, dans l’illusion d’une attention réciproque, parcourt le reste de la toile. Au premier chapitre déjà la notion d’éclipse du regard, élaborée à partir des « yeux » de Picasso et des toiles d’Hammershøi, nous avait conduit à nous interroger sur le rôle du visage dans le portrait. L’œuvre de Rembrandt rend définitivement problématiques et la primauté attribuée à la face et le soi-disant échange subjectif du spectateur avec le modèle, elle oblige d’abord à s’interroger sur l’importance de la tête dans la représentation humaine, à élargir l’enquête vers d’autres artistes et à reconnaître que nombre d’entre eux ont été sensibles avant tout à la silhouette des personnages qu’ils dessinaient, à leur allure, au maintien de leur corps, au mouvement de leurs bras. Toulouse-Lautrec se méfiait du petit détail, du pincement de lèvres, des rides, du sourire qui accaparent l’attention du visiteur et lui cachent l’individu qu’il devrait regarder, il estimait qu’un tassement du dos, un haussement de l’épaule, un recul du bras suffisaient au contraire pour mettre en évidence l’âge, le doute, l’énergie, il considérait qu’une tête ment d’autant mieux qu’on s’est attaché à la peigner, à en effacer les moindres traces de fatigue ou de vieillissement, mais qu’on ignore son dos, qu’on ne sait pas à quel point il est traître. Degas, lui, était sensible aux gestes et aux signes du corps. Son portrait de Monsieur et madame Morbilli (Boston, Museum of fine arts) est une représentation, au plein sens que nous donnons à ce mot, l’homme et la femme s’adressent ostensiblement au visiteur, mais l’effet-regard passe au second plan, altéré qu’il est par le déhanchement des bustes, l’avancée d’un genou, et surtout la gestuelle de mains qui caressent une épaule, soutiennent une tête ou pendent avec nonchalance. Un survol rapide de la figuration humaine chez Degas tend à opposer les corps sans visage, jockeys, danseuses, blanchisseuses aux représentations ; voici que les Morbilli contraignent à envisager une autre division selon que l’accent porte sur la figure ou sur l’attitude générale, sur la tenue, sur la mobilité du corps. Et cette autre distribution convie à interroger toute une série de portraitistes modernes, Kisling, Modigliani, Morandi, Soutine pour ne citer que quelques noms.
27Quand un modèle détourne la tête, quand son attention se porte sur ce qu’il est en train d’accomplir, autrement dit quand le peintre nous entraîne vers ce que nous avons appelé une « présentation », le visage perd de son importance au profit d’autres parties du corps, des genoux, des épaules, des seins, des mains, des pieds. Rembrandt, ici encore, oblige à reconsidérer l’importance capitale prêtée aux yeux : rude, fort, presque brutal, à peine dessiné, martelé en teintes vivement contrastées, entamé par un violent trait de brosse, le poing serré d’Hendrickje est, tout autant que sa physionomie, un aspect de sa personne. Contre une habitude passivement reconduite qui confond l’individu avec sa face le fragment relance la question du portrait. Quand Norman Russell photographie deux doigts d’un de ses amis posés sur son genou, il mise à la fois sur les plis de la peau, signes équivoques, marques peut-être de l’âge ou de la fatigue et, sur un effet d’échelle qui apparente les doigts à des jambes, les articulations à des genoux ; indécise, la figure qu’il propose récuse aussi bien la prééminence attribuée à l’expression faciale que le soi-disant échange de regards entre le visiteur et le tableau.
28Étranges, énigmatiques, ces doigts soulignent brutalement l’extranéité des corps à laquelle Rembrandt n’a cessé de nous confronter. Le privilège du visage incite au psychologisme, dérivation sur le tableau de vagues sentiments éprouvés par l’observateur. Les membres ne se prêtent pas à un tel glissement ; sans doute appartiennent-ils au modèle et en désignent-ils certains caractères, mais personne ne croira qu’ils suffisent à le cerner ou à le définir. Parcellisé ou vu en pied le sujet est toujours aperçu du dehors, à une distance et dans une position de retrait que l’effacement du visage rend particulièrement sensible mais ne crée pas. Confronté à une présence qui ne le laisse pas complètement indifférent, le peintre a le privilège, nous y avons suffisamment insisté, de régler mise en scène et mise en cadre, il saisit quelques aspects d’un corps qui cependant lui échappe, qui se tient comme en arrière de lui-même. S’il se contente du masque de son client il satisfera ce dernier à peu de frais. S’il est ambitieux il tentera non d’aller au-delà des apparences mais de traiter ce qu’il voit en thème pictural et d’en tirer une image qui n’aura pas d’autre consistance que celle de la toile, du dessin et des couleurs. L’esthétique du portrait est cet équilibre aléatoire entre le face-à-face avec une personne vivante et la création, avec presque rien, crayon, pinceaux, papier ou toile, d’une allusion au modèle où se laisse voir la profonde extériorité de celui-ci.
Le modèle, encore
29Essayant, dans ce chapitre, de prendre en compte l’implication, à travers la pose, de deux corps, celui du modèle et celui de l’artiste nous sommes partis de l’autoportrait, transcription extérieure d’une corporalité vécue. Les toiles de Rembrandt instaurent une profonde distance entre la présentation de soi-même et la mise en figure des autres, le peintre, quand il se prend pour thème de son travail, se voit de loin, la silhouette qu’il trace lui devient étrangère, et pourtant il la singularise, lui interdit ce mouvement qui donne leur vie à ses personnages, en dissimule les membres mais lui concède une affirmation du regard à laquelle n’ont pas droit la plupart de ses sujets.
30Rembrandt accentue l’écart entre la présence physique, attribut des autres, et l’évidence de son propre visage, sa conception de l’autoportrait est à ce point radicale qu’il serait nécessaire de la mettre en balance avec des expériences différentes, mais peu d’artistes ont mis autant de persévérance à se peindre. Picasso a eu lui aussi sa période d’autoportraits qu’il a poursuivie jusque vers la trentaine, avant de s’en écarter presque totalement. Il n’a certes jamais renoncé aux scènes d’atelier, mais faire de ces images des autoportraits serait abusif, l’homme qu’on y voit, au travail ou au repos, n’a pas d’identité, il est le peintre, le sculpteur. Toutefois, nous l’avons noté à propos de Matisse, le fait, pour un artiste, de se montrer à l’œuvre implique bien un retour sur sa propre pratique, Picasso, d’un côté à travers ses autoportraits, d’un autre côté par ses scènes d’atelier, engage une recherche qui, sans rappeler celle de Rembrandt, pose des questions identiques sur la représentation de soi et des autres.
31Les esquisses ou les toiles de Matisse interrogent la relation professionnelle d’un exécutant aux personnes qui se tiennent en face de lui. Celles de Picasso, brutales, directes, concernent des rapports physiques, elles ne cachent ni le caractère insolite de la pose, allégeance d’un corps à un autre corps, ni l’érotisme qui accompagne un dévoilement. Le Peintre et son modèle (Paris, Musée Picasso) en témoigne sans retenue. Picasso en a jeté le schéma au crayon, puis il a terminé le modèle, laissant au contraire à l’état de projet l’esquisse du peintre. La jeune femme achève de se déshabiller, sa robe tombe au-dessous du pubis, elle est une anatomie féminine, clairement sexuée, qui s’ouvre aux regards. Le peintre, cependant, ne peut la voir, ses yeux se fixent ailleurs, ses proportions ne correspondent pas à celles de la femme, il est exclu de la partie peinte, comme si la dissociation était évidente entre l’émoi que provoque, de prime abord, la nudité, et la séance de travail qui va suivre. Évoquant des rapports intimes entre l’artiste et le modèle, nombre de gravures ou dessins de Picasso leur confèrent une tonalité profondément affectueuse, la jeune femme de Sculpteur au repos avec son modèle (Paris, Bibliothèque nationale) est allongée, nue, sa tête repose sur les genoux du sculpteur qui lui caresse la joue. L’artiste ne laisse place à aucune ambiguïté, il affiche aussi bien le désir que le métier, ne cache rien des réactions qu’entraîne la présence d’une chair dévoilée et cette approche directe invite à faire retour vers Rembrandt. Les réactions profondes du Hollandais nous échappent, d’abord parce qu’afficher un lien physique, comme le fera Picasso, était interdit dans son milieu, ensuite parce que trois siècles d’écart nous empêchent d’évaluer ce qui, alors, était tenu pour voluptueux. Tentons de nous replacer dans la perspective qui était celle des Provinces-Unies au XVIIe siècle : les figures de Saskia ou d’Hendrickje, femmes épanouies et, avouons-le, à nos yeux un peu fortes, laissent entrevoir un érotisme discret doublé d’une évidente tendresse. Affection ou désir interviennent de manière nécessairement sélective, Rembrandt ou Picasso se sont montrés indifférents à un grand nombre de ceux qui traversaient leur atelier, certaines présences, celle par exemple de Frans Banning Cocq et de son escouade, n’ont guère dû les troubler, l’investissement sentimental ou érotique n’est qu’un aspect, celui-là particulièrement marqué, de la relation physique qui s’instaure entre le peintre et le modèle. Les séances de pose, telles que les dessine Picasso, mettent en présence deux corps dont l’un, institutionnellement, domine l’autre, elles prennent souvent une tournure sensuelle, mais elles sont également des scènes imaginaires dont le caractère fictionnel est souligné par des attributs mythologiques ou des citations de tableaux célèbres. La démarche de Picasso est ainsi presque théorique, elle oblige à soupçonner, dans chaque portrait, la trace d’un saisissement physique, tout en rappelant qu’une image n’est qu’une image, un exercice tendant à dominer et à réorganiser des formes.
32Essayant de montrer, au début de cet essai, le caractère élusif de l’idée même de portrait, nous avons suivi Picasso dans sa contestation du modèle représentatif. Le peintre, cependant, n’a jamais abandonné la figuration. Deux huiles contemporaines, réunies au Musée Picasso de Paris, Portrait d’Olga dans un fauteuil et Femme dans un fauteuil rouge illustrent le passage d’une silhouette humaine à sa transposition cubiste, le fauteuil, le bras, la tête, la robe d’Olga Kokhlova laissent prévoir, sur la première œuvre, la distribution des rectangles, des droites et des cercles qui donneront son architecture à la seconde. L’évolution des autoportraits de l’artiste, dans la première décennie du siècle, suit un parcours identique. Si L’Autoportrait bleu de 1901 (Musée Picasso) impose, sur un fond bleu métallique, un polygone noir et un ovale blanc, ce dernier porte encore les indices de ce qu’on interprète, d’habitude, comme un visage. Les lignes, ensuite, se géométrisent, la forme d’un visage y est bien esquissée mais les yeux se changent en taches noires entourées d’amandes, les sourcils en arcs de cercle, les nez en triangles, Picasso se métamorphose au moment où tout ce qui l’entoure lui suggère des assemblages de cubes, de triangles, de carrés, et néanmoins, fidèle à la tradition académique, il fait de son portrait d’Olga un exemple quasi scolastique de représentation.
33Dans la seconde décennie du siècle, tandis qu’il développe ses expériences géométrisantes, Picasso cesse d’utiliser le titre « autoportrait ». Tardivement, il reprend la désignation pour un dessin aux crayons de couleur (Tokyo, Fuji Télévision Gallery) : une forme verdâtre y rappelle ces crânes sommairement dessinés qu’on affiche sur les produits toxiques, le sommet est rond, le nez aplati, la mâchoire allongée, les orbites creuses avec, sur l’une d’elles, une tache rouge. On aurait du mal à ne pas reconnaître là une vision de mort et le peintre, en effet, va disparaître dans les mois qui suivent. Que l’autoportrait soit une menace, que l’artiste, à la fois, s’y expose et s’y dérobe, nous était déjà apparu. Une autre lecture ne se juxtapose-t-elle pas, néanmoins, à cette interprétation évidente, le peintre ne suggère-t-il pas qu’il se sent libre de considérer comme son image ce qui évoque son humeur ou ses préoccupations du moment, sans néanmoins le représenter ? Dans un registre voisin, Jean Michel Basquiat baptise autoportraits des esquisses de têtes extrêmement sommaires, fortement soulignées d’un gros trait noir, où se marquent des orbites creuses et des mâchoires carnassières, il ne s’agit évidemment pas de lui en personne mais peut-être de ses colères ou de sa rage ou de l’idée qu’il se fait de son squelette. Ne trouverait-on pas là, tout ensemble, une opération de camouflage dissimulant l’artiste derrière une parodie anonyme, et une tentative pour extérioriser une idée de soi, une façon de se ressentir au lieu de se voir ? Indifférente à la maîtrise technique, ou du moins à sa manifestation, la création contemporaine ne camoufle ni la dénégation ni la substitution, elle exhibe une ruse avec sa propre personne et avec celle des autres que les périodes antérieures ne rendaient pas évidente. Du XVe au XVIIIe siècle les artistes s’étaient pliés aux exigences, socialement définies, de la ressemblance et de la représentation, ils contournaient les règles sans les mettre en cause et, par là, cautionnaient l’idée qu’une effigie est tout simplement l’image d’une personne. Les bouleversements qui ont marqué la vie artistique depuis le XIXe siècle ont porté au premier plan le travail du peintre, ils ont révélé que l’art était création, non adaptation sans, néanmoins, libérer le portrait de son modèle.
34L’énigme du portrait réside sans doute là : prisonnière des normes édictées par son époque, soumise aux fantaisies de l’artiste, la personne qui pose instaure avec l’artiste une relation qui empêche de la considérer comme un objet quelconque.
35À partir du modèle s’instaurent plusieurs stratégies que Picasso – et c’est ce qui lui confère une place centrale dans toute réflexion sur le portrait – a mises en évidence. Le peintre n’a jamais renoncé à la figuration classique, son Portrait de Jacqueline (collection particulière) laisse deviner le masque de sa seconde épouse tout en écartant, par la légèreté du trait, par l’apparente hésitation sur le nez et sur les yeux, le soupçon d’une ressemblance, on est en présence d’un dessin qui se rapporte à une jeune femme mais s’affirme d’abord comme exercice œuvrant sur des masses, des écarts, des courbes, de l’espace et des densités. À elle seule, cette linogravure résume l’entreprise des véritables portraitistes qui ne se bornent pas à copier ce qu’ils voient, elle fait apparaître, par-delà le regard porté sur un visage, la recherche d’un assemblage inédit de lignes. Mais, ailleurs, Picasso érotise les rapports de l’artiste avec ses modèles, il évoque une complicité qui oscille du désir brutal à l’entente implicite, il oblige à envisager, en filigrane, une composante physique du portrait que le classicisme a souvent voilée. Attirance purement sexuelle ? Si les vues d’atelier de Picasso ou les portraits de Rembrandt le laissent supposer, Picasso ouvre encore une troisième voie, celle de la déconstruction. Le peintre n’a sans doute pas renoncé par hasard à se peindre au milieu des années dix, il a dû se sentir menacé, lui aussi, de parcellisation. L’emprise du peintre sur son modèle, la manière dont il l’empoigne, le façonne, le soumet au cadre et au décor nous était vite apparue mais, en comparant les scènes d’atelier et les « portraits » éclatés de Picasso, on entrevoit une envie différente, celle de la dévoration. Le modèle, sans doute, est manipulé, modifié, désiré, haï et dévoré parfois. Il n’en demeure pas moins indispensable. Il n’y aurait pas de portrait s’il n’y avait pas de sujet du tableau et ce sujet est un autre, même pour celui qui tente un autoportrait.
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