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III. Présentations, représentation

p. 85-116


Texte intégral

Ben considerando tutto quel che si fa in questa vita,
vi accorgerete che ognuno, senza saperlo, sta dipingendo questo mondo.
Léonard de Vinci

1L’énigme s’est-elle clarifiée ? Ou compliquée ? Le portrait procède des choix opérés par l’artiste, il répond à son désir de se mesurer à une personne, c’est-à-dire à une force vivante, et d’en créer une représentation originale, en rusant avec les contraintes et les limites que lui imposent les matériaux dont il se sert. Dans l’entreprise, la place stratégique revient au portraitiste qui maîtrise l’éclairage, règle les dispositions, la posture, le cadre propres à mettre en valeur son sujet et, choisissant l’arrière-plan, opte à son gré pour un décor flatteur ou un fond neutre. Ne trouve-t-on pas dans l’intention artistique une réponse possible à notre question concernant la singularité du portrait qui se définirait par la rencontre dissymétrique d’une demande et d’un projet ? Le portraitiste relève un défi, il construit une image non pas nécessairement de ce qu’est le modèle mais de la manière dont ses traits ont été saisis, pris dans un contexte, singularisés ou neutralisés par ce qui les encadre.

Figures, à l’infini

2Définir le portrait par référence à son créateur n’a rien d’original, la tradition en est même solidement établie, des peintres, des sculpteurs, des photographes sont universellement reconnus comme portraitistes, leur nom évoque des œuvres célèbres et un style, une manière de placer le modèle, de lui donner un entourage, de souligner tel ou tel de ses traits. Considérer l’opération comme une affaire, parfois âprement négociée, dont l’artiste tire les principaux bénéfices, risque de choquer et pourtant la comtesse d’Haussonville a bien sollicité Ingres, elle a obtenu d’être placée en évidence au centre de sa toile, mais elle a accepté la mise en scène qu’il lui imposait. Un portrait serait ainsi, tout simplement, l’ensemble des procédures grâce auxquelles un interprète exhibe, pose, face aux observateurs, l’effigie d’une personne qu’il connaît, et dont il s’inspire librement.

3Jusqu’ici, nous avons fait porter l’accent sur l’étrange rapport, en fait sur le conflit silencieux et parfois violent qui s’instaure entre l’artiste et son modèle. Ce commerce inégal correspond à la situation la plus simple, peut-être la plus banale, il n’a pas cours dans les nombreux cas où personne ne consent à poser, où le sujet est transitivé, voire absent. Lorsqu’un artiste prend sur le vif une scène banale au milieu de laquelle se détache un pompier, une lingère ou un promeneur, ne fait-il pas un portrait ? Le cuirassé blessé de Géricault, la bergère de Corot, l’homme à la houe de Millet sont peut-être moins artificiellement dépeints qu’un ministre dont on a effacé les rides. Même quand la composition est dessinée en studio, sans modèle, elle fait presque nécessairement appel à des souvenirs, elle inclut les traces de visages, d’attitudes, de gestes observés à d’autres moments : toute figure risque d’être un portrait. Sans que, d’ailleurs, une relation directe et vivante avec le modèle soit indispensable. Richard Lindner ne rencontra jamais Marcel Proust. Le jour où, tardivement, il décida de se consacrer à la peinture, après son installation définitive aux États-Unis, l’une de ses première huiles fut un portrait de Proust (New York, collection Elen et Max Palevsky), non pas l’un de ces visages ronds, symétriques et inexpressifs qui devinrent, par la suite, caractéristique des œuvres dues à Lindner, mais l’homme que le tableau de Jacques-Emile Blanche et de nombreuses photographies nous ont rendu familier. La toile n’est pas un « regard sur Proust » en ce sens qu’elle ne tente pas d’interpréter la physionomie de l’écrivain en soulignant tel ou tel de ses caractères. Il ne s’agit pas non plus d’une « lecture » de l’œuvre derrière l’auteur, tout ce qui, chez Blanche, évoquait le chroniqueur mondain est ici éliminé. Voici une effigie rigoureusement fidèle à la vulgate proustienne, un masque libéré de l’anecdote qu’on identifie au premier coup d’œil, qui a été exécuté longtemps après la mort de son sujet et n’en est pas moins un portrait.

4La tentative de Lindner n’a rien d’exceptionnel, Raffet, illustrateur de l’épopée impériale, n’avait pas connu Napoléon et la plupart de ceux qui ont popularisé les traits de Che Guevara n’avaient eu aucune occasion de le voir. Sur son huile, Lindner a tracé en diagonale une sorte de voile à peine palpable, une gaze analogue à un crêpe de deuil qui nous avertit que Proust est mort et nous dit également que ce tableau n’est pas authentique mais l’authenticité, entendue comme relation directe, sans médiation, entre une figuration et la personne qu’elle est censée mettre en scène n’est pas une condition indispensable pour qu’un tableau soit interprété comme étant un portrait. Par quoi l’observateur est-il frappé quand il regarde la toile de Lindner, par la signature, par le simulacre d’un visage dont il a vu l’image ailleurs, ou par le titre ? Réagirait-il différemment s’il n’y avait pas d’étiquette (cela me fait penser à Proust mais...), si on lui proposait un Proust peint de dos ou si l’on remplaçait l’écrivain par la pile de ses œuvres ?

5Le travail de Lindner traduit l’idée qu’il se fait d’une personne qui est pour lui un nom, une œuvre littéraire, une série de témoignages et de vignettes, c’est ainsi qu’il le « voit ». Avec ses deux Marilyn was here (New York, collection Elen et Max Palevsky et Metropolitan Museum of Art), exécutés cinq ans après la mort de Marilyn Monroe, la « vision » de Lindner rompt avec toute illusion de ressemblance, elle regroupe une silhouette totalement noire et vaguement féminine, des couleurs tendres, gaies, soyeuses, des accessoires vestimentaires et deux M majuscules, il y a là une impression, la suite des pensées qui traversaient l’esprit du peintre quand il se souvenait de l’actrice, ce qui peut-être signifiait : « sweet, sexy, frail, deathful ». Expression caractéristique de l’art contemporain ? Dans la forme peut-être mais non dans le principe, un peintre « classique » qui représentait Moïse, le Christ ou Jeanne d’Arc produisait lui aussi une chimère autour de deux ou trois éléments concrets qui n’avaient pas plus de consistance que ceux dont fait usage Lindner. La métaphore est l’un des outils dont nous disposons pour caractériser une personne, et si nous recourons volontiers à des comparaisons avec l’ombre, la lumière, le rayonnement, si nous parlons de force, d’élan, de douceur, pourquoi ne pas utiliser de telles notations pour réaliser un portrait ? Ou bien pourquoi ne pas se contenter d’un mouvement, d’un tic, d’une attitude ? Les Casseurs de cailloux de Courbet ont le visage caché par leur chapeau mais la toile n’en est pas moins un portrait, elle désigne les ouvriers par leur façon de travailler, par leur position et leurs gestes.

6Lindner s’est livré à une variation sur le « masque » de Proust et sa toile, en soulignant les limites d’une approche centrée sur le rapport de l’artiste au modèle, oblige à poser autrement la question du portrait. Léonard de Vinci, dans ses Dialogues romains, prétendait que « si vous considérez ce qui se passe dans la vie vous vous apercevrez que chacun, sans le savoir, est occupé à peindre le monde » soit en créant « de nouvelles formes et de nouvelles figures », soit en modifiant celles qui existent déjà. Léonard, en citant d’abord l’invention, prend à revers l’idée de ressemblance qui suppose un effort d’imitation. Si on ne le réduit pas à sa forme élémentaire de peinture reproduisant les traits d’un individu, le portrait fabrique son personnage. Envisageons-le dans une acception très large : tenter de décrire une personne dans une lettre, établir un rapport sur un subordonné ou un supérieur, rédiger un jugement, rendre compte d’une entrevue ou d’un incident sont autant de manières d’esquisser des portraits, le moindre commerce avec d’autres individus suppose à peu près inévitablement qu’on s’attache à les définir, c’est-à-dire à les dépeindre. Décrire et, en décrivant, tenter de faire entrevoir est l’une des routines de la vie quotidienne, les figures humaines, la nôtre et celle d’autrui, dessinées ou racontées, se multiplient ainsi à l’infini. Cet essai n’a pas pour objectif d’explorer les virtualités du portrait, il s’attache à l’esthétique de la figuration humaine, à ce qui fait que certaines images nous provoquent moins par la personne qu’elles exhibent que par leur façon de la traiter. Le bref rappel que nous venons d’esquisser n’était cependant pas inutile, il montre comment les portraits, peintures ou photographies, prennent naissance au sein d’un vaste circuit d’échanges, de défis, de répliques. C’est ce à quoi Léonard fait allusion quand, parlant de la peinture du monde, il associe création et reprise de formes antérieures héritées de la tradition. Le milieu social, s’il ne règle pas la production des œuvres d’art, n’en fixe pas moins les conditions dans lesquelles elles sont recevables.

Jeux de rôles

7Nous avons déjà fait allusion à l’investissement que beaucoup de personnes opèrent sur leur portrait, à la valeur sociale qu’elles attachent à leur propre image, mais nous l’avons fait de manière latérale, en soulignant combien ceux dont on emprunte les traits se sentent flattés. Bien que, à notre époque, les caméras fonctionnent automatiquement, bien qu’il soit tout à fait banal de photographier quelqu’un au coin d’une rue sans lui prêter la moindre attention, le sujet du cliché, pendant un instant, se sent ou se croit l’objet d’une attention personnelle qui le met en valeur. Nous avons noté également, en parlant de Rousseau, que cette effigie ne pouvait pas être réalisée de manière quelconque mais devait obéir à des règles bien définies. Les diatribes de Jean-Jacques contre Ramsey mettent en évidence la relation étroite que le sujet établit entre son portrait et le milieu dans lequel ce dernier va être diffusé et commenté : heureux d’abord qu’on lui demande de poser Rousseau s’irrite de ne pas avoir l’apparence de tout le monde et bien que les traits, le masque, au sens où nous nous servons ici de ce terme, lui appartiennent incontestablement, l’effigie qu’on lui présente est trop éloignée des modèles dont il a l’habitude pour qu’il puisse s’y reconnaître. Nombre de personnes qui autoriseraient volontiers un inconnu à les photographier ne supporteraient pas qu’on les prenne de dos, ou penchées, elles tiennent à ce que leur visage soit visible.

8À chaque époque, dans chaque formation sociale, la représentation est définie par un certain nombre de règles que les portraitistes respectent et qu’ils appliquent sans s’en rendre compte, tant elles leur semblent naturelles. Les normes en vigueur, celles qu’édictent théoriciens ou critiques et celles auxquelles obéissent les artistes, correspondent sans doute pour une large part à l’état du monde contemporain, elles dépendent des hiérarchies en vogue, des préjugés qui confèrent aux uns le droit de commander une effigie individuelle mais n’autorisent les autres qu’à se fondre dans un ensemble ; elles procèdent également des variations d’une psychologie ou d’une caractérologie alternativement sensibles, selon les époques, à ce qui apparente une personne aux membres de son groupe ou au contraire à ce qui l’en distingue. Mettre la représentation en rapport avec le contexte socio-historique dans lequel elle s’est développée ne va pourtant pas sans risque, la téléologie, l’idée que ceci – l’image – répond à cela – l’époque – simplifie à l’excès les problèmes et masque le fait que des aspects essentiels des phénomènes de mode, leur origine en particulier, nous échappent complètement. Il n’est pas inconsidéré d’établir un lien entre la vogue du portrait dans les Provinces-Unies durant le second tiers du XVIIe siècle et des phénomènes tels que l’affirmation de leur indépendance par chacune des sept provinces, la reconnaissance du libre arbitre, l’essor de compagnies maritimes financées par des marchands et l’enrichissement des hommes d’affaires. Mais comment est apparu cet engouement nouveau ? Pourquoi un Rembrandt, qui s’était formé à la composition de grandes « machines » historiques ou mythologiques que lui commandaient des corps constitués, les a-t-il abandonnées, après 1620, pour se consacrer à une clientèle privée ? Et pourquoi la vogue du portrait s’est-elle affirmée précisément dans le second quart du siècle, alors que l’équilibre économique semblait précaire et que la guerre menaçait ? Si nous comprenons sans peine ce qui garantissait la fortune de la représentation individuelle à une date relativement tardive, vers 1650, et si nous en tirons de précieux renseignements sur la vie en Hollande, nous ignorons d’où est venue l’impulsion initiale. Et par là même nous ne savons pas comment, où, dans quelles conditions a pris naissance ce style très particulier qui distingue les peintres hollandais pendant un siècle et demi – jusqu’à la disparition des Provinces-Unies. Un état du portrait, une fois qu’il s’est imposé et qu’il est devenu une forme normale, très largement admise, témoigne pour son époque. En revanche l’époque n’éclaire pas l’origine de cette forme particulière.

9Les portraits révèlent une moyenne et ceux que tourmente le désir d’être peints ou photographiés ont à l’esprit cette moyenne ; s’ils tiennent à être distingués, et demandent pour cela qu’on les montre en image, ils se réfèrent implicitement à ce à quoi ils sont habitués et adoptent spontanément la pose considérée, autour d’eux, comme la plus avantageuse. Un étonnant petit film conservé par la cinémathèque autrichienne illustre la manière dont les individus se conforment, de façon mécanique, aux normes en vigueur. Ce court métrage nous fait voir Guillaume II arrivant à Vienne, en novembre 1916, pour les obsèques de François-Joseph. L’héritier du trône, Charles Ier, est venu l’accueillir et une caméra, placée de telle manière que chaque empereur ait la même importance, enregistre leur rencontre. Charles Ier, novice dans sa fonction, ne pense pas qu’on le filme, il hésite, se balance sur un pied puis sur l’autre, cherche où placer ses bras ; Guillaume II a, en revanche, quelque vingt ans de figuration cinématographique derrière lui et, sans rien en laisser paraître, ne perd pas de vue l’opérateur ; il surgit brusquement à la porte du wagon, fait un saut élégant, donne une brève accolade à son vis-à-vis et recule aussitôt pour prendre place bien au centre du cadre : le moindre de ses gestes est si parfaitement réglé qu’on en tirera, si la nécessité s’en fait sentir, une image destinée au public.

10Les clients, dans leur majorité, rêvent d’une pose qui les avantage et qui respecte les lois du genre telles qu’elles se formulent à leur époque. Le portraitiste n’ignore rien de ces attentes, il sait qu’il lui faudra adopter un cadre, des attitudes, un décor que d’autres ont utilisés bien avant lui. Quelle marge d’invention lui reste-t-il, si du moins il tient à ce que son travail soit reconnu comme portrait, singulier, imprévu, choquant peut-être, néanmoins acceptable ? Ou, pour dire les choses autrement, quelle différence y a-t-il entre une œuvre de série et une composition originale lorsque toutes doivent obéir aux mêmes conventions ? Pour tenter de répondre, nous partirons d’une toile qui affiche sa soumission au goût du jour et nous verrons comment elle construit elle-même ses propres limitations. Le choix de ce tableau n’est pas, on le verra, complètement arbitraire mais il constitue un simple point de départ, nécessaire pour découvrir où et comment la répétition fait place à l’invention.

11Le Portrait de Grace Dalrymple Elliott (New York, Metropolitan Museum), dû à Gainsborough, est représentatif de ce qu’était la peinture anglaise à la fin du XVIIIe siècle. Les ruses classiques, telles que l’allongement de la silhouette destiné à amincir le personnage et à lui conférer une pose altière, ont été complétées par des stratagèmes moins immédiatement visibles. L’arrière-plan, traité de manière sobre et allusive, définit, à lui seul, un statut social ; à gauche se trouvent suggérés un ciel avec quelques nuages, quelques arbres, une étendue incertaine qui pourrait être une prairie ou une modeste colline ; à droite des lignes discrètes font penser à un bâtiment : campagne et ville associées rappellent ainsi, de manière subtile, l’idéal de vie des landlords. Le profil de Grace Dalrymple s’enlève sur ce fond sans relief, un trait ferme suit le contour de la robe, du châle porté au bras gauche, du chignon artistement échafaudé. Pourtant la couleur du vêtement, un jaune tirant sur le brun, s’associe parfaitement aux teintes sombres du décor : la jeune femme se trouve à la fois mise en évidence par la sûreté du contour et reliée étroitement à l’arrière-plan par la dominante jaune/gris/brun. En contrepoint de cette teinte peu flatteuse et sans gaieté les parties dévoilées, visage, épaules, décolleté et bras, traitées dans un blanc crème que rehausse une pointe de rose, paraissent à la fois délicates et raffinées. Grace Dalrymple a été construite de manière à suggérer l’élégance sans afféterie d’une aristocrate réservée mais sûre d’elle-même, son corps se porte en avant bien que ses pieds demeurent immobiles, elle relève hardiment la tête mais ses mains esquissent un léger mouvement de repli.

12Le traitement du visage mérite une particulière attention. Il contraste fortement avec le reste de la toile. D’abord avec le vêtement, dont les nombreux plis, souvent d’ailleurs de simples marques de pinceau, mettent en évidence la perfection d’une tête et d’un cou souverainement lisses. Mais la figure tranche également par rapport à la coloration dominante qui est assez sombre. Une observation minutieuse révèle que la face n’a pas de tracé, qu’elle se détache simplement, par sa pâleur, sur le gris/brun du fond. L’extraordinaire limpidité du visage s’explique ainsi : il lui manque une forme, il est un aplat que troublent à peine une bouche minuscule, la tache légère d’une narine, la double virgule du cil et du sourcil. Gainsborough a peint, ici, une caricature – mais une caricature flatteuse, une transposition lumineuse de formes qui, très probablement, rappelaient le profil de Grace Dalrymple tout en conférant au modèle une grâce diaphane.

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13Quentin de la Tour nous avait déjà mis en présence de cette élégance fluide typique des portraits du XVIIIe siècle d’où toute espèce de saillie, tout modelé ont été écartés, où les oreilles et les pommettes s’effacent, où le front, la joue et le menton composent une surface doucement uniforme. Entendue de la sorte, la peinture est un divertissement, elle ne cache pas sa visée idéalisante, ne dissimule pas l’artifice qui rend le personnage presque aérien. Le visage de Grace Dalrymple est un savant maquillage. Ou encore un masque de scène, et nombre d’indices viennent confirmer l’impression que tout, sur cette toile, n’est que jeu théâtral : l’arrière-plan est traité comme un décor symbolique, les gestes évoquent un mouvement sur place, esquissé mais contenu par l’étroitesse du plateau, le vêtement affecte les fantaisies d’une robe de comédie.

14Le mot représentation trouve ici son plein sens tout à la fois d’imitation et de monstration, il rappelle que ceux qui s’adressent à un peintre ou à un photographe ont le ferme désir d’être regardés. Soucieux d’obtenir une image qui puisse être exposée publiquement, ils ne formulent aucune objection contre l’emploi de schémas relativement uniformes qui ne les gênent pas puisqu’ils mettent en relief leur statut social et signent leur appartenance à une classe ou à une communauté. Diderot, dans son Essai sur la peinture, justifiait l’aspect nécessairement emblématique du portrait en rappelant que « dans la société, chaque ordre de citoyens a son caractère et son expression ; l’artisan, le noble, le roturier, l’homme de lettre, l’ecclésiastique, le magistrat, le militaire », et trois ans plus tard dans son Salon de 1769 il revenait sur la nécessité qu’il y avait à faire ressortir, pour toutes les personnes « le plus de leur condition qu’il est possible ».

15Le portrait a pour vocation d’exhiber et la peinture du XVIIIe siècle assume en effet, sans aucune restriction, son caractère scénique. Très tôt Hogarth met en œuvre un redoublement du portrait dans la comédie, il peint des spectacles privés organisés par des membres de l’aristocratie qui jouent les rôles fictifs exigés par la pièce tout en observant les conventions qu’impose leur rôle social, le parterre et le plateau se répondant ainsi en miroir. Ses portraits de famille ou de groupe, après lui ceux de Gainsborough et de Reynolds installent leurs sujets devant un décor emblématique et leur font interpréter leur propre personnage. La plupart des paysages que Gainsborough dispose en contrepoint de ses figures aristocratiques prennent l’allure de gigantesques toiles peintes, fonds d’ambiance encombrés de détails souvent contradictoires, au-devant desquels viennent se produire les landlords et leurs épouses. Il y a toujours une pointe d’ironie sur ses toiles, comme sur celles des autres portraitistes anglais ; un sourire au coin des lèvres, l’exubérance d’une coiffure ou d’un vêtement, la maladresse d’un geste viennent discrètement rappeler qu’on a cherché un effet de scène. Les continentaux, en revanche, soulignent le fait même de la représentation, les protagonistes de Watteau, de Nattier jouent d’un instrument, ceux de Goya, de David ont un mouvement du bras qui semble saluer le parterre et Longhi fait évoluer les siens devant une galerie de spectateurs. Deux œuvres résument cette fusion du portrait et du spectacle telle qu’elle se perpétuait encore au XIXe siècle. Avec sa Famille Schimmel-penninck (Amsterdam, Rijksmuseum), Prud’hon nous conduit dans l’intimité d’un grand bourgeois hollandais ; on est au jardin, mais on a mis des vêtements de cérémonie et chacun s’est composé un maintien, une physionomie, une gestuelle qui expriment son emploi dans cette comédie des parents idéals et des enfants comblés ; les bons sentiments que Greuze illustrait allégoriquement ont été transposés ici pour servir de masques aux quatre participants de la saynète. A cette version minimaliste on peut opposer une œuvre grandiose, le Sacre de Napoléon (Louvre) où David réunit plus de soixante figures individuelles enrégimentées pour un gigantesque happening politique.

16Écrits théoriques et œuvres picturales affichent, au XVIIIe siècle, une spectacularisation de l’image héritée des époques antérieures. Le travestissement, l’usage de costumes vaguement grecs ou romains, d’ornements de fantaisie, d’habits de théâtre ou de déguisements de carnaval remontent au XVe siècle, les militaires jusqu’au XVIIe siècle s’accoutrent de cuirasses métalliques qui n’ont plus cours même dans les revues, les souverains acceptent d’être représentés en guerriers ou en triomphateurs antiques et s’affublent de casques à cimier, de lances, de boucliers, l’empereur Léopold Ier de Habsbourg exige d’être montré en prince oriental ou, comme le fait également Gustave Adolphe de Suède, en poète coiffé de lauriers. Les tableaux de groupe, qu’ils concernent la cour ou la ville, s’organisent comme des parades collectives. Le Prévôt des marchands et les échevins de Paris, tels que les montre Philippe de Champaigne (Louvre), s’étant astreints à prendre une mine sévère, tendent le cou vers le public comme pour quêter une marque d’approbation et les confréries, les conseils, les cours de justice, les corps d’officiers qui font appel aux services d’un peintre attendent qu’on les fasse parader sur la toile.

17Poussin, quand il se glorifiait de pratiquer rarement le portrait et d’y être peu habile, reconduisait l’idée largement admise qu’il s’agissait là d’une besogne mercenaire exigeant plus de minutie que de talent. Le souci de représentation explique pour une bonne part ce dédain : les règles strictes imposées par l’usage semblaient bloquer le travail, imposer un travestissement systématique des visages, enfermer les modèles dans les sourires stéréotypés et les gestes de connivence. Le portrait fonctionnait comme une sémiologie avant la lettre, il illustrait le système de la mode et révélait d’abord aux parlementaires, aux financiers, aux marchands enrichis, plus tard aux banquiers, aux fonctionnaires portés par la faveur du pouvoir ou aux profiteurs du capitalisme ascendant quels vêtements, quelles attitudes eux-mêmes et leurs femmes devaient adopter pour tenir un rang dans la société.

L’ordre du paraître

18Comment alors expliquer que de très grands artistes se soient risqués dans une telle aventure ? Évoquer les difficultés matérielles ne suffit plus dès qu’il s’agit de Rembrandt ou de Velázquez, de Goya ou d’Ingres qui, devenus célèbres, continuèrent néanmoins à peindre leurs contemporains. Certains portraitistes ont pris plaisir au détournement d’intention, ils se sont joués de leurs modèles en ayant l’air de les flatter, leur ont imposé des attitudes étranges ou les ont noyés sous le décor. D’autres au contraire, Holbein, Frans Hais, Velázquez, Goya n’ont laissé sur leurs toiles aucune place à l’ironie. Réapparaît ici, sur un autre versant, l’énigme d’un portrait qui, malgré sa réputation de travail simple, bon pour des illustrateurs habiles et sans génie, n’a laissé indifférent à peu près aucun peintre. Les exigences très strictes de la représentation, pose solennelle, frontalité, mise en spectacle n’auraient-elles pas stimulé des artistes attachés à dépasser les règles en les appliquant strictement ? L’hypothèse à laquelle on voudrait maintenant s’attacher est que la théâtralité, l’ordre du paraître, dont beaucoup de dessinateurs ont pris prétexte pour s’enfermer dans l’agréable déclinaison de profils à peine discernables a, en revanche, imposé à quelques peintres un effort soutenu d’imagination et de renouvellement.

19Les portraits de Goya, étagés sur un demi-siècle, se plient parfaitement aux jeux de rôle qu’on a évoqués ici. Les personnages, même quand ils posent de trois quarts, regardent le visiteur droit dans les yeux ; parfois ils ont interrompu leur activité, cessé de lire, de travailler, de déchiffrer une partition, de faire courir leur chien pour manifester leur disponibilité, ils esquissent un mouvement, leur pied se porte en avant ou bien ils lèvent le bras dans un geste accueillant, ils s’affichent sous leur meilleur jour. Le peintre, en quelques occasions, est saisi par la laideur ou la rudesse d’une physionomie mais nous avons noté, en évoquant la Femme à l’éventail, son souci de rendre acceptable un visage ingrat, il n’y a jamais sur ses toiles d’allusion critique et tous ses modèles sont admis à parader. Le décor ne les menace pas, ne risque pas de les éclipser, il fait penser, rarement d’ailleurs, à une toile peinte proche de celles de Gainsborough, avec quelques arbres, un vague pré, une ombre de colline mais, en général, il s’agit d’un fond uniformément sombre sur lequel le profil s’enlève nettement et avec force. La renommée précoce de Goya, la faveur que lui témoignèrent tous les souverains espagnols et plusieurs grandes familles provinrent sans doute très largement de sa soumission à des formules convenues et de sa manière d’organiser, pour les groupes ou les individus, de gracieuses et valorisantes mises en scène.

20L’originalité du peintre tient à l’aisance avec laquelle il traverse les conventions sans jamais se répéter. Les postures, nous l’avons noté, ne varient pas. Elles supportent, néanmoins, de très fines nuances ; ainsi le bras, tendu au visiteur, est-il ouvert ou légèrement en retrait, hésitant ou porté haut, tour à tour timide, bienveillant, gauche, surpris, las, décidé. On a souvent parlé du sens psychologique aigu dont faisait preuve l’artiste mais, pour en décider, il faudrait établir une correspondance rigoureuse entre le caractère des modèles et leur silhouette, ce qui est évidemment exclu. D’autres interprètes notent une évolution qui répondrait aux changements historiques qu’a traversés l’Espagne, la politesse raffinée de l’ancien régime cédant la place à la brusquerie et à la désinvolture pendant les années de guerre, puis à un abord direct, abrupt même avec le capitalisme naissant. Cette lecture met bien en évidence la sensibilité de Goya qui, mieux que la plupart de ses contemporains, a perçu combien les attitudes individuelles étaient modifiées par les événements. Mais la caractérisation est trop sommaire, la désinvolture, par exemple, se marque ici par un poing sur la hanche, là par une main passée sous le gilet, ailleurs par des doigts mollement fermés ou par un poignet abandonné sur un bras de fauteuil et s’il est vrai que cette sorte de relâchement était exclu avant 1800 les formes qu’il peut revêtir sont infiniment variées, chaque toile innove à partir, effectivement, d’un schéma emprunté à l’époque.

21Sur un arrière-plan sombre, noir, vert foncé, brun, Goya travaille une couleur dominante. Grâce aux portraits d’enfants, extrêmement populaires, tout le monde connaît bien ses costumes ou ses robes d’un rouge vif que l’opposition au noir fait éclater. Pourtant la rencontre du noir, du bleu foncé, du gris sombre ou du marron avec le noir est bien plus fréquente, le peintre semble se mettre au défi, se contraindre à suggérer des formes sans les tracer et en les noyant dans une teinte uniforme. Une redingote au col taupe fonce progressivement jusqu’à noyer ses pans dans un arrière-plan brun-rouge dont les reflets se laissent deviner là où pourrait se trouver le pantalon du modèle ; des dégradés insensibles, des ombres suggérées sur des fonds obscurs, des lignes noires traversant une plage anthracite auréolent des zones claires où apparaissent le visage seul ou toute une partie du corps. En apparence uniformes l’arrière-plan et les zones ombrées sont l’objet de minutieux ajustements colorés, de moirures, de rappels, d’allusions, Goya assortit ses teintes mais il les relève par un détail inattendu, par un ruban bleu, la doublure rouge vif d’un chapeau, un col blanc, un nœud rose qui tranchent sur une tonalité fondamentalement sombre.

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22La composition tire sa force des variations sur la couleur, Goya s’attache peu au trait, il ne cerne pas ses formes, seules les oppositions de teintes donnent au visiteur l’illusion d’une recherche de volume. Examinée de près, la touche apparaît plate et sommaire, le revers d’un habit, les boutons, les broderies d’un gilet sont à peine esquissés et il faut toute la vigueur, toute la minutie des associations et des contrastes pour amener l’œil à reconstituer ce qu’il ne perçoit pas et à transformer en silhouette une audacieuse combinaison colorée.

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23À la différence des corps, des vêtements et du cadre, les visages sont dessinés avec un soin extrême, l’antinomie est même très forte, sur bien des portraits, entre un vêtement traité en larges touches de pinceau appliquées l’une à côté de l’autre puis complété par des retouches qui ne se cachent pas, et une figure toute en nuances et en finesse d’où ont été effacées les traces de son élaboration. Si Goya ignore les ombres pour le reste de l’individu, il les utilise pour sculpter le visage. Une des marques singulières du peintre, qui le distingue de la majorité de ses contemporains, tient à ce qu’il donne à ses modèles une physionomie singulière. Redisons-le une fois encore, ce qui est en cause n’est pas la ressemblance, facile à saisir en atténuant les traits caractéristiques d’une personne aussi bien qu’en les soulignant, les artistes qui, nous l’avons vu, visaient une sorte de moyenne idéale savaient parfaitement restituer l’apparence de leurs clients. L’originalité de Goya ne tient pas à un degré supérieur de fidélité mais à la vigueur avec laquelle il individualise ses portraits. Ses yeux ne sont jamais ternes ou éteints, il les cerne d’une paupière légère, les souligne à peine d’une esquisse de gris, il marque leur pupille et s’il les fixe droit sur le visiteur, il leur impose un infime décalage en leur ajoutant une pointe de reflet argenté. L’acuité du regard est renforcée par le traitement des autres parties du visage, par la forme nette des fronts et des nez, par l’épaisseur de la bouche.

24L’effort de Goya pour élaborer, jusqu’à ses derniers jours, des physionomies originales est d’autant plus remarquable que, pendant les vingt dernières années de sa vie, dans les évocations historiques comme dans les scènes de genre ou les allégories (les Pinturas negras dont chacun connaît à tout le moins le Saturne) il s’ouvre à des expériences nouvelles qui mettent en cause la face humaine et ses facultés expressives. Cernant les figures brutalement d’un trait appuyé, écrasant les nez, creusant les orbites, plaquant des virgules et deux cercles noirs à la place des sourcils et des yeux, ouvrant de gigantesques bouches dévorantes, le peintre inaugure une mise en image qui, juxtaposant sans nuance les traînées de pinceau et traçant approximativement les contours, souligne la vanité de toute représentation - et introduit dans la peinture un bouleversement tel qu’il faudra un demi-siècle avant que d’autres artistes osent continuer sur cette voie. Or, dans les mêmes années, les portraits échappent à toute révision, si bien que Goya semble mener parallèlement deux activités contradictoires, sapant d’un côté et reconduisant de l’autre la tradition représentative.

25Quelques œuvres de la dernière période, le Saturne par exemple, évoquent un univers mythologique, mais beaucoup d’autres peintures s’attachent à la terre et à ses malheurs, ceux de la guerre comme ceux du quotidien ; la distorsion des figures, qui tend à les nier, à les noyer dans l’informe, est un aspect d’une destruction généralisée, d’un enfermement progressif dans la nuit. La sérénité qu’on lit sur les portraits va-t-elle à l’encontre de cette apothéose du pire ? Ne tient-elle pas davantage au fait qu’ils relèvent du faire semblant et du faire croire ? L’ordre du paraître ne demeurerait-il pas intact dans la mesure où il n’est rien d’autre qu’un spectacle ? L’hypothèse dont on fait état ici, en rapport avec l’idée de représentation, est que le peintre n’a pas cessé d’exhiber les masques parce qu’ils les tenait pour extérieurs au monde et à son destin tragique. Goya s’est très peu exprimé dans ces années qui ont été difficiles pour lui et d’ailleurs rien ne dit qu’il aurait voulu théoriser sa pratique, les suggestions que j’avance ne s’appuient donc sur aucune preuve, elles ne visent pas à expliquer le travail du peintre mais à rappeler la force d’un modèle représentatif auquel il s’était toujours conformé.

26Un indice, néanmoins, pourrait confirmer ce que j’avance : Goya semble tenir la spectacularisation comme allant de soi, il en fait un jeu théâtral qu’il organise de manière évidente et directe. Pensons à La Famille de Charles IV (Madrid, Prado) : l’arrière-plan figure un vague décor de toile peinte et, à gauche, une ouverture noyée d’ombre offre les apparences d’une coulisse ; la pièce est terminée, les acteurs viennent saluer, ils se sont pris par la main et se tiennent bien en rang, premiers rôles au milieu, comparses sur les côtés ; si le réseau de correspondances entre les physionomies, le traitement par petites touches des tissus, le balayage lumineux sont étonnants, rien ne vient justifier l’alignement des personnages, si ce n’est leur présence sur un plateau, face à leur public.

27La disposition théâtrale, devenue au temps de Goya une sorte d’évidence que personne ne songeait à modifier, avait longtemps posé problème aux artistes qui s’interrogeaient sur la meilleure façon d’assouplir et de rendre moins évidemment arbitraires leurs mises en scène. Les Ménines portent témoignage de cette recherche : Velázquez, grâce au miroir pendu sur le mur du fond, fait savoir aux curieux que ses personnages ne sourient pas dans le vide mais adressent leur salut au couple royal placé virtuellement en avant de la toile. Une lecture désormais canonique suggère que le tableau, incluant le visiteur dans l’échange des regards, fait de son œil le point à partir duquel l’œuvre se construit. Sans récuser ce commentaire on l’infléchira légèrement : le subterfuge dont il fait usage permet à Velázquez d’ordonnancer l’apparaître, il implique tout le groupe, c’est-à-dire un ensemble de portraits, dans une performance que motive la présence d’un témoin extérieur. Le peintre, d’ailleurs, en dehors de ses portraits, n’adopte pas une position frontale et n’organise pas ses toiles en fonction de l’observateur, Les Fileuses, Vénus au miroir sont au contraire orientées vers l’arrière-plan, Les Lances privilégient la rencontre, au centre de la toile, des deux chefs de guerre, le public n’est installé en position de vis-à-vis que lorsqu’il devient le spectateur privilégié d’une représentation.

28N’y aurait-il pas eu, dans l’évolution du portrait, des moments où les artistes, au lieu de considérer l’architecture du spectacle comme allant de soi, se seraient interrogés sur ses fondements et sa logique ? Sans en exagérer l’importance, signalons une coïncidence : dans la première moitié du XVIIe siècle, à côté de Velázquez, de nombreux artistes, Philippe de Champaigne, Rembrandt, Franz Hais s’ingénient à trouver des solutions pour rendre élégante la mise en scène de leurs modèles. Hais se détache ici par le côté paradoxal de son œuvre. Travaillant à peu près exclusivement sur commande et pour une clientèle étroite, il s’inscrit dans une lignée déjà longue d’artistes qui, modestement, offrent aux habitants d’Haarlem de les peindre en groupe ou séparément. À en croire les spécialistes, il se plierait même volontiers aux changements de mode : les différences criantes qui opposent ses Corporations d’archers, pleines d’exubérance et de couleurs, à la sévérité froide et noire des Régents tiendraient, nous dit-on, à un retournement de conjoncture après la période où, selon Descartes, les Provinces-Unies jouissaient de « toutes les commodités de la vie et de toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées ». Bref, parce qu’il était sensible à l’atmosphère du moment ou parce qu’il se pliait aux attentes de ses commanditaires, Hals ne faisait guère preuve d’originalité dans le choix de ses thèmes. En revanche peu d’artistes ont été à ce point soucieux de la scénarisation et, sans rien changer aux règles en vigueur, ont aussi profondément interrogé l’esthétique de la représentation humaine.

29En faisant exécuter son image une collectivité tente de resserrer les liens qui attachent ses membres les uns aux autres. Les portraitistes hollandais, sachant ce qu’on attendait d’eux, regroupaient étroitement leurs modèles et leur faisaient tourner un même regard vers l’extérieur. Hals, en revanche, fragmentait son cadre. Ses personnages s’exhibaient, réclamaient eux aussi que le visiteur les prenne en considération, mais ils n’étaient pas figés dans une posture identique. L’action semblait divisée dans le temps, certains avaient déjà pris la pose, d’autres en étaient encore à se préparer, la monstration à laquelle tous allaient prendre part n’était peut-être qu’une avant-première, ou bien c’étaient les derniers moments avant le lever du rideau. Comme il s’agissait de corps constitués, de guildes, de corporations à demi militaires, les costumes revêtaient un certain apparat et le peintre utilisait les vêtements pour sa scénographie, il créait des vagues avec les rabats et des parallèles avec les baudriers, faisait onduler les têtes et vaciller les mains. Frans Hals, et c’est probablement ce qui le distingue de ses contemporains, ne se contentait pas de mettre en vedette ses clients, se pliant à leur humeur, adoptant un ton joyeux avec les officiers arquebusiers, un mode sévère avec les régents d’hospices, il prenait résolument le parti de la théâtralisation.

30Les artistes hollandais étaient généralement d’excellents professionnels, les centaines de toiles qu’ils ont laissées montrent que leurs modèles étaient assurés de se retrouver jeunes, aimables et sympathiques. Hals ne se distinguait en rien de ses confrères, il était toujours bienveillant, cachait les rides, atténuait les irrégularités de la peau, gratifiait ses régents de traits apaisés. Et, dans un registre totalement convenu, il faisait preuve d’une liberté qui, de nouveau, le séparait de son époque. Sur des esquisses en couleurs claires il suggérait un modelé par adjonction de touches foncées. Avec une œuvre particulièrement forte comme Les Régents de l’hospice de Haarlem (Haarlem, musée Frans Hals) sa manière s’expose sans compromis. Un contraste violent entre des robes noires et des rabats ou des manches d’un blanc cru permet de travailler les figures en teintes fondues, sans ruptures apparentes. De loin les visages paraissent lisses mais trahissent une diversité d’autant plus étrange que les physionomies sont relativement uniformes. De près la touche se dévoile : des coup de brosse réguliers, en demi-cercles pour les rabats, parallèles sur les robes, laissent affleurer l’épaisseur de la pâte et donnent leur ampleur aux vêtements ; une touche angulaire, appuyée au départ puis allégée, fait onduler les cheveux et, débordant à peine sur la peau, brouille les limites, esquissant comme un tremblement de la joue ; un fin dégradé, soutenu par d’imperceptibles hachures, ménage sur les cinq visages, et chaque fois différemment, le passage d’un profil éclairé à un profil ombré.

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31Les exigences très strictes d’une clientèle habituée à voir dans la figuration une des formes de l’apparaître social n’ont jamais pesé sur Frans Hals dont le souci était de travailler la pâte comme épaisseur et les couleurs comme moyen de particulariser des objets ou des personnes à première vue indiscernables. Son entreprise était passablement éloignée de celle de Goya et si j’ai évoqué ici les deux artistes c’était non pas pour esquisser un inutile parallèle mais pour tenter de comprendre pourquoi de grands portraitistes ont accepté le jeu de la théâtralisation. Les circonstances les ont certainement influencés. La carrière d’Hals, telle que nous parvenons à la reconstruire, s’ouvre avec l’effigie d’un haut dignitaire ecclésiastique : un succès initial, dans une période où la mode du portrait se développait aux Provinces-Unies, a déterminé l’orientation de son existence. Goya s’est fait une réputation précoce avec des œuvres religieuses ou des scènes de genre mais, devenu célèbre, il n’a pas refusé de peindre l’entourage royal ou les notables, en se pliant à un système de représentation depuis longtemps établi. L’un comme l’autre ont trouvé dans le portrait une occasion de travailler la matière picturale et les solutions extrêmement différentes qu’ils ont adoptées restent, pour nous, la partie vivante de leur œuvre.

Effacements

32La sociologie du portrait se résume-t-elle aux stratégies de l’apparaître ? La manière dont la représentation humaine est apparue et s’est développée dans la sculpture puis la peinture occidentales, à partir du XIVe siècle, n’est pas encore clairement établie. On insiste cependant sur ces formes précoces que furent d’une part les statues funéraires, d’autre part l’image des donateurs introduite au bas de scènes religieuses et dans les deux cas l’objectif consistait bien à mettre en évidence, à rendre universellement visibles des personnalités remarquables par leurs titres, leur puissance ou leur générosité. N’y aurait-il en ce domaine aucune exception, la représentation serait-elle la loi du portrait ? Le Paul Léautaud d’Edmond Heuzé semble montrer le contraire. On verra bientôt pourquoi cette œuvre tout à fait mineure mérite une brève halte. Léautaud n’est pas planté devant le spectateur ; loin d’interpeller le public il s’écarte vers un lointain indéfini. Un effet, trop visible pour résulter d’une maladresse, exagère la saillie de ses lunettes et masque partiellement son œil ; il ne s’agit pas, cependant, de ce que nous avons nommé éclipse du regard, les traits du personnage ne nous sont pas cachés, on devine, sous le verre, un tracé noir, légèrement incurvé, qu’on lira comme un clignement de la paupière ou comme un effet de contre-jour et cette timidité de l’œil affirme une modestie que confirment une coiffure sans apprêt comme un ample vêtement où le corps a l’air de se perdre. Cette huile est dépourvue d’originalité, elle se borne à reprendre un schéma dont s’étaient servi Fragonard, Delacroix, Corot, Cézanne, Renoir et bien avant eux Holbein.

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33 L’Erasme d’Holbein (Louvre) concentre toute son attention sur ce qu’il est en train d’écrire et, baissant légèrement la tête vers son papier, il exclut toute complicité avec un éventuel visiteur. La structure close du tableau contribue à le séparer davantage encore du monde car, du visage aux deux mains, traité en couleurs claires sur un fond sombre, s’esquisse une diagonale que soulignent fortement le crayon dont se sert le philosophe et le triangle noir de son manteau : on se trouve ici aux antipodes de l’attitude ouverte que suppose la représentation. Les œuvres de Fragonard, de Delacroix et d’autres peintres auxquelles nous avons fait allusion présentent également, du dehors, sans impliquer le moindre échange avec l’extérieur, des personnes qui lisent, écrivent, méditent, rêvent ou font de la musique. Ne trouve-t-on pas là l’esquisse d’une image différente qui, au lieu d’impliquer le modèle dans une démarche à l’adresse du public, instaurerait une barrière entre le premier et le second ? Le contraste entre les deux attitudes, représentation d’un côté, mise à distance de l’autre, apparaît clairement dans l’œuvre d’Holbein. Les Ambassadeurs (Londres, National gallery) sont trop connus pour qu’on insiste sur le rapport direct et fort que ces deux diplomates entretiennent avec ceux qui les observent, prenons plutôt une œuvre moins fameuse, le Portrait de Dirck Tybis (Vienne, Kunsthistorische Museum) : le sujet, un négociant ou un banquier, a les yeux fixés sur le public, il tient un papier dont il souligne du doigt un passage pour faire ressortir l’importance de ses activités. Les marchands, les hommes de guerre, les personnages officiels peints par Holbein s’exposent, s’affirment, font valoir leur présence et leur détermination du geste et du regard, quand un Erasme s’absorbe complètement dans son travail. Il ne s’agit pas, notons-le au passage, d’un simple contraste entre une position frontale et un profil, Grace Darlymple ne regarde pas le visiteur dans les yeux mais tout le mouvement de son corps la porte vers l’avant, il y a des profils fuyants comme celui de Léautaud et des profils qui visent à impliquer l’observateur.

34Qu’Holbein en ait été conscient ou l’ait ignoré, son œuvre propose un dédoublement du portrait entre la représentation, volontariste, agissante, conçue pour faire naître un fantasme de dialogue, et la présentation avec laquelle le public en est réduit à contempler un acteur qui lui reste étranger. Or cette seconde formule a tenu une place limitée dans l’évolution de la peinture et n’a jamais concurrencé la formule représentative. Alors que la logique de la figuration humaine ne l’imposait nullement le portrait s’est développé comme une vaste série d’interpellations adressées par des simulacres à une audience potentielle. On a certainement remarqué que les personnages montrés de l’extérieur sont absorbés par leurs textes, leurs livres ou leurs rêves, fermés en quelque sorte au bruit et au mouvement du monde. Il est en revanche exceptionnel qu’on se trouve confronté à un ouvrier exerçant son métier, à un paysan penché sur sa terre, mais de telles absences n’ont rien de surprenant puisque la peinture a presque systématiquement ignoré le monde du travail. La photographie puis la vidéo ont élargi le champ du montrable, multiplié les investigations du côté de la vie quotidienne, de l’industrie, des conflits sociaux, sans pourtant mettre en question le primat de la représentation. On le constate en étudiant l’œuvre gigantesque d’Auguste Sander, ce photographe allemand qui s’était fixé pour tâche de dresser le panorama de la société du XXe siècle : le tour d’horizon est en effet prodigieusement vaste, il inclut des métiers généralement laissés de côté, mais il fait entrer ses modèles dans l’orbe de la représentation, les sujets renoncent à leurs occupations et se tournent vers la caméra comme s’il leur fallait se construire une attitude face à un possible observateur. Les clichés de Sander offrent un petit échantillon d’un comportement habituel chez les personnes photographiées, groupes familiaux, enfants, politiciens, sportifs, acteurs ou simples passants sollicitent, sans en avoir conscience, l’attention d’un vis-à-vis inconnu et tous les témoins convoqués par la télévision, pour les documentaires, reportages, interviews, « portraits » qui font l’essentiel du temps d’antenne prennent la position d’un interlocuteur s’adressant à son public.

35Photographie et télévision ont banalisé une mise en spectacle auparavant réservée aux rares personnes qui faisaient appel à un peintre, le petit écran assure un renouvellement infini de visages un jour connus de tous, le lendemain oubliés. Instrument relationnel entre les individus, outil indispensable à la publicité et au développement des échanges commerciaux l’effigie humaine n’a probablement jamais circulé aussi largement ni atteint un tel degré de présence obsédante. C’est en fonction de l’envahissement par la représentation qu’il convient d’envisager l’état actuel du portrait.

36Revenons pour cela à l’image de Léautaud. Le peintre a mis en valeur ce qui était pour lui l’ossature du visage : nez, menton, joue, front, oreille, autant d’éléments simples qui lui ont permis de bâtir un canevas facial. Sur un fond pâle il a esquissé à grands traits une silhouette bleu foncé ; appliquant le pigment, en bas à droite, il l’a étalé vers la gauche et vers le haut, le diluant progressivement au point de laisser apparaître, en haut à gauche, les traits de pinceau, puis il a souligné de teintes claires les différentes parties de la figure. Heuzé a bien croqué son modèle, mais il s’est avant tout intéressé à la rencontre de son bleu avec un beige presque blanc et au fort contraste opposant la surface lumineuse plaquée au centre de la toile à la tache sombre du bas. Avec cette œuvre plus que modeste se manifeste le désir d’expérimenter des gradations de couleurs en prenant appui sur un prétexte qui se trouve être un individu. Le peintre a tenu compte des grandes masses et du rapport entre les formes mais il s’en est servi pour raffiner son travail sur les tons et il se révèle ici encore suiviste, lointainement derrière Cézanne, au milieu de bon nombre de ses contemporains qui saisissent d’abord les lignes majeures d’un visage pour y trouver, sans les brouiller ni les exagérer, le point de départ d’une variation en termes colorés.

37Au premier chapitre nous avions, autour de Picasso, rencontré une exploration de ce en quoi consiste un visage, une dissection des traits qui le fondent et des limites à l’intérieur desquelles il est loisible de modifier, de distordre, d’entrecroiser ces caractères fondamentaux sans détruire leur relation à des figures humaines. En dépit de son allure destructrice l’entreprise maintenait, indépendamment de tout effort vers la ressemblance, la notion d’une originalité exclusive de la face humaine dont les yeux constituaient le signe ultime. Ce dont nous nous occupons maintenant est une autre démarche qui saisit, comme lieu d’ancrage, n’importe quelle saillie, une montagne, un fruit, une table ou un visage, en définit sommairement le schéma puis l’utilise comme support pour des recherches sur la touche et le trait. Cézanne, dans ses portraits, a essayé cette voie, tout en explorant d’ailleurs d’autres solutions, une des toiles qu’il acheva juste avant de mourir, son Portrait de Vallier (Paris, collection Paul Rosenberg) en offre une parfaite synthèse. Tracé en traits brefs, hachés, s’esquisse ce qui a indubitablement l’apparence d’une veste claire habitée par deux bras croisés et, au dessus, d’un chapeau jaune ; entre les deux, un triangle dont la pointe est tournée vers le bas suggère une face barbue mais les linéaments en demeurent incertains, il n’y a pas de bouche, à peine une saillie du nez et un point noir rappelant une pupille. Le regard du peintre s’est arrêté sur cette masse, il a jeté un schéma rapide du torse, du col, des bras, mais ce sont les nuances colorées qui, très vite, ont accaparé son attention, il a foncé une plage de l’arrière-plan en contraste avec les dominantes claires de la veste, il a décliné, du chapeau aux manches et à la main toute une gamme de jaunes. Talent mis à part, sa démarche, en l’occurrence, n’est pas fondamentalement distincte de celle d’Heuzé, elle saisit d’abord une apparence forte, un relief, un contraste, une matière, une présence qu’elle fixe à la toile, puis elle remodèle, suivant une logique purement intérieure à l’œuvre, cette première esquisse. Il ne s’agit ici, à aucun moment, de mettre en crise le portrait ni d’en questionner les fondements ou la validité. Cézanne, en d’autres occasions, s’est demandé comment traduire l’essentiel d’une physionomie mais, avec Vallier, il est allé tout à fait ailleurs, vers l’oubli du sujet, son effacement dans le travail du peintre.

38Cézanne aurait ainsi, sans le vouloir, annoncé l’éclipse du visage dans l’art contemporain. L’homme d’aujourd’hui, suivant un lieu commun qui a solidement pris racine dans la littérature critique, serait condamné à sa perte esthétique, voué au minimalisme, à l’aplatissement ou tout simplement à l’absence et les « grands récits », les théories globalisantes capables de tout expliquer en donnent les raisons. Le siècle, avec ses guerres, ses massacres, ses camps de concentration n’a-t-il pas totalement nié l’humain ? La « massification » n’a-t-elle pas noyé les individualités ? Les machines n’ont-elles pas vocation à remplacer puis à éliminer les travailleurs ? Avec des généralités de cette dimension, dont les prémisses ne sont jamais interrogées, on montre facilement que la défection des formes humaines dans l’art actuel est une conséquence indirecte, presque un reflet de la crise profonde d’une anthropologie originellement fondée à partir du sujet particulier et de son activité rationnelle.

39Que la notion de personne soit devenue, au XXe siècle, l’objet d’un long questionnement, que l’identité singulière se soit faite de plus en plus lointaine et vague paraît relativement évident. La nosographie en offre une curieuse illustration. Assez souvent des manifestations corporelles qu’on avait d’abord considérées comme mineures prennent, à un moment donné, un relief inattendu, on y voit les symptômes d’un mal jusqu’ici méconnu mais qui se trouve correspondre à une inquiétude propre à l’époque. Ainsi est apparue la prosognose, en d’autres termes la méconnaissance du visage, l’incapacité de certains malades à opérer une distinction entre une physionomie et une chose quelconque. On trouve dans les annales hospitalières nombre de cas identiques qui n’avaient jamais été pris en considération et c’est seulement au XXe siècle qu’on a réuni en un ensemble clinique un faisceau de troubles déjà bien connus : n’y a-t-il pas là un indice du fait que, de nos jours, la face et le corps se dérobent à l’observation ?

40Parce que la recherche philosophique se détourne du sujet singulier le portrait est-il nécessairement condamné à l’effacement du visage ? L’hypothèse avancée pour ce chapitre est que l’art ne reflète pas les inquiétudes de l’époque (inquiétudes au demeurant indéfinissables, sinon dans l’après-coup) mais s’adapte aux variations de la mode et à l’état du marché. Or, sur ce second plan, on doit admettre une évidence très simple : contrairement à l’impression que dégage la critique artistique, intéressée avant tout par ce qui tranche sur l’ordinaire, il n’y a pas de crise du portrait, grâce non seulement à la photographie et à la vidéo mais aussi grâce aux innombrables peintres ou dessinateurs, souvent très doués, qui répondent aux attentes d’une vaste clientèle. Les portraits se vendent, circulent, s’affichent, ils n’ont rien perdu de leur valeur dans les strates primaires de la communication, ceux qui impliquent familles, clientèles, affiliations et supposent une forte connivence entre les acteurs. L’art délaisse la représentation, ce qui ne signifie pas qu’il renonce au portrait.

41Préfaçant un recueil de photographies dues à Auguste Sander, Alfred Dôblin parlait du « laminage » (Walzen) que la société, et le passage du temps, font subir au visage. Passivité, érosion, uniformité, effacement : aucun des termes dont se sert Döblin pour désigner le retrait de la forme humaine n’a de quoi nous surprendre, nous les avons tous croisés en analysant le travail du portraitiste, son rapport aux normes qui régissent la peinture de son époque et l’emprise qu’il exerce sur son modèle ; la mise en image, toujours, simplifie, gomme, fusionne, enchaîne et, à cet égard, notre siècle n’a rien eu à inventer, les modalités seules le distinguent d’autres époques. Le portrait contemporain, quand il prétend fuir l’imitation et se libérer des recettes, tourne le dos à la représentation pour mieux ruser avec la présentation, il exclut la mise en scène, la frontalité, l’adresse directe au visiteur parce qu’il prend ses personnages de biais, les parcellise, les voile, les travestit. Utilisé comme matière le corps est saisi comme apparence – à la fois ce qui se présente à l’œil et ce qui est un leurre cachant, sous des dehors brouillés, une permanente incertitude. Masses ombrées aux limites flottantes, les silhouettes que peint Celia Paul hésitent ainsi entre l’évidence massive que leur assure un noir profond amarré au bas de la toile et la fragilité, la défaillance que suggère une ombre tremblante.

42Divisés, maquillés, exilés, isolés, les visages de la photographie et de la peinture n’en sont pas moins des objets stables, qu’on interroge dans leur présence et c’est bien davantage à travers les installations, systèmes par définition variables et éphémères, que se manifeste l’effacement du visage. Pour une exposition tenue à Londres, à l’automne 1999, Steve Mc Queen avait mis au point l’une de ses structures temporaires ; entrant dans une pièce sombre le visiteur ne percevait d’abord qu’un étroit faisceau lumineux allant du plancher au plafond, les murs étaient noirs et l’un d’eux avait les reflets d’une plaque de verre ; si le visiteur évitait cette paroi, il ne voyait rien ; s’il s’en approchait, il devinait un vague profil qui se précisait peu à peu jusqu’à devenir son image : le portrait était latent, ignoré par certains, esquissé par d’autres ou encore pleinement réalisé, il n’y avait rien d’autre que ce que chacun désirait trouver. À Edinburgh Caroline Rye a établi, dans l’été 1999, une vaste camera obscura, devant laquelle le modèle devait rester longtemps debout pour que s’inscrive, sur un papier photosensible, une image qui n’était qu’une trace de lui-même ; ici à nouveau le désir, et l’effort de patience qui l’accompagne, déterminaient le résultat, le cliché final trahissait une manière d’être, un placement dans l’espace, et un pari sur sa propre image.

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43Si nous étions parvenus à établir une définition du portrait, il est vraisemblable que nous n’arriverions pas à y faire entrer les profils confus de Caroline Rye mais nous n’avons trouvé aucun critère indiscutable. Les formes précaires des installations, les contours indécis des images fixes nous renvoient à un effet de duplication que nous ne cernons ni par son objet (quel serait le minimum indispensable pour qu’on soit en droit de baptiser portrait une certaine image ?) ni par sa technique. Le portrait, au point où nous en sommes, serait ce qu’une époque reconnaît pour tel, parfois représentation, mise en évidence d’un individu ou d’un groupe qui tiennent à ce qu’on les remarque, parfois présentation, allusion plus ou moins appuyée aux traces, aux marques qui désignent une personne. La modernité a élargi le champ des recherches, elle a en partie effacé les références trop voyantes aux formes du corps et aux traits du visage sans modifier la position du portraitiste contraint à prendre en considération la manière dont son époque pense la figure humaine.

44À cause, peut-être, de ses origines lointaines, ou à cause des usages politiques auxquels il a été soumis, le portrait est devenu précocement une représentation, mise en évidence théâtrale d’un individu ou d’un groupe et la plupart des artistes se sont ralliés à une formule qui satisfaisait leur clientèle. Certains, adoptant sans réserve les règles du spectacle, se sont efforcés d’en produire une version agréable et flatteuse, aussi charmante que prévisible. D’autres, indifférents aux contraintes qu’on leur imposait, ont traité la représentation comme une exigence supplémentaire en dépit de laquelle ils ont poursuivi la seule expérience qui leur importait, celle du travail sur la matière colorée. Socialement la représentation, de nos jours encore, qualifie le portrait. Aux yeux des portraitistes elle n’est rien d’autre qu’un réglage technique.

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