II. Le peintre et son modèle
p. 55-84
Texte intégral
Al mirarla a través del objetivo se dijô :
« Qué linda cara. Es la primera vez que la veo.
Como si yo no viera sino a través del lente de la cámara. »
Adolfo Bioy Casares
1Introuvables. On nous assure qu’ils s’appelaient Paul Leclercq, Frans Banning Cocq, Mona Lisa, mais ces noms ne nous disent rien, ils ont pour seul écho le tableau auquel ils servent de titre et la signature d’un peintre. C’est l’artiste qui les a imaginés, ils les a construits en se fondant sur des rencontres, sur un souvenir ou bien, plus vraisemblablement, il les a tenus en face de lui pour un peu de temps et leur visage l’a intéressé. Pourquoi et comment ? Que se passe-t-il dans ce curieux tête-à-tête où l’un des protagonistes n’est rien d’autre qu’une forme à venir tandis que toute l’initiative revient à l’autre ?
L’atelier de Matisse
2 Le Peintre et son modèle : il s’agit d’une toile de Matisse (Paris, Musée national d’art moderne) suffisamment privée de mystère mais en même temps assez énigmatique pour servir de prétexte à d’infinis commentaires. Apparemment sans mystère : à gauche, raidie sur une chaise, la silhouette d’un homme ; à droite, au même niveau, un chevalet sur lequel repose un tableau représentant une femme portant une robe verte installée dans un fauteuil ; et, à l’arrière-plan, sur un fauteuil, une femme en vert. L’homme semble absorbé par la toile située en face de lui qui se trouve être une œuvre de Matisse, Lorette sur fond noir en robe verte (New York, Gelman Collection), une huile où se détachent, en bas à droite, la signature de l’auteur et la date de 1916 : Matisse, de la sorte, se serait peint en train de peindre. Les points obscurs, cependant, ne manquent pas : Le Peintre et son modèle ne comporte ni date ni signature et le titre sous lequel on la désigne a varié au long des années. En somme, une toile sans attribution ? En un sens, oui. Matisse a mis au point très tôt son propre masque (avec l’acception qu’on donne ici à ce terme), un schéma simple, lunettes, barbe, front et pommettes larges, qu’il a souvent repris sur des dessins ou des toiles ; or le peintre du tableau ne possède aucun de ces traits, il est davantage une baudruche, forme caoutchouteuse et jaunâtre, anonyme et pétrifiée, que l’esquisse d’une personne. S’agit-il bien de Matisse lui-même, ou d’une hypostase, d’une figure emblématique désignant le peintre à l’œuvre ?
3On trouve là de quoi faire travailler les imaginations. Pourquoi, accrochant ensemble les deux toiles, n’offrirait-on pas un pendant au livre de Raymond Roussel, Comment j’ai peint quelques-uns de mes portraits ? Mais quel ordre faudrait-il alors choisir ? celui qu’impose la logique, du travail d’atelier à l’œuvre achevée ? ou un arrangement chronologique en vertu duquel la toile aperçue dans l’atelier existait déjà, donc précédait Le Peintre et son modèle ? Délicieuse incertitude, parfaitement dépourvue d’objet, à propos de laquelle on a déjà usé beaucoup d’encre. Sortons de l’impasse : voici des individus pourvus d’un état civil, Henri Matisse et Lorette ; des lettres, des photographies, de multiples témoignages montrent qu’ils ont, en effet, travaillé ensemble : pourquoi ne pas replacer cette toile au moment où elle intervint dans leurs deux existences et jeter ainsi une lumière nouvelle sur les relations du peintre avec les jeunes femmes qui posèrent dans son atelier ? Beau sujet d’enquête pour un psychobiographe qui, partant du portrait pour aller vers son auteur, s’efforce de comprendre ce qu’un tableau a signifié pour l’artiste pendant qu’il l’exécutait, et s’attache à l’homme bien davantage qu’à l’œuvre. La question que nous tentons de poser est différente, elle tend à éclairer la manière dont un peintre regarde son modèle et c’est ce qui nous conduit à parler encore de cette toile sur laquelle, pourtant, de longs commentaires ont déjà été écrits.
4Les vues d’atelier constituent, chez Matisse, une véritable suite qu’on a depuis longtemps cataloguée, mais Le Peintre et son modèle n’est pas simplement l’une de ces nombreuses scènes, pas davantage du reste qu’un autoportrait puisque l’auteur s’y met entre parenthèses, la toile évoque, de manière ambiguë, une séance de travail, un tête-à-tête entre l’artiste et la personne qu’il est en train de peindre. Or Matisse a rarement mis en image son travail avec un modèle, ses dessins ou ses tableaux confrontant les deux personnages ne constituent pas une série et sont chronologiquement très dispersés. Curieusement, ils n’en adoptent pas moins une composition répétitive (avec, nous allons y venir, au moins une exception) : le peintre y apparaît en premier plan, discrètement, sortant à peine du cadre, il est vu de dos ou en profil perdu ; en arrière-plan, devant un mur ou une fenêtre, se trouve une jeune femme, assise et tournée vers le public, qui occupe le centre de l’œuvre. Matisse cherche rarement les effets humoristiques mais avec La Séance de peinture (1919, Edinburgh, Scottish National Gallery of Modem Art) il a souligné de façon malicieuse le profond ennui du modèle qui, affalé sur sa chaise, examine d’un morne regard un magazine ; L’Artiste et son modèle (1919, collection particulière) est moins ironique ; pourtant là encore une jeune femme, nue cette fois, vautrée dans un fauteuil, semble indifférente à ce qui se passe autour d’elle.
5Un coup d’œil rapide sur ces huiles ou ces dessins donne l’impression que la pose est une opération fastidieuse à laquelle on se prête de mauvaise grâce, faute sans doute de pouvoir faire autrement. Matisse prend à contre-pied un lieu commun, rendu célèbre par L’Atelier du peintre de Courbet, qui faisait du studio de peinture un lieu de rencontre mondaine où trônait, blanche face à des costumes sombres, la parfaite académie d’une femme nue. La manière désabusée adoptée par Matisse est exceptionnelle, rares sont les peintres qui ont fait de la pose une corvée, peut-être Degas est-il même le seul à l’avoir franchement montré, sa Miss Cassatt assise tenant des cartes (Washington, National Portrait Gallery) se tient repliée vers l’avant, les coudes aux genoux, comme si elle était accablée par la fatigue, ses traits figés, son regard absent trahissent sa lassitude et un profond dédain pour ce qu’on attend d’elle. Cette huile est tellement étonnante qu’elle a suggéré aux érudits une foule d’hypothèses sur les rapports de Degas et de Marie Cassatt. En dehors des anecdotes dont il n’y a rien à tirer ce tableau, portrait d’une peintre par un autre peintre, témoigne d’une étrange relation entre un modèle qui se refuse, proteste, mais reste néanmoins cloué à sa chaise et un artiste qui, relevant le défi, ne cache rien de la répulsion qu’éprouve la personne avec laquelle il travaille.
6On rejoint ici le très bizarre rapport qui s’était instauré entre Allan Ramsay et Rousseau, ce jeu de soumission révoltée qui oblige à s’interroger sur le couple peintre/modèle. Poser, fût-ce pour une simple photographie, implique qu’on se plie aux exigences ou aux hésitations de quelqu’un, qu’on autorise un autre à décider selon quel angle et dans quel cadre on apparaîtra sous son meilleur jour - ou peut-être, il faudra bien poser la question, sous son plus mauvais angle, en fait dans la pose et l’environnement qui conviennent le mieux au portraitiste. Oskar Kokoschka (et il n’était sans doute pas le seul à se comporter ainsi) convoquait les personnes qui lui demandaient un portrait et les faisait attendre jusqu’au moment où il découvrait, sur leur visage, une expression répondant à sa fantaisie.
7La tyrannie, en partie inconsciente, exercée par le portraitiste est révélée, de manière à la fois innocente et scandaleuse dans To Sang Studio, un film (1997) que Johan van der Keuken a consacré à To Sang, photographe chinois installé à Amsterdam. Le studio s’est acquis une excellente renommée, des gens d’origines très diverses viennent lui demander ses services. To Sang a une notion précise et relativement étroite de ce à quoi doit ressembler un bon portrait, il traite ses clients avec une fermeté gentille qui ne leur laisse pas d’autre issue que de se plier à ses directives. Une Pakistanaise d’une quarantaine d’années entre dans le studio avec ses parents ; ils ont entrepris un long voyage pour lui rendre visite, elle veut marquer leur passage par un cliché où elle figurera entre eux deux. To Sang feint d’accepter son projet. Mais il a une idée différente de ce genre d’image, le film nous a déjà fait connaître la seule composition qui lui paraisse convenable dans une circonstance de ce genre : les parents seront assis au premier plan et leur enfant se tiendra debout derrière eux. Avec patience, modifiant un geste ici, une attitude là, il parvient à ses fins : le portrait sera ce qu’il avait prévu depuis le départ, en parfaite contradiction avec ce que souhaitait la jeune femme. Le film de Johan van der Keuken, en apparence très répétitif, met complètement au jour la stratégie du photographe et son art de manipuler les clients. Deux jeunes vendeuses viennent le trouver, elles voudraient une photographie spontanée, vivante, elles ne cessent pas de pouffer de rire et souhaiteraient qu’on prenne un instantané de leur humeur joyeuse. To Sang, qui a déjà décidé qu’il les ferait poser et les prendrait en buste, s’attache, dans le plus grand calme, à régler des détails ; il se fixe sur un pied, le tourne, le déplace, le replace, l’écarte, le rapproche. Peu à peu les jeunes filles se laissent saisir par le rituel, elles se calment, prennent l’air sérieux, se fixent dans l’attitude que To Sang avait choisie pour elles et qu’il impose, en pratique, à tous ses clients. Pourquoi alors n’y a-t-il jamais de révolte, de refus, de porte claquée ? Parce que To Sang est psychologiquement le plus fort ? Parce que ses clients estiment qu’il connaît mieux qu’eux les règles de la bienséance ? Ou plutôt parce que ses clichés, techniquement parfaits, sont rassurants, lissent les différences, réconcilient vingt nationalités étrangères dans une immobilité où la mise en cadre corrige, efface même tous les contrastes ?
8Faire exécuter son portrait est une démarche sociale, il n’y a pas lieu d’être surpris de ce que les postulants acceptent les normes en vigueur dans le milieu auquel ils appartiennent et s’enorgueillissent de la signature qui figure au bas du cadre. Rousseau, flatté par la proposition de Quentin de La Tour, n’éprouvait-il pas un secret dédain à l’égard d’un Ramsay que la cour de Londres ignorait et dont la clientèle se recrutait dans la seule gentry ? On raconte que certains officiers de la Garde civile d’Amsterdam allèrent trouver Rembrandt pour lui dire qu’ayant payé assez cher ils ne se trouvaient pas suffisamment mis en valeur sur la Sortie du capitaine Frans Banning Cocq mais, plutôt que d’être remboursés puis effacés, ils préférèrent demeurer là où ils étaient. Il est vrai que, sans Rembrandt, le nom de Frans Banning Cocq serait passé aux oubliettes, figurer dans les catalogues sous le nom d’un artiste fameux est une promesse de célébrité au moins indirecte. Kipling s’étonnait du nombre d’individus incapables de résister à l’orgueil de devenir, même au prix de lourdes déformations, des sujets artistiques et l’on a malgré tout envie de sourire quand des personnes dont le nom s’est trouvé associé, sans qu’on sache vraiment pourquoi, aux « portraits » de Picasso certifient avec orgueil que ces yeux en boules de loto, ce nez en triangle et ces deux profils intriqués leur appartiennent, que c’est bien elles qui ont été représentées.
9Qu’ils soient mus par la vanité ou le manque de confiance en soi, qu’ils reçoivent un salaire ou qu’ils rétribuent le peintre, ceux qui posent dans un atelier passent avec l’artiste un contrat implicite et consentent à être traités par lui comme il lui plaira. L’investissement personnel du peintre ou du photographe est moins évident, sauf quand leur objectif est simplement de gagner de l’argent. Henry James en a proposé, dans une de ses nouvelles, The Real Thing, une séduisante interprétation où l’on retrouve une démarche analogue à celle de To Sang. Une femme à la personnalité affirmée et qui, pour cette raison, pense être « the real thing », vient offrir ses services à un peintre mais il lui préfère une certaine miss Chum (« chum », argotique, est l’équivalent de copine) dont la plasticité et le manque de caractère lui conviennent parfaitement : « L’avantage d’un modèle tel que miss Chum tenait à ce qu’elle ne possédait aucune marque individuelle. Elle avait toujours l’air drapée dans un rideau qu’elle changeait à la demande. » Soumise par nécessité miss Chum était la matière première de l’artiste, ce qu’il attendait d’elle était un contour flou, ductile, une idée, l’impression première dont il avait besoin pour se mettre au travail.
10Henry James n’a rien exagéré, considérer la personne qui pose comme une simple commodité est une attitude banale. Toutefois les travaux de Matisse dont nous avons déjà parlé, si on les envisage dans leur ensemble et non par rapport à la figure du modèle, impliquent une relation moins unilatérale entre le peintre et son vis-à-vis. Les femmes qu’on y découvre portent peu d’intérêt à ce qui se passe dans l’atelier mais elles n’en sont pas absentes, elles y occupent une place clairement définie. Le peintre, en revanche, y est fantomatique ; non seulement il est vu de dos, à travers le regard froid d’un observateur étranger mais, plusieurs fois, il n’a pas de visage et sa palette abandonnée sur ses genoux, le pinceau qu’il tient suspendu semblent le montrer incapable de se mettre au travail, paralysé dans l’attente. Le Peintre et son modèle, première œuvre citée, exhibe un tableau achevé sur un chevalet mais, souvent, la toile placée en face du peintre ne révèle pas la moindre trace de dessin. L’Artiste et son modèle, (rappelons-le, 1919), instaure un bizarre contraste entre d’un côté les deux personnages, traités sommairement, noyés dans un jaune uniforme privé de nuances, et d’un autre côté un décor varié de fleurs, de vases, de meubles, de papier peint aux couleurs joyeuses : la vie qui illumine la pièce ne parvient pas à dégeler le couple pétrifié dans la glaise. La Séance de peinture, une huile de 1942 (collection particulière) accentue encore cette sensation d’échec ou d’impuissance, les deux protagonistes, traités en jaune également, y sont réduits à des formes extrêmement grossières. L’œuvre qui ferme chronologiquement cette série, La Séance de dessin, une plume de 1944 (collection particulière) renforce l’impression laissée par les esquisses et les travaux antérieurs, l’artiste n’y est qu’une silhouette tandis que la physionomie du modèle y est assez finement dessinée.
11Le modèle, alternativement, se dissout ou s’affirme, l’œuvre est parfois achevée, parfois inentamée, mais le peintre, lui, est toujours mis en retrait. Faut-il préciser qu’on ne parle pas ici de l’homme Matisse, qu’il s’agit uniquement de la manière dont il a représenté les séances de pose ? Sur les toiles et les dessins que nous avons mentionnés Matisse, pinceau levé, visage aboli, paraît étranger à son travail ou bien, immobile devant une toile vide, ne parvient pas à saisir les traits de la personne qui lui fait face. À quoi tient cette curieuse incertitude touchant au statut et au rôle du modèle ? Le peintre n’a pas laissé de commentaire à ce sujet, nous en sommes réduits aux conjectures. Matisse n’avait aucun besoin qu’on vienne poser pour lui, la majorité de ses visages ont été dessinés, on irait jusqu’à dire jetés sur la toile d’un trait et de mémoire. Les services offerts par un modèle relevaient ainsi d’une habitude d’atelier et la mention ironique d’un artiste perplexe désignait peut-être la fin d’une tradition, le passage désormais manifeste d’une présence obligatoire du sujet représenté à un libre jeu de l’imagination.
12L’hypothèse a le grand mérite d’attirer l’attention sur une transformation majeure dans la conception même de ce qu’est un portrait, la relative indifférence aux caractères individuels de la personne qui pose. Les nombreuses esquisses d’un atelier vide qu’a laissées le peintre semblent confirmer cette proposition qui, cependant, n’est pas compatible avec une plume de Matisse dont nous n’avons pas encore parlé, Le Peintre et son modèle (1937, Baltimore, Museum of Art). La composition standard se trouve ici bouleversée, le peintre est placé au centre, de face, derrière son modèle allongé et comme le dessin a été exécuté devant une glace Matisse se voit et se montre, présent, actif, il se donne des traits reconnaissables, proches de ceux auxquels nous ont habitués ses autoportraits. La jeune femme apparaît deux fois devant la figure du peintre puisque nous l’apercevons de dos dans le miroir et de face dans la pièce, elle renverse la tête, plie les jambes et les bras si bien qu’elle semble démultipliée, elle est tout à la fois plusieurs positions et plusieurs personnes. Le modèle suggère une immense variété d’attitudes et l’artiste, dans ce cas, n’hésite pas à faire savoir qu’il la regarde, attentif, intéressé, et qu’il lui découvre une myriade de visages.
13Le violent contraste de cette plume avec le reste de la série peintre/modèle est une énigme qu’un récit d’Adolfo Bioy Casares, Aventura de un fotógrafo en La Plata, éclairera peut-être. L’auteur y parle d’un photographe qui a pris une jeune fille pour l’aider dans son travail ; la journée terminée, il lui vient la fantaisie de la photographier : « En la regardant à travers l’objectif il se dit : Quel joli visage ! C’est la première fois que je la vois. Comme si je n’arrivais à voir qu’à travers les lentilles de ma caméra ! » L’assistante, simple outil nécessaire pour changer les plaques, devient une personne quand se fixe sur elle un œil professionnel qui est aussi un œil désirant ; animé par un projet le regard opère une véritable mise au point et ce qui, auparavant, était imperceptible, n’existait pas, prend les dimensions de l’imprévu. N’est-ce pas ce qui ressort du dessin de Matisse : la personne présente, dès lors qu’on lui prête attention, cesse de constituer un simple prétexte, elle devient une silhouette, source d’étonnement sans fin ; identique et changeante, stimulante par son infinie variété, elle invite à construire des formes nouvelles.
L’œil sidéré
14Nous avions, au début de ce chapitre, mis en évidence l’abdication à laquelle doit se résoudre toute personne qui pose. Maître du jeu, le peintre prend un parti, il impose une attitude à son modèle ou le laisse libre de ses mouvements, il s’attache à en saisir les traits originaux ou lui emprunte seulement une impression qu’il retravaillera ensuite à sa guise. Les recherches de Matisse portent la trace d’une hésitation que peu d’artistes ont aussi clairement soulignée. Elles risquent peut-être de suggérer un partage radical entre portraitistes « classiques », préoccupés par la ressemblance, et portraitistes « modernes » libérés d’un tel souci. Redisons-le, la question ne saurait se poser en ces termes, un visage croqué en trois secondes par Matisse n’est ni plus ni moins « ressemblant » qu’un tableau auquel Ingres s’est attaché pendant plusieurs années, l’application, le soin donné aux moindres détails n’entrent pas en ligne de compte dans la restitution d’une physionomie. La manière dont un peintre traite ses personnages est pour une large part une question d’ordre historique où interviennent à la fois les canons propres à une époque et la situation personnelle de chaque artiste mais les premières pages de ce chapitre laissent prévoir que, sans méconnaître leur importance, nous ne nous arrêterons pas, pour l’instant, sur ces problèmes.
15Ce qu’il faut tenter de comprendre est comment, au-delà des conditionnements sociaux et des contraintes matérielles ou financières, un peintre regarde, et met en cadre, la personne à laquelle il pense et que, souvent mais pas toujours, il a sous les yeux. Si l’on simplifie beaucoup sa démarche, Matisse propose trois réponses. Le peintre, parfois, s’efforce de traiter son modèle en simple objet. Telle est la solution retenue pour Le Peintre et son modèle : le portrait achevé est là, bien en vue dans l’atelier, mais l’artiste s’est retiré du jeu, sa toile lui est maintenant étrangère. Ou bien, comme en témoignent la plupart des œuvres où peintre et modèle se font face, l’artiste ne trouve pas la distance nécessaire, la personne qu’il observe lui échappe. Ou encore, tel est du moins ce que permet d’entrevoir le dessin de 1937, le peintre laisse venir au jour, par-delà les premières impressions, toutes les idées et les émotions que lui suggère un visage.
16Comment un peintre passe-t-il de la première attitude, celle qu’attendent de lui la plupart de ses clients, celle du moins qui leur paraît aller de soi, celle qui semble la plus respectueuse du modèle, à la troisième où le modèle est un point de départ, l’annonce d’une forme ? Il faut, pour répondre, prendre à revers un portraitiste classique, l’un de ceux auxquels on attribue un regard impavide. Au musée de Saint-Quentin, croisant le portrait de Rousseau, un visiteur notait : « Il est délicieux mais il a l’air de tout le monde. » Le charme des pastels de La Tour tient à leur sérénité prévisible, un léger sourire pince à peine les lèvres, aucun pli ne trouble ni le front ni les joues, des yeux de porcelaine fixent sur le passant un clair regard, un masque rose, léger, se détache mollement d’un fond gris azuré. L’air de tout le monde, mais pas celui de Vernezobre ; les érudits n’ont pas su identifier cet homme d’une cinquantaine d’années, nous n’avons pas à nous demander ce qui l’a conduit auprès de La Tour, il nous est parvenu de nulle part, il a échoué à Saint-Quentin avec toute son étrangeté. Pour le représenter, le pastelliste n’a pas renoncé à ses couleurs favorites, il les a poussées au point de les rendre insolites. Une étoffe bleu roi (veste ? manteau ? couverture ?) occupe le tiers inférieur de l’œuvre, Vernezobre semble en sortir, ou s’y cacher. L’habituelle pâleur évanescente du visage fait place à un brun rougeâtre qui encercle les yeux, des rides se marquent au front, s’accusent au menton et autour des lèvres, un sourire esquissé, interrompu, crispe les joues. On devine ce que La Tour aurait lissé, atténué, suspendu s’il s’en était tenu à sa manière habituelle mais, pour une raison qui nous échappe, il n’a pas voulu rendre son personnage agréablement indifférent.
17Le passage du travail standard, fidèle et neutre, à l’élaboration d’un portrait commence ici, avec l’étonnement. Une figure qu’on observe à loisir, sans se contenter des linéaments essentiels qu’une caricature suffirait à fixer, est toujours une découverte, une source indéfinie de surprises, parfois aussi d’inquiétude ou de malaise. Nombre de portraitistes, à l’image de La Tour, oblitèrent les défauts du modèle, sans doute parce qu’ils ne veulent pas ternir leur réputation, mais aussi pour d’autres raisons que nous tenterons ultérieurement de définir. Une relative confusion s’est ainsi mise en place entre la qualité d’une œuvre picturale et la beauté de la personne représentée, la perfection du traitement pictural semble entraîner avec elle, automatiquement, l’harmonie des traits et la justesse de l’attitude. Kant a théorisé une idée confusément exprimée avant lui et devenue depuis une sorte d’évidence : le beau, comme le sublime, procurent un plaisir joyeux et riant dans un cas, impérieux et sévère dans l’autre. Ce sur quoi Kant fait allégrement l’impasse est l’effroi du regard sidéré.
18En 1966, Michel Foucault ouvrait Les Mots et les Choses, avec une splendide exégèse d’un portrait de groupe dû à Velázquez, Les Menines (Madrid, Prado). Ce texte a fait date, les commentaires ultérieurs l’ont tous pris comme point de départ et, souvent, n’ont fait que le prolonger. Foucault analyse brillamment la géométrie du tableau, il met au jour une subtile architecture dont les lignes majeures, soutenues par une lumière venue de l’arrière-plan, canalisées par les croisements de regards, guident l’œil vers cette position virtuelle mais nécessaire qu’occupe le spectateur, pointe absente d’un triangle dont les autres sommets seraient le peintre et le couple royal. Aucun personnage n’échappe à cette exploration passionnée et minutieuse - aucun sinon le monstre, la naine difforme au corps épais, aux membres enflés, à la tête démesurée que le peintre a installée bien en vue, au premier plan. Une brève incise de Foucault nous signale, au passage, la présence, à droite, de deux nains. Il y a bien, en effet, sur le bord droit, deux personnages mais l’un est un gamin au visage assez fin, un page peut-être, qui taquine du pied un gros chien. Dans cet angle de la toile le contraste est saisissant ; le gamin est petit, c’est de son âge ; la naine n’est pas petite, sa taille dépasse même sensiblement celle de l’infante, mais elle est contrefaite, épaisse, mal terminée, venue de travers.
19La naine est une tache aveugle pour la majorité des critiques et des peintres, Picasso s’en débarrasse sur plusieurs de ses Ménines. Elle fait bien tache, au sens propre du mot, elle dépare l’harmonie de l’ensemble. Tous les participants de la scène organisée par Velázquez affichent la grâce, l’aisance qu’on s’attend à trouver dans un entourage royal, leurs joues sont lisses, leurs nez fins, leurs lèvres discrètes et le peintre s’est mis au diapason, son visage confesse une cinquantaine sans que la moindre ride vienne l’altérer. Une lumière dorée, souveraine, émane du fond, caresse au passage une figurante ; les deux suivantes (las meninas), à demi penchées, esquissent autour de l’infante un cercle protecteur, leurs robes claires, leurs chevelures blondes canalisent la trace lumineuse qui vient s’épanouir aux pieds du spectateur. Étudiés, les gestes, les attitudes sont pleins de distinction, les comparses bavardent discrètement, l’une des suivantes achève une révérence, l’autre offre une petite cruche à l’infante qui va la saisir, le jeune garçon s’amuse et le peintre prend un peu de recul en levant son pinceau. Le monstre seul se tient immobile, engoncé dans une robe en forme de tronc, aussi figé qu’un épouvantail, son gros bras trop court collé sur sa poitrine ; la lumière qui rayonne sur les autres visages plonge la moitié du sien dans la pénombre, accusant les rides aux commissures des lèvres et au menton, creusant les orbites et poussant jusqu’au grotesque l’aspect hommasse de la naine.
20Pourquoi s’attarder sur cette forme déplaisante ? N’est-elle pas un simple détail historique, une allusion aux animaux et aux bouffons que les rois se plaisaient à entretenir ? Ou bien, tout simplement, une ruse de l’artiste pour rehausser la beauté de l’infante et des ménines ? C’est là le point essentiel, il faut retourner la question : le charme de la petite fille et de ses suivantes ne met-il pas la naine en évidence ? L’expression que leur a donnée le peintre est neutre, vide ; il y a, sur cette toile somptueuse, trois éléments qu’un élève aurait été capable de peindre, ce sont ces trois faces de jeunes filles à l’ovale trop régulier, au front trop plat, aux couleurs trop prévisibles. Et deux faces expressives, sérieuses, absorbées, celles du peintre et celle du monstre ; ils apparaissent l’un et l’autre au bord de la toile, leurs bras repliés occupent des positions symétriques et ils se trouvent également vêtus de sombre. Entre eux existe un lien, manifeste et indéfinissable. Velázquez atteste qu’il peint et il a peint la naine : le regard qu’il nous adresse ne nous renvoie-t-il pas à cette forme mal formée qu’est le monstre ? L’hypothèse ne détruirait en rien la belle démonstration de Foucault, une toile aussi élaborée se prête à de multiples lectures. La stricte géométrie que Foucault a parfaitement su mettre en évidence serait pourtant ébranlée si on tenait compte de cet élément extérieur, de ce parasite qui n’entre pas dans le schéma, il lui a fallu l’oublier pour mener à terme son analyse.
21La naine est une méduse, n’a-t-elle pas sidéré Velázquez ? On m’objectera que le peintre représenté sur le tableau ne la regarde pas, qu’il se tourne vers le spectateur. C’est exact, le seul indice manifeste d’un rapport entre Velázquez et le monstre se trouve dans leur symétrie, au-delà la question reste ouverte. Elle ne l’est plus, en revanche, avec La Bonne Aventure de Georges de La Tour (New York, Metropolitan Museum). L’artiste y reprend un thème banal : un jeune homme dont on détourne l’attention se fait voler sa bourse. Entouré par trois très belles jeunes filles, le garçon les ignore, fasciné qu’il est par une vieille femme. La Tour se moque de la victime et de ses voleuses, tous quatre aussi bien dessinés, aussi parfaits, lisses et roses que des mannequins de cire. La femme, en revanche, porte durement les traits de l’âge, les rides taillent son front, sillonnent sa joue, accusent son menton, sa maigreur laisse deviner, sous une peau sèche, l’ossature du crâne, le nez s’est rétréci et courbé, les lèvres sont pâles, la bouche édentée. La vieille, cependant, n’a rien de ridicule, la charge ne porte pas sur elle mais sur les autres personnages : prêter une attention soutenue, acharnée même, aux défauts du corps ne veut pas dire caricaturer, la caricature accuse jusqu’au ridicule des traits parfois peu remarquables (ainsi le nez de de Gaulle), l’œil médusé ne se moque pas, il est simplement incapable de s’arracher à ce qui le sidère.
22La fascination exercée par les défauts du corps n’aurait-elle pas des causes psychologiques ? La Tour n’oppose-t-il pas systématiquement des vieillards hideux à de beaux jeunes gens et ne manifeste-t-il pas ainsi sa crainte de l’âge qui vient ? Peut-être, nous n’en saurons jamais rien. Les choses ne sont pas nécessairement aussi simples : Jordaens est très jeune, il a vingt-cinq ans environ, il paraît en excellente santé quand il se met à observer et à croquer de vieilles femmes tavelées, tachées, émaciées, décharnées. Goya est à peu près toujours indulgent pour ses modèles mais il lui arrive d’en traiter quelques-uns (pourquoi ceux-là ?) avec une férocité inouïe, au milieu de sa Famille de Charles IV (Madrid, Prado), la reine Marie-Louise de Parme est une figure de cauchemar. Les motifs secrets nous importent peu, tout ce que ce chapitre voudrait montrer est comment le portraitiste cherche à s’emparer d’un modèle qui le fait fantasmer. Et beaucoup d’œuvres nous révèlent la violente réaction de l’artiste en face des carences physiques.
23Ce qui est en cause, ici, est la laideur, avec le trouble qu’elle entraîne chez celui qui ne saurait s’empêcher d’y prendre garde. Nous avons déjà fait allusion au très fort investissement sensoriel dont le portrait, bien souvent, garde la marque : on ne fixe pas son attention sur une personne sans ressentir une impression, aussi légère soit-elle, un imperceptible mouvement d’attirance ou de répulsion. Observant son modèle, le portraitiste s’attarde, il explore, touche, traverse, s’arrête aux accidents qui le séduisent ou le choquent ; au plaisir, d’ailleurs indescriptible, que procure la vue d’un corps harmonieux fait pendant une non moins indéfinissable sidération face à la difformité.
24Il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une mise en question de la figure dans la ligne même de la figuration telle que l’ont entreprise Picasso, Matisse, le Bram van Velde des Trois têtes ; si leurs œuvres ont déplacé l’insolite et mis en crise la représentation, elles n’ont guère affronté la laideur ; pour surprenants qu’ils soient les visages de Picasso donnent rarement une impression de difformité, le tragique de Guernica tient à son titre et au souvenir qu’a laissé la guerre civile espagnole, les visages qu’il y a tracés ne provoquent pas de malaise. L’écart entre la déformation intentionnelle, dont le but est d’interroger la forme, et la rencontre avec la laideur apparaît avec Célestine, une toile de Picasso remontant au début du siècle (collection particulière). Le peintre faisait alors du portrait un support pour ses recherches sur la couleur mais c’est l’œil mort de la vieille femme, œil crevé, blanc, naufragé qui fixa son attention, l’architecture complexe qu’il avait imaginée en affrontant un bleu noir, un gris bleuté et un jaune taché de gris, fut bouleversée par cette misérable tache laiteuse. Picasso, dans la suite, dessina des centaines de cercles, d’ovales, de losanges simulant des yeux sans jamais atteindre une tension comparable à celle qu’engendre ce regard aveuglé.
25La laideur, qui n’est pas un avatar du figurai, n’a rien à voir non plus avec le laid, le sale, le décati, l’abîmé dont certaines œuvres modernes ont su tirer des effets saisissants. Le laid domine en particulier l’art brut, les corps y sont déchiquetés, les yeux jaillissent de leurs orbites, les bouches s’ouvrent sur des dents nickelées, les nez s’écrasent, toute la création se trouve globalement remise en cause. La laideur relève d’un autre ordre et il n’y aurait rien de paradoxal à trouver la représentation de la naine « belle », c’est-à-dire conforme aux canons de l’esthétique classique, tandis que les silhouettes grotesques de Dubuffet ou de Combas sont impressionnantes, saisissantes, dérangeantes mais certainement pas belles. La laideur est une dissemblance, une anomalie, une non-conformité qui troublent l’artiste et le mettent en cause au point qu’il s’acharne à les rendre à leur évidence.
26Face au portraitiste, le modèle est impuissant, il ignore quel sort sera fait à son angiome, à ses grains de beauté, aux poches qui se forment sous son œil, rien n’empêchera le peintre ou le photographe d’accentuer un défaut qui, dans le mouvement de la vie quotidienne, passerait inaperçu. Zola a bien compris cette attirance vers le bizarre, qu’il dévoile chez quelques-uns de ses personnages comme les protagonistes de La Curée, Renée et Maxime : « Elle continuait à s’oublier dans le spectacle des figures blêmes, souriantes ou revêches que contenait l’album ; elle s’arrêtait aux portraits de filles plus longuement, étudiait avec curiosité les détails exacts et microscopiques des photographies, les petites rides, les petits poils. Un jour même, elle se fit apporter une loupe, ayant cru apercevoir un poil sur un nez... Le poil les amusa longtemps. Pendant une semaine, les dames qui vinrent durent s’assurer elles-mêmes de la présence de ce poil. La loupe servit dès lors à éplucher les figures des femmes. Renée fit des découvertes étonnantes, elle trouva des rides inconnues, des trous mal bouchés par la poudre de riz. » Le texte de Zola ne doit pas créer d’équivoque, la photographie n’est pas, en soi, moins indulgente que la peinture, l’opérateur, s’il le désire, atténue les imperfections physiques. Lorsqu’un cliché met en évidence les boutons, les rides, les crevasses, le manque ou l’excès, il témoigne d’une angoisse face au corps en défaut que le photographe n’a pas tenté de masquer.
27Profondément distincte du laid, la représentation de la disgrâce ou de l’incomplétude n’a rien à voir non plus avec ce qu’on nomme réalisme. Lorsque Fautrier exposa, en 1922, son Portrait de ma concierge (Tourcoing, musée des Beaux-Arts) les critiques unanimes le qualifièrent de réaliste, les uns pour le féliciter de la compréhension dont il faisait preuve à l’égard des exploités, les autres pour ridiculiser son manque de tact. Il n’est pas nécessaire de se lancer dans un débat sur le réalisme pour repérer sur cette toile autre chose qu’un hymne à la gloire des prolétaires. Fautrier atteint ici une rare intensité de laideur, un front immense, bosselé et jaunâtre, une coiffure traitée comme du plâtre, une oreille distendue et violette, des yeux clignotants et sanguinolents, un nez informe qui se confond avec des joues gonflées composent une figure hideuse, forte de la répulsion dont elle témoigne. La laideur n’offre pas l’aspect rassurant de la grâce physique, elle est même dérangeante, mais cela ne suffit pas à lui donner un caractère de vérité. La notion, bonne à tout faire, de réalisme, n’aurait-elle pas une fonction de masque, ne servirait-elle pas à cacher le fait que les monstres de Velázquez ou de Fautrier sont difficilement supportables ? Tout se passe comme si le discours critique tendait à contourner, à oblitérer les figures désagréables en affirmant que seule compte la qualité du travail artistique. La disgrâce de la naine, celle de la concierge ne sont pas, cependant, des formes indifférentes, de simples combinaisons de lignes et de courbes, leur dureté nous atteint directement, ces portraits sont bien des réalisations esthétiques mais ici l’art consiste à s’approprier la laideur, à la représenter et à la rendre perceptible.
Mise au carreau, mise en scène
28Et pourtant d’agréables anatomies, des gestes rythmés, des têtes lisses et heureusement proportionnées hantent les musées. Dans De la mélancolie des perspectives, une nouvelle qui s’ouvre au musée et suit le regard d’un peintre, Hector Bianciotti cerne « ce monde invulnérable de la peinture » marqué par la régularité des traits, la sérénité du visage, le regard direct dénotant « une ardeur retenue ». Les gens riches, ceux qui n’hésitent pas à s’offrir les services d’un peintre ou d’un photographe, ont sans doute moins de chance que les pauvres d’être contrefaits mais leur bonne santé ne suffit pas à expliquer pourquoi ils sont tous, ou presque tous, aussi bien tournés. Lucy Tartan, la jeune portraitiste que Melville a placée au centre de Pierre or the ambiguities, a mis au point une excellente recette : il faut saisir une ressemblance puis l’améliorer, moins en modifiant les traits du modèle qu’en plaçant ce dernier dans une atmosphère qui le mettra en valeur. N’est-ce pas la preuve qu’un portrait est d’abord un mensonge, le fruit d’un marchandage tacite entre l’artiste et son client ? L’entente se conclut, au mieux, sur une tricherie : Ingres rajeunit Monsieur Rivière, ajoute quelques années à Mademoiselle Rivière (Louvre), et réduit d’autant l’écart séparant la fille de son père ; Goya atténue le manque de charme de sa Femme à l’éventail en détournant l’attention sur sa toilette et sa façon de se tenir. « Maudits portraits. Ils m’empêchent toujours de me mettre à des choses importantes » aurait dit Ingres que l’urgence contraignait, surtout pendant son long séjour romain, à accéder aux demandes des touristes fortunés. Ajoutons qu’on attribue à Gainsborough des propos identiques, nombre de portraitistes fameux ont cru devoir se moquer d’une activité tenue pour mineure et purement alimentaire. Le portrait a été longtemps envisagé tout à la fois comme une prise de position sociale, caractéristique d’un monde où triomphait l’affirmation individuelle, et comme un exercice d’école, dont l’intérêt, esthétiquement limité, résidait dans la délicatesse et la qualité de l’exécution.
29Et voilà comment un gentilhomme, ayant vu le portrait de Henriette Marie, femme de Charles Ier d’Angleterre, exécuté par Van Dyck (Saint-Petersburg, Ermitage), ayant admiré l’élégante courbure de la joue, la finesse du menton et la fraîcheur du teint, fut stupéfait quand on l’introduisit auprès de la souveraine : elle était petite, « prunâtre », dépourvue de prestance, les dents paraissaient lui sortir de la bouche, le tableau du Hollandais n’était qu’une supercherie. Van Dyck, prêt à courir là où il serait bien rémunéré, invité par des banquiers, des marchands et des rois, s’était fait très tôt une réputation d’habile courtisan. Ses subterfuges nous amusent encore : il cache systématiquement la dentition, probablement épouvantable, de ses modèles et leur attribue de très fines bouches ; quand il a affaire à des personnes petites il les peint avec une taille élancée et place à leur côté un objet bas ou un chien au repos pour que la comparaison les grandisse. Sur son œuvre sans doute la plus fameuse, Le Roi à la chasse (Louvre), Charles Ier s’appuie avec nonchalance sur une canne ; les moindres détails, position des pieds, port de la tête, avancée du coude droit, ont tous été calculés pour donner une impression d’assurance et de tranquille autorité.
30Triomphe de l’hypocrisie ? Ou ruse d’artiste ? Isolé, un Van Dyck frappe par l’harmonie de la silhouette et la sûreté du trait, la notice dont le musée l’accompagne ne manque pas de souligner la finesse avec laquelle le peintre a su rendre le caractère de son personnage - caractère défini, faute de mieux, à partir du tableau. Mais quand une exposition rassemble une large série de ses portraits les femmes y apparaissent comme autant de cousines germaines tandis que les militaires, avec leur œil profond, leur barbe drue, leur front décidé et, à la main, leur gros bâton de commandement, ont l’air d’appartenir à la même escouade. Une brève inspection donne le sentiment que Van Dyck s’est enfermé dans une brillante répétition et pourtant, observées attentivement, ses toiles révèlent, sous leur apparente uniformité, une profonde ironie. En contemplant son Portrait équestre (Gênes, Palazzo rosso), le marquis Brignole Sale s’est peut-être senti flatté par son apparence d’élégant militaire mais le peintre l’a pour ainsi dire escamoté, il a fait du personnage une ombre noire au visage brunâtre et l’a confronté d’une part à un superbe animal blanc à la longue crinière frisée, d’autre part à un somptueux voilage cramoisi, arbitrairement pendu à une colonne qui, immanquablement, attirent le regard du visiteur. Le Portrait du prince de Savoie Tommaso Francesco (Turin, Galleria sabauda) frise le comique ; l’intéressé est lui aussi à cheval mais l’artiste a placé la monture dans une position invraisemblable et périlleuse, l’animal se cabre dangereusement, il va basculer, tomber sur le dos, renverser son maître qui jette vers le public un œil apeuré. Lady Venetia Digby ou la Prudence (collection particulière) est un portrait allégorique, la vigilance du personnage est soulignée par le relâchement d’un homme qui dort derrière elle, la manière dont elle foule du pied un petit Cupidon atteste de sa vertu, sa réputation semble parfaitement protégée. Mais de la main droite elle caresse voluptueusement une colombe, de la gauche elle joue avec un aimable serpent qui se prélasse sur ses genoux et trois amours déploient une couronne au-dessus de sa tête : la multiplication des symboles rend l’allégorie inopérante et suggère deux lectures contradictoires du portrait dont l’une est peu flatteuse pour Venetia Digby. Charles Ier n’est pas épargné, il est montré allant à la chasse dans une élégante tenue manifestement inadaptée à une course à travers les bois et si, à droite du tableau, il bombe le torse, c’est un cheval fourbu qui lui fait pendant sur la droite, les deux pieds du souverain, chaussés de cuir fin, ont comme parallèle un sabot de sa monture et le pied d’un domestique, un palefrenier sans doute, qui détourne la tête d’un air excédé tandis que le roi, étrangement, paraît s’éloigner en murmurant, suivant la formule consacrée, « Goodbye to ail that ».
31Van Dyck change les grenouilles en princesses puis transforme ces dernières en mannequins, la désinvolture avec laquelle il traite ses modèles n’est pas moins remarquable que les artifices grâce auxquels il dissimule leurs défauts. Un grand nombre de ses personnages sont dévorés par leur habit. Parfois une fraise ou un jabot de dentelle absorbent le visage, le transforment en une tache pâle, confrontée à un vêtement noir.
32Sur les portraits en pied le vêtement ou la cuirasse accaparent l’attention, la marquise Balbi (Washington, National Gallery), la marquise Brignole Sale (Gênes, Palazzo rosso) sont d’immenses robes sombres, étroites, fuselées, surmontées par des têtes minuscules qui, l’une comme l’autre, semblent avoir été vissées sur des corps trop grands pour elles. Mais Van Dyck s’amuse surtout avec les mains, ses doigts sont de délicats filaments, des pointes roses, effilées, souples qui paraissent suivre leur fantaisie, on les trouve sur un sein, une taille, un bas ventre, ils s’ouvrent, se plient, chiffonnent, effleurent et, bien davantage que des visages au sourire mécanique, contribuent à donner vie aux tableaux. Le peintre se vengeait-il par ces moqueries des complaisances auxquelles il était assujetti ? Nous ne disposons d’aucun élément permettant de l’affirmer et la question a relativement peu d’intérêt, ce qui compte est la manière dont les clients de Van Dyck, certains d’arborer sur leurs portraits un visage jeune et lisse, acceptaient de tous se ressembler et laissaient le peintre disposer à sa guise du reste de leur individu.
33Autour de Van Dyck, dans son pays puis en Angleterre et bientôt sur l’ensemble de l’Europe continentale, s’est diffusée une idée du portrait qui a survécu jusqu’à nos jours. Dès la fin du XVIIIe siècle des artistes se sont opposés à cette mode, nous allons les retrouver. Mais, quantitativement tout au moins, l’effigie améliorée, idéalisée, construite par le portraitiste et arrangée selon sa fantaisie ou ses habitudes, est celle qui a triomphé. Au-delà du XIXe siècle elle s’est perpétuée grâce à un important courant photographique, celui qu’illustrent les visages d’Erwin Blumenfeld, satinés, fardés, aussi lisses que des porcelaines ou les bustes englués de lumière proposés par Cecil Beaton et Voinquel. Aux portraitistes de l’époque classique ont succédé les spécialistes de la photographie dite de prestige ou de séduction, Irving Penn, Harcourt, Fritz Pitz, Blanc et Demilly. Séduits par un cadre et une lumière qui les isolent et semblent les rendre uniques, les clients n’ont fait aucune objection aux arrangements choisis par les studios, ils ont toléré qu’on les éclaire au point de tuer l’ombre de leurs cils, qu’on les rende lisses comme des porcelaines et, en définitive, qu’on leur impose une physionomie standardisée.
34Cecil Beaton, dont on ventait l’habileté à rendre lumineux des visages ingrats, avait été surnommé le « créateur du rêve ». Le snobisme, qui lui attirait sans doute beaucoup de clients, ne suffit pas pour expliquer sa renommée. En considérant tous ceux qui se sont livrés aux peintres ou aux photographes, n’est-on pas amené à penser que le manque de confiance en soi, une certaine insécurité relativement à leur être propre ont conduit beaucoup de personnes chez un expert en physionomie avec l’espoir qu’il les révélerait à elles-mêmes ? Le portraitiste ne se borne pas à redistribuer au mieux les traits de la personne installée en face de lui, il crée autour de cette dernière toute une mise en scène dont il est le seul responsable. Les dessins d’Ingres éclairent ce travail d’invention et montrent comment le traitement du modèle était soumis à l’arbitraire du peintre. Une première esquisse mettait les personnes au carreau, Ingres y notait les proportions essentielles, la hauteur du front, l’allongement du nez, l’écart entre les yeux. Dès cet instant la figure était saisie et le travail qui suivait, étendu parfois sur plusieurs années, concernait la tournure que prendrait le personnage, l’attitude, le cadre, le vêtement qui lui seraient attribués. Entre le projet initial (Montauban, Musée Ingres) et l’état définitif du fameux Monsieur Bertin (Louvre) le changement est radical, le sujet, au départ debout, légèrement appuyé à une console, se retrouve assis, les mains sur les genoux ; la tête, en revanche, a conservé les proportions définies par le carreau avec la ligne des yeux comme médiane.
35Les deux moments, celui, rapide, du premier contact et celui de la mise en forme impliquaient des démarches différentes. Ingres considérait comme « la meilleure chose que j’aie jamais faite » son portrait de Jean-Baptiste Desdéban (Besançon, musée des Beaux-Arts) un profil saisi de manière immédiate et sans retouche ; tandis que l’oreille, la joue, le nez sont dessinés d’un trait ferme, l’avant-bras gauche, à peine amorcé, semble sortir de l’épaule, la chemise n’est rien d’autre qu’un triangle blanc, les cheveux, la veste et l’arrière-plan tendent à se confondre dans une large variation sur le brun rouge. On est très loin ici des décors raffinés, des fonds soigneusement nuancés dans lesquels Ingres enveloppe d’ordinaire ses clients, la tête de Desdéban est l’unique objet de cette huile et c’est d’elle seule, non d’une œuvre achevée, que le peintre se montrait particulièrement satisfait.
36Mais le cas de Desdéban est rare dans l’œuvre d’un portraitiste qui, ayant d’entrée de jeu saisi les traits caractéristiques de son modèle, s’attachait ensuite à construire sa toile autour de lui. Ingres accepta en 1842 d’exécuter un portrait de la comtesse d’Haussonville et livra sa toile (New York, Frick collection) en 1845. L’ébauche primitive n’est pas sans rappeler Desdéban, le visage de la jeune femme en est l’élément majeur, il ressort par contraste avec une robe sombre et un fond grisé. Une mine de plomb postérieure (Montauban, Musée Ingres) définit une pose qui sera conservée et privilégie déjà la silhouette aux dépens de la figure. Dans sa version définitive l’œuvre se présente à la fois comme une prodigieuse variation colorée et comme une sélection d’objets hétéroclites. Ingres a utilisé huit bleus différents, de l’outremer au bleu-vert et il a tiré les verts jusqu’au gris puis au bronze. En contraste avec cette dominante orientée vers le bas du spectre il a imposé, arbitrairement, des fleurs ou des rubans rouges et, dans un coin, un fragment de tissu jaune, tache immotivée qui renforce le poids de l’angle inférieur droit, surchargé de détails, face à l’angle supérieur gauche presque vide. Le bras d’un fauteuil, un coussin, un miroir, des franges, des lunettes de théâtre, des bouquets, des urnes, des lettres constituent un décor touffu, personnel peut-être, autrement dense néanmoins que les bras grassouillets et la figure mollement régulière de la comtesse.
37On se défend mal de l’idée qu’Ingres avait « ses têtes », qu’il réagissait fortement à l’impression physique ressentie devant ses clients. Aussi jeune et fraîche soit-elle, la comtesse d’Haussonville n’a pas d’expression, elle rejoint les baigneuses, les odalisques, les nymphes au front lisse, à l’ovale gracieux et au regard terne qui peuplent l’univers ingresque, elle manifeste la perfection de l’insignifiance affichée, elle est l’une de ces figures qui, disait Baudelaire parlant d’Ingres, « ont l’air de patrons d’une forme très correcte, gonflés d’une matière molle et non vivante ». D’autres personnes, en revanche, ont suffisamment marqué le peintre pour qu’il s’attache à leur donner une tournure personnelle : M. Bertin, le cheveu en bataille, les joues un peu creuses, les orbites profondes, les deux mains solidement accrochés aux genoux, Joseph Moltedo (New York, Metropolitan muséum) avec ses yeux dissymétriques, vaguement louches, son menton où perce la barbe, ses fortes pommettes, Cherubini (Louvre) ridé, la bouche amère, le front plissé soutenu par de longues phalanges, sont autant de présences très nettement affirmées.
38Si les plus fades des portraits dus à Ingres ne passent jamais inaperçus ils le doivent à une somptueuse mise en scène qu’on qualifierait volontiers de « baroque » pour balancer la réputation de classicisme qui colle au nom du peintre. La physionomie de madame d’Haussonville est peut-être classique par sa régularité mais le bric-à-brac dont on l’a entourée ne l’est pas et ici, aussi bien que sur la plupart des autres toiles, c’est l’architecture d’ensemble, la recherche des couleurs, l’accumulation maîtrisée des détails inattendus, le traitement des vêtements, des bijoux, du décor, de l’arrière-plan qui retiennent l’attention du visiteur. Parfois le regard se fixe sur l’habit, sur un immense manteau brun sombre, masse velouté aux longs plis raides, ou bien sur un châle jaune, une robe aux mille fleurs, un boa en cygne. Parfois il va d’abord vers l’horizon comme sur cet étonnant portrait de Caroline Murat (collection particulière) où la reine de Naples, simple accolade noire renvoyée au bord de la toile, tient lieu de faire-valoir à un panorama de la mer et du Vésuve.
Du corps à l’image
39Ingres attachait une importance énorme à l’organisation de ses toiles, les portraits, qu’il prétendait tenir pour des tâches purement mercenaires, constituent presque la moitié de son œuvre et il a continué à en produire quand, accablé de commandes et d’honneurs, il était en mesure de n’accepter que des travaux qui lui convenaient. Comme Van Dyck, ironie en moins, il imposait décor, attitude et costume aux personnes qui s’adressaient à lui. Je me suis attardé sur ces deux peintres et je les ai rapprochés dans la mesure où l’on s’est habitué à souligner ce que Maurice Denis appelait leur aptitude à rendre « le caractère individuel du modèle ». L’expression n’a pas grand sens, on ne sait pas si elle vise un trait particulier distinguant une personne de toutes les autres, ou une moyenne, une sorte de continuité de l’être. Mais, en admettant qu’il soit jamais possible de saisir un tel caractère, on doit bien admettre que sa recherche n’a été le souci principal ni de Van Dyck, ni d’Ingres, ni sans doute d’un très grand nombre de portraitistes.
40Desdéban, dès qu’on l’observe de près, révèle une étonnante quantité de « défauts », son oreille est minuscule, sa joue plate et longue, son cou insignifiant, Ingres ne s’est pas soucié de donner du volume au front et au menton ni de rétablir de meilleures proportions entre les parties du visage comme il l’aurait fait s’il avait dû terminer la toile, il s’est attaché à l’équilibre entre une partie claire et une partie ombrée sur le fond général d’une teinte brun rouge difficile à nuancer. Un jeune architecte auquel il ne devait rien et qui ne le payait pas offrait à Ingres un prétexte, un profil expressif et changeant dont le peintre avait le loisir de tirer les effets qu’il désirait et l’on croit retrouver, sur cette œuvre volontairement inachevée, le désir d’improviser, d’amplifier, de dériver qu’on avait décelé sur l’un au moins des dessins de Matisse : la personne qui pose est une annonce, une réserve de formes, un corps, c’est-à-dire une chose vivante à partir de laquelle on pourra inventer des effets inattendus.
41Mais s’il s’agit seulement de trouver un point de départ, de s’appuyer sur une apparence concrète pour ensuite laisser travailler l’imagination, pourquoi choisir un individu davantage qu’un animal ou un objet ? Pourquoi viser d’abord une ressemblance, cerner quelques traits marquants, puis changer de direction et privilégier les lignes et les couleurs ? Une part de défi entre sans doute ici en ligne de compte mais nous n’avons aucun moyen d’évaluer le plaisir pris à faire accepter par un client une attitude, un décor, éventuellement des déformations qu’il n’a pas eu le loisir de discuter. Au-delà de cette satisfaction indirecte on entrevoit d’autres investissements. Les contours élémentaires d’une silhouette humaine sont simples, faciles à identifier, ils suffisent pour donner à l’observateur l’impression qu’on lui montre un corps. L’évidente banalité de formes trop reconnaissables et la charge affective qui les accompagne n’interviennent-elles pas, de manière très forte, dans le désir de ruser avec le portrait, de le subvenir tout en le construisant ? L’amie que Munch représente sur la toile intitulée Femme agenouillée (Oslo, Nasjonalgalleriet) suggère bien, avec ses jambes repliées et son tronc légèrement penché en avant, l’attitude d’une personne qui se serait mise à genoux. Tout se passe, pourtant, comme si le tableau n’avait qu’un but : nier, barrer une telle évidence, les contours exhibent un corps que le pinceau marbre de larges touches analogues à celles qui couvrent les murs et le plancher, la couleur assimile au fond, au décor, ce que le dessin a isolé. La femme a une tête mais seules deux tresses noires, interminables rubans tramant jusqu’à terre, portent, éventuellement, une note sexuelle, le visage n’est rien d’autre qu’un rond avec deux taches jaunes où l’on est tenté de voir des yeux. Munch n’aurait-il pas balancé ici entre la tentation et le refus du portrait créant un corps et l’escamotant, lui concédant les caractères d’une personne définie tout en le dépersonnalisant ?
42Il y aurait ainsi, derrière le travail du portraitiste, une question incertaine qui serait aussi bien : « que faut-il dessiner, au minimum, pour ébaucher un portrait ? » que : « à partir de quand cesse-t-on absolument d’éveiller le soupçon qu’il pourrait s’agir d’un portrait ? ». De telles interrogations n’impliquent évidemment aucune réponse, elles s’exposent simplement sur ces dessins d’Ingres, de Matisse, de Georges Papazoff où un ovale, un triangle, deux cercles concentriques dans une amande désignent peut-être un visage, un nez, un œil. Certaines esquisses d’Ingres pourraient être un bras replié aussi bien que l’accoudoir d’un fauteuil et rien n’interdit de penser que l’artiste, dans le mouvement de son crayon, n’était pas sûr de ce qu’il traçait. En cinq coups de pinceau Matisse posait une figure de femme : était-ce un portrait ou une fantaisie, un souvenir ou la satisfaction d’inventer une physionomie ? Ébauches et croquis ne dissimulent pas le flottement de la main qui hésite entre un parcours géométrique, le schéma d’un objet ou l’illusion, facilement atteinte, d’une représentation humaine et la peinture, de manière moins évidente, révèle un balancement analogue, d’infimes altérations suffiraient pour changer en configurations abstraites les personnages de Rouault et de Soutine ou pour nous inviter à découvrir un visage dans les ronds et les barres tracés par Asger Jorn. Et si l’art classique (celui, en gros, qui va du XVIIe au XIXe siècle) s’autorisait moins de libertés, s’il ne laissait pas douter que ses portraits soient la reproduction fidèle des caractères physiques d’une personne, ses esquisses visaient l’écart souvent très mince qui sépare deux physionomies ou qui distingue la forme d’un corps et celle d’une chose.
43Les longues recherches d’Ingres illustrent les hésitations et les reprises qui précèdent la mise au point définitive d’un portrait. La figuration est toujours un affrontement avec les apparences mais elle se double d’une mise en cause plus immédiate et plus brutale quand elle prend pour objet une personne. Le sujet qui se livre à lui met physiquement à l’épreuve le portraitiste qui le juge quelconque, ou charmant, ou encore hideux, les choix esthétiques de l’artiste sont d’abord une réponse, un aveu d’indifférence ou la trace d’une forte émotion. Visage troublant ou visage prétexte ? Si elles ne se distinguent par rien qui séduise ou qui inquiète les silhouettes sont banalement répétitives, elles s’offrent comme autant de points d’accroche, contours qu’on pliera à une infinité de rôles, qu’on fera jaillir du cadre ou qu’on effacera par le décor, qu’on disséminera, qu’on traduira en contours élémentaires ou qu’on orientera vers une illusion de présence. Exhibant un profil, une physionomie, avec l’apparente évidence de ce qui s’offre, simplement, comme l’image d’un individu, le portrait tire avantage de la curiosité que provoque toute figure humaine, sa portée esthétique lui vient pour ainsi dire par surcroît, elle se déploie là où le modèle devient, pour le peintre, l’annonce d’une forme.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Temps d'une pensée
Du montage à l'esthétique plurielle
Marie-Claire Ropars-Wuilleumier Sophie Charlin (éd.)
2009
Effets de cadre
De la limite en art
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et Michelle Lagny (dir.)
2003
Art, regard, écoute : La perception à l'œuvre
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Michele Lagny et al. (dir.)
2000