I. L’introuvable portrait
p. 23-54
Texte intégral
Ce qui se voit n’est que la moindre partie de ce qui est.
Comment nous ferait-on connaître ce modèle intérieur que celui qui le peint dans un autre ne saurait voir et que celui qui le voit en lui-même ne peut montrer ?
Jean-Jacques Rousseau
1Au livre deux des Confessions, Rousseau esquisse la silhouette de deux femmes, l’une, madame de Warens, qu’il rencontre en quittant Genève, l’autre, madame Basile, chez laquelle il va loger pendant son séjour à Turin. De la seconde il a gardé un souvenir vague qu’il tente de raviver en évoquant une robe à fleurs, une chaussure, un mouchoir, mais les seules notations précises, son « bras ferme et blanc », « la blancheur de son cou » renvoient aux lieux communs qui hantent ses descriptions, les personnes qui lui plaisent sont inévitablement pâles et celles qu’il déteste foncées. À Annecy le Lazariste qu’il prend en horreur a « des cheveux plats, gras et noirs, un visage de pain d’épice » tandis que l’abbé Gâtier, pour lequel Rousseau ne cache pas son admiration, est un blond aux yeux bleus. Et si mademoiselle de Breuil possède, on ne saurait le cacher, une chevelure brune, elle est « très blanche » avec au visage « cet air de douceur des blondes ». Bref, un monde en noir et blanc où l’âme se peint aux couleurs des joues.
2En ce qui concerne madame de Warens, Rousseau n’a, bien entendu, rien oublié mais ce qui hante son esprit est inexprimable et il lui faut suggérer ce qu’il ne parviendra pas à faire voir. Le procédé auquel il s’arrête est, sous les apparences d’une libre improvisation, un exercice soigneusement élaboré. Jean-Jacques commence par se décrire longuement, tel qu’il se percevrait s’il lui arrivait, remontant quatre décennies en arrière, de se rencontrer quand il avait seize ans. Puis il s’étend sur les circonstances, les lieux, l’horaire de la première entrevue avec sa protectrice. Et quand le portrait vient, par surprise, au terme d’un long détour, il est expédié en deux lignes : « Je vois un visage plein de grâce, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d’une gorge enchanteresse ».
La blessure faite au Huron
3Bien d’autres écrivains rusent avec leurs personnages, multiplient les détails pour cacher leur impuissance à les décrire ou construisent un récit qui les autorise à ne pas les montrer, mais ce qui rend Jean-Jacques particulièrement intéressant est sa parfaite conscience de l’impasse où le conduit toute tentative pour dépeindre ceux qu’il a connus. Ses hésitations et ses doutes n’ont guère laissé de traces dans les Confessions mais ses notes préparatoires en portent témoignage. Et les difficultés auxquelles se heurtent ceux qui, peintres, sculpteurs, écrivains, prétendent dresser un portrait obsédaient Rousseau à un point tel qu’il crut nécessaire de leur faire une place dans son autoanalyse, Rousseau juge de Jean-Jacques
4Deux ordres de considérations, les unes personnelles, les autres théoriques, interfèrent dans ce dernier texte, qui passe sans transition du plaidoyer à la diatribe, si bien que le lecteur pressé, las des invectives gémissantes d’un persécuté maniaque, risque de les manquer et surtout de ne pas saisir leur articulation. Persuadé que l’univers le méconnaît et s’attache à lui nuire, Rousseau condamne d’avance toute allusion faite à sa personne, toute esquisse, tout dessin dont il ne serait pas l’auteur, lui seul, assure-t-il, serait capable de montrer ce qu’il est vraiment car, il le confesse sans ambages, « on est toujours très bien peint quand on est peint par soi-même ». Mais, comme cela lui arrive souvent, Jean-Jacques n’est qu’à moitié sincère, sa solennelle interdiction de le peindre est toute relative. Alors qu’il venait d’atteindre la quarantaine, et n’était apprécié que d’un petit cercle d’amis, Maurice-Quentin de La Tour, pastelliste déjà renommé, offrit de faire son portrait ; c’était une marque d’estime considérable que l’écrivain s’empressa d’accepter. Le pastel, fin, nuancé mais banal donna à Jean-Jacques la tournure d’un courtisan, ce dont il ne songea pas à se plaindre.
5À l’époque précédente, nous l’avons noté, le portrait était une sorte de privilège nobiliaire. Sur ce plan, un changement considérable intervint au XVIIIe siècle, on se mit alors à répandre l’effigie non pas de ceux qui étaient bien nés mais de ceux qui avaient du talent, ou du moins qui plaisaient au public. Acheter le portrait gravé des gens en vue devint une mode et la plupart des philosophes comprirent les avantages de cette publicité gratuite ; soucieux avant toute chose qu’on parlât d’eux, ils ne s’émurent pas quand les dessinateurs leur attribuèrent des traits fantaisistes ou les placèrent dans un décor de leur invention. Rousseau fut le seul à s’insurger : « Tous les jours on grave, on contrefait, on défigure les hommes célèbres ». Tant qu’il restait unique le pastel de Quentin de La Tour le flattait, mais une fois gravé et vendu à bas prix il devenait à ses yeux vulgaire et mensonger. Pendant l’année que Rousseau passa en Angleterre, Allan Ramsay fit de l’écrivain un autre portrait, peut-être le plus fameux de tous (Edinburgh, National Gallery of Scotland) : Rousseau est pris en buste, de trois quarts gauche, sur un arrière-plan sombre, il porte un vêtement rouge, un bonnet et une cravate de fourrure ; les couleurs uniformément foncées du décor et du vêtement font ressortir avec vigueur les traits du visage, lui conférant un air de puissante détermination. Tandis que le pastel de Quentin de La Tour manque de vigueur le tableau de Ramsay, travaillé sur de longs moments de pose, respire la finesse et l’intelligence mais il n’a rien d’une œuvre de cour et il fait de son modèle un homme isolé, différent, une sorte de Huron (ou d’Arménien, suivant les termes du peintre). Rousseau trouva le tableau « terrible », il y vit « la figure horrible d’un cyclope ( ?) », « en frémit » et condamna toutes les gravures qu’on en tira puis, pendant quelques années, tous les autres portraits qu’on fit de lui.
6Comment rendre compte d’une réaction aussi violente ? Au tournant d’une phrase, Rousseau s’est trahi : les œuvres qu’il détestait n’étaient pas « les productions d’artistes distingués, ni les fruits du zèle et de l’amitié ». Au contraire des autres philosophes, Jean-Jacques restait attaché à la reconnaissance officielle dont le portrait était le signe. Il faut aller voir le pastel de Quentin de La Tour dans son environnement, au musée Lecuyer de Saint-Quentin, là où son sourire croise celui de gens du meilleur monde, tous dessinés par le même artiste, tous roses et avenants, pour comprendre ce que souhaitait Rousseau : il aurait voulu être honoré à l’égal de ces gentilshommes et n’admettait pas que des gravures « défigurées, ouvrage de mauvais ouvriers avides » soient étalées « dans les appartements ornés de glaces et de cadres » autrement dit chez les gens riches où il n’aurait dû figurer qu’en pied et cerné par un cadre d’or.
7Ce refus sans nuance ni appel pointe les effets d’une vulgarisation par le dessin dont la conséquence était, inévitablement, l’éclipse de l’aura. Il n’est pas inutile à ce sujet de rappeler l’attitude d’un peintre contemporain de Rousseau, Hogarth : en dépit d’une flatteuse réputation qui lui valait la clientèle de l’aristocratie, Hogarth était prêt à livrer toutes ses toiles aux graveurs car, il l’admettait sans ambages, « small sums from many » lui rapportaient davantage que les commandes de quelque personnage illustre. Par là s’éclaire le dépit de ceux qui souhaitaient se distinguer du vulgaire et nous revenons ainsi aux propos acides de Melville dans Pierre or the ambiguities : puisqu’un crayon, un pinceau et deux matinées de travail suffisent pour tracer une silhouette, puisque faire reproduire ses traits ne suffit plus à prouver qu’on est riche et puissant, « la distinction authentique » consiste à ne pas poser pour un peintre. Prolongeant, à un siècle de distance, les attaques de Jean-Jacques, la diatribe met en évidence l’enjeu social de la représentation.
8La colère de Rousseau ne nous a pas détournés de l’esthétique, elle nous a simplement rappelé qu’on ne saurait traiter la peinture de façon abstraite, sans tenir compte des attentes, implicites peut-être, néanmoins fortes, du modèle. Jean-Jacques, d’ailleurs, ne sépare jamais ses plaintes de considérations critiques sur le rapport que le peintre instaure avec son client. « Qu’un portrait soit difforme ou peu ressemblant, c’est la chose du monde la moins extraordinaire ».
9L’ironie de cette phrase met bien en évidence ce qui, pour Rousseau, disqualifie d’entrée de jeu le travail du portraitiste : la ressemblance est un idéal impossible à atteindre puisque la personne dont on prétend rendre la physionomie est inaccessible. Dans les notes qui précèdent la mise en œuvre des Confessions Rousseau avance une théorie qui n’est pas neuve et sera maintes fois reprise par la suite : le peintre ne perçoit qu’une apparence, une enveloppe et la vérité (Rousseau tient à ce mot) de son sujet lui demeure inconnue. Au fil de notes manuscrites qu’il ne destinait pas à une publication l’écrivain, dressant une barrière infranchissable entre le moi et l’autre, liquidait sans grande nuance le problème de la représentation. Rousseau juge de Jean-Jacques offre une étude de comportement beaucoup moins sommaire à laquelle on serait tenté d’appliquer l’adjectif béhavioriste si l’anachronisme n’était trop fort. Ce n’est plus ici l’étanchéité morale de la personne qui condamne le portrait mais la nécessité où nous nous trouvons de nous adapter à l’instant présent, c’est le changement constant, imprévisible de nos sentiments et de notre apparence qui exigerait, pour chaque moment de l’existence, une figuration différente. Il faudrait, pour arriver à peindre, repérer, par-delà des façons d’être successives, une manière, des gestes, une attitude immuables mais c’est là justement ce qui est exclu par le tête-à-tête de l’artiste et de son sujet. Rousseau amorce dans ce texte un très subtil examen de l’échange qui s’établit entre les deux partenaires : le regard du peintre invite au mimétisme, il pousse le modèle à inventer ce qu’il s’imagine être aux yeux de son vis-à-vis ; sans le savoir, ou sans aller jusqu’à le formuler de manière consciente, la personne peinte se sent observée et répond, par le refus ou la conformité, en tout état de cause par un comportement artificiel, à la demande qui lui est adressée. Conclusion ? « Faites tirer le même visage par divers peintres, à peine tous ces portraits auront-ils entre eux le moindre rapport ; sont-ils tous bons, ou quel est le vrai ? » Aucun n’est véridique et chacun ne témoigne que pour un rapport particulier entre deux personnes singulières.
10Dissymétrique, la situation qui s’instaure entre celui qui agit et celui qui est agi rendrait ainsi de toutes manières, par excès ou par défaut, le portrait impossible. Les réflexions de Rousseau, inspirées directement par son expérience avec Allan Ramsay, sont d’autant plus remarquables qu’elles éclairent les deux principaux portraits de l’écrivain. Quels que soient les motifs qui expliquent son comportement, Jean-Jacques n’a pas accepté Ramsay, il s’est fermé dans un éloignement muet qui confère à la toile sa dignité énigmatique. Ce portrait est sans doute le plus beau que nous ayons de Rousseau à cause de la distance et du refus qu’il manifeste, la main esquisse un geste de dénégation, les yeux, énigmatiques, se refusent à ceux du spectateur, la bouche se clôt obstinément. L’expression est si douloureusement lointaine que Ramsay, d’ordinaire hostile à toute forme d’éclairage, même indirect, a, dans ce seul cas, inventé un halo lumineux, rayon affaibli d’une hypothétique fin de journée, pour adoucir la fermeture du visage – et d’ailleurs cette zone éclairée, accentuant sa pâleur, rend le modèle encore plus lointain, presque inatteignable. Le pastel de La Tour manifeste, en revanche, le parfait accord des deux protagonistes, Rousseau arbore un sourire facile, deux fossettes s’esquissent autour du nez, les lèvres vont s’entrouvrir, Jean-Jacques s’offre avec complaisance à l’artiste, et derrière lui au public. « Quel est le vrai ? » La question s’impose tant il est difficile de concilier les joues roses et pleines, le regard apaisé, le sourire de La Tour avec le visage allongé, maigre, retiré, secret de Ramsay : si des documents écrits n’identifiaient pas ces œuvres de manière irréfutable elles passeraient la première pour l’image d’un aristocrate inconnu, la seconde pour l’évocation de quelque penseur nordique.
11Aujourd’hui ces portraits sont associés à l’idée que nous nous faisons de l’écrivain, ils influent probablement sur la manière dont nous abordons son œuvre. Notre familiarité avec les hommes du XVIIIe siècle tient pour une part à ce que nous croyons connaître leurs visages, nous répondons à l’attente des philosophes qui voyaient dans la gravure une forme efficace de publicité. Rousseau, sur ce plan comme sur beaucoup d’autres, allait à contre-courant de son époque et ses critiques nous obligent à interroger l’apparente évidence de l’image. Que saisissent l’artiste ou le photographe : l’impression d’un instant, différente de ce qui précède et de ce qui suit ? ou bien des caractères durables, une relative permanence de l’individu ? La réponse de Jean-Jacques est définitive : le peintre ne saisira jamais de lui que « quelque forme particulière qui ne sera mienne que pendant ce moment-là ».
12Et cependant, de notre point de vue, le Rousseau de La Tour et celui de Ramsay sont bien le même homme, nous éprouvons, en le voyant, un sentiment de continuité qui mérite une analyse. Les indices d’époque y entrent sans doute pour une très large part, Rousseau ou n’importe lequel de ses contemporains sont construits par leur mise en cadre, par le volume donné au visage, l’ampleur du front, la faible profondeur des orbites, la quasi-absence des oreilles, l’allongement du nez (il y a pour chaque période, nous y reviendrons, des « marques » distinctives qui ne sauraient tromper). Par les couleurs, le plissé des tissus, l’arrière-plan, ces hommes se trouvent assignés à une période dont nous avons appris à identifier les traits originaux et il nous suffit de procéder par élimination, dans la série restreinte des « Lumières », pour parvenir à mettre un nom sur un visage.
Le général et la chimère
13Les panneaux annonçant, dans les rues de Paris, les spectacles de la prochaine saison exhibèrent, pendant quelques semaines, la photographie d’un adolescent, vêtu comme on l’était vers 1890, avec cette seule légende : « Celui qui a dit non ». Les visiteurs anglais pensèrent à Churchill, les Français d’un certain âge à de Gaulle et les jeunes générations trouvèrent la devinette incompréhensible. Les indices chronologiques, correctement perçus, avaient été interprétés en fonction de références culturelles, les observateurs, en toute bonne foi, s’étaient convaincus que le jeune garçon était nécessairement leur grand homme favori sur lequel leurs cadets n’avaient, eux, que des notions extrêmement vagues. Rousseau envisageait déjà un effet de ce genre quand il définissait le portrait comme une « chimère », c’est-à-dire comme une illusion que son auteur a le talent de rendre acceptable.
14La chimère, comme l’adolescent des panneaux d’affichage, se prête à de multiples interprétations, elle devient ce que le public est prêt à apercevoir. La notion de ressemblance se loge en ce point, au croisement de ce que l’on sait et de ce que l’on croit. La lecture qui semble s’imposer naît de la familiarité, elle relève de l’habitude, se soutient de la fréquence, s’estompe avec l’éloignement. De nombreux visages nous sont vaguement connus sans que nous leur prêtions une particulière attention mais ils nous sautent aux yeux dès qu’un motif quelconque nous attire vers eux et l’identification semble alors indiscutable, les détails contradictoires s’effacent d’eux-mêmes, seuls demeurent ceux qui confirment l’hypothèse. Les indices définissant chacun d’entre nous sont nombreux, ils concernent toute notre personne, notre démarche, nos tics, notre odeur, nos hésitations et notre manière de prendre nos décisions mais, dans nos rencontres, nous les négligeons en général, pour nous concentrer sur la seule physionomie : reconnaître veut dire avant tout tenter de mettre un nom sur un visage. Déterminée par la vision, la reconnaissance est plus sélective que ne le serait l’interrogation d’un corps entier par un autre corps. Elle exige cependant un investissement, aussi minime soit-il : on n’identifie pas automatiquement ceux que l’on retrouve, il faut, pour y parvenir, éprouver à leur égard une curiosité positive ou peut-être négative, la reconnaissance est une lecture active, intéressée. Jane Eyre le note, dans le roman de Charlotte Brontë : « Un œil complice, c’est tout ce qui est nécessaire. »
15Rousseau, quand il critique radicalement l’illusion du portrait, songe à la fois au « modèle intérieur » que nul n’est en mesure de cerner et à l’aspect extérieur, insaisissable parce que toujours changeant. La reconnaissance, telle qu’il la conçoit, se fait dans l’adhésion complète à une personne, à ce qu’elle a d’original, elle ne consiste pas dans l’examen rapide d’un profil, elle est indifférente à une ressemblance qui est, de toutes manières, illusoire. De nos jours, en utilisant le vocabulaire qui est le nôtre, on dira que s’interroger sur la fidélité d’un portrait est une démarche qui relève de la psychologie, non de l’esthétique. La caricature en offre le parfait exemple. Le dessin satirique est efficace s’il permet une identification simple, instantanée et à cet effet il accentue deux ou trois traits de physionomie, au besoin les déforme ou même les invente : Baudelaire admirait Constantin Guys pour son habileté à « réduire la figure, sans nuire à la ressemblance, à un croquis infaillible, et qu’il exécute avec la certitude d’un paraphe ». Mais s’agit-il alors d’un portrait ou d’un simple canevas, d’une de ces grossières figures de carnaval qui singent, par la réduction au plus manifeste, les vedettes du moment, chanteuses, politiciens ou footballeurs ? Masque, rôle, forme qu’on assume face au monde : le latin persona résume l’ambiguïté de toute figure humaine, sans cesse modifiée et pourtant assignable à une structure stable. Convenons, pour la suite, d’appeler masque ces traits élémentaires qui nous conduisent à mettre un nom propre sous un dessin et fondent la ressemblance : quelle place leur revient-il dans l’esthétique du portrait ?
16Je propose ici une esquisse qui n’a provoqué d’hésitation chez aucun de ceux auxquels je l’ai montrée. Elle est cependant excessive et arbitraire dans son dessin du nez et de l’oreille, attributs grotesques qui transforment ce profil en parodie. Pourquoi le nom de de Gaulle est-il prononcé spontanément, au premier coup d’œil ? Parce que les indices culturels sont trop évidents pour que l’observateur n’y soit pas sensible. Le premier est le képi, coiffure archaïque, rappel de décennies révolues. De quel militaire, issu d’un passé déjà lointain, risque-t-on de garder aujourd’hui le souvenir ? À cela s’ajoute l’héritage, en voie de régression mais toujours vivant, de trente années de vie politique pendant lesquelles la presse d’opposition s’est appesantie sur le nez un peu fort, les yeux cernés, les joues tombantes du général. La caricature a mis sur pied un de Gaulle de fantaisie qui survit à l’original, les photographies elles-mêmes, moins brutales que les dessins, sont examinées avec l’intention à peine formulée de découvrir les défauts rendus manifestes par la satire. Ce qu’on identifie sur l’esquisse dont nous nous occupons n’est pas l’ancien président de la république mais une interprétation du personnage, de son caractère, de son volontarisme entêté aggravé par l’âge. Rien mieux que ce profil ne justifie le jugement de Rousseau, il s’agit bien d’une chimère, autrement dit d’une idée toute faite qu’on reconnaît sans balancer un instant puisqu’on l’a déjà dans la tête. La caricature dévoile d’autant mieux le caractère leurrant de la reconnaissance qu’elle est d’une infinie souplesse. Sans rien retoucher à son schéma d’ensemble transformons un peu notre dessin, effaçons les marques de vieillissement, modifions le grade affiché sur le képi, ajoutons une moustache et des lunettes cerclées de fer : voici devant nous le capitaine Alfred Dreyfus.
17Le fait saisissant est que les ingrédients qui comptent n’ont pas changé, l’oreille et le nez burlesques désignent toujours la volonté d’accabler le personnage en le rendant dérisoire. Le renvoi à une période ancienne suggéré par le képi est renforcé par la forme anachronique des lunettes et le nez, dans ce contexte militaire, fait penser au traître juif. Comme pour de Gaulle la tradition politique est une clé de lecture essentielle : les attaques des journaux contre Dreyfus ont utilisé avant tout le dessin satirique qui permettait de lui donner une allure déplaisante, et les photographies du capitaine ont été regardées à la lumière des caricatures.
18Le lecteur, s’il en a le temps, prolongera l’expérience, il verra que grâce à des inflexions insignifiantes le même croquis de base lui permettra d’évoquer au choix Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et beaucoup d’autres personnages fameux ou obscurs. Les caricaturistes le savent d’ailleurs parfaitement, c’est le coup de crayon qui fait leur succès, un détail infime leur suffit pour distinguer, sur un même dessin, deux adversaires irréconciliables, la bonne volonté, la disponibilité du public semblent conférer une vérité criante à une ressemblance que fonde, au contraire, la méconnaissance des caractères individuels.
19Un portrait ne duplique pas les traits d’une personne, il ravive des souvenirs, conforte des préjugés, renforce des impressions. Les pouvoirs publics, cependant, lui accordent une pleine confiance, ils ont exigé, dès le XVIIIe siècle, qu’une description du titulaire figure sur chaque passeport et ils y ont par la suite joint une photographie. Le cliché d’identité nous est tellement familier que nous allons le faire tirer dans un « photomaton » sans nous étonner de son caractère bouffon, ni nous offusquer de ce que la police ne contrôle pas son origine. Serait-il très impertinent de suggérer que, relativement à la grande majorité des individus, son utilité est toute relative et que seule une pratique centenaire explique sa survivance ? Le projet d’une identification par la photographie s’est fait jour des deux côtés de l’Atlantique vers 1870 et l’Anglais Francis Galton qui en fut le grand théoricien confessa d’entrée de jeu qu’il s’agissait pour lui de déterminer, par confrontation et juxtaposition, des types humains à partir desquels on établirait, de manière scientifique, quelles personnes avaient les dispositions d’un criminel, d’un menteur, d’un désaxé. Le Français Alphonse Bertillon, animé du même fantasme, collectionna quelque quatre-vingt-dix mille clichés dont il s’aperçut, un peu tard, qu’il n’y avait rien à tirer. Bien davantage que des portraits, ces photographies étaient des jugements de classe. Voici trois épreuves tirées par le shérif du comté de Marysville, en Californie, il y a environ un siècle. Le travail est soigné, les détails ressortent bien. Mais figurez-vous le second de ces hommes en plein air, sans moustache ni chapeau, avec des joues moins creuses et un teint moins pâle : ce serait une autre personne. Les conditions de la prise de vue, c’est-à-dire la détention préventive, l’arrière-plan neutre, la lumière frontale, l’obligation faite aux prisonniers de fixer l’objectif, la peur que leur inspiraient les autorités, préjugeaient du résultat. Les portraits, certainement exacts, traduisent un certain rapport entre la police, la population du comté et les migrants, ils ont été conçus pour délimiter une catégorie, celle des délinquants si bien que, les ayant observés, n’importe quel agent se trouvait en mesure de contrôler les groupes potentiellement dangereux. Les clichés de police, comme les vidéos de surveillance, permettent de faire un tri parmi des suspects et d’étayer des soupçons, ils font sens dans le domaine de la prévention et permettent aux policiers, quand ils poursuivent des individus dûment signalés, de garder présents à l’esprit les signes distinctifs de ceux qu’ils recherchent. À l’époque où un tueur terrorisait le XVIIIe arrondissement de Paris on mit en circulation son portrait-robot et pourtant aucun de ses voisins ne le soupçonna, tandis qu’un policier qui ne l’avait jamais croisé le repéra dans la rue : pour identifier le masque d’un individu, sans doute vaut-il mieux ne pas entretenir avec lui un rapport de familiarité.
20Caricature et photographie de police, si elles n’offrent aucun point commun, posent l’une et l’autre la question de la ressemblance et suggèrent que l’adéquation de l’image au modèle, loin d’être une parfaite coïncidence que le regard se borne à sanctionner, procède d’une décision prise par l’observateur. La quête de la ressemblance ne va de soi ni pour un peintre ni pour un photographe, elle répond à une attente et satisfait un projet. Soutenir que l’intentionnalité règle la perception n’est pas très audacieux mais débouche sur un autre problème : comment fonctionne une reconnaissance que ne fonde pas l’évidence ?
Le jeu de l’Absent
21Le jeu de l’Absent consiste à faire deviner par une assemblée le nom d’une personne qui n’est pas là mais qui néanmoins, à cause de ses liens avec le groupe ou de sa renommée extérieure, peut être tenue pour présente. Personnage en creux, l’Absent n’a aucune forme, ce sont les fantasmes ou les doutes de l’ensemble des assistants qui permettent de l’identifier. Le divertissement paraît bizarre mais ne recoupe-t-il pas des pratiques extrêmement répandues, celle par exemple des photographes ou des cameramen qui, faute de parvenir à se glisser auprès d’une vedette ou d’un champion, filment la foule agglutinée tout autour de ceux-ci, le nombre des fanatiques et leur enthousiasme parlant davantage de la personne cachée que ne le ferait un cliché pris à la hâte.
22Le subterfuge qui consiste à montrer les admirateurs à la place du héros qu’ils applaudissent, ou le décor qu’elle s’est construit en lieu et place de la star n’est pas une simple commodité, il permet de contourner un véritable problème : quel choix faudrait-il opérer entre les innombrables « formes particulières » que, tour à tour, prend le modèle ? Nombre de « portraits » exhibent les ruses élémentaires grâce auxquelles ils contournent les difficultés de la représentation. Les poses officielles sont l’un de ces artifices : Napoléon en empereur romain, tel que le sculpte Canova, devient une vignette historique, le symbole l’emporte sur la personne. L’anecdote offre une autre solution : Napoléon est de fait un absent solennel quand on le montre donnant des ordres, fixant un plan de bataille, passant une revue, accueillant une brochette de souverains, l’action alors enveloppe et dissimule l’individu. Et, cousus ensemble, les moments successifs d’une existence – ou du moins ceux dont on a gardé la trace – deviennent une biographie, exemple achevé du « portrait » historique qui masque ses lacunes derrière la succession des événements.
23L’innombrable variété des formes dont parle Rousseau n’autoriserait à cerner, tout au mieux, qu’une silhouette dont nombre de traits seraient à peine visibles et, en ce sens, l’allusion, le silence, l’ellipse sont les meilleurs moyens de signaler la distance qui séparera toujours une personne de son image. Francesco Rosi a tenté l’expérience dans son film Salvatore Giuliano. La projection s’ouvre sur un cadavre. Pas de nom. Le corps est affalé au fond d’une cour, un magistrat dicte d’une voix indifférente un procès-verbal. Les variations d’angle et de cadrage, supposant l’usage de plusieurs caméras, indiquent qu’il ne s’agit pas d’une reconstitution documentaire mais d’une variation sur la banalité de la violence en Sicile. Le mort serait-il l’une des victimes de Giuliano ? Ou le hors-la-loi lui-même ? On comprendra, ultérieurement, qu’il s’agissait bien de ce dernier, mais cette découverte sera peu importante pour le spectateur. La séquence introductive ne tend pas à informer le public, elle se borne à annoncer que le film ainsi commencé ne suivra pas, de sa naissance à sa liquidation, un petit paysan devenu un fameux chef de bande. Il ne tentera pas non plus, comme Orson Welles l’avait fait avec Citizen Kane, d’opposer des témoignages contradictoires pour entrevoir une explication. Salvatore Giuliano est une œuvre politique qui soulève des interrogations sans réponse : pourquoi y a-t-il la mafia ? pourquoi meurtres, exactions, enlèvements sont-ils endémiques en Sicile ? pourquoi l’État n’en vient-il pas à bout ?
24Cependant, par-delà l’actualité et l’histoire qui ne nous concernent pas ici, se profilent des questions directement en prise sur notre sujet. Comment introduire une personne sans la raconter ? Bien que son nom plane sur le film Giuliano y intervient à peine ; l’individu en blouse blanche, coiffé d’une casquette, qu’on voit épisodiquement courir les armes à la main ou se dissimuler derrière un rocher, ce pourrait être lui. La seule chose attestée est son exécution, son corps est mis en évidence, on le suit jusqu’au cimetière. Les cadavres pourtant ne parlent pas, ils n’intéressent que les pleureuses et elles n’ont pas envie d’évoquer celui qu’elles ont connu vivant. Rosi aurait facilement reconstitué le visage et la trajectoire du hors-la-loi mais il n’aurait alors réalisé qu’une œuvre de fantaisie ; en refusant de dépeindre, il offre un portrait en creux qu’il dessine autour d’une absence.
25Comment donner une épaisseur à ce vide constitutif ? Par le travail sur la matière filmique – et c’est en cela que le film intervient dans une recherche sur l’esthétique. Giuliano a tué et fait tuer, pour le compte des uns ou des autres et parfois à son profit, la trace qu’il a laissée est la peur ou la sympathie qu’on a éprouvées à son égard. Le film parie sur la surprise, l’inquiétude, la brusquerie. Voici, après que le cadavre ai été mis en terre, une longue séquence dont on comprendra plus tard qu’elle se situait plusieurs années avant la liquidation du bandit. La caméra saisit un paysage de collines pauvrement boisées ; elle zoome vers un chemin qu’elle longe rapidement jusqu’à un village dont elle survole les maisons puis, après un retour à son point de départ, elle va se fixer sur une des collines. On décidera, si on le désire, que c’est le milieu où Giuliano se sentait chez lui. Mais quatre plans, bientôt, suivent la montée d’un camion rempli de militaires. L’indication serait claire, le passage pointerait simplement une opération de police si le film n’insistait pas fortement sur sa propre élaboration. Un plan suffisait pour annoncer l’armée, trois reprises filmées depuis le camion retardent l’entrée dans le village mais instaurent un étrange contraste entre des soldats immobiles au regard vide et un paysage qui varie selon les mouvements du véhicule, les collines et la route semblent virer autour de l’œil éteint des militaires. Lire ce passage comme une parabole de la Sicile étrangère à ses occupants est licite mais trop simple, le film, à cet endroit comme dans beaucoup d’autres séquences, provoque une attente qui n’aura pas de solution. La suite confirme d’ailleurs cette première impression, l’armée s’installe puis lance un mouvement vers les collines qui est brutalement interrompu, une page est ensuite tournée avec l’intervention d’autres personnages dans un décor différent.
26Pour que Giuliano soit représentable il faudrait imposer une cohérence à ces points de vue en constante glissade, prouver qu’ils entretiennent tous une relation avec le hors-la-loi, faire de ce dernier un séparatiste conscient, ou un bandit d’honneur, ou une crapule téléguidée par la mafia. Refusant de s’arrêter à cette solution, enchaînant ses propres incertitudes sur celles des acteurs en présence, paysans et propriétaires, soldats et policiers, politiciens et mafiosi, le film entrecroise autour d’un patronyme une série de clichés, de suggestions, d’images fortes et closes, de rappels, de scènes dramatiques et de moments vides. La distance est trop forte entre l’individu Giuliano et le halo qui ceinture son nom pour qu’on parvienne à dessiner son portrait.
27Le film de Rosi nous a retenus dans la mesure où, laissant de côté les demi-vérités ou les zones obscures qui interdisent de dresser un portrait objectif, il va au fond de la question, rejoignant par une autre voie les inquiétudes de Rousseau et de nombreux artistes. Nous avons noté que l’iconographie napoléonienne, prise entre l’allégorie et la narration, idéalise l’empereur ou le confond avec ses activités. Dans ce panorama homogène Raffet constitue une exception. Le lavis qui me sert d’exemple prive Napoléon de visage et le réduit à un signe dérisoire, son bicorne qui fonctionne de la même manière que le képi de de Gaulle. Loin d’être mis en valeur cet indice universellement fameux est traité avec désinvolture ; tache foncée, un peu trop grande pour la tête qui le porte, il montre comment un rien, un détail minuscule transforme en empereur celui qui, coiffé d’un shako ou d’un bonnet de police, serait un général quelconque. Pour une part, le portrait de Napoléon se résume en un couvre-chef. Pour une part seulement car le personnage central n’est pas isolé, des silhouettes vagues, raides comme des quilles ou fumeuses comme des spectres, de lourdes traînées d’encre, quelques percées de blanc circonscrivent l’empereur qui ne se détache, qui n’existe qu’en fonction du décor.
28L’esquisse de Raffet et le film de Rosi, s’ils n’ont rien en commun, suggèrent l’un et l’autre que le centre est inconsistant, qu’il est une projection de ce qui l’entoure. On se trouve alors très loin de Rousseau. Jean-Jacques croit à l’infinie variété des « formes particulières » que revêt, tour à tour, le « modèle intérieur » ; le sujet, tel qu’il le conçoit, n’est pas absent mais inatteignable, ce à quoi souscrivent d’ailleurs le lavis de Raffet et Salvatore Giuliano. Mais, contradictoirement peut-être, les deux dernières œuvres dégagent une autre perspective, celle du leurre, dans laquelle s’engouffre sans nuance Hans Jürgen Syberberg avec son film fleuve, Hitler. Ein Film dus Deutschland. Syberberg a voulu mettre dans l’embarras ceux qui, psychiatres, dessinateurs, moralistes, historiens, prétendent donner une image du Führer, il entremêle documents et jeux d’ombres, témoignages et pitreries, rêves et souvenirs, créant ainsi un objet monstrueux (sept heures de projection !) qui n’a aucune raison de jamais finir car l’ombre qu’il poursuit n’existe pas. Hitler se présente comme une démonstration, il y apparaît que le spectacle, les songes, la méchanceté, le légende, la médiocrité et l’oubli ont suscité un dictateur dont le tourisme, désormais, se charge d’entretenir la mémoire. Le Führer a-t-il même existé, n’est-il pas un cauchemar de Himmler, un produit du discours ? Le film laisse planer un doute à cet égard, négligeant ce que Rosi met au contraire en relief, l’indiscutable présence de l’Absent.
29L’ingénieux bricolage de Syberberg, dont la portée critique est évidente, affirme au lieu de problématiser. La question esthétique intervient à ce point précis : Rosi ou Raffet, dans des registres différents, évitent de raconter ou de décrire, ils désignent l’Absent sans essayer de le montrer, le mettent en résonance avec son milieu sans en faire un pur produit des circonstances. Le lavis de Raffet s’annonce avec une naïve évidence, on ne doute pas, en le regardant, qu’il s’agisse de Napoléon. Cependant, dès qu’on commence à y prendre garde, l’ambivalence du dessin devient manifeste, un halo d’incertitude enveloppe une représentation qui ne met en scène ni une figure ni un événement, nous identifiions l’empereur dans la mesure où nous sommes prêts à le rencontrer, notre attente et nos habitudes de pensée nous conduisent à baptiser « portrait » cette variation sur les ombres et les demi-teintes.
Au-delà des modèles
30N’y aurait-il donc aucun moyen de décider, en toute certitude, qu’une œuvre graphique est un portrait ? Le seul critère incontestable est le contrat passé entre un artiste et son client : nous ne doutons pas que les Régents de l’Hospice de vieillards de Haarlem qui s’étaient adressés à Frans Hais en lui dictant leurs conditions, ou les acteurs et les politiciens qui prenaient rendez-vous chez Nadar, voulaient absolument qu’on reproduise leurs traits de manière relativement fidèle. En dehors de ces cas où le modèle attendait une satisfaction proportionnelle à son investissement, la question ne comporte pas de réponse précise. La présence d’une silhouette humaine n’est pas en elle-même suffisante, il s’agit peut-être d’une figure imaginée ou bien d’un simple prétexte, l’artiste qu’une expression, un geste, une position du corps ont frappé s’en est emparé, les a travaillés comme il aurait éventuellement utilisé le profil d’un arbre, d’une pierre ou d’un rayon de soleil.
31Les œuvres dont nous venons de parler, celles de Rosi, Raffet, Syberberg, nous ont conduit aux limites de la représentation, revenons à des travaux qui, classiquement, s’organisent autour d’une silhouette individuelle, repartons d’un « portrait » de Toulouse-Lautrec : sur un fond gris bleu où sont esquissés les signes de ce qui pourrait être un atelier d’artiste se détache une masse sombre, composition de rouge et de bleu foncés, hachurée de vigoureux coups de pinceau noirs ; occupant le milieu de la toile, cette forme évoque sommairement le tronc, les jambes, les bras d’un homme ; elle est surmontée d’un ovale où l’on a marqué, d’un trait ferme mais rapide, deux yeux, un nez, une moustache et une bouche, une oreille. L’œuvre a été répertoriée comme Portrait de Paul Leclercq (Paris, musée d’Orsay) mais Toulouse-Lautrec n’est pas responsable du titre ajouté après coup. S’il s’agit bien du personnage répondant au nom de Paul Leclercq (et qui serait en mesure de nous en assurer ?) le peintre lui a sans doute emprunté quelques traits mais ce n’est pas son visage qui domine le tableau, sa physionomie ressort beaucoup moins que la tache épaisse et sombre du corps avec ses épaules en équerre, ses manches aussi raides que des tuyaux, l’angle aigu du genou droit. Du milieu de la salle où le tableau est exposé les détails de la figure se voient mal, on distingue seulement des tracés incertains, recoupant quelques-unes des stries qui barrent l’arrière-plan. Si l’on s’éloigne encore on aperçoit, sur un fond qui tend maintenant vers le rose pâle, un ovale orangé surmontant un pentagone et un triangle foncés. Combinant des lignes presque géométriques qu’elle souligne de hachures marquées par de forts traits du pinceau la toile est, en un sens, un exercice formel. Elle est également une charge, la pose désinvolte du corps évoque avec ironie un dandysme alangui, cavalier, vaguement artiste. S’il fallait absolument trouver un titre pour le catalogue, pourquoi n’a-t-on pas retenu « Atelier », « Vie d’artiste », ou « Étude en noir », ou « Confrontation » ? L’étiquette « portrait » satisfait une conception simpliste de l’œuvre d’art qui privilégie la représentation par rapport au travail sur la matière colorée et la silhouette humaine par rapport aux objets mais elle bloque l’imagination : acharné à découvrir l’introuvable Paul Leclercq, l’observateur devient insensible à tout ce qui, dans cette œuvre, est étranger au portrait.
32Toulouse-Lautrec se moque tout en respectant les règles de la composition classique. La raillerie a une autre portée, elle pose des questions nouvelles quand elle s’en prend aux traits mêmes d’un personnage. Une fameuse silhouette de Stravinsky tracée au crayon par Picasso surprend, au premier coup d’œil, par son hétérogénéité, tout y semble extravagant et surdimensionné, le vêtement appartient à un très gros homme, il ne convient pas à celui qui l’habite, la tête s’adapte mal au corps, les deux verres qui couvrent des yeux inexpressifs n’appartiennent pas à la même paire de lunettes. La sensation de déséquilibre est accrue par des détails bizarres, un nez excessif, d’énormes mains croisées et brutales forcent l’attention et ruinent l’effet d’ensemble. S’agit-il bien de Stravinsky, la référence au compositeur est-elle indispensable pour percevoir l’ironie de cette esquisse ? Les inconséquences manifestes s’affichent comme autant de défis et suggèrent une logique du trait qui n’est pas la cohérence d’un visage. L’intention satirique est évidente, on a sûrement noté au passage, dans l’énumération que je viens de proposer, cette exagération typique de la caricature qui est l’enflure arbitraire de quelques parties saillantes du corps, mais la parodie n’a pas de caractère moral ou politique, Picasso se moque sans égratigner son modèle, sa véritable victime est l’idée de représentation.
33Picasso aurait dit (on lui attribue nombre de formules sans doute apocryphes) qu’un bon portraitiste est dans une certaine mesure un caricaturiste. Rendant imperceptible la frontière qui sépare les deux domaines la silhouette de Stravinsky relativise cette formule, c’est ici le portrait qui sert de tremplin à la caricature. En observant le compositeur ou simplement en pensant à lui le peintre a éprouvé le désir d’interroger le rapport que les individus entretiennent avec leur habit ou leurs objets et la manière dont ils gèrent les différentes parties de leur corps. Un parallèle avec Toulouse-Lautrec n’est pas arbitraire à cet égard, les deux artistes ont remarqué de minuscules effets de comportement, un pli du genou, une crispation de la main, une mollesse du bras, ils s’en sont amusés et les ont relevés, l’attitude de leur modèle n’a été pour eux qu’un point de départ.
34La silhouette de Stravinsky est une exploration des façons de se tenir assis qu’on regarderait comme telle si le nom d’un musicien fameux ne lui était pas accolé. Picasso travaillait d’ailleurs de mémoire, sur l’impression que lui avait faite un visage, il lui est arrivé de réaliser des portraits d’après photographie pour montrer comment l’artiste réinvente à partir de sensations ou de souvenirs mais plus souvent il se rappelait, au bout d’un temps assez long, un cliché, une personne parfois à peine entrevue dont il s’inspirait tout à fait librement. La question des titres, que nous avons évoquée en parlant de Toulouse-Lautrec, concerne également Picasso qui affublait rarement de noms propres ses peintures. Les appellations auxquelles nous sommes habitués se sont constituées peu à peu, au hasard de ventes ou d’échanges, elles correspondent à une vulgate muséologique ou marchande qui ne doit pas préjuger du sens à donner aux tableaux. Il existe une sorte de perversion nominaliste qui consiste à baptiser les œuvres de Picasso dès lors qu’elles comportent le moindre linéament humain ; ainsi l’examen aux infrarouges de la Femme dans un fauteuil a-t-il fait grand bruit dans la mesure où il a révélé, sous l’œuvre actuellement connue, un ancien portrait d’Olga Khokhlova. Cette dernière est-elle pour autant la femme au fauteuil et du reste en quoi l’attribution d’un patronyme modifierait-il notre abord de cette toile ?
35Picasso était portraitiste, au sens qu’on attribue généralement à ce terme, nous retrouverons ultérieurement ses œuvres figuratives mais nous nous attachons, pour l’instant, à sa manière de détourner, voire de mettre en crise le portrait. Partons de deux toiles qui marquent, très approximativement, les extrémités de sa carrière, la Femme à l’éventail de 1908 (Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage) et la Femme assise de 1960 (Toyama, Museum of Modem Art). La première représente, de face, un personnage taillé géométriquement, assis sur un fauteuil et tenant à la main droite un éventail. Le sein gauche dénudé suggère qu’il s’agit d’une femme. La tradition muséographique nous informe que Fernande Olivier serait l’origine, ou le prétexte, ou le « modèle » de l’œuvre. Mais la brève description qu’on vient de lire et le titre du tableau renvoient bien plus évidemment à une autre Femme à l’éventail, celle de Goya (Louvre). La toile de Picasso est en fait un portrait de portrait et si nous ne connaissons pas la personne dont s’est inspiré Goya, nous savons d’où Picasso a voulu partir. Goya, travaillant sur commande, avait flatté son modèle ; en plaçant la jeune femme de trois quarts, en jouant sur l’ampleur de la robe, il avait atténué un léger embonpoint et une forte poitrine ; la masse noire de la chevelure, se détachant sur un fond mat, lui avait permis de créer un rapport de couleurs entre les yeux et les cheveux et de faire ressortir la fraîcheur du visage. L’image était louangeuse, chimérique au sens où l’entendait Rousseau et, pour reprendre les termes de Jean-Jacques, plus orientée vers « ce qui se voit » que vers le « modèle intérieur ». Picasso dégage le sein, élargit la taille, réduit la chevelure à un bandeau et cache les yeux, il ironise comme si, dévoilant la jeune femme, il ne trouvait rien d’autre qu’un mannequin, une carcasse, un masque en somme, persona. La correspondance presque terme à terme avec la toile de Goya est trop manifeste pour qu’on ne ressente pas l’intention satirique. Mais Picasso est aussi engagé dans son expérience cubiste, la moitié inférieure du tableau est une étonnante combinaison de triangles, cuisses, éventail, fauteuil, robe s’encastrent à la manière de pièces de mécano. Le haut, en revanche, mise sur les courbes, celles de la chevelure, du front, des lèvres, du sein et de la bretelle. Et, s’éloignant d’un procédé qui, l’année précédente, avait rendu Les Demoiselles d’Avignon opaque à beaucoup d’observateurs, Picasso ne rabat pas le nez sur le côté mais s’en sert pour lier les yeux aux lèvres. Simuler une forme humaine n’était cependant pas nécessaire pour coordonner et mettre en balance un ensemble de figures géométriques, le tableau n’est pas simplement un essai cubiste, c’est, incontestablement, une esquisse de portrait, mais ce qui est visé n’est pas un modèle, Picasso s’adresse à un autre artiste qu’il admire tout en sentant combien il en est éloigné.
36Pour la Femme assise, on nous renvoie à Jacqueline Roque. Picasso a si souvent représenté, de manière claire et explicite, sa seconde épouse (nous la croiserons ultérieurement) qu’on se demande pourquoi il faudrait aussi la retrouver dans cette œuvre énigmatique. Il y a bien là les accessoires dont fait usage tout caricaturiste, yeux, oreilles, nez, bouche, menton, cheveux, mais ils ne sortent pas de la même boîte. Le géométrisme est maintenant loin, plusieurs visages incompatibles les uns avec les autres se heurtent et se croisent, un profil barre une amorce de face et se cogne à un autre profil. Comme sur les dessins où l’on peut reconnaître, tour à tour, plusieurs formes différentes, l’œil hésite entre des compositions dont aucune ne parvient à être complète. Le Picasso de cette époque ne se lasse pas de le montrer, les pièces détachées où nous nous acharnons à retrouver les parties d’un visage sont autant de parcelles tombées du masque.
37Les deux artistes que nous venons de rencontrer nous ont entraînés très au-delà de leurs modèles. Toulouse-Lautrec observait Paul Leclercq pour mieux le déborder, il lui empruntait une apparence, des poses, une esquisse de décor à partir desquels il bâtissait un jeu de formes. Il n’allait pas, cependant, jusqu’à gommer le personnage. Picasso, lui, se plaçait en deçà du modèle, il n’avait pas besoin d’une présence pour construire un assemblage de figures, sa constante reprise de ce que d’autres et de ce que lui-même avaient fait déplaçait la question du portrait, elle laissait de côté la ressemblance et traitait la représentation humaine comme une simple affaire de dessin. En peignant des visages, des artistes aussi importants que Goya avaient essayé des formes nouvelles dont Picasso entendait maintenant s’inspirer pour pouvoir les dépasser, le portrait n’était en définitive qu’une manière conventionnelle d’organiser des traits.
L’éclipse du regard
38Montrer comment Picasso subvertit Goya en suivant fidèlement sa trace exigerait une très longue analyse qui n’est pas ici notre objet et risquerait de laisser dans l’ombre un point essentiel. Par un très habile effet de centrement, par un fort contraste entre teintes pâles et couleurs foncées, Goya parvient à orienter l’attention du visiteur sur les yeux de son personnage, créant ainsi une illusion de vie et de mobilité ; La Femme à l’éventail de Picasso n’a tout simplement pas d’yeux. Escamoter le regard du modèle est, en peinture, une pratique banale, La Dentellière de Vermeer, La Jeune Fille cousant de Vilhelm Hammershøi plongent le nez sur leur travail mais c’est alors leur geste qui interpelle le spectateur. L’ouvrière d’Hammershøi écarte largement le coude, son bras blanc et la longue pièce de tissu qu’elle tient à la main suggèrent la base d’un triangle dont la tête penchée serait le sommet, l’ovale d’une figure où se devinent front, nez et lèvres tranche sur le noir des cheveux, sur la teinte sombre du corsage, rappelant au spectateur l’importance d’un visage en partie caché. Le tableau de Picasso n’oriente pas le regard du visiteur ; sous le quart de cercle qui évoque un front, de part et d’autre du triangle rappelant un nez, l’artiste a tracé deux traits symétriques. Certains y verront sans doute des paupières closes et leur interprétation « réaliste » n’aura rien d’absurde mais, beaucoup plus fortement, l’absence d’yeux ôte au portrait tout semblant de « vie » et en fait une pure combinaison de lignes : les remarques sur l’agencement géométrique proposées tout à l’heure seraient sans doute bien moins pertinentes si le personnage était doté d’un regard.
39La vision, ou plutôt les marques qui la désignent, tiennent une place centrale chez Picasso, des dizaines de points noirs entourés d’un trait foncé suggèrent autant d’yeux baladeurs, triangulaires, ronds, ovales. Il y a là, chez le peintre, une évidente intention critique, Picasso déconstruit les linéaments classiquement attribués à la physionomie humaine, il se moque d’un apprentissage du dessin qui procède par morceaux, celui dont parle Goethe dans son autoportrait, Dichtung und Wahrheit, et qui consiste à tracer d’abord « des yeux, des nez, des lèvres et des oreilles » pour obtenir « à la fin des têtes et des figures entières ». Mais Picasso pose également un problème général qui concerne tous les artistes, il s’interroge sur le privilège que la peinture accorde au regard : n’existe-t-il aucun autre moyen de dessiner un portrait que de le construire à partir des yeux, en s’efforçant de mettre ces mêmes yeux en exergue ?
40La question est trop sérieuse pour être envisagée dans ce chapitre préliminaire où nous tentons de cerner les contradictions inhérentes à la figuration humaine, il nous faut seulement la préciser à partir de ce que nous appellerons l’éclipse du regard. Un portrait ne dévoile pas nécessairement une physionomie, de nombreux dessins de Toulouse-Lautrec ne sont que des dos au-dessus desquels s’amorce à peine une tête mais le peintre ne privilégiait pas la vision latérale, il prenait généralement ses modèles de face. Hammershøi, en revanche, travaillait assidûment la question du point de vue décalé, une grande partie de son œuvre, refusant de privilégier le visage par rapport au reste de la personne, renonce à une similitude de toutes manières illusoire pour suggérer une manière d’être. Inlassablement, le peintre tente de situer une jeune femme dans un appartement. Ici on la trouve dans une salle à manger, entre une table et un poêle, là elle est assise sur une chaise près d’un piano, ailleurs, debout, elle se dirige vers une porte ouverte mais toujours elle est vue de dos ou, rarement, en profil perdu. Il ne s’agit jamais, cependant, d’une esquisse indifférente placée là pour meubler la toile, des traits récurrents affirment qu’il s’agit d’une seule personne et sa tenue, ses mouvements, accordés à l’atmosphère du lieu, manifestent que cet espace est bien le sien. La sobriété du décor vient renforcer cette impression, la maison n’est pas vide mais ce qu’elle contient a peu d’importance et les objets dont se sert la jeune femme, le siège sur lequel elle est assise, les ustensiles qu’elle porte s’adaptent à son geste, le servent et le soulignent. Hammershøi ne joue pas, cependant, sur le mystère, il ne tente pas de faire croire qu’une volte-face révélerait une beauté ou une grâce étonnantes, son personnage n’a pas à se retourner et les visiteurs n’attendent pas le moment où ils pourront enfin voir, il n’y a rien d’autre à observer qu’un corps évoluant dans un entourage familier. Tous ces tableaux concourent ainsi à mettre en place des images possibles mais jamais définitives dont chacune serait un aspect d’un interminable portrait. Un détail du vêtement, une ceinture, un tablier ou encore un geste, suffisent pour marquer une différence. Ainsi, sur l’exemple que je propose ici, et qui a pour titre Intérieur, quelques mèches de cheveux s’évadent-elles sur la droite tandis que le poids de l’objet porté à gauche et le geste de la main droite, dont on aperçoit les doigts au-dessus du plat, provoquent un léger déhanchement. L’essentiel, cependant, se trouve moins dans ces menues variations que dans la ligne générale de la silhouette mince, nette, clairement posée au tiers droit du tableau. Hammershøi suggère une correspondance difficile à cerner entre le lieu et la personne, en même temps qu’une totale incapacité à aller au-delà et à définir les traits ou le caractère de son modèle.
41Autour de cette œuvre, longtemps demeurée peu connue, s’est développée une réflexion dont témoigne largement la photographie. On pense d’abord à John Coplans qui photographie un corps sous tous ses aspects en évitant soigneusement le visage. Il y a chez ce photographe un parti pris expérimental qui dépasse la question envisagée ici : des parties de son corps ne dévoilent-elles pas un individu aussi bien que sa face ? Le problème est essentiel, nous y reviendrons, mais il nous détourne de l’interrogation qui nous retient pour l’instant : par quoi le portrait se caractérise-t-il ? Les clichés que je propose, tout en soulignant le placement du corps dans l’espace, laissent également deviner un regard que, pourtant, ils refusent au spectateur. À la différence d’Hammershøi qui occulte la face de son modèle, nombre de peintres ou de photographes y font au contraire allusion latéralement. L’effet de contre-jour reproduit ici mérite un rapprochement avec l’Intérieur d’Hammershøi : on n’aperçoit guère, d’un côté comme de l’autre, qu’une silhouette sombre animée par une mèche de cheveux mal ramassée ; ainsi l’observateur, armé de faibles indices, pose-t-il sur le modèle un œil interrogateur au lieu de porter un jugement sur la personne représentée et sur la manière dont elle a été montrée. Annulant le privilège du visage l’éclipse du regard conduit à se demander ce que vise le portrait : une expression ? une physionomie ? une attitude ? une façon de se placer ? le rapport qu’un individu entretient avec ce qui l’entoure ? Ou, pour dire les choses autrement, y a-t-il un moyen de déterminer ce qu’est un portrait ?
42En bonne méthode on devrait expliquer, au début d’un ouvrage, comment on en a délimité l’objet. J’ai évité de caractériser le portrait dans mon introduction mais je n’ai pas voulu dire d’entrée de jeu à quel point il me semblait difficile de proposer une définition. Si un radio-trottoir me demandait, à la minute, une réponse rapide et brève je répondrais, pour me tirer d’embarras, qu’un portrait est un dessin ou une photographie faits à la ressemblance d’une personne, mais je saurais qu’une telle réponse laisse intact le fond du problème. Le sens commun me donnerait raison. Le sens critique, en revanche, ferait remarquer que nous ne sommes déjà plus ce que nous étions à l’instant où l’on prenait notre image, que nous ne l’avons même jamais été, et qu’d est par suite impossible de réduire le portrait à la seule imitation d’une physionomie. Fort des milliers de silhouette qui peuplent les musées et de celles dont sont pleines les vitrines des photographes, le sens commun évoquerait alors les permanences, les traits durables qui résistent au changement, il expliquerait qu’un artiste est justement celui qui, déjouant les apparences, sait mettre en relief la personnalité de son modèle. La très vague notion de ressemblance a longtemps suffi pour caractériser le portrait, elle servira sans doute pendant longtemps encore. Picasso l’a un peu ébranlée mais il est facile de faire l’impasse sur son œuvre en la qualifiant d’exceptionnelle. Certains muséographes en sont d’ailleurs venus à considérer que ses portraits étaient « conceptuels », qu’ils ne montraient pas un individu identifiable mais un « concept » d’individu. En quoi une caricature de de Gaulle, qui ne montre rien du général et que tout le monde, cependant, reconnaît est-elle moins « conceptuelle » qu’un Picasso ?
43Engagé sur cette voie, le débat risquerait de conduire à une très incertaine psychologie de l’individu. J’ignore s’il y a, chez chacun d’entre nous, une sorte de noyau dur que les autres sauraient identifier. Je suis certain en revanche qu’une question de cet ordre n’a rien à voir avec l’esthétique. La ressemblance, critère à première vue décisif, est une notion imprécise, elle n’a aucune signification pour l’immense majorité des tableaux que nous avons l’occasion de rencontrer, leur modèle nous étant pour toujours inconnu, et elle se réduit, avec la caricature ou les photographies d’identité, à quelques traits élémentaires. Convaincu qu’il n’y avait rien à trouver dans cette direction j’ai choisi comme point de départ des expériences dans lesquelles le portrait n’était pas, ne cherchait pas à être le calque d’une personne. Si de très nombreuses œuvres tentent de créer une illusion de présence et s’attachent à orienter l’attention du public sur un visage, d’autres œuvres affichent leur incertitude face à la raison d’être du portrait. Que faut-il montrer ? Les notes que Goethe a laissées sur son apprentissage, les variations de Picasso autour des traits fondamentaux du visage rappellent que les données de la figuration humaine se sont imposées peu à peu, qu’elles ont été transmises à plusieurs générations de dessinateurs, mais qu’elles correspondent simplement à une certaine idée de ce qui doit être mis en évidence. Au-delà des conventions, facilement révisables, une autre question apparaît encore : quel est l’objet de la représentation ? que saisit-on au juste quand on s’attache à fixer les traits d’une personne ? les esquisses, les variations, les tracés autour du modèle ne sont-ils pas moins leurrants qu’une image parfaitement achevée ? et, pour finir, le portrait n’est-il pas essentiellement introuvable ?
44Les critiques développées par Rousseau, les difficultés mises en évidence par certaines œuvres ouvertement problématiques sont loin, cependant, de lever toutes les ambiguïtés inhérentes à l’usage du portrait. Jean-Jacques qui avait écrit des pages très fortes à propos du tableau de Ramsay et condamné sans appel la représentation s’est laissé peindre, dessiner, graver sous tous les travestissements imaginables quand il a, tardivement, connu la gloire. Rosi, après ce film dérangeant qu’est Salvatore Giuliano, a réalisé Il caso Mattéi puis Lucky Luciano, deux portraits d’une linéarité sans faille et dont le premier semble même une contre-épreuve de Salvatore Giuliano puisque la mort d’Enrico Mattei, annoncée au départ comme l’avait été celle du hors-la-loi, y est le prétexte d’une « reconstitution de carrière » dans laquelle le personnage principal est en permanence à l’écran. Picasso enfin a rivalisé, sur certaines de ses œuvres, avec Velázquez, Goya ou Ingres tandis que nombre de toiles dues à Hammershøi saisissent de face les parents ou les amis du peintre. Peu de peintres ou de photographes ne veulent rien savoir de la figuration humaine. L’énigme du portrait s’annonce ici : pourquoi les artistes occidentaux restent-ils profondément attachés à une pratique dont ils ne sauraient énoncer ni les règles ni les objectifs ?
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