Persona
p. 7-21
Texte intégral
People’s persona is the attitude and role they adopt in front of the outside World. The word literally means a mask.
Charles Rycroft
1Le train peinait sur une voie ferrée locale, à quelques kilomètres de Roveretto. Derrière moi, deux voyageurs épuisaient les banalités qui rendent supportable un long trajet.
2– Auriez-vous une photographie de votre fils ? demanda l’un d’eux.
3– J’ai horreur de l’idolâtrie.
4J’aurais aimé voir le contempteur des idoles mais il descendit à l’autre extrémité du wagon. Était-il de ceux qui condamnent toute représentation d’une figure humaine ? Soucieuses de retrouver la simplicité originelle du christianisme certaines communautés extrêmement strictes du Trentin interdisent à leurs membres de copier la créature que Dieu fit à son image. Mais peut-être s’agissait-il, simplement, d’une personne agacée par ces photographies de famille qui, sous le moindre prétexte, jaillissent des sacs à main ou des portefeuilles. Habitués à jeter un œil morne sur des bébés endormis ou des gamins mal peignés nous oublions l’immense valeur sentimentale que peut revêtir l’image d’une personne aimée, la maladresse de clichés pris sans précaution, leur cadrage prévisible, leur format standardisé nous empêchent de vraiment les regarder. Qui dira si mon voyageur ne prêtait pas trop d’importance à son fils pour accepter qu’un compagnon de hasard l’effleure d’un sourire indifférent ?
Le geste de représenter
5Kodak a fait faire le calcul, tout Américain muni d’un appareil de prise de vue tire, annuellement, quelque quatre cents portraits et les Européens parviendront très vite à égaler ce record, leurs tiroirs sont déjà pleins de visages auxquels ils n’ont pas le temps de prêter attention. Dans Pierre or the Ambiguities, un roman d’Herman Melville que nous croiserons souvent car il donne au portrait une place centrale, le héros déplore la manière dont le daguerréotype, en leur imposant une dimension standard, rapetisse et rend insignifiants tous les sujets. Ce lieu commun ne mériterait pas deux lignes si le livre n’avait été publié au début de 1852 : le daguerréotype venait à peine d’atteindre sa douzième année et déjà on l’accusait de banaliser à tel point les visages que, désormais, la seule manière de se montrer original consisterait à ne pas se laisser photographier. Faut-il en conclure que la photographie nous a rendus insensibles à l’importance sociale et sentimentale du portrait ? L’hypothèse est séduisante, elle paraît justifier l’un des bouleversements qu’on a pris l’habitude de situer au milieu du XIXe siècle, la perte du caractère unique, exceptionnel, de l’aura jusqu’alors attribué aux images, particulièrement à la figuration humaine. Pourtant, en dépit de ce que suggère un intuitionnisme naïf, ce n’est pas la photographie qui a effacé l’aura. Au contraire, nous le verrons mieux au premier chapitre, le daguerréotype a triomphé parce que, d’abord, l’idée qu’on se faisait du portrait s’était radicalement modifiée.
6La photographie, si elle n’a pas dévalué le portrait, en a étendu l’usage à l’ensemble de la planète. Auparavant la plupart des civilisations avaient tracé ou du moins esquissé des silhouettes humaines mais seule une minorité d’entre elles avaient voulu conférer une expression individuelle aux figures qu’elles dessinaient et s’étaient attachées à représenter des visages. Le bilan est rapidement dressé, il inclut l’Égypte de l’époque memphite, les mondes hellénistique et romain, l’Europe et ses prolongements depuis le XIVe siècle. Cette histoire a déjà été retracée bien des fois, il n’est guère de lecteur intéressé par l’évolution artistique qui ne sache comment la mise en cadre des corps et des visages a changé au cours des siècles et qui ne soit capable de découvrir seul les profondes attaches unissant Rembrandt, Hogarth, Goya ou Ingres à leur époque.
7Sans négliger un arrière-plan historique dont l’influence est manifeste ce livre s’attachera à une autre question, celle de l’esthétique envisagée à la fois comme création artistique et comme pratique socialement réglée. Si l’on traitait ici de la nature morte, du paysage, des tableaux d’histoire ou des scènes de genre on pourrait se contenter d’une étude stylistique nuancée par une analyse du contexte. Les implications du portrait sont autrement profondes. Son domaine est, d’abord, extrêmement vaste ; bien que sa forme dominante soit l’image fixe, dessin, toile ou photographie, il déborde sur le cinéma, aujourd’hui sur la télévision, sur les installations vidéo et, autour de Rousseau, Goethe, Joyce, sur la littérature. Mais il se distingue avant tout par une mise en présence, une confrontation de trois individus, le portraitiste, son modèle et un destinataire souvent inconnu dont, cependant, aucun des deux partenaires ne fait jamais abstraction. Le portrait signe la trace de la relation nouée entre ces partenaires. Et, par le fait même de cette rencontre, il engage toute une conception de la personne, de son indépendance, de sa manière de se comporter, de son rapport au monde. Reproduire les traits humains, par quelque procédé que ce soit, ne revient pas à fixer une simple empreinte. Le portrait est si largement un état de société qu’il nous est impossible de ne pas prendre en compte tout ce qu’implique, pour les individus comme pour les groupes, le fait de dessiner les visages ou de les saisir sur un cliché ; le choix de représenter un être humain n’est jamais banal, il est fort, au contraire, d’attentes et de désirs. Lourd aussi de malentendus. Son origine latine, trahere, « tirer de », « faire sortir de » le désigne comme extrait, reprise, interprétation, copie, aucun terme ne le caractériserait mieux que le latin persona, à la fois masque, rôle et par extension apparence qu’on se donne face au monde. S’emparer d’une physionomie pour tenter de la remodeler est un acte à tel point problématique que nombre de sociétés n’ont jamais voulu s’y prêter. L’hypothèse qu’on s’efforcera de tester ici est que le portrait s’organise dans la contradiction, qu’il implique une suite de conflits non seulement avec la matière picturale mais aussi avec ses objets, qui sont des personnes vivantes et, au-delà, avec ceux qui vont le regarder. Le portrait se construit entre complicité et refus, entre fidélité et trahison, dans un tête-à-tête parfois heureux, parfois difficilement supportable, où s’affrontent l’exécutant, son modèle et la société dont l’un comme l’autre font partie - et cela quelle que soit l’époque durant laquelle il est réalisé.
8On m’opposera un certain nombre de cas contraires, ceux des caricatures, des effigies funéraires, des clichés anthropométriques, des vues enregistrées par des caméras de surveillance pour lesquels le sujet n’est ni consentant, ni même informé. De telles exceptions méritent d’être prises au sérieux, nous aurons à y revenir. Pourtant, en règle générale, le modèle se rend compte qu’on lui emprunte ses traits et, résigné, furieux ou satisfait, se soumet à la demande qui lui est adressée. Tout portrait est ainsi, paradoxalement, une affirmation de soi à travers l’intervention d’une autre personne qui, elle, a besoin qu’on lui concède une séance de pose, fût-ce pour de brefs instants. Et chacun des deux participants songe, au moins implicitement, à un public futur. L’exécutant, sans doute, veut mettre en évidence sa maîtrise, mais sa relation au modèle et aux canons de la représentation va bien au-delà de cette simple vanité professionnelle, son projet ou son désir constituent l’une des grandes énigmes du portrait. L’attente du client est beaucoup moins compliquée à saisir. Que visaient les seize officiers de la Garde civile d’Amsterdam prêts à verser jusqu’à deux cents florins pour que Rembrandt leur réserve une place sur La Sortie du capitaine Frans Banning Cocq (la soi-disant Ronde de nuit) ? Espéraient-ils simplement qu’on allait les remarquer, que le tableau les arracherait à l’anonymat ? Une thèse largement répandue veut que le portrait soit la manifestation d’un désir de survie : les traits fixés à un instant donné subsisteront tels quels malgré le vieillissement et la mort. Toutefois les exemples invoqués pour soutenir ce point de vue ne sont pas décisifs : si l’Égypte ancienne nous a principalement laissé des statues ou des peintures funéraires rien ne prouve que d’autres effigies humaines, étrangères à la mort, n’existaient pas alors ; les représentations de rois ou de dignitaires avaient certainement un caractère funèbre mais les nombreuses statues en calcaire datant de l’Ancien Empire évoquaient au contraire la permanence de la vie. Et il est probable que les notables hollandais, en allant solliciter Rembrandt, pensaient davantage à éblouir leurs contemporains qu’à laisser un souvenir à leurs héritiers. Regarder un portrait avec, en tête, l’idée que « cela a été ainsi » constitue une démarche qui n’est ni évidente, ni innocente, c’est au contraire la manifestation d’une philosophie implicite qui assimile temps et passé : ne serait alors véritablement attesté, n’existerait que ce qui est advenu et qu’on repasse à loisir, qu’on fait se retourner sur soi. Voir dans le temps le passage de ce qui passe constitue un choix aussi arbitraire que l’option inverse selon laquelle le temps se construit dans la tension vers le futur. Ainsi l’image, au gré de celui qui l’observe, rappelle-t-elle ce qui a été ou laisse-t-elle entrevoir ce qui sera ; la personne dont on a fixé le visage est aujourd’hui différente, elle a peut-être disparu mais le portrait n’en a saisi qu’un instant et un aspect, y voir la mort ou y déchiffrer l’avenir est une décision qui engage l’interprète, non le modèle.
9L’ambiguïté de la représentation humaine, saisie fugitive entre l’avant et l’après, l’en deçà et l’avenir, la très forte charge émotionnelle dont toute figuration est porteuse deviennent manifestes dès que l’on prend en compte les usages sociaux. La civilisation romaine est la première qui offre, du Ier siècle avant au IIIe siècle après Jésus-Christ, une gigantesque collection de portraits. Des textes mentionnent, il est vrai, des masques mortuaires en cire suspendus dans les pièces de réception des maisons patriciennes et décrochés pour être promenés pendant certaines cérémonies. La volonté de nier le passage du temps était dans ce cas évidente mais elle n’épuise pas le sens de cette coutume : la présence visible des ancêtres, l’éloge qu’on faisait d’eux, rehaussaient le prestige de la famille, le présent et l’avenir de la gens étaient eux aussi largement impliqués dans le rituel. On entrevoit ici une stratégie bien plus compliquée que le simple désir de braver la mort, c’étaient les vivants qui utilisaient l’effigie à leur propre bénéfice, pour attester de leur puissance. Tout en conservant ces masques, les riches romains faisaient sculpter leur buste ; la sculpture n’était pas réservée aux empereurs divinisés, elle était la marque relativement coûteuse d’appartenance à une sorte d’aristocratie, le nombre de bustes qu’on tenait exposés manifestait l’importance qu’on entendait s’attribuer aux yeux de ses contemporains. Qu’elle ait été faite de cire ou de pierre l’effigie romaine affirmait la continuité des générations et reliait l’individu à sa gens. Celui (ou celle, car le buste était aussi féminin) qui se faisait représenter trouvait ainsi un moyen de se définir, de marquer son rang dans le monde, d’afficher ce qu’il prétendait être, éventuellement de faire accepter par d’autres cette prétention, les ressemblances soulignaient la cohésion familiale, la galerie des ancêtres intégrait chaque personne à une histoire déjà ancienne que le futur allait prolonger.
10Le portrait déborde donc largement la simple mise en évidence de son modèle, il offre une définition de la personne représentée et, par le décor, la pose, le style, le matériau utilisé il en signale l’appartenance à un groupe ou à une classe. Autour de nous les bustes se font rares mais les photographies, les cassettes vidéo distribuées aux parents et aux alliés sont autant de marques de connivence. La représentation du visage possède une charge symbolique forte et, tout en exhibant les traits individuels d’une personne, elle fonctionne comme signe, elle est un instrument de communication.
Puissance des simulacres
11Institutions publiques, corps constitués, sociétés amicales, clubs et syndicats ont leurs albums ou leurs galeries de portraits que le visiteur trouve étrangement monotones tant les physionomies et les attitudes y semblent stéréotypées. Exposés au long d’un mur ou rangés dans un Livre d’or magistrats, soldats, employés, médecins, ouvriers, ont l’air parfaitement identiques. Le costume y est sans doute pour quelque chose mais il y a bien davantage que cela, le portrait porte en soi une invitation au mimétisme. Maupassant fait allusion à ce phénomène dans ses Dimanches d’un bourgeois de Paris ; il y raconte comment, sans calcul, par simple conformisme, un gratte-papier, Patissot, se met à ressembler aux chefs d’État qui se succèdent à la tête de la France. « Combien d’hommes, dans chaque pays, semblent des portraits du Prince ! » Derrière le médiocre Patissot l’exclamation de Maupassant visait probablement quelques-uns de ses contemporains devenus, sans en être conscients, les répliques maladroites de Napoléon III ou de Thiers. Inutile de chercher à les identifier, le fait est d’une rare banalité, nous observons quotidiennement cette adaptation machinale aux figures à la mode. Je m’arrête pourtant sur un exemple troublant de ce conformisme plus ou moins involontaire, celui que nous offre Racine. Son unique portrait attesté, peint par Santerre, rappelle de façon évidente Louis XIV vu par Antoine Benoist ou Rigaud, les observateurs l’ont depuis longtemps signalé, les feuilletonnistes en ont tiré des conclusions délirantes (le jumeau inconnu du roi-soleil !) et inutiles car les traits communs s’expliquent, de façon peu romanesque, par l’admiration éperdue de Racine à l’égard de son souverain et par les rigidités stylistiques propres à l’époque. Les portraits, en effet, sont des modèles, ils manifestent la façon dont il faut se vêtir, se coiffer, se tenir et ils disent également comment on doit se faire représenter, ils dessinent la silhouette, le profil idéals auxquels tout bon sujet tient à se conformer. Les règles, sans doute, n’ont jamais été formulées, mais nombre de portraitistes les appliquent spontanément et, abstraction faite de la touche personnelle à l’artiste, on date facilement une toile d’après la position du sujet, le cadrage, le choix de l’arrière-plan, les sources de lumière, bref d’après ce qui constitue la marque d’un siècle. L’effet mimétique n’est d’ailleurs pas le seul trait remarquable du cas Racine. S’il a autorisé son fils à faire de lui quelques esquisses, l’écrivain, protégé personnel du roi, devenu fameux à la cour comme à la ville, ne s’est laissé portraiturer qu’une fois, non pas par modestie personnelle, mais par conscience de son rang : il fallait, au moins jusqu’au XVIIIe siècle, avoir une très haute idée de soi-même ou de sa condition pour oser réclamer les services d’un peintre, un écrivain ne se sentait pas le droit d’accéder à un tel honneur.
12La conviction que l’essentiel, dans une effigie royale, n’est pas la physionomie du souverain, que le portrait manifeste la gloire et la puissance monarchiques et que, là où il est mis en évidence, une parcelle de l’autorité régalienne est présente a trouvé ses théoriciens précisément à l’époque de Racine. Peut-être même la parfaite clarté avec laquelle l’idée a été développée au XVIIe siècle tenait-elle à ce que des doutes commençaient à s’élever au sujet de l’absolutisme. La fonction sacrée du portrait avait émergé peu à peu, sans discours explicatifs, au long des époques précédentes, elle s’était cristallisée vers la fin du XIIIe siècle quand statues, vitraux, miniatures et monnaies avaient fait de Louis IX l’icône de la monarchie. Ce roi, depuis peu canonisé, incarnait tout à la fois l’Église (il portait souvent dans ses mains la Sainte Chapelle ou la couronne d’épines), la France (on le reconnaissait auprès de saint Charlemagne, incarnation de l’héritage impérial romain) et la lignée royale (on lui donnait la physionomie du souverain régnant). Ce qui, quatre cents ans plus tard, autour de Louis XIV, avait pris la force de l’évidence s’était auparavant construit lentement ; des convictions à peine formulées touchant la foi, le pouvoir, l’unité du domaine royal avaient convergé sur un portrait qui, bien davantage qu’un pur symbole, était devenu un objet quasi religieux.
13Le processus de sacralisation est ici particulièrement évident mais ce serait une erreur de voir dans la dévotion aux images du saint roi un trait proprement médiéval. De son vivant, on promenait le buste de César au milieu d’effigies des dieux ; le dictateur n’était pas encore divinisé mais l’image, transcendant son objet, élevait son modèle au-dessus des contingences terrestres. L’exaltation ou la mythification des puissants sont inextricablement liées à leur représentation, l’image, à la fois disponible et inaccessible n’a aucun des défauts platement humains de celui qu’elle exhibe. Le photographe russe Evgenij Khaldeij a livré ses souvenirs de l’époque stalinienne pendant laquelle il fut opérateur officiel au Kremlin. Le moment du cliché était organisé selon un rite qui en signalait l’extrême importance, le caractère presque sacramentel. Les photographes, d’abord isolés dans une pièce spéciale, étaient introduits auprès de Staline pour quelques minutes seulement ; ils devaient, sur l’instant, trouver l’angle et le cadrage qui répondaient à ce qu’on attendait d’eux, « il ne fallait pas se tromper et il n’était pas question de mitrailler le sujet ». Hiératique et lointaine, mais imprimée à des centaines de milliers d’exemplaires la photographie de Staline aboutissait dans tous les foyers, elle était accueillie, assure Khaldeij, « comme une apparition du Christ ». Dans son roman 1984, George Orwell évoque le caractère obsessionnel et terrorisant du regard de Big Brother – autrement dit Staline – planté à chaque carrefour, omniprésent, attaché aux faits et gestes de chacun, même au fond des habitations privées. Le témoignage de Khaldeij conduit à nuancer les propos d’Orwell, crainte et révérence n’étaient pas les seuls effets produits par l’image, l’œil que Staline tenait rivé sur eux effrayait sans doute les Soviétiques mais il leur procurait également l’illusion que, par-delà les innombrables tracasseries de leur vie quotidienne, une force presque surhumaine les protégeait contre de plus grands dangers dont ils n’avaient pas clairement la notion.
14Sévère mais protectrice, menaçante et rassurante, l’effigie du leader est chargée d’une symbolique complexe dont les subordonnés éprouvent le pouvoir sans réussir à l’expliquer. Sans doute n’a-t-on jamais rendu de culte aux portrait de Louis XIV ou de Staline mais leurs images ont été créditées des mérites ou des caractères attribués à leurs modèles. Comme le note Khaldeij, on était ici aux portes du sacré mais cette vénération aux accents religieux s’adressait à ceux qui se trouvaient détenir force et richesse, le respect dont les individus entouraient l’effigie du souverain ou du leader reposait, sans qu’ils en aient conscience, sur un fondement économique. Les traits des rois furent connus, d’abord, par les monnaies, ils se trouvèrent liés à cette chose précieuse et très peu répandue qu’était le numéraire. La confusion a certainement été très forte entre les espèces et leur émetteur, entre argent et puissance, comme on le constate en réfléchissant au cas de Louis IX. Le « gros denier » frappé sur ordre de ce roi en 1266 fut rapidement crédité de vertus miraculeuses, il acquit une valeur sentimentale égale à celle des médailles du saint roi, fut pieusement transmis en héritage jusqu’à la Révolution ; les notaires reprirent le modèle, les jetons de présence émis par leur Chambre (et remboursables en numéraire) affichaient encore, au début du XXe siècle, le profil de saint Louis.
Image divine
15Identifier une image à la personne qu’elle met en scène, l’investir de pouvoirs exceptionnels, en faire l’objet d’un culte sont autant de pratiques communes à la plupart des civilisations. À cela s’ajoute, dans le domaine occidental, le seul dont je sois en mesure de parler, un rapport extrêmement particulier à la figuration divine : le dieu des chrétiens a un visage et comme chaque individu se trouve fait à la ressemblance de son créateur, le portrait, au sein du monde chrétien, est davantage qu’une copie, il laisse deviner la partie invisible, l’âme ou l’esprit de celui qu’il évoque. Le recul manifeste de la croyance n’a pas affecté profondément un abord intuitif de l’image qui relève non de la foi mais d’une adhésion précoce et unanime à l’image divine.
16Les cultes polythéistes ou les religions sans divinité fortement individualisée s’accommodent d’une représentation qui reste nécessairement vague. Le monothéisme occupe une position moins confortable. Un dieu unique et absolu ne saurait, sans doute, avoir de physionomie mais il lui a fallu, pour s’adresser aux humains, choisir des formes reconnaissables. Rendre un culte aux idoles, autrement dit investir de pouvoirs un simulacre est sacrilège, recopier les signes par lesquels Dieu s’est fait connaître ne l’est pas. Si la figuration est très faiblement développée dans le judaïsme comme dans l’islam cette discrétion est d’abord coutumière, le seul interdit radical concerne la personne de Dieu mais, au-delà, les consignes sont peu précises : le Coran, tout en condamnant l’égarement des adorateurs de simulacres (VI, 74), ne porte aucun jugement de fond sur les images ; plus explicites, le Deutéronome (V, 8) et Isaïe (XL, 18) défendent de se prosterner devant l’imitation d’un objet ou d’un être vivant. Il s’agit dans les deux cas d’un refus obstiné de l’idolâtrie qui a provoqué, chez les juifs comme chez les musulmans, une méfiance tempérée par de multiples exceptions, des peintures sont apparues, épisodiquement, aux murs de nombreuses synagogues et l’Islam oriental, de l’Iran à l’Inde mongole ou l’islam maghrébin n’ont jamais cessé de peindre des formes humaines. Bien mieux, l’image séculière n’a pas rencontré, ni d’un côté ni de l’autre, de véritable résistance, très rares sont les juifs ou les musulmans qui refusent qu’on les photographie ou qu’on les filme.
17L’attitude dominante chez les chrétiens (avec la réserve de quelques églises qui ne tolèrent d’autre signe que la croix) est, à cet égard, doublement paradoxale puisqu’elle consiste d’une part à représenter le Christ dont on ignore à quoi il ressemblait, d’autre part à figurer Dieu. On invoque, pour faire comprendre cette exception, le conflit avec le judaïsme et la nécessité où se trouvait l’Église de souligner la nature véritablement humaine du dieu fait homme mais cette obligation intervint tardivement, après que les conciles des IVe et Ve siècles eurent clarifié la double nature de Jésus, tandis que la version standard du Christ à laquelle nous sommes encore habitués s’est imposée de manière précoce. Les Évangiles, muets sur le physique de Jésus, laissent entrevoir un homme exigeant, parfois violent et coléreux – ce que Michel-Ange a tenté de mettre en évidence avec son Jugement dernier. La prophétie d’Isaïe (LUI, 2) qui, selon la tradition, préfigure le Christ, parle d’un messie « sans beauté ni éclat et sans aimable apparence ». Pour des raisons qui nous échappent ces deux modèles tirés des Écritures, celui du maître impérieux et celui du messie dépourvu de grâce, ont été écartés et les premiers textes attachés à peindre la physionomie de Jésus insistent sur le fait qu’il était beau. Le jeune homme que sa fine barbe romantique et son air doux condamnaient à se montrer bienveillant s’est vite imposé et la christologie, discipline forcément conjecturale, est pour une très large part fille de l’iconographie. De Jésus, le christianisme est passé aux apôtres, à la Vierge, au père éternel, édifiant ainsi ce que les autres monothéismes ou les fractions exigeantes du protestantisme tiennent pour un véritable panthéon et, malgré les mises en garde de la hiérarchie ecclésiastique, statues, médailles, ex-voto ont souvent été crédités d’une efficacité immédiate : l’icône miraculeuse constitue l’exemple extrême des fantasmes investis sur toute reproduction de formes humaines.
18Pour les théologiens, bien entendu, l’image n’était habitée par aucune force particulière, elle était la trace d’un message à déchiffrer. Implicitement elle se trouvait donc porteuse de quelque chose qui n’était pas manifeste, elle appelait une recherche par-delà l’évidence sensible. Ainsi, qu’il ait suivi la leçon des clercs ou partagé la croyance populaire, le fidèle devait surmonter les apparences et découvrir dans les traits du saint une leçon ou la promesse d’une faveur. L’exégèse des visages n’est certainement pas une invention chrétienne mais le christianisme, par la place éminente qu’il a concédée aux images, a conféré au portrait une place centrale dans la culture occidentale.
Des portraits sans mystère ?
19La confusion entre le rôle symbolique d’une effigie et la simple représentation de traits individuels nous semble aujourd’hui dépassée. La vénération dont l’image de certains leaders est parfois entourée de nos jours semble provenir de circonstances exceptionnelles, elle est imposée par des régimes dictatoriaux ou bien elle traduit un espoir de libération jamais complètement réalisé : les photographies de Gandhi, Nasser, Mandela ont manifesté, dans leur pays respectif, l’attente d’un changement décisif, puis sont devenues des icônes vieillies, nostalgiques et sans pouvoir. Longtemps très coûteuse, et vénérable pour cette raison, l’image, véhiculée par l’affiche, les magazines, la télévision envahit les coins du monde les plus reculés ; à tout instant, en n’importe quel lieu, chacun sait qu’une caméra de surveillance ou l’objectif d’un passant est en train de l’enregistrer, le portrait, démultiplié à l’infini, a perdu sa valeur de rareté. La sécularisation nous a fait oublier la protection qu’on attendait des images dans les sociétés d’ordre et semble nous avoir libérés du respect qu’elles inspiraient, les présidents, ministres et notables sont filmés pour nous sous des angles d’une insignifiance calculée qui leur ôte tout prestige individuel et les ramène à la loi commune du suffrage universel.
20Mais ne sommes-nous pas, en l’occurrence, victimes de la cécité qui frappe les membres d’une formation sociale et leur fait prendre pour radicalement autre ce qui, en pratique, est la forme actuelle d’un comportement aux racines extrêmement anciennes ? Deux millénaires de christianisme et plusieurs siècles de domination monarchique n’ont-ils laissé aucune trace ? La force symbolique de la représentation, la manière dont elle place en dehors du commun celui qu’elle donne à voir, en d’autres termes ce qui, dans le portrait, transcende la personne qu’il exhibe semblent encore évidente. Je ne pense pas ici aux images de champions, d’acteurs, de militants politiques. Leur diffusion est sans aucun doute massive : n’a-t-on pas calculé que, de photographies en affiches, de t-shirts en pochettes de disques, le visage de Che Guevara a été répandu à travers le monde à plus de deux cents millions d’exemplaires ? Mais il ne s’agit pas d’icônes au sens propre, on cite Che Guevara en exemple, on se propose d’aller, comme lui, au bout de son engagement, on ne prie pas sa photographie d’intervenir pour soutenir une cause ou distribuer des faveurs. La confusion entre un portrait et une force instantanée, à la limite du fantastique, ne porte pas sur des personnes connues, car les vedettes, les chanteurs, les sportifs sont trop proches, trop facilement accessibles pour qu’on fasse confiance à leur faculté d’intercession. La puissance iconique véritable est celle, toute imaginaire, de la publicité qui propose à ses fidèles d’acquérir le visage de rêve qu’elle affiche à l’écran. L’effet publicitaire serait médiocre, il se réduirait à un simple endoctrinement, s’il ne jouait sur la magie de l’image : grâce à moi tu deviendras semblable à cette figure trop belle, trop parfaite pour être vivante. Acheter une crème pour être aussi beau que l’image, une voiture pour être aussi rapide que le film sont des actes de foi.
21L’engouement pour la publicité voile d’arguments pseudo-scientifiques son profond ancrage dans la fantasmagorie. Il ne cache pas, en revanche, son penchant érotique. J’ai réservé pour la fin cette question qui me paraît transcender toutes les autres et peut-être aurait-il fallu commencer par elle. Dans la mesure où nous sommes des êtres sexués et où le sexe intervient dans tous nos rapports avec des individus eux aussi sexués, le portrait, image, évocation d’humain, ne peut pas ne pas être un objet érotique. Il ne s’agit ni de fétichisme, ni d’attitudes perverses, ni même de désir génital avoué mais de la manière dont nous nous situons face à une autre personne : si nos réactions varient suivant sa tenue, son vêtement, son apparence physique, notre investissement sexuel dépend bien davantage de nos propres inclinations. Socialement le portrait est une énigme que nous tentons de déchiffrer. Érotiquement, il n’est qu’un prétexte offert à nos attentes. Immuable par définition, même quand elle simule le mouvement, la figuration humaine n’a pas cette capacité de changement incessant propre aux êtres de chair, elle fonctionne en miroir pour peu qu’un fantasme s’y accroche.
22Pratiques religieuses et transformations intellectuelles ont donné naissance, dans l’aire culturelle atlantique, à cette forme extrêmement particulière de relation à autrui qu’est le portrait. Le présent travail ne vise ni à retracer cette évolution, ni à tenter une anthropologie de la figuration humaine, mais les notes qui précèdent ont semblé nécessaires pour rappeler les investissements psychiques et sociaux qui s’attachent à la représentation du visage et du corps humain. S’il ne s’agissait pas ici de figures, si l’on parlait d’images quelconques, il serait légitime de privilégier le travail de la matière, la mise en forme, l’interprétation donnée à l’objet représenté, l’important serait d’analyser une manière et un système expressif. En revanche, avant même que ne se posent les questions formelles, l’enjeu du portrait se révèle énigmatique : n’est-il pas inconséquent de vouloir fixer ce qui change sans cesse, d’offrir, en quelque sorte, le fac-similé d’une personne ? L’entreprise semble d’autant plus extravagante qu’elle se confond, dans notre aire culturelle, avec la figuration : l’idée de portrait ne renvoie pour nous ni à des paroles, ni à des textes, mais bien au dessin et à la photographie, nous l’envisageons comme une réduction de l’individu à la peinture.
23L’absurdité du projet ne serait-elle pas ce qui le rend séduisant ? Telle est l’hypothèse, qu’on tentera ici de défendre. Elle risque d’étonner car, au fil du temps l’habitude s’est prise d’encadrer le portrait dans les formules strictes de la représentation. Ces règles masquent la difficulté sans l’éliminer, les portraitistes en prennent vite conscience, il leur faut faire violence à leurs modèles s’ils veulent parvenir à un résultat, leurs sujets ne se laissent pas enfermer dans une image et, d’une manière ou d’une autre, échappent à leur emprise. Les observateurs se heurtent, eux aussi, à une résistance, un troisième tiers s’interpose entre eux et l’œuvre, ils ne parviendront jamais à faire complètement abstraction du modèle dont pourtant, en général, ils savent peu de choses et dont l’existence leur est indifférente. L’esthétique du portrait ne se réduit pas à l’analyse d’un système figuratif, elle est prise au piège d’un affrontement entre l’artiste, son modèle, la société où tous deux se rencontrent et l’œil de l’observateur.
24L’illustration de ce volume m’a posé un vrai défi. Aussi minutieuses soient-elles les reproductions d’œuvres d’art travestissent toujours l’original, mais il est exaspérant, pour un lecteur, de ne pouvoir ni vérifier ni contester les descriptions qu’on lui propose. J’ai choisi, pour surmonter la contradiction, un parti intermédiaire. Dans l’océan de la production contemporaine très peu de noms s’imposent et je présente donc quelques-unes des expériences auxquelles je me réfère. En revanche, pour des tableaux connus de tous, je me suis contenté de fragments, modestes citations qui ne font pas image mais ponctuent le texte, le complètent et parfois le problématisent.
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