Forme et roman
p. 347-366
Note de l’éditeur
« Forme et roman », Littérature, no 108 (« Le texte en jeu »), décembre 1997.
Texte intégral
1Le texte qui suit navigue au long cours. Cherchant à cerner les rapports entre l’idée de forme et le principe du roman, il multiplie les détours, à l’image même d’un processus formel régi par des opérations contraires. Butant sur le récit, il passera par des tableaux pour en venir au romanesque. Sans pouvoir, autrement que par le détour, fonder ce qui serait sans doute son propos central : mettre à l’épreuve une pensée paradoxale de la forme dans l’appréhension d’un espace littéraire hanté par la narrativité.
2Parler de forme, pour traiter du roman, c’est aborder celui-ci sous un angle résolument esthétique. L’enjeu est complexe, et moins formaliste qu’il n’y paraît : si la forme « est un fond qui se retire », selon l’ample expression de Jean-Luc Nancy1, on rappellera, avec Focillon, que par là elle fait sens, et un sens qui est « tout d’elle ». La forme se signifie elle-même, alors que le langage (le signe, dit Focillon) signifie ce qu’il désigne2. Engager la question de la forme, pour le roman comme pour n’importe quelle œuvre de l’art, ce serait donc interroger l’aptitude d’un mode littéraire à modeler une œuvre langagière, soit à laisser advenir un ordre où s’engendre un monde et se figure – se rend possible – l’éventualité d’un sens : configuration constitutive, hors de laquelle ni sens ni représentation ne peuvent être saisis. Mais la formule reste équivoque, parce que naviguant entre deux écueils. Le premier tiendrait à confondre la forme et le genre, en l’occurrence ici le genre romanesque. Tentative vouée à l’échec, puisque toute théorie soucieuse de fixer les règles du roman commence par affirmer l’absolue liberté d’une espèce évolutive, qui ne connaîtrait pas d’autre loi que celle de la narration : genre au présent, en devenir, selon l’étude célèbre de Bakhtine, tout lui est permis, rappelle Caillois, serait-ce parce que la fiction est en elle-même un art, comme l’avait soutenu James3 ? En ce sens, l’approche esthétique du roman se limiterait à recenser et classer, comme les styles en histoire de l’art, les formes qu’a développées, historiquement, sociologiquement, un genre par définition multiple, de l’épique au polyphonique, ou de l’aléa burlesque aux programmations en boucle. Face à cette absence de nécessité interne, qui laisse à l’histoire le soin de régler, en les changeant, les contours génériques, un autre écueil consisterait à chercher dans l’œuvre elle-même, telle qu’elle se forme en sa singularité propre, la légitimation artistique d’une classe éminemment malléable. La forme du roman, à suivre Jean Rousset, se confond avec celle de chaque œuvre romanesque4, et celle-ci, comme le déclarait Bakhtine, se devra d’être d’autant plus modelée qu’elle relève d’un mode aux normes inconstituables, parce que contradictoires. Le manque d’achèvement et de fini interne d’un genre en perpétuelle mutation exige, a contrario, un « vigoureux renforcement des impératifs de la perfection externe et formelle5 », en particulier une attention spéciale aux extrêmes, où l’œuvre s’achève en rendant visible son chemin.
3Entre les formes du roman, ouvertes à tout vent, et la forme d’un roman, soumise à une loi générale de composition, comment saisir une contrainte esthétique, qui fonderait la création romanesque ? Car c’est du romanesque qu’il s’agit ici, et plus précisément de la possibilité de cerner cette essence précieuse et volatile qui fait la spécificité du roman mais échappe à une définition précise quand elle n’est pas purement rejetée. En témoigne un débat récent, orchestré par L’Atelier du roman : répondant à Yves Hersant, qui fustige la frivolité du romanesque, en le réduisant au bovarysme, Philippe Roger plaide pour un romanesque barthésien, qui privilégie les intensités et laisse affleurer le désir en contrant les codes6. D’un côté – le romancier en « Chevalier Blanc » – le devoir être du roman, son exigence morale, l’urgence d’inventer un nouveau rapport à l’histoire ; de l’autre – l’amateur « Sceicco Bianco » – la reconnaissance du punctum, le primat du sensible, on dira le pathos de la romance contre l’éthos de la novel. Une aisthésis s’oppose ici à une éthique, sans donner lieu toutefois à un développement explicite. C’est le point de vue de l’affect qui est retenu, celui d’un lecteur attaché aux surprises et aux irrégularités ; mais seul sera requis un « noyau d’énergie interne au récit » pour libérer une subjectivité désirante dont l’ancrage perceptif reste à la fois impliqué et masqué.
Roman ou récit ? Détours
4Cette énergétique du récit, à laquelle se réfère Philippe Roger, suffira-t-elle pour spécifier l’exigence esthétique à l’œuvre dans le romanesque ? Un nouveau point de butée se profile ici, qui touche à l’association trop évidente du roman et de la narrativité. Certes un « récit » n’est pas un « roman » – comme en témoignent certaines mentions éditoriales – et l’on pourra toujours en énumérer les caractérisques propres : une aventure rapportée, un narrateur attestant de l’histoire vécue, prétendant à une authenticité vérifiable. Il n’en reste pas moins que les limites sont floues – Manon Lescaut ou Celui qui ne m’accompagnait pas répondraient également à ces critères – et que ce double encombrant ne cesse de hanter l’approche formelle du roman : si celui-ci raconte une ou plusieurs histoires, s’il met en jeu la ou les voix qui donnent corps à ses fictions, en quoi se distinguera-t-il d’un récit – fût-il multiple ? Par son ampleur, mais c’est alors à la nouvelle qu’il s’opposera le mieux. Par sa complexité, mais la question est précisément de savoir où passe le seuil entre un « romans » comme se nomme au pluriel La Vie mode d’emploi, et le seul cahier des charges qui règlent l’intrication des récits dont les annexes s’ingénient à reconstituer l’enchaînement historique. On ne s’étonnera donc pas que la narratologie ait constitué la voie royale pour une étude formelle du roman, dans la mesure où elle propose une distribution si rigoureuse des temporalités et des modalités, des raccordements et des enchâssements que même le Labyrinthe de Robbe-Grillet, pourtant régi par la sérialisation du récit, pourrait, en chaque variante de l’histoire, se prêter à une répartition distinctive des anachronies et des identités, incompatible, bien entendu, avec les croisements instaurés par une deuxième variante. Mais on s’étonnera davantage qu’un essayiste propose au roman, dans une autre polémique, cette fois du Débat7, de reprendre le modèle structural de Propp et d’en extraire les trois fonctions principales – exil, interdit et transgression, retour transformé – pour donner forme à un nouvel ordre du monde et à un processus de socialisation planétaire. La perspective ainsi assignée est celle d’une totalisation structurelle, unitaire et achevable, le paradoxe tenant à la volonté affirmée par Rafael Pividal d’inscrire dans ce modèle élémentaire les recherches les plus labyrinthiques du roman moderne, celui de Joyce ou celui de Perec. À quoi s’oppose vigoureusement un romancier – Michel Chaillou – qui, refusant d’aligner l’écriture du roman sur le système finalisé du récit, invoque pour le premier une « longue hésitation traversière » et fait du domaine romanesque une « contrée évasive », sans forme préalable et sans autre fin que la Formlosigkeit du sublime.
5Le roman aura-t-il la forme du récit ou se définira-t-il par la seule défaillance de la forme ? La crise est sans doute consubstantielle au roman, comme le rappelle Jacques Roubaud pour conclure et renvoyer les fictions à la seule finalité de leur lecture. La boucle se nouerait ainsi sur un abord du romanesque qui s’en tiendrait, en lisant, en écrivant, au simple plaisir de son approche, évanescente par définition. Émergent toutefois – dans ce second débat – deux éléments essentiels à notre propos. D’une part le rapport au récit apparaît comme la zone aveugle du roman, qui à la fois se doit de raconter et par là de faire sens et à la fois semble se détourner par voies de traverse, zigzags obscurs ou digressions impromptues, de toute visée d’une fin où parfaire sa tâche. D’autre part – et c’est là l’enjeu principal – l’alternative se trouve faussée par l’équation que le modèle narratif reconduit implicitement entre forme et structure, renvoyant ainsi toute approche formelle de la narrativité sur la clôture d’un ensemble relationnel, dans lequel l’interaction des niveaux autorise la saturation du système et détermine l’orientation des mouvements. À travers cette conception structurale se perpétue une entente organique et unifiée de la forme, lisible encore chez les formalistes russes et contrôlant jusqu’à l’idée d’œuvre ouverte, qui reste gouvernée, selon Eco, par la programmation d’une fin, donnée pour solidaire d’un accomplissement formel8 : musicale ou littéraire, l’œuvre s’est ouverte aux expériences sérielles, aux contraintes du choix, à la logique des aléas et des combinatoires, mais il incombe à l’interprète par les rapports qu’il établit, les pistes qu’il écarte, d’en assurer l’achèvement esthétique, en la refermant sur un des trajets prévus dans la programmation.
6Exemplifié par le récit, ce modèle structurel implique un itinéraire bouclé, où le dénouement commanderait l’ouverture et l’avenir s’inscrirait dans le tracé d’un cercle. Transféré sur le roman, qui file par les tangentes, il lui imposerait de polariser les poussées divergentes sur le tracé d’une ligne principale capable de remodeler le temps pour figurer – ou refigurer selon Ricœur – la courbe d’une histoire où s’ouvrirait une fin. Impulser un parcours, mouvant en son principe, et fixer un contour, que l’on donne pour stable, telle serait alors la double tâche inverse que la visée d’une forme assignerait au temps d’une narration.
7C’est ce paradoxe qu’exploite Blanchot lorsqu’il démonte les contradictions internes du récit qui suppose, pour le raconter, qu’un événement a eu lieu et néanmoins ne cesse, pour raconter, de s’approcher de ce même événement, inconstituable en son lieu. Ainsi de l’épisode des Sirènes dont le chant séduit par la promesse trompeuse d’un autre chant. De même on notera que l’aventure d’Ulysse, narrée après coup par le héros lui-même, épouse le cours d’une rencontre qui lui fut d’abord annoncée par Circé et ne peut être énoncée qu’en répétant littéralement l’annonce qui en avait été faite9. Telle est la règle paradoxale du récit où l’événement déjà passé, encore à venir, reste toujours différé. « Le récit, dit encore Blanchot, n’est pas la relation de l’événement, mais cet événement même, l’approche de cet événement. » Pur détour, consubstantiel à la narrativité, et dont Blanchot, par un renforcement du paradoxe, entend découvrir la « loi secrète » dans le roman lui-même. Selon le prototype fourni par l’Odyssée, le roman se définit comme une circumnavigation préalable, inachevable et sans définition fixe, sans unité donc parce que sans finalité : « changer sans cesse de direction, aller comme au hasard », telle serait l’essence du divertissement romanesque, mais en cela, et par sa « riche négligence », le roman conduit le récit là où lui-même, futile, ne se rend pas10, soit vers ce détour originaire, ce mouvement du passage qui se fait distorsion, cette figure d’exil qui tourne autour du secret et réduit, comme dans Le Tour d’écrou de James, l’énigme de l’événement à celle de sa narration, où il s’abyme11.
8De ce texte fondateur, on retiendra le double renversement qui le porte : d’une part le récit cesse de proposer la matrice formelle du roman, puisque c’est au contraire le roman qui en indique, obliquement, le tour originaire ; mais, du même coup, la narrativité elle-même se trouve déboutée de ses fins, puisque soumise à l’errance du détour, saisie dans un circuit déceptif où l’approche se fait éloignement et le cours du temps cède à la courbe mobile d’une figure d’espace, d’autant plus insidieuse qu’elle ne se referme pas : le chant des Sirènes va de pair avec leur disparition, et l’imaginaire agit dans la répétition du geste qui les écarte en les abordant. Ainsi le roman pourra-t-il raconter, et multiplier les récits, par dérivation ou enchâssement, mais la forme du roman – le romanesque précisément, tel qu’il s’invente à l’aveugle ou se découvre à vue – tiendra à ce mouvement paradoxal selon lequel l’avancée narrative serait à la fois l’indice d’un avènement et l’agent d’une dissolution de la narrativité. Plus de structure ici, où prendre la mesure unitaire des trajets et des transformations : la totalisation, sans cesse à venir, comprendrait en elle-même le principe de sa dispersion. Et la substitution d’une courbure d’espace à un parcours du temps, loin de construire le roman sur la genèse d’un contour figurable en abyme, invite à chercher la forme du romanesque dans le rapport contraire, et cependant coextensif, d’un tracé et d’un écartement.
9Qu’il s’agisse là de forme, Blanchot ne le dit pas, retenant l’imaginaire de l’écriture hors de toute version spectacularisée de l’art. Une autre pensée de la forme se joue pourtant ici, sans plénitude constitutive et sans pouvoir d’accomplissement. On la poussera à son terme en la reliant à la duplicité d’une réflexion esthétique qui ruse historiquement avec sa propre aporie : pour fonder en droit l’impossible alliance du sensible et de l’intelligible, de la rencontre perceptive et du retrait principiel, l’idée de forme, garante de l’idée d’art, a dû inclure peu à peu le dynamisme de sa formation, la force où elle s’enlève, la défiguration qui l’entraîne, l’informe même ou au contraire la pure intensité, dont elle ne serait plus aujourd’hui que l’envers stérile ; confiant ainsi au temps de l’œuvre le soin d’inventer l’espace d’un pur principe, ou recueillant, en éclats et en déchets, les ruines d’une idéalité désormais récusée, mais non pour autant renoncée. Un pas de côté mène à poser une hypothèse plus radicale, qui renvoie sur la notion même de forme l’impossibilité où elle se trouve de s’accomplir en soi : la venue d’une forme implique de fait l’éviction de ses traits et le démantèlement de ses composantes, comme si les matériaux, pour prendre forme, devaient se défaire d’eux-mêmes, comme si surtout la forme, en tant que telle, ne pouvait advenir qu’en exhibant le paradoxe qui la fonde. L’idée d’œuvre ouverte lancée par la modernité masque à quel point la forme est, en soi et par sa propre conception, ouverture, mais une ouverture paradoxale, par où la totalité visée sera toujours en devenir ou souvenir, et le saisissement éprouvé contraint de ressasser l’instant en le déplaçant par sa répétition : logique de contrariété, contre-courant ou contre-forme, qui ruine les relations dans le mouvement même de leur formation. Le détour du narratif, où s’esquisse à la fois l’attrait et l’impossibilité d’un contour, rejoint ce paradoxe constitutif d’une forme qui ne se forme comme telle qu’en ébranlant les contours où elle pourrait se figurer : interstices instables, dédoublements erratiques, centre livré au déplacement de ses repères, mobilité ruptive des zones d’ancrage – autant d’indices d’un processus esthétique susceptible d’éclairer la relation contraire du romanesque et de la narrativité, où le roman prend forme en disjoignant les lignes du récit.
Forme et réflexivité : l’exemple pictural
10L’exemple s’impose ici. On le choisira d’abord pictural, pour la clarté de ses opérations comme pour leur capacité réfléchissante. Soit le Triptyque en rouge, de Bacon (Londres, 1983), où par trois fois, sur immense aplat rouge et chaise tronquée par une estrade, un corps au visage rongé semble s’étreindre lui-même tout en projetant au sol la trace variable, sombre ou claire, oblique ou latérale, d’une figure unique, unifiée et aplatie. S’y expose, avec une évidence explosive, la mise en conflit des deux courants inverses qui traversent l’œuvre de Bacon et, comme l’a montré Deleuze, l’histoire même de l’art12 : l’abstraction, soit le diagramme ou « graph » des forces divergentes qui composent l’espace – lignes, taches, masses et volumes – et la figuration, soit les contours à sauver, mais tordus et déchirés sur place par les pressions contraires qu’ils subissent. Ce sont ainsi les composantes mêmes de la notion de forme qui entrent ici en contradiction violente, entraînant l’ensemble du dispositif dans la logique d’un double mouvement inverse : l’un, dynamique, linéaire, conduit le rythme discontinu des trois panneaux en expansion ; l’autre, circulaire, module les rimes, déplacées, et les échos, instables, de chaque côté d’un axe central qui prend le corps comme pivot et le fait s’enlacer. À la relative symétrie des postures – souvenir lointain d’une structure qui se replierait sur soi – s’oppose l’arrachement dissymétrique de forces qui ne se réfléchissent en amont que pour relancer autrement les déformations. Pas de raccord possible entre les variantes figurales ni en elles, du vide s’instaure dans les intervalles des parties et vient jouer dans l’espace même du corps qui se divise de son ombre ou se déchire en s’espaçant dans le fond rouge. Ainsi la réflexion – circulaire – renforce la distorsion – lacunaire. Et la forme ne s’engendre ou ne se perçoit que suivant cette logique paradoxale d’un miroitement – structurel – opérateur accru de désintégration – figurale. Attiré, renvoyé, le regard pictural revient sans cesse sur ses traces, mais la rétroaction écarte toute reprise et désajuste les lignes qu’elle contribue à retracer. Constitutif de la clôture formelle, le retour se donne comme détour, et le détour précipite la dispersion dans la linéarité.
11Ainsi la défiguration du corps se réfléchit dans l’abstraction du Triptyque, où elle prend forme en déchirant le tracé même de l’œuvre. Certes la forme n’est pas la figure, mais elle en cherche la loi, qui précisément la défigure. Paradoxe esthétique que Bacon exhibe en combinant un mode archaïque de composition – le triptyque – et une représentation auto-dévoratrice du corps humain : « faire de l’apparence un Sahara13 », tel sera le principe d’une figuration rongée au rouge, et dévorant sa propre réflexion.
12La singularité du cas retenu met-elle en cause son exemplarité ? On répondra que la modernité de l’exemple exhibe les tensions qu’une œuvre classique recèle ou canalise. Telle scène du Tintoret, par exemple l’Holopherne (Prado, 1550-1560), affiche et fixe un axe central unique formé par la stature élancée de Judith dévoilant, aux yeux d’une servante vue de dos, agenouillée à gauche, le corps décapité du vaincu reposant sur une estrade, à droite – parfait triangle réglant l’équilibre entier de la composition ; mais c’est pour inscrire, en cette forme axiale érigée dans la lumière, l’étrange torsion d’une posture déchirée de Judith, qui se détourne du mort, que sa main dévoile, pour se pencher vers la servante dont le visage obscur, aperçu de profil, semble capter, en l’attirant vers l’ombre, la face étincelante de la vierge victorieuse. Corps sans visage, visage trop lumineux, lumière projetée vers les ténèbres – le circuit qui s’instaure renforce les vides en faisant jouer les renvois : si le visage manque à sa place, de quel visage s’agit-il et quelle serait la place ? Le vide ici ne se laisse saisir que par le subtil décentrement qui fait tournoyer le réseau des figures tout en multipliant les plis par où se réfléchissent les linges trop blancs, les voiles bleutés, la pourpre des tentures, l’affleurement cadavérique ou trop laiteux des chairs : déjà chez le Tintoret, comme plus tard au cœur de l’espace cézannien décrit par Merleau-Ponty, des blancs s’ouvrent entre les couleurs, des flottements apparaissent dans les contours. C’est que la mobilité, contenue par le dispositif scénique, double obliquement la circularité, provoquant défections et lacunes dans le repli sur soi d’une forme qui se dérobe en se réfléchissant. Malgré l’évidente unité de la scène, qui ne s’entrouvre que dans la profondeur, le tournoiement du Tintoret menace de « faire craquer » la « forme spectacle14 », mais par la seule exacerbation de son principe.
13Entre les triptyques de Bacon, où le temps déplie la disjonction originaire de la figure, et les triangles du Tintoret, où le court-circuit de l’instant ébranle les places assignées par le récit biblique, on retiendra donc la relation qui semble lier le miroitement interne d’une forme et l’explosion des réseaux qui permettraient de la réfléchir. Fondatrice et cependant ruineuse, assurant du même geste la saturation d’un ensemble et le désajustement de ses lignes, c’est la réflexivité même des composantes formelles qui en menace la cohésion.
14La piste s’avère féconde pour explorer les mécanismes qui associent la loi du roman au désaveu de la loi narrative : comment la composition rigoureuse d’une histoire peut-elle engendrer sa propre désagrégation, défaisant la ligne du récit qu’elle contribue pourtant à former ? C’est la question que se pose James dans l’extraordinaire préface qu’il écrivit pour Les Ailes de la colombe plusieurs années après la publication du roman15. Ample et tendu, le propos est entraîné par l’exposé d’une contradiction que l’écrivain réfléchit lucidement et s’efforce en même temps de canaliser. D’un côté James insiste sur le projet d’un plan équilibré, centré sur « l’idée maîtresse de l’œuvre » – une « héroïne malade », mais riche et libre, faisant peser sur son entourage qui l’accompagne et la conduit vers la mort le poids de sa séduction et de son amour. L’harmonie de la composition tiendra à l’organisation rigoureuse des rapports et des « proportions » (p. 484), par exemple entre les trois grands moments de l’histoire – constitution du noyau à Londres, cristallisation elliptique d’un drame à Venise, retour à Londres pour un dénouement en boucle ; le tout faisant jouer l’endroit et le revers d’une « médaille » centrale, et le détail procédant par « blocs » distincts, égaux et soigneusement délimités : par exemple les trois premiers livres, relativement courts, et chacun consacré à la mise en place des protagonistes du trio moteur – Kate (I) et Merton (II), les amants qui graviteront autour de Milly la malade (III) et tenteront de capter son amour et son argent. Mais d’un autre côté James relève une prolifération mal contrôlée du thème, qui précipite à la fois la pluralisation des « idées maîtresses » (chacune à chaque fois « nouvelle ») et « l’effondrement » de la composition unitaire : émergence de « vides », d’« ombres » et de « lacunes » (p. 486), fragmentation inéluctable liée au « déplacement irrémédiable de l’idée maîtresse centrale » (p. 491). Plus le roman se développe, plus la structure linéaire du récit se disloque.
15Pour juguler les fuites, James tente de circonscrire l’effondrement en l’assignant à la seconde moitié de l’œuvre, une « moitié fausse et déformée ». De fait les cinq derniers livres sont marqués par un allongement disproportionné, solidaire, selon James, d’une exigence accrue de concision, précipitant les coupes dans chaque livre à la mesure de l’amplification que chacun subit : expansion et fragmentation iraient ainsi de pair, comme si l’accroissement du projet romanesque contenait en soi le germe de l’échec narratif. Mais James va plus loin dans son raisonnement lorsqu’il montre qu’en réalité c’est la logique générale de la composition qui provoque l’effondrement de la structure : pour harmoniser un ensemble, et donc construire la forme du plan, il faut, dit-il, « prendre de loin » l’idée maîtresse, la préparer et l’annoncer : si Milly est le centre, il convient donc de l’encercler en commençant par « le cercle le plus extérieur » (p. 485). Par voie de conséquence, le récit devra « approcher de Milly en faisant des détours » (p. 495) : l’éloignement initial, nécessaire à l’unification de l’ensemble, produit un décentrement irrémédiable agissant dès la première partie, minée par la « réserve disponible des forces attendant inconsciemment d’encercler mon ardente héroïne ».
16Des forces contraires portent le projet formel et l’emportent en le ruinant. Or c’est la méthode même choisie par James pour unifier la composition qui en provoque la désagrégation : le principe des « réflecteurs », qui consiste à aborder indirectement l’image centrale, donc à ne regarder Milly qu’à travers « les fenêtres successives de l’intérêt des autres pour elle », provoque une multiplication d’images dont la singularité relevée par James est qu’elles s’opposent au déroulement du drame (p. 488). Ainsi la réflexivité, seule capable de tisser la trame d’un réseau formel unifié, retient le devenir narratif que cette forme entend soutenir : l’image centrale ne se constitue qu’à travers la prolifération des regards qui se réfléchissent en elle, et l’obscurcissent en laissant sourdre d’autres images, qui se détournent d’elle. Non seulement l’approche est détour, comme le notait Blanchot à propos du Tour d’écrou, mais surtout ce détour tient au miroitement généralisé qui ne laisse advenir une figure que dans le reflet d’une autre, où elle se défait.
17L’expérience de James, telle qu’il la formule après coup, confirmerait donc la solidarité paradoxale qui s’établit entre l’élaboration réflexive de l’unité dans la forme compositionnelle et la déchirure de la trame ainsi formée, où les reflets, lacunaires, entraînent la ruine du dispositif. La dislocation semble bien partie prenante du processus de formation. L’effondrement, en ce cas, ne se limite pas à la seconde moitié du roman ; il s’étend à rebours – telles les ailes de la colombe repliées par la mort et dépliées par le texte au-delà de cette mort – en atteignant l’organisation générale du circuit.
Les ailes du romanesque, ou la dissimulation de la narrativité
18On vérifierait aisément, sur l’ensemble du texte, à quel point le principe de la réflexion entraîne la dérobade de la vision. À force d’être vue au lieu de voir, Milly se transforme en une image miroitante, qui précipite un processus spéculaire en expansion : magnifique, translucide et par là-même opaque, semblable aux perles qu’elle porte à Venise et où Kate se réfléchit en se voyant se voir sans que pour autant on ne voie ni l’une ni l’autre des deux femmes16. Telle est la singularité du système des réflecteurs, inassimilable à une simple focalisation interne : loin de ménager la transparence du regard, la vision indirecte fait jouer une spécularité à double sens, par où la chose vue se dissimule en relançant elle-même la vision qui la réfléchit. Plus les liens se tissent, et plus l’image du tapis s’évanouit, à l’instar de ces dialogues en écho qui se renvoient les répliques en détournant les mots et substituent à l’échange dialogique l’action réflexive d’un tiers inclus17 s’insinuant dans l’intervalle mouvant des deux voix.
19C’est dans l’ordre narratif que le rapport entre réflexion et dissimulation exerce les effets les plus pervers ; l’opacification venue de la vision entraîne l’oblitération de l’événement lui-même, rendu insaisissable du simple fait qu’il se réfléchit au lieu de s’énoncer. Non seulement la mort de Milly, où tend la ligne du récit, ne peut être perçue qu’après coup et dans la réflexion oblique venue de multiples intermédiaires, mais bien davantage encore la catastrophe posthume qu’elle déclenche ne se formule que filtrée par la conscience de Merton qui la rend innommable et de plus en plus fuyante : « quelque chose » est arrivé, un « fait » qui suscite « une froide terreur », mais « l’incident » impose sa réserve et ne se laissera saisir que différé à travers la chaîne de deux lettres reçues et renvoyées, l’une non lue par Merton et brûlée par Kate, l’autre lue par Kate et refusée par Merton, donc ignorées toutes deux du lecteur18. Or le circuit de ces deux lettres, où parle encore la voix de Milly dissimulée sous sa « belle écriture » (p. 466), en occulte le contenu au profit de sa forme, ne générant ainsi qu’un non-savoir du lecteur, mais en même temps il provoque, dans le dialogue des amants, une remontée vers le passé de Venise, un retour en arrière d’autant plus inquiétant qu’il ouvre des vides en feignant de combler des lacunes. Le récit n’avance vers sa fin qu’en reculant vers de nouvelles pistes qui resteront vacantes : plus l’événement se dévoile rétroactivement (rencontres entre Kate et lord Mark, comme entre Merton et Milly19 – non connues jusque-là, car soigneusement évacuées de la partie centrale consacrée à Venise et de plus en plus filtrée par le regard de Merton), plus l’ombre est portée sur le rôle de chacun dans un complot qui ne cesse de tourner entre les protagonistes. Non seulement l’événement manque à sa place, mais le supplément rétroactif, en donnant un savoir sur ce qui ne fut pas su, renforce l’incertitude en relançant le non-savoir. Pour le dire en termes narratologiques, le flashback change ici de statut : loin de se conformer aux règles de l’analepse, destinée à retracer les parties élidées d’une ligne unifiable, le retour-arrière se change en régression anaphorique, par où le texte fait retour sur ses traces en les démultipliant, et brise sa trame en la tissant de trous. La réflexivité interdit le raccord et le récit se disperse en feignant de se nouer.
20La scène vénitienne, où la figure de Milly resplendissait sous la lumière voilée, n’était donc qu’un trompe l’œil, comme l’était aussi la première apparition de la jeune fille, qui semblait perchée au sommet d’un précipice, alors qu’un autre sentier, moins abrupt, restait sans doute dissimulé derrière elle ; comme l’est enfin l’image originaire du roman qui donne à voir la figure de Kate en masquant par là le miroir où elle apparaît réfléchie20. Leitmotiv du texte et d’un complot à double sens, la dissimulation prend appui sur la réflexivité pour démanteler la narrativité. Et l’ultime entrevue de Merton et de Milly, à Venise, ne se dévoilera, à Londres, que sous la forme d’une image mémorielle qui, loin de remplir les contours de la scène, tend à Merton le miroir où il se réfléchit en se dédoublant comme un autre21. Originaire, mais duplice, l’image ne renvoie que le principe de la semblance : ainsi du Bronzino, auquel ressemble Milly, et dont la description commence par mettre en fuite la figurativité (taches, perspectives, enfilades, substituées d’abord au portrait en abyme d’une jeune femme alanguie), pour ne plus renforcer à terme que l’acte de dissimulation qui se joue dans une scène où chacun découvre le tableau en dérobant sa pensée22. Faux abyme, comme l’était déjà le précipice alpin, l’image picturale est celle d’une pure ressemblance, suivant laquelle l’identité de la figuration cède à la duplicité des traits où elle se forme et s’enfuit.
21Ainsi le roman de James se trouve-t-il entraîné par la logique inverse de son projet formel : allant vers la fin de l’histoire, pour achever dans la mort la courbe d’un récit bien formé, il soumet le devenir narratif à un mouvement régressif, qui substitue l’image réflexive à l’événement élidé et multiplie les vides en retraçant les cercles : inachèvement solidaire d’une fin dédoublée où s’ouvre d’un même geste le souvenir occulte de Milly et l’avenir béant du couple. Qu’il s’agisse là, précisément, du romanesque – c’est ce que laissent entendre une phrase de la préface et un passage du texte. « La mort, écrit superbement James, n’est pas l’affaire essentielle du poète » (p. 480), et la maladie de la mort qui emporte Milly et l’empêche de mourir appartient à son désir d’une « vie romanesque », un romanesque défini au tout début du roman comme « l’ardeur sans but et l’intérêt sans pause » (p. 82 et 86). Intense et sans finalité, la vie, c’est-à-dire le roman, s’oppose au but, soit à l’orientation linéaire d’une histoire entraînée par la mort. Transformant l’analepse complétive en anaphore lacunaire et la focalisation qui fait voir en réflexion qui oblitère, le roman ne laisse venir l’histoire qu’en ruinant son parcours.
22En ce sens on dira que le roman mène double jeu avec le récit, puisqu’à la fois il l’emporte et l’entrave. Davantage encore, le texte de James appelle à formuler une hypothèse plus incisive : le romanesque ne tiendrait-il pas à la dissimulation que le roman fait du récit, le masquant en ne dévoilant que ses manques, et par là le démasquant en déployant le simulacre qui l’anime ? L’imaginaire que déplie le roman jamesien démonte, dans le récit, la vacance originaire d’une histoire qui n’advient qu’à se réfléchir et ne peut être rapportée qu’en se brisant. Loin de s’opposer au récit, le roman en désigne « la loi sans cesse compromise23 », explorant la faille où il se fait et l’impossible retour qui l’impulse. La multiplication des lignes romanesques tient donc moins à la prolifération des péripéties qu’à la discontinuité d’un parcours qui, pour achever son cours, se voit contraint de revenir sur ses pas, en espaçant ses traces. Ainsi le roman dévoile, en le démultipliant, le paradoxe constitutif d’une forme narrative vouée, comme toute forme, à se rompre en se retraçant24. « Tracer une seconde ligne, c’est mettre en question la première, sans l’effacer » ; la remarque de Dupin ne vaut pas seulement pour l’érosion des contours que déclenche le geste du portrait chez Giacometti25, elle désigne en fait, de Bacon au Tintoret, de James à tout l’espace du roman, l’impossibilité de s’en tenir à l’unicité de la ligne, dans le tracé de la figure comme dans l’accomplissement du récit.
23Ouverte en elle-même, et non par le devenir du genre, la forme du roman relève d’une esthétique que l’on dira plurielle, parce que non unitaire, et dont la singularité serait fonction de la contrariété qu’elle fait jouer au sein même de la narrativité. Précipitant le double jeu de la forme dans l’unité de la structure, la logique formelle du romanesque consistera à mobiliser les lignes de fuite dans et par la tendance à l’alignement du narratif : réversions régressives, croisements lacunaires, faux raccords sur miroir – sérialisation potentielle d’un ensemble miné par la réflexivité.
Syncopes
24Appuyée sur un exemple singulier, cette perspective trouverait à s’exercer dans maints romans classiques. Le cas de James, en particulier pour Les Ailes, offre en effet l’intérêt d’intervenir à un moment charnière, regardant encore du côté des œuvres du XIXe siècle, de Maupassant à Tourgueniev ou Stendhal, tout en étant contemporain, lorsqu’il écrit la préface, d’une recherche proustienne qui liera la totalité romanesque à la genèse formelle du fragmentaire : perspective d’avenir, dont témoigne aujourd’hui l’invention de sommes à fragmentation croissante26, où l’échappement de l’histoire va de pair avec l’éclatement de la voix. En amont, c’est sans doute dans La Chartreuse de Parme que l’hypothèse d’une dissimulation narrative recevrait la confirmation la plus avouée – non seulement parce que les aventures de Fabrice sont liées à la simulation de soi d’un héros sans identité, mais surtout parce que ce roman, écrit, comme on le sait, en « 53 jours », repose tout entier sur l’aspiration d’un modèle esthétique associant l’attraction figurale à l’effacement des contours propres : explicite, convoquant en même temps le devenir musical et l’éloignement du visuel, la référence au Corrège ne concerne pas seulement l’invention de la Sanseverina27, mais elle semble inspirer la forme d’un texte qui ne procède que par détours chroniques et entrelacs figuratifs, projetant les personnages dans le lointain des paysages, et brouillant les lignes en accordant les tons. D’où, sur le plan narratif, une désorientation permanente des fins, remarquablement fléchée par Balzac dans l’éloge perfide d’un roman dont il aurait souhaité, pour en faire un vrai drame et donc un récit balzacien, retrancher tout le début (Milan, les del Dongo père et fils), supprimer le dénouement (duplice, il est vrai, l’un selon le cœur et l’autre pour la mort), écarter les digressions (trop d’abbé Blanès) et achever le cours dans le rassemblement (d’ailleurs erroné) des protagonistes à la cour de Parme28. D’où, également, le malaise de Gracq, sensible au charme de ce « roman concertant », mais butant sur la monotonie de figures qui se ressemblent toutes et ne débouchent sur rien : « couronne enchantée qui vient ceindre un vide », note-t-il pour conclure une étude elle-même en clair-obscur29.
25La lucidité, négative, de ces deux critiques est à la mesure du romanesque stendhalien, dont elle désigne à revers la tension esthétique : réécrire une chronique, achevée par définition, mais vouée ainsi à l’errance du recommencement (« cette fin qui recommence un livre », souligne Balzac30), et tramer, par entrecroisement spéculaire, la forme accomplie où unifier ses variations au risque de les entraîner dans un miroitement dangereux. La figure de l’entrelacs, si évidente dans la coupole de la cathédrale de Parme peinte par le Corrège31, comporte en elle-même la loi contraire de sa formation : dans l’élan des corps enchevêtrés, l’impossible raccord laisse passer les vides entre les fragments enlacés ; la discontinuité des éléments va de pair avec la multipolarité des composantes ; et la « syncope » – ce leitmotiv des âmes sensibles dans le roman et d’un corps répandu dans la fresque – pourra désigner simultanément l’évanouissement sublime d’une forme accordée au bonheur et la coupure constitutive d’un rapport élusif, où parfois le vide affleure à travers la plénitude des instants : telle une écriture qui se figure en morse, à travers des signaux lumineux à durée variable, scintillants mais séparés. Fondée sur la communauté de la passion, l’intensité stendhalienne diffère de la ténuité jamesienne, où chacun trouve en l’autre l’envers de son visage ; les deux textes toutefois relèvent d’une appartenance romanesque, dont l’entraînement esthétique double l’agencement narratif, et substitue au chemin du héros le seul miroir où il s’élide en se réfléchissant.
L’excès de la forme
26Réflexive, l’image agit à l’encontre du drame, que pourtant elle cristallise ; réfléchissante, la formation d’un ensemble inclut sa propre fragmentation. De ces deux règles jamesiennes, aisément vérifiables en amont ou en aval de James, on pourra donc induire un principe plus général. La liberté du roman, partout revendiquée, tient d’abord à sa capacité d’entrer dans une logique formelle d’autodévoration dont des exemples picturaux ont permis d’illustrer la composante paradoxale, voilée ou exhibée. En ce sens la discontinuité ne serait pas un avatar de la postmodernité32, elle constituerait l’indice même d’une esthétique romanesque qui invente sa forme en brisant ses contours, et ruse avec la narrativité en retournant la ligne contre l’achèvement linéaire. D’où la séduction du roman, le désir qu’il libère : raconter en ruinant le récit, créer les vides en nouant les trop-pleins et par là dévoiler, dans le cours d’une histoire, l’aptitude de celle-ci à s’éloigner de ses fins.
27Un dernier paradoxe en découle. Le vide que le roman fait circuler dans le récit appartient d’abord au mouvement – variable, multiple, aberrant – de cet excès de la forme sur tout contenu formalisable, cette force contraire qui mène à la fois le parti formel et sa perte : pas de pièce manquante pour les puzzles de La Vie mode d’emploi c’est au contraire le jeu exacerbé de l’enchâssement qui génère, avec la fluidité des pièces, le désaccord des emboîtements33. L’écart, à ce titre, fait partie du projet, et la marque du romanesque joue à la marge, mouvante, de son dispositif d’engendrement qui se déplace en se figurant.
28Cette ultime remarque anticiperait peut-être une objection demeurée sous-jacente : en quoi l’analogie picturale, largement convoquée ici, peut-elle rendre compte d’une disposition esthétique d’ordre littéraire ? Mais c’est précisément l’entraînement analogique qui, en dernier recours, spécifie la visée esthétique. Les arts ne se ressemblent pas, mais c’est dans la ressemblance à l’autre qu’ils se font art. Et si la pensée peut être picturale, comme le veut Magritte, c’est parce que la pensée ressemble et que la peinture produit de la ressemblance34. Ainsi du Bronzino de James qui invente en son modèle le seul principe du semblable – où il s’altère. Les notions de réflexion et de réversibilité, la référence aux lignes de force et à leur désaccord, la prise en compte des enchaînements et des interruptions appartiennent en fait au registre commun d’une appropriation virtuelle dont la singularité serait de lier l’invention esthétique au désaveu d’une propriété artistique. En ce sens, la mise en jeu d’un processus formel, loin d’unifier les arts, conforterait cette pluralisation interne de l’art dont Jean-Luc Nancy fait l’essence même de l’art, toujours placé sous le signe de sa propre extériorité35. Ce dont attestent les exemples évoqués ici, littéraires ou picturaux, qui tous jouent avec l’attrait, et l’abyme, d’une figure empruntée dont ils ne retiennent – dans l’échange de la Bible et du tableau, du Sahara et du triptyque, du simulacre et du scriptural – que la trace sensible de l’altération qui les forme.
Notes de bas de page
1 Jean-Luc Nancy, Les Muses, Galilée, 1994, p. 59.
2 Henri Focillon, Vie des formes, PUF, 1943, p. 4 et 5.
3 Voir sur ce point : Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (textes présentés par Michel Aucouturier), Gallimard, « Tel », 1978 pour la traduction française, p. 457 en particulier (Récit épique et roman, 1941) ; Roger Caillois, « Puissances du roman », 1941, Approches de l’imaginaire, Gallimard, 1974, p. 162 ; Henry James, « L’Art de la fiction », 1884, Éditions Complexe, 1987, p. 34-38.
4 Jean Rousset, Forme et signification, Corti, 1962, p. 11 : « Toute œuvre est forme dans la mesure où elle est œuvre. »
5 Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 465.
6 Philippe Roger, « Sceicco Bianco contre Chevalier Blanc, courte épître à Yves Hersant sur le romanesque et le roman », L’Atelier du roman, no 8, Les Belles-Lettres, automne 1996, p. 147161.
7 Le Débat, no 90, Gallimard, mai-août 1996, « Que peut le roman ? », p. 27-61, pour les textes de Pividal, Chaillou et Roubaud commentés ici.
8 Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, Seuil, 1965 pour la traduction française, « Points », p. 36 et 308.
9 L’Odyssée, XII.
10 Maurice Blanchot, « La rencontre de l’imaginaire », Le Livre à venir, Gallimard, « Idées », p. 14 et 13.
11 Le Livre à venir, op. cit., Le Tour d’écrou, p. 191-192.
12 Gilles Deleuze, Francis Bacon – Logique de la sensation, La Différence, 1983, p. 68-71. Voir aussi p. 48 et p. 40.
13 David Sylvester, Interviews with Francis Bacon, 1975, Londres, Thames and Hudson, 1993, p. 115. Voir la réédition récente de la traduction de Michel Leiris, Francis Bacon, l’art de l’impossible, Skira, « Les Sentiers de la création », 1996.
14 Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Gallimard, « Folio », 1964, p. 67-68.
15 Henry James, Les Ailes de la colombe, 1902, traduction Marie Tadié, Laffont, 1947. La « Préface », que James écrivit plus tard pour une édition complète de ses œuvres, se trouve à la fin du volume, p. 479-495. Le texte est divisé en dix livres, comprenant chacun un nombre variable de chapitres.
16 Ibid., livre VIII, chapitre III, p. 354-355. La partie « vénitienne » du roman commence au chapitre III du livre VII et s’étend jusqu’au livre X.
17 Ibid., livre VI, chapitre V, p. 261.
18 Ibid., livre X, chapitre III, p. 442443 (l’événement), chapitres IV et V (1re lettre), chapitre VI (2e lettre}. Le livre X et dernier, qui comprend six chapitres, correspond au retour de Merton à Londres.
19 Ibid., livre IX, chapitre III, p. 398 et livre X, chapitre V, p. 461.
20 Ibid., livre VII, chapitre III, p. 303-304 ; livre III, chapitre I, p. 91-92 ; livre I, chapitre I, p. 11-12.
21 Ibid., livre X, chapitre II, p. 436-437.
22 Ibid., livre V, chapitre II. Voir en particulier p. 158-159, 161, 164.
23 Maurice Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 161.
24 C’est ce paradoxe qu’exhibent certains nouveaux romans, par exemple La Route des Flandres, qui décrit un circuit disloqué autour d’un cheval mort, repassant ainsi trois fois par le même point, tandis que d’autres lignes de temps passent par les intermittences du parcours et provoquent des courts-circuits dans le tracé du cercle en forme de trèfle.
25 Jacques Dupin, Alberto Giacometti, textes pour une approche, Fourbis, 1991, p. 36.
26 Voir, à ce titre, le montage choisi par Danilo Kis pour Le Cirque de famille (1973), Gallimard, 1989, qui regroupe, suivant un ordre non chronologique, trois textes publiés antérieurement, et les dispose de manière à moduler, pour le lecteur et sur une même matière mémorielle, le passage de la fragmentation (Chagrins précoces, 1969 : choses vécues, séparées et titrées) à l’ensemble (Jardin, cendre, 1965 : mémoires d’enfance, continus, mais divisés en deux voix successives), et de l’ensemble au fragmentaire (Sablier, 1972 : 67 morceaux numérotés, discontinus, et faisant alterner les « Carnets d’un fou » et des fragments en forme d’inquisitoire).
27 Les références de Stendhal au Corrège, bien connues, se trouvent dispersées dans l’Histoire de la peinture en Italie et Stendhal les confirme à propos de La Chartreuse de Parme lorqu’il précise à Balzac que tout le personnage de la Sanseverina est copié du Corrège. Elles ont donné lieu à des applications multiples au texte même de La Chartreuse : ainsi, à titre récent, Marie-Rose Guinard-Corredor, « Stendhal et le Corrège : le sublime “immobile” », Peinture et écriture, Montserrat Prudon éd., La Différence-Unesco, 1996, et Dominique Jullien, « L’érotisme spirituel dans La Chartreuse de Parme : Fabrice et Saint Jérôme », Littérature, no 97, février 1995. Pour l’article de Balzac, et la réponse de Stendhal, voir la postface et le dossier proposés par Béatrice Didier dans l’édition « Folio » du roman, Gallimard, 1972.
28 Il n’aura pas échappé aux balzaciens que Balzac a lu vite et que jamais, dans le roman de Stendhal tout au moins, la comtesse Mosca ne rentrera à Parme.
29 Julien Gracq, « Stendhal, Balzac, Flaubert, Zola », En lisant, en écrivant, dans Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome III, 1995, p. 592-593.
30 La Chartreuse de Parme,» Folio », op. cit., dossier, p. 536.
31 Il s’agit d’une Assomption, peinte en 1524-1530, dans laquelle une multitude d’anges musiciens à demi-nus, aux corps entremêlés de nuages, s’élancent obliquement en entraînant, vers le haut de la coupole, le corps glorieux de la Vierge mêlé aux leurs et aspiré par le vide lumineux du sommet arrondi, où flotte étrangement une figure au visage voilé, dont seules les jambes demeurent visibles. Le clair-obscur, qui fait vibrer le contour dans la couleur, soutient à la fois le tourbillon d’ensemble et le morcellement des parties.
32 Sur la relation postmodernité-discontinuité, voir Sophie Bertho, « Temps, récit et postmodernité », Littérature, no 92, décembre 1993.
33 Le paradoxe du puzzle dans La Vie mode d’emploi s’énonce en divers points du texte : non seulement le fragment ne préexiste pas à l’ensemble, mais l’ensemble relève de fragments délibérément falsifiés (p. 15), dont la forme devra changer avec l’angle de prise de vue pour pouvoir s’enchâsser dans l’ensemble (p. 415). La réalisation de la forme implique donc la mise en jeu d’une déformation. L’ensemble à la fois dénie et suppose le fragment, requérant de le défaire pour se faire et du même coup empêchant l’accomplissement du programme, soit la destruction intégrale incluse dans le projet d’achèvement (p. 481). (G. Perec, La Vie mode d’emploi, Hachette, 1978.)
34 René Magritte, Écrits complets, Flammarion, 1979, p. 529 et 530. Le rapport entre la pensée et la ressemblance chez Magritte est étudié par Dominique Chateau dans Le Bouclier d’Achille. Théorie de l’iconicité, L’Harmattan, 1997, p. 109-120.
35 Les Muses, op. cit., p. 35-36 et p. 66.
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