Conclusion
p. 235-244
Texte intégral
1L’écrivain africain, Kossi Efoui, s’adressant à Sony Labou Tansi, lors de la conférence de Lomé, en 1988, faisait un constat désespéré :
Dans cet univers où ce que vous avez appelé le langage de bois règne, où le mot devient cadavre qui a besoin de vie, il y a un problème qui se pose : l’écrivain, le créateur de vérité utilise un outil vicié, le langage, un outil prostitué donc, à partir de ce moment-là, il me semble que le rêve lui-même est confisqué, où l’artiste vit uniquement sa propre agonie. La création devient désormais le compte rendu de l’agonie de l’artiste. Et, à ce niveau, il me semble que l’optimisme que certains ont affiché, n’est pas de mise.
2Sony Labou Tansi, tout d’abord ironique, lui répondait en ces termes :
Je vais vous prêter une corde si vous voulez suivre votre chemin ! [...] Non, je veux dire que de toute façon, ce n’est pas la première fois de l’histoire que les rêves sont confisqués. La confiscation n’est pas une nouvelle chose : ce n’est pas inventé maintenant. [...] la confiscation s’est même inscrite dans la nature de l’homme, dans cette nature chaotique de l’homme et [...] c’est la culture justement qui va à la conquête, qui essaie d'empêcher cette confiscation qui, de mon point de vue, me paraît naturelle1.
3Si le langage et l’utopie sont toujours « confisqués », l’artiste n’aurait plus à faire que « le compte rendu » de son « agonie » en effet, ce dont acte L'Oiseau schizophone puisque la spirale de Frankétienne commence par la condamnation à mort de l’écrivain et s’achève sur ces mots :
La métaphore ultime me dévora la langue l’indestructible abîme d’un vagin de silence le naufrage immobile de mon île suspendue au balancier de la mort un ténébreux phallus crucifié dans la nuit des sacrificateurs.
4Croire que le langage et le rêve sont « confisqués », que le langage est devenu un « outil vicié, prostitué », c’est entrer dans une vision totalitaire, dépourvue d'échappatoire, de point de fuite, se condamner à devenir le « schizo » des langues. Car si le langage est « vicié », rien ne peut être refondé symboliquement, le langage lui-même tourne avec la machine totalitaire du chaos politique et « l’état honteux » s’étend de l’État, dans sa corruption, à la condition de tout homme et du poète contaminés2. Pourtant, l’écrivain a toujours écrit dans ce langage, qui est celui-là même de la dictature plus ou moins terrifiante, plus ou moins libérale, du jeu social ordinaire. Flaubert écrivait déjà avec et contre le « délire verbal coutumier » d’une société de Homais, travaillant à distancier leur style empesé. Et il est saisissant qu’un autre écrivain qui n’a pourtant cessé d’appréhender dans son œuvre le désordre du monde, la « nature chaotique de l’homme », la perversion du langage et des régimes politiques les plus corrompus, nous rappelle que cela n’est pas nouveau et que l’écrivain doit toujours trouver son langage dans ce désordre. Il est simplement celui qui redonne vie aux mots et curieusement, ce n’est pas dans une quête solitaire et élitiste, dans une tentative de refaire tout le langage, que Sony Labou Tansi réanime le « cadavre des mots », mais en écoutant :
Je vais comme l’abeille, raconte l’écrivain. Je trouve les choses vraiment magnifiques en écoutant comme ça : j’écoute, je regarde, j’observe. [...] Je n’invente rien, moi. Je vais vous dire : on me dit que, moi, je suis écrivain, mais on se trompe. Il y a de très grands écrivains. Dans la vie publique, le peuple dont nous disons toujours : « Oui, on va civiliser le peuple, on va l’éduquer, on va élever sa conscience »... Ah la la ! C’est là qu’il faut aller chercher justement les choses3.
5Sony Labou Tansi, ne va pas chercher ailleurs que dans le langage commun ses meilleures trouvailles qu’il refond dans une parole dont le rythme et la syntaxe font la singularité et l’étrangeté.
6L’illusion de l’écrivain est peut-être de croire qu’un langage réinventé, un « déparler » ou quelque langue étrangère dans la langue serait en mesure de dissiper le malentendu propre au langage, voire le mensonge inhérent au langage. Cette quête d’un sens « plus pur » et d'une vérité n’est-elle pas un idéalisme qui, en retour, donne du langage commun une vision désespérante et ne fait que renforcer l’image terrifiante du pouvoir ?
7Les Duvalier n’ont fait que s’inscrire dans l’orbite déjà tracée du renversement des valeurs et des mots. « Va il dure ! », s’exclame Frankétienne, ce jeu qui fait du renversement d’une dictature l’inversion d’une image. Un « déchoukaj », le déracinement d’un régime totalitaire, demande sans doute plus que ce renversement qui perdure en Haïti, d’un Duvalier à l'autre, puis d’un prêtre inspiré à un adepte du supplice du pneu enflammé. Il n’est pas certain que la perversion du langage poussée à son extrême, comme ultime renversement – anagrammatique –, permette de déjouer le totalitarisme de la dictature et du langage même qui, pervers par essence, est ce qui permet aussi bien de se servir de la vérité pour mentir que de la trahison pour dire la vérité. Sur ce versant, la littérature, aussi inventive ou étrangère soit-elle dans son langage, ne peut pas grand chose. Si elle s’échine à toujours dénoncer la corruption du langage, des valeurs, la folie du pouvoir, elle ne peut toutefois espérer refonder un langage de vérité. Un régime totalitaire, certes, est d’autant plus difficile à démonter qu’il a déjà tout récupéré, que les images y sont toutes déjà renversées et que les renverser une nouvelle fois ne fait que dédoubler les effigies dans lesquelles se mirent le dictateur et son dissident, la mère-toute réprimeurissime et son fils homosexuel, pervers et fusionnel. Dans le duel entre le dissident et le dictateur, la fuite seule ou l’exil, la mort de l’un ou le meurtre de l’autre sont la garantie d’un arrêt de l’image, à moins qu’il ne reste, dans le langage, un lieu autre que l’image où habiter. Il s’agit de se transporter radicalement dans cet ailleurs. Car cette spécularité totalitaire entre le dictateur et le dissident n’est que la variante de la totalité spéculaire qui unit la mère-toute et son fils, lien indéfectible quand a manqué le tiers, le Nom-du-Père, une symbolisation.
8Or, c’est bien à cette passion entre mère et fils que nous ramènent les écritures de Frankétienne, Joël Des Rosiers, Reinaldo Arenas, aux extrêmes de cette relation de haine-amoration démesurée, et qui souvent devient lutte avec soi-même, avec sa propre image qui se dévore dans le miroir de l’autre. La passion incestueuse est le verso de la défaillance du symbolique, c’est pourquoi la lutte dans l’écriture est lutte contre la mère. Frankétienne commence à écrire son autobiographie après la mort de sa mère, Arenas représente la mise à mort de la mère après avoir multiplié les images de mères abusives, de la Vieja Rosa au Réprimeurissime, Des Rosiers revendique hautement la langue des pères contre la « langue abusive des mères » qui maintiennent toujours « infans », sans parole, le fils qui ne s’est pas défait de ce lien désiré et mortifère4. Chacun se débat dans ce labyrinthe de l’imaginaire, plus ou moins fasciné par sa propre image, habité par la tentation de se faire soi-même toute, homme et femme à la fois, hermaphrodite qui se satisferait soi-même, comme le serpent qui s’avale lui-même, Python ou « yanvallou ». Le minotaure est tout aussi bien la mère que le poète qui s’adore, source de toutes les métaphores et métamorphoses du texte. L’identification à la mère est l’une des tentations de l’écrivain qui, imaginairement, serait à son tour totalité, dictateur dans sa propre citadelle fantasmatique.
9Catherine Millot le rappelait à la fin de son livre, Abîmes ordinaires :
Cette passion incestueuse, dont on ne mesure pas, sauf à être analyste, l’incroyable empire sur les vies humaines, c’est en elle que s’ombilique le sens, c’est d’elle qu’il se nourrit et prolifère5.
10Sur ce versant incestueux, de l’imaginaire et de la perversion, « le sens » « prolifère », en effet, et tourne en rond dans la polysémie, la multiplication et les jeux d’inversion, dans une ambivalence aporétique. Mais peut-on renoncer à ces folles rencontres, à cette merveilleuse aventure du sens ? Chez Frankétienne, l’exaltation de cette puissance de l’imaginaire est à son comble, le vide fait peur.
11Pourtant, ainsi que le suggère Catherine Millot : « S’il se tarit lorsqu’on [...] met au jour [cette passion incestueuse], il s’avère alors qu'elle faisait la pesanteur des choses, la glu où l’on se prend6 ». La prolifération du sens, cette « glu », enferme le poète dans la spirale de ses propres images. S’il en vient à souhaiter tomber dans un puits d'inanité sonore, il craint encore de sombrer dans l’abîme du silence. Or, c’est pourtant de ce vide que naît une liberté inédite :
Un vide naît de l’épuisement du sens, dépris des affres de l’abandon comme de l’euphorie de la rédemption. Ni tout à fait le même, ni tout à fait autre que le grand Vide souverain de la Mort..., cousin des gouffres, c’est un vide sans emphase, un vide tranquille, sans angoisse ni extase, où je rejoins peut-être le désir ancien de m’établir un jour sur un libre rien7.
12C’est peut-être le sens de cette rencontre ultime qui se joue tragiquement dans les dernières lignes de L’Oiseau schizophone, au-delà de l’agonie de l’image, comme plongée dans « l’abîme d’un vagin de silence », nouvelle matrice pour un sacrifice libérateur. Mais les images maternelles sont encore ici trop prégnantes pour qu’on puisse gager une émancipation sur ce qui ressemble plutôt à une nouvelle plongée incestueuse dans le giron évoqué plus tôt dans la spirale :
Je pénétrais huileusement fluide dans une bouche emphalleuse. Ou plutôt une cathédrale. Une sorte de grotte vaginale satinée d’ombre qui m'avalait. M’absorbait. Me digérait8.
13Le poète spiraliste demeure inexorablement attiré, d’une spire à l’autre, par la mère dévoratrice dans laquelle il se fond, comme en un maelström ; et le vide intérieur qu’il ressent là n’est pas du même ordre que le vide dont parle Catherine Millot comme d’une « mise à sec du sens9 » :
Dedans l’eau florineuse pleine d’écumes et de crème au camember glumeux, un cocon de douceur maternelle sécrétait une liqueur onctueuse de volupté fœtale. [...} je flottais en moi-même, avec une sensation de vide intérieur absolu. Un vacuum pareil à l’envoûtement insulaire de la mort astucieuse et vicieuse qui semblait m’entraîner au ralenti à l’intérieur d’un immense utérus10.
14Le vide mortifère qui naît de cette fusion « glumeuse » et gluante est semblable à « l’envoûtement insulaire de la mort », c’est-à-dire à la zombification de l’île tout entière ; ce n’est certes pas un saut vers le vide arénien :
Si vous saviez quelle tranquillité on ressent quand on sait qu’il n’y a pas d’échappatoires. Quand les pigeons ont défait leurs becs de ma robe et me laissent en l'air. À ces moments-là, oui, c’est alors qu’on est réellement libre. Libre... Tellement qu’on ne rêve qu’à l’éclatement pour se déprendre de tant de liberté11.
15À la fois « angoisse et extase », le vide de Frankétienne est aux antipodes du vide ressenti par Catherine Millot ou Arenas, c’est un enfouissement plutôt qu’un « libre rien ». Peut-être pourrait-on l’interpréter, à l’instar de la zombification de l’île, comme un retour au néant originel, ventre maternel dans lequel s'annulent les tensions et les pulsions. Il est engloutissement fusionnel dans la grande matrice et mort désirée. Il n’est pas ce vide, absence de sol, sur lequel prendre appui, selon les termes de Catherine Millot : « trouver son sol dans l’absence de sol, [...] prendre appui dans le défaut de tout appui [...]12. »
16Du moins peut-on tenter de percevoir ici des écarts, et de penser une différence entre un vide et l’autre, entre le vide auquel aspirent la pensée et l’art orientaux, par exemple, ou le vide léger et altier d’Arenas et, d’autre part, le vide « crémeux », gluant, de L'Oiseau schizophone. Passer par le rien et le vide peut-il constituer dans un cas un élan de vie, dans la déprise et l’abandon à la surprise, et dans l’autre un désir de mort, dans une régression fœtale au grand tout qui est, en l’occurrence, la grande toute ? Le mouvement des images, chez Frankétienne, indique plutôt la puissance d’une mère, la mort utérine, incestueuse, tandis que si la mort, l’éclatement, sont désirés chez Arenas, il semble que cela soit toujours dans un élan libérateur et aérien, comme une sortie de la gangue et des apparences. L’un tend vers l’origine à retrouver, l’autre, à l’instar de Des Rosiers, désire la rupture de tout cordon ombilical. De ce fait, l’écriture de Frankétienne ne rencontre que la figure du même, une communion avec la mère revisitée. Elle ignore, sur le plan des images, le « vide médian » que Maldiney découvre au principe de l’art des vases chinois ou d’une toile de Goya :
Bien sûr il n’est pas à l’intérieur à la façon d’un contenu. Ce vide est directement impliqué dans l’Ouvert. L’Ouvert est l’éclaircie universelle dans laquelle le vase lui-même apparaît [...]. Son déploiement à partir de son vide révèle le grand Vide, invisible, impalpable, où sa forme se forme pour apparaître13.
17Ce n’est certes pas dans les innombrables images, en effet, que le créateur trouve son Autre ni son vide, s’y repaissant à l’inverse de sa propre projection, dans une totalité incestueuse et narcissique.
Le Vide est le même que le Rien, à savoir ce pur déploiement que nous tentons de penser comme l’Autre par rapport à tout ce qui vient en présence et à tout ce qui s’absente,
18écrit Heidegger, cité par Henri Maldineyl14.
19Nous pourrions faire l’hypothèse que ce Rien, ce Vide médian, c’est le travail du sinthome, qui y conduit dans l’écriture, par le creusement du sens, grâce à cet « épuisement du sens » hors du pathétique et de l'hystérie des images. Cette quête du vide anime toute la poésie de Des Rosiers depuis Métropolis Opéra et donne à Vétiver son apaisante fluidité ; c’est également ce qui confère à la poésie d’Arenas une « détente », après les grandes furies et les visions de rage. Si Frankétienne côtoie ce bord, c’est dans le jeu, l’abandon au langage en ce qu’il a d’aveugle, de purement ludique, comme un mécanisme sans espoir ni désespoir qui explore tout seul ce qui reste possible. Le sinthome est dans ce reste, fil ou ficelle supplémentaire qui renoue avec le réel pour sortir d’une impasse, lorsque la symbolisation demeure difficile, toujours reprise dans les espèces de l’imaginaire qui en offre la fausse monnaie. L’écriture, le texte dans sa matérialité, dans sa littéralité, inscrit quelque chose d’imprévu, qui dépasse la mise, tant en termes d’imaginaire que de symbolique, travaillant comme un processus pour soi, à déposer, « frayer », disent aussi bien Lacan que Des Rosiers, une trace, une phrase, une lettre, un signe.
20Il faut traverser les images pour trouver autre chose, un peu de symbolique, de l’Autre, ou un peu de réel. Quelque chose qui ferait le vide de l’image, puits sonore ou non, abîme où se déferait le sens (ou ses non-sens) trop proliférant, encombrant à force de retournements polysémiques, et d’où rejaillirait, au goutte à goutte, une littéralité, un aperçu très elliptique de vérité, de cette vérité peu engageante qui est de la mort et de l’impensable, mais qui pousserait un peu hors du trop-plein du sens, vers un peu de légèreté, juste de quoi aménager un passage.
21Entrevoir ce littoral, cependant, est une expérience redoutable qui certainement sidère et bouleverse, de telle sorte qu’il n’y a pas lieu d’idéaliser ce vide, après qu’on a cessé d’idéaliser le « capitonnage du Symbolique ». Ainsi que Lacan l'annonçait, en effet, dans Le Sinthome : « Aborder à cet impossible ne saurait constituer un espoir. Puisque cet impensable c’est la mort, dont c’est le fondement du Réel qu'elle ne puisse être pensée15 ».
22L’écrivain ne pense pas, en effet, cette approche du réel, que le texte risque dans sa lettre, là sans doute où l’inconscient déborde l’imaginaire, ce que Lacan formule dans ses derniers schémas à propos de Joyce :
Vous pouvez facilement voir sur ce schéma que la rupture de l’ego libère le rapport imaginaire. Il est facile, en effet, d’imaginer que l’imaginaire foutra le camp, il foutra le camp par ici, si l’inconscient, comme c’est le cas, le permet. Et il le permet incontestablement16.
23Que signifie que « l’imaginaire foutra le camp » et que « l’inconscient le permet » ? Si elle demeure énigmatique, cette phrase fait cependant écho à notre lecture de Frankétienne, comme à celle d’Arenas, comme si l’imaginaire y « foutait le camp », comme une coulée, un déferlement qui est dérive, folie, hystérie. Toutefois, dans un autre sens, on peut comprendre que l’imaginaire, à un moment, s’arrête, « foute le camp », en tant que lieu des représentations du moi ; il s’absente parce que l’« inconscient le permet », et c’est alors que cet « ego » éclaté atteint le rivage du réel, comme mort et comme ce reste que la lettre inscrit dans le texte. L'inconscient peut s’inscrire dans le texte au moment où « l’imaginaire fout le camp », où les images du moi fuient, se défont, et qu'un débris qui n’est pas encore du sens, seulement des marques, des caractères énigmatiques, apparaît. Le texte comme discours et comme corps d’images se décompose ; dans cette fuite il laisse venir un peu de ce hors-sens, fait apercevoir des « bouts de Réel17 ».
24N’y aurait-il pas cependant quelque supercherie à évoquer une telle expérience et à faire l’hypothèse du réel dans l’écriture, si l'on n’a pas fait soi-même cette expérience dont Catherine Millot, par exemple, témoigne tout autant qu'elle l’analyse ? La limite apparaît de ce qui ne peut être autre chose que des phrases empilées sur le réel, un discours qui ne peut guère faire l’économie des images, des métaphores, puisqu’aussi bien, « tout ce que nous pensons, nous en sommes réduits à l'imaginer », ainsi que le constatait Lacan, le langage étant inapte à saisir ce qui lui ex-siste, le réel. Mais quels que soient nos réticences et nos scrupules, nous n’en sentons pas moins que c’est dans cette expérience radicale que se joue quelque chose dans l’écriture, ce quelque chose que Lacan tente de décrire avec sa logique de cordes, travaillant à la difficile opération d’un nœud borroméen à quatre ficelles. Nous nous sommes exercée à entendre un peu de ce texte de Lacan à travers les textes d’Arenas, Des Rosiers et Frankétienne, non pour illustrer un savoir qui nous demeure essentiellement inaccessible, énigmatique, mais pour essayer de tester peu à peu quelques formules, quelques bribes qui peuvent éclairer les œuvres et démêler un peu du sinthome, en laisser deviner quelques enjeux.
25Toutes les écritures, on peut le supposer, relèvent à la fois de l’imaginaire, du symbolique et du réel, mais sans doute ont-elles leur style particulier, privilégiant un trait plutôt que l'autre, s’appuyant sur une faille plutôt que sur l'autre. Toutes les écritures ne sont pas celle de Joyce, et Ulysse même n’est pas Finnegans Wake, toutes les écritures ne font pas sinthome, ne tentent pas d évider le discours ou de déborder l’image. Certains écrivains se sont certainement contentés d’un travail situé entre le symbolique et l’imaginaire, n'approchant le réel que dans ses abords déjà imaginarisés ou symbolisés, par exemple dans la poésie lyrique ou l’épopée. En revanche, des écrivains se démènent dans ces limites où l’écrit se défait, où le sens se troue, où le discours s’épuise et laisse à nu l’os de langage, de folie et de mort, qu’ils rongent avec angoisse et délectation. Sans doute, dans le roman, est-ce au prix d’un travail sur le langage lui-même, dans une approche plus habituelle à la poésie, que s’épuise le discours. Ici un genre se sert de l’autre pour se retourner contre lui-même. La poésie déchiquette le discours romanesque et réaliste pour le convertir en visions énigmatiques, dans cette esthétique et cette extase vécues par un personnage d’Arenas :
Des milliers de vers voraces, de gros cafards foncés, d’agiles vers de terre et des fourmis rouges déchiquetèrent son corps et se mirent à le déplacer à coups de dents. Et quand la dévoration exigea de tels va-et-vient que tout son être éclatait, se fragmentait, se désintégrait, se répandait en disparaissant entre les molaires, les griffes, dards, ventouses, langues, sa félicité fut telle qu'elle crut qu'elle ne pourrait y résister ou que, d’un moment à l’autre elle allait défaillir [...] Ce fut son triomphe, le plus grand – l’unique – auquel puisse aspirer un suicidé18.
26La poésie de Des Rosiers est peut-être d’emblée aux prises avec le réel, avec des trous, des syncopes, de la mort et du rien. C’est pourquoi le poète ne déconstruit pas seulement, mais fait tenir continuellement ensemble le réel, le symbolique, l’imaginaire, avec son sinthome. D'un plus de réel toujours approché, fermente du symbolique, sans que ne s’épuise ni ne déborde l’imaginaire, à la fois écran et lieu d’ex-sistence. Ainsi, les images sont tenues en lisière chez Des Rosiers, leur mirage est souvent brisé ou traversé pour laisser place à une dramaturgie des signifiants. Les symboles et les lettres s’inscrivent sur la page, traces du cheminement à la fois savant et sensuel de qui n’ignore pas l’épreuve du réel et les frayages de l’inconscient.
27Ces écrivains, Arenas, Frankétienne, Des Rosiers, sont, à l’instar de Joyce, des écrivains de l'énigme et ils nous laissent toujours un sentiment d’échec. Les lire n’est pas comprendre, et sans cesse leur texte appelle, se dénoue ici, pour se renouer plus loin, brûlant toujours. Nous en approchons comme d’un autre réel, d’un corps de texte dense et dansant, qui ne nous laisse pas en repos. Ces textes se referment sur leur inquiétante beauté, leur frénésie, leur délire parfois, nous laissant deviner un peu du mystère et de la violence qui les habite, ce sont des « cayes » :
lieux amphibies fertiles en dorades et en murènes
rochers sacrés regardeurs de la mer
image la plus émouvante de l’île la plus petite la plus fragile
terres ceintes beaux mensonges à la surface de la mer
corps instable entre liquide solide et gazeux19.
28En ces oeuvres toujours poétiques, même au coeur de la prose, du récit et de la trivialité, nous n’aurons abordé qu’à quelques archipels de sens, à quelques « cayes » de leur si fertile littéralité. Ce sont les restes de la déchirure du texte. Certes, le continent de la signification s est brisé, le sens est naufragé. Toutefois, le hors-sens ne peut être lui-même que supposé, imaginé, il n’existe pas de hors-sens en littérature, tout y fait sens, même le non-sens. Des signifiants en archipel résistent à l’érosion de cette énergie qui ne demande qu’à faire éclater, s étoiler le texte, à en disséminer les lambeaux qui, d’une « caye » à l’autre, s’émeuvent de signifiances nouvelles, en deçà des significations et des phrases, dans le presque rien de la lettre. Encore cette mutation du texte nous laisse-t-elle l’énigme d'une nouvelle prolifération du sens, de sens qui ne seraient plus déployés par les images mais par les infinies virtualités contenues dans le texte littéraire, presque hors-sens, en sa presque vacuité, toujours immédiatement remplie de nouvelles images.
Notes de bas de page
1 Sony Labou Tansi, « Conférence de Lomé », Travaux et documents, n° 65, 2000, numéro dirigé par Didier Morin, CEAN, IUP de Bordeaux, p. 20-21.
2 Voir Sony Labou Tansi, L’État honteux, Éditions du Seuil, Paris, 1981.
3 Sony Labou Tansi, Conférence de Lomé, op. cit., p. 14.
4 Des Rosiers : « La mère étant le porte-parole de l'infans, celui qui ne parle pas, la langue maternelle est abusive parce que la mère en quelque sorte “parle” son enfant. » « Du Niger au Niagara », Théories caraïbes, op. cit., p. 191.
5 Catherine Millot, Abîmes ordinaires, Gallimard, Paris, 2001, p. 153.
6 Catherine Millot, ibid.
7 Catherine Millot, ibid., p. 153-154.
8 Frankétienne, L’Oiseau schhophone, op. cit., p. 96.
9 Catherine Millot, Abîmes ordinaires, op. cit., p. 153, à propos de la psychanalyse.
10 L’Oiseau schhophone, op. cit., p. 102-103.
11 « Si ustedes supieran qué tranquilidad se siente cuando ya uno sabe que no hay escapatorias. Cuando las palomas han zafado sus picos de mi ropa y me dejan en el aire. Entonces. En esos momentos es cuando realmente se es libre. Libre... Tanto que se piensa solamente en el estrellamiento para poder desprenderse de tanta libertad. » El palacio de las blanquísimas mofetas, op. cit., p. 203-204. Notre traduction.
12 Catherine Millot, Abîmes ordinaires, op. cit., p. 152.
13 Henri Maldiney, « L’art et le rien », Art et existence, Klincksieck, 2003, p. 173.
14 Heidegger, Acheminement vers la parole, Gallimard, Paris, 1976, cité par Henri Maldiney, « Là... dans l’ouvert le miracle de l’apparaître et du sens dans l’ouverture du rien », Art et existence, op. cit., p. 209, note 131.
15 Séminaire Le Sinthome, op. cit., p. 142.
16 Ibid., p. 174.
17 On pourrait faire l’hypothèse que le hors-sens qui conduit au réel n’est ni le sens ni son renversement, le non-sens, qui saturent aussi bien l’un que l’autre le texte pris de la peur du vide.
18 « Y un milón de gusanos voraces, de oscuros cucarachones, de ágiles lombrices, de rojas hormigas, rajaron su cuerpo y comenzaron a transitarlo a dentelladas. Y cuando el devorar requirió taies ajetreos que toda ella estallaba, se fragmentaba, se desintegraba, se esparcía desapareciendo entre muelas, garfios, aguijones, ventosas, lenguas, su dicha fue tanta que pensó que no podría resistirla o que de un momento a otro terminaría. (...) Fue aquel su triunfo, el mayor – el único – a que puede aspirar un suicida », Reinaldo Arenas, Fl palacio de las blanquísimas mofetas, op. cit., p. 134. Notre traduction.
19 Des Rosiers, Vétiver, op. cit., p. 16.
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Poètes de langue française (XXe-XXIe siècle)
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2016