Joël Des Rosiers, Haïti, Québec
p. 169-233
Texte intégral
Un poète de l’abysse
1Joël Des Rosiers est né en Haïti, en 1951. Il vit depuis l’âge de dix ans au Canada. Il a fait des études de médecine à Strasbourg et il est, aujourd’hui, psychiatre à Montréal, après avoir pratiqué la chirurgie. Son premier recueil de poèmes, Métropolis Opéra, a été publié en 1987, ainsi que ses premiers articles de critique littéraire qui datent, semble-t-il, des années 86-871. En 1990, paraissait Tribu, en 1993, Savanes, puis en 1996, un recueil d’articles de critique et de réflexion littéraire : Théories caraïbes, toujours chez Triptyque. Joël Des Rosiers est donc essentiellement poète, car sa réflexion sur le langage, la langue, le signe, la parole, est tout à fait indissociable de sa poésie. Joël Des Rosiers est un « poète de l’abysse », de ce « passage du milieu » dans lequel les Africains déportés ont perdu leur culture, leurs dieux, leur langue, passage réitéré pour nombre de leurs descendants aujourd’hui qui tentent d’échapper à la misère sur des bateaux de fortune ou prennent le chemin de l’exil pour fuir guerres et dictatures. Mais cet abîme que fréquente des Rosiers, depuis ses premiers recueils, et qu’il théorise dans ses articles, n’est pas seulement origine malheureuse, déréliction, il est également liberté, rencontre avec le réel, vide nourricier sur lequel prendre « sol ».
2La poésie de Des Rosiers, nous l’avons lue à l’envers, en commençant par la découverte de Vétiver, publié en 1999. Ce qui, immédiatement, nous fut révélé, ce fut l’épiphanie du symbolique, comme si le recueil s’ouvrait et cheminait sur les sentiers de la création, d’un langage, d’une parole assurée, singulière, mais toujours en relation avec l’Autre. Faisant le parcours inverse du poète, nous découvrîmes dans l’œuvre, à partir de Métropoles Opéra, une véritable initiation, dans la langue poétique, depuis l’errance initiale des grandes villes glacées où domine l’imaginaire, jusqu’aux « Savanes » où se trouve un nom, en passant par la quête d’une « tribu », d’une expérience fondatrice. Dans la poésie de Des Rosiers, à la fois sensuelle, intuitive et savante, tant de la science poétique que des théories scientifiques et psychanalytiques, l’écriture travaille le réel, interroge le blanc, le vide, le signifiant défait, le hors-sens, et s’inscrit dans un imaginaire qui est à la fois projet, projection qui permet de se deviner, de se dessiner, d’exister, et miroir démultipliant ses impasses. Cependant la poésie de Des Rosiers n’est pas tant métaphorique que dramaturgique, elle suscite le symbole et ses liturgies ; autour du signe, du signifiant, de la lettre, elle tourne et retourne le langage pour en faire entendre les limites, l’abîme et la promesse. L’imaginaire n’y est qu’un passage, le réel y est avoisiné et le symbolique y est visiblement désiré.
Qu’est-ce qu’une « théorie caraïbe » ?
J’appelle théories caraïbes, écrit Joël Des Rosiers, les groupes d’hommes en larmes, nègres marrons affolés d’amour qui, d’une rive à l’autre, jettent leur langue nationale dans l’eau salée, dans la bouche ouverte sans fond, de l’abysse. « Voilà notre patrie », disent-ils, dans le patois des colonies.
Parole d’eau salée, étrangère à la langue et comme incantatoire, qui ne cesse de la rendre plus profonde, à mi-chemin de l’origine et du monde. Et le poète ajouta : « Le drapeau va au paysage immonde et notre patois étouffe le tambour2. »
3Dans une épigraphe où il donne la définition du Bailly, l’auteur rappelle en outre le premier sens du mot grec theôria : « action de voir, d’observer, d’examiner. Voyager pour voir le monde [...] » et plus loin : « députation des villes de Grèce aux fêtes solennelles d’Olympie [...] groupe d’hommes en mouvement ».
4Ainsi l’auteur, en se faisant caraïbe, ne s’installe pas dans une origine fixe, une terre natale, mais bien plutôt dans un mouvement, une « théorie », c’est-à-dire un voyage, un groupe d’hommes en marche, et une pensée, une méditation. Mais c’est peut-être la même chose : ici, penser et marcher vont de pair, comme dans tout « discours de la méthode ». Le poème est une science, une réflexion, et une marche. L’homme des Caraïbes y reconnaît une vocation : homme du déplacement, parce qu’il a perdu sa patrie, il ne peut se réenraciner que dans la pensée, dans la marche, dans l’errance. Il ne peut être qu’hybride également, à la fois grec, puisqu’il s’agrège à une « théorie », dans une démarche philologique et symbolique par laquelle il s’inscrit dans un certain logos, et caraïbe pour dire sa spécificité américaine. Il est d’un monde grec qui n’est pas si « atavique » que certains le croient, qui a su être en marche, et qui ne fait que préfigurer l’errance des peuples des Caraïbes, Taïnos, Arawaks, Caraïbes, ayant arpenté les îles, du Nord au Sud. En lui se rencontrent une culture et une sauvagerie (qu’on pourrait associer à l’idée d’Indien Caraïbe). Peut-être les deux cultures se rejoignent-elles dans un art du fragment, aphorisme ici, île et écueil là3.
5Les « théories caraïbes » portent leur mélancolie, elles sont « en larmes », mais de cette souffrance naît une acceptation résolue : ces troupes de nègres marrons « jettent leur langue nationale dans l’eau salée, dans la bouche ouverte [...] de l’abysse ». “Voilà notre patrie”, disent-ils ». Dans cette image qui rappelle le « passage du milieu », la traversée de l’Atlantique, ce que le poète appellera la « crasse négrière » et « la mort tombale », se réorigine un peuple. Plutôt que de chercher le retour au pays natal, ce peuple est de « l’abysse », de l’eau salée, larme ou mer, bouche ouverte et sans fond. Des lors, le poète, plutôt que de réclamer une « patrie » et un « tambour », un « drapeau », réclame un « patois », « une parole d’eau salée, étrangère à la langue et comme incantatoire, [...] à mi-chemin de l’origine et du monde ». Des Rosiers, en cela, se rapproche de la poétique d’Édouard Glissant qui, assumant pour origine des Antillais le ventre du négrier, « barque ouverte », imagine qu’un « traité du Déparler » peut seul être à la mesure d’un tel destin4. C’est toujours dans une plongée toute rimbaldienne, à travers les eaux « bleues », que tel personnage glissantien semble retrouver trace d’une histoire qui se dit dans le « déparler » plus ou moins inspiré, plus ou moins délirant qu’il invente : « la poésie ou l’abîme sous le logos5 ».
6La trace des repères et des pères engloutis dans le passage du milieu ne peut être retrouvée que sous la mer, et sous le logos, au fond d’un maelström dans lequel le langage se défait. Il faut refaire la traversée à l’envers et reprendre le langage à l’envers pour accomplir ce voyage.
Dans la langue, le désir du symbolique
7Que la poésie soit parole « incantatoire », chant, d’autres l’ont dit, de la parole mallarméenne qui donne « un sens plus pur aux mots de la tribu », à cette position marginale qui, selon Gilles Deleuze, fait de l’écrivain « dans sa propre langue, un étranger »6. Des Rosiers dit plus précisément que la poésie est étrangère à la langue maternelle. La langue de la mère, c’est un peu la patrie perdue, le poète s’arrache à cette langue qui n’est pas sienne, du reste, car elle le parle, ou parle pour lui plus qu’il ne la parle : « La mère étant le porte-parole de l’infans, celui qui ne parle pas, la langue maternelle est abusive parce que la mère en quelque sorte “parle” son enfant7. »
8La poésie n’est donc pas langue maternelle à retrouver, mais langue de l’abysse, à réinventer. Ce qui transforme radicalement la perspective de l’exil et du pays natal. On pourrait, en effet, imaginer que le poète est celui qui, par esprit de résistance et par nostalgie, cherche à retrouver « sa douce langue natale ». Or, il n’en est rien : « La distance par rapport à la langue maternelle devient salutaire8 ». Le poète, comme l’enfant, doit inventer sa propre parole qui n’est pas la langue maternelle, mais qui est dans l’abysse, dans la perte, dans l’absence. Le poète n’est donc pas seulement nostalgique d’un pays natal, il est également libéré de l’ancrage à cette origine toujours désirée et en même temps redoutable, car elle ne le fait pas accéder à son langage. Denis Vasse a bien montré comment la confusion entre la mère et l’origine occulte l’articulation entre la langue et l’Autre :
Cette confusion est toujours repérable dans la problématique incestueuse ou à travers elle, quand l’imago maternelle, c’est-à-dire la mère imaginée et qui réside dans l’inconscient est prise pour origine9.
9De cette fusion, le sujet allant-devenant ne peut se remettre. Il entame un procès exténuant contre la langue, contre sa langue, cherchant à se libérer de la mère, à l’instar de Wolfson, dans une langue étrangère ou dans un « déparler » qui déchire la langue. Là s’origine peut-être l’acharnement de tant de poètes à en découdre avec la langue, à la tailler en pièces, à la morceler, la déchiqueter en signifiants ex-orbités qui tombent en miettes. C’est ainsi qu’ils inventent, aux lisières d’une pratique wolfsonienne, leur langue de poésie, dans un imaginaire tout puissant de la langue poétique et de leur mission prophétique.
10Celui qui est pris dans ce piège « s’installe dans cette confusion mortifère entre la mère ou l’image de la mère et l’origine [écrit encore Denis Vasse]. La Parole originaire qui spécifie le “parlêtre” a été confondue avec le rayon laser d’une voix maternelle qui terrifie, qui fait fuir, qui vide le corps. [...] Faire obstacle à la référence à l’Autre qui fonde l’alliance du père et de la mère transforme l’image de la mère ou du père en une redoutable image originaire ».
11À l’inverse, la découverte d’un langage comme autre, dont la mère n’est que le vecteur, libère le sujet et la langue, car c’est la parole, non la mère qui est originaire. Dans un texte assez long auquel nous renvoyons, Denis Vasse s’oppose ainsi à une conception du langage qui nous ferait la proie de la dérision absolue :
Une telle construction intellectuelle non ouverte au Réel dans et par le Symbole reste fermée sur elle-même dans le redoublement de l’Imaginaire. Le sens ou la direction vers du désir est annulé au profit de la jouissance du moi se justifiant de son opposition à l’autre qui n’est rien d’autre que la projection de lui-même. Quand nous autres hommes nous trouvons dans cette opposition, la raison de vivre, la vérité, du même coup, tout se passe comme si nous ne résidions plus originairement en hommes dans la parole, mais dans l’image que nous avons de nous-mêmes, en nous-mêmes, et que nous aurions à défendre10.
12La mère n’est pas l’origine mais un maillon qui nous relie à l’Autre comme système symbolique, humain et langagier. C’est dans le fantasme et en l’absence de référence symbolique à l’Autre, « Nom-du-père », « trésor des signifiants », tiers séparant et différenciateur, que l’image de la mère peut usurper la totalité et l’origine, devenir la mère-toute et la matrice, la langue maternelle assourdissante avec laquelle se bat Louis Wolfson, mais tout aussi bien John Edgar Wideman, Arthur Rimbaud, Reinaldo Arenas qui identifie cette mère-toute de la langue avec la mère-toute de la dictature castriste11. Des Rosiers ne fait pas cette confusion et se distingue en outre des nombreux poètes et écrivains qui ont revendiqué le retour à une « langue maternelle, naturelle, nationale12 » ou exprimé la nostalgie d’une telle langue, perdue à la suite de la colonisation, en particulier. Il s’écrie, pour sa part, dans un entretien avec Ghila B. Sroka :
Assez d’actes ! Encore plus de mots ! La parole de l’écrivain, c’est une pulsion d’écrire qui cherche à déconstruire la langue maternelle. Sans doute est-ce la langue qui est la mère perdue13.
13À une nostalgie de « langue maternelle », de langue attachée à la mère originaire, il substitue, par conséquent, une caractérisation de la langue comme mère. L’origine n’est pas ici la mère comme langue, ou la mère et sa langue, mais la langue elle-même qui devient « mère perdue ». Peut-être s’accorderait-il avec Denis Vasse pour estimer que :
Dans le genre humain, sauf à se laisser glisser dans un dédoublement en miroir (le moi et l’autre en tant qu’image de moi) et dans une dualité rivale ou fusionnelle (entre l’homme et la femme), la différence sexuelle et la division du sujet sont inséparables. C’est en tant que différencié sexuellement que l’individu est différencié comme sujet par la parole. C’est en tant qu’il est castré selon son ordre – différencié subjectivement par la parole jusque dans l’unité de la différence même ou dans l’union de ses termes – qu’il est, dans son corps, le signifiant de la parole originaire, de la parole qui fait l’homme en sa différence même14.
14Joël Des Rosiers témoigne, en effet, d’une semblable conviction : « Nous sommes tributaires de cette différence des sexes et du désir qui est celui d’un autre15 ». Il écrit également dans Théories caraïbes :
Le langage littéraire est le langage nu jusqu’à l’effroi de reconnaître la part de l’autre en nous. Toute identité est une illusion dont nous gardons la fragile nécessité, sous l’empire du corps sexué ou de la couleur de la peau.
15Aussi, plutôt que de se livrer à la défense d’une langue maternelle mythique, d’un territoire natal protecteur à retrouver, Joël Des Rosiers s’assume-t-il apatride, sans nostalgie pour un pays d’origine : « Mon déracinement est un bel exil », écrit-il16, et simultanément en quête d’une parole symbolique, tournée du côté du père : « Si la langue est maternelle, abusive, la parole, elle, est paternelle, symbolique. [...] La parole paternelle, c’est Moïse l’Africain sur le Sinaï, c’est le travail d’écriture, c’est-à-dire la soumission à la Loi, tout en la transgressant par moments, brisant les Tables. [...] c’est du côté du père que va s’établir la question du travail de la langue, de la soumission à la grammaire, à la syntaxe, à la Loi. C’est le début de l’étrangeté en toute langue17 ».
16Joël Des Rosiers, dont le langage emprunte parfois à Jacques Lacan, se situe donc résolument du côté de cet Autre, vers ce qui symbolise, s’inscrivant dans une filiation, dans un poème de Savanes :
toi Césaire qui aimas Homère vieil
d’un patrem habeo
ainsi qu’enfant j’appris à t’aimer
la phrase a besoin du père18.
17Le père serait du côté d’une loi grammaticale et du Nom-du-Père, et la poésie, par là-même, du côté de la symbolisation. Il ne s’agit pas, cependant, de rejoindre un autre pays, une terre paternelle, mais bien plutôt d’assumer un exil radical, car en tant qu’il symbolise, le père est absence significative, étranger. Ainsi le poète erre entre la langue de la mère, abusive, qu’il faut quitter, et les pères qui demeurent étrangers, dans l’étrangeté de toute langue : le poète n’a donc pas de domicile. La filiation est un suspens, habiter le symbole, c’est n’avoir pour lieu que celui de l’absence.
Dans les limbes : entre le manque et le trou
18La situation de l’homme antillais, toutefois, est plus ambiguë, car le père, plutôt qu’absent par la loi du symbole, est bien souvent défaillant ou manquant, du fait de l’abysse, de la destruction subie dans le « Passage du Milieu », de la perte des filiations dans la traite, l’esclavage et le colonialisme. Ainsi, dans ses articles sur la culture et les auteurs haïtiens, Des Rosiers s’interroge sur cette absence : il se demande, à propos de Frankétienne : « Être haïtien, est-ce être sans père19 ? » Le poète est orphelin, parce qu’il vient d’une culture dans laquelle la place du père fait problème, et il ne peut cependant se détacher aisément de la fascination pour la mère (en raison même de l’absence des pères).
19Aussi n’est-il pas loisible de toujours distinguer le manque et le trou, une absence symbolisante ou une perte irréparable qui rend le Nom-du-Père inaccessible. C’est pourquoi le poète interroge de façon récurrente le blanc, la béance, y cherchant la trace d’un symbolique qui pourrait être du réel. De la sorte, s’il désire la « Loi », majuscule, qu’il évoque si fortement, et s’il revendique hautement la distance prise avec la langue maternelle, le poète demeure dans un écart, « entre l’origine et le monde ». Cet écart énigmatique s’est-il creusé entre la mère perdue et le père introuvable, en d’autres termes, entre l’origine incestueuse dont il faut s’éloigner et le symbolique encore inaccessible ? Est-il résistance à une Loi conçue comme trop difficile ou bien est-il l’expression d’une quête de symbolique dans laquelle la loi est encore à inventer ? Car force est de constater que la syntaxe de Des Rosiers n’est pas sage, que sa langue n’est certes pas commune, et que la loi à laquelle il obéit n’est sans doute pas la même que la nôtre, loi scolaire de la grammaire. Des Rosiers ne pratique, en effet, ni le point, ni la majuscule, ni la virgule. Le poème, fini en apparence, reprend à la page suivante, après un blanc qui est transgressé. Est-ce ainsi qu’on « brise les Tables » ? Le moins que l’on puisse dire est que les césures sont peu évidentes. Le poète ne déclare-t-il pas : « Porter le langage comme dans une forge à ses limites, en créant de nouvelles associations de mots et de syntaxes, c’est proposer de nouvelles visions du monde, de nouvelles sonorités pour dire le monde20. » ?
20Le poète cherche davantage sa loi que La Loi, il a sa propre mesure, dans le rythme. Il réclame, dans Métropoles Opéra :
laissez passer
l’errance de mes commas
ils sont la scansion du monde21.
21Il adopte, de fait, une disposition typographique originale qui crée un rythme presque régulier. Le terme « commas », rend bien compte d’une hésitation, car s’il évoque, étymologiquement une coupure, un membre de phrase, il peut également désigner un espace musical non perceptible par l’oreille. Ce pourrait être alors une scansion secrète, encore « errante », présence ténue dans les limbes d’un homophonique « coma », d’un évanouissement dont on ne peut écarter ici l’ombre inquiétante. D’autres vers attestent cette recherche de coupure, ainsi :
c’est ici nomade que la césure conduit
vers l’abîme de latérite entre deux strophes22.
22Encore une fois se manifeste une certaine ambivalence, comme si le blanc typographique, trou dans le texte, ne faisait pas encore tout à fait césure et menait à l’« abîme » plutôt qu’à l’organisation du sens. Par une surprenante inversion, la « césure » mène à l’« abîme » plutôt que d’opérer une symbolisation à partir du réel ; la « scansion » du monde se revendique « errante », « nomade », imprévisible. C’est un mouvement, une liberté, qu’il faut « laisser-passer », plutôt qu’un arrêt et un ordre logique, une organisation sédentaire ainsi que seraient, par exemple, les règles de la prosodie classique.
23La parole symbolique et poétique se révèle ainsi profondément étrange et étrangère au discours commun. Si, dans l’écriture, le poète rencontre une « Loi », il n’en est pas pour autant soumis à l’ordre établi dans lequel il n’y aurait qu’« une » syntaxe, au singulier, et non « des syntaxes », au pluriel. Si les liens organisant la phrase et le sens, la relation entre les signes selon une logique connue, peuvent être bouleversés, réinventés, cela implique que la relation à la « Loi » est souple, sans diktats. Peut-être dirions-nous plus volontiers qu’il y a de la loi, dans une pratique d’écriture, une référence à l’Autre qui ne fait pas, de cette loi, un absolu.
24Ne faut-il pas, d’ailleurs, introduire une différence – que Des Rosiers ne fait pas dans sa théorie, mais qu’il pratique dans son écriture – entre « la Loi », avec majuscule, comme évidence un peu terrifiante, majestueuse et sans nuance, qui ne semble pas même devoir être définie, et le symbolique, dans la mesure où une loi symbolique peut n’être pas aussi rigide et commune, évidente, qu’il le semble ? Il y aurait lieu, peut-être, de s’interroger, à ce propos, sur une possible confusion entre le père symbolique et le père imaginaire, entre la « Loi » patriarcale (l’ombre du faux-col effrayant de son père », écrivait Rimbaud23), en fait usurpatrice du symbole qu’elle confisque à son profit, et la loi symbolique dont le père en tant que nom se sait le vecteur, non le propriétaire, parce que lui-même se réfère à l’Autre et non à lui-même en tant qu’il légifère, autorise, interdit, agit.
25On pourrait, en l’occurrence, évoquer un lapsus qui fait écrire à Des Rosiers : « Que Flaubert ne se contentasse pas de la musicalité d’une phrase, tout son dur labeur d’écriture le prouve clairement24 ».
26Je ne l’entends pas comme une faute de grammaire mais comme un lapsus assez tonitruant, au moment où l’auteur évoque le dur labeur de l’écrivain, et précisément à l’occasion d’un imparfait du subjonctif, si important pour son père qui « jugeait les êtres humains à cette aune ». Un tel jugement n’est-il pas un peu excessif et ne pourrait-on y reconnaître une certaine idéalisation tant du père que de la grammaire ? À trop clamer qu’il veut « la Loi », le fils transgresse ; l’inconscient désir d’échapper à ce sur-moi si sévère le fait trébucher. La transgression est sans doute salutaire, libérant ce que l’éloge tente de verrouiller, laissant parler quelque chose que le discours, tout lacanien qu’il soit, voudrait mettre sous l’éteignoir : une révolte contre le père (imaginaire). La soumission à « la Loi » idéalisée, et à la grammaire rigidifiée, émane d’une confusion entre ordre symbolique et ordre social, entre l’Autre et les formes variées par lesquelles la société, les institutions, les langues, dans ce qu’elles ont de codifié, « de fasciste » aurait dit Roland Barthes, réalisent comme espèces particulières et historiques de cet Autre. Or, qu’il y ait du symbole dans l’organisation sociale, c’est indéniable, et qu’il faille une forme sociale pour que le symbole se fasse lisible, incarné en quelque sorte dans une réalité commune, socialisée, cela ne fait aucun doute. Il semble bien que la syntaxe ne nous appartienne pas tout à fait et que c’est d’être, pour une part commune, qui fait son prix. Elle réclame notre acceptation d’un certain nombre de repères et de normes. Mais, la grammaire, l’orthographe, les formes sociales, historiques, temporaires, ne sont pas synonymes du symbolique. Ces deux catégories se rencontrent, se croisent, se superposent parfois, mais peuvent également se dissocier, voire se repousser, et le créateur a beau jeu d’en troubler l’ordonnancement et d’y introduire une fragilité, de nouvelles possibilités de sens.
27L’aspiration à la parole qui symbolise, à la syntaxe qui fait loi, ne se réalise donc pas tout simplement. Aussi bien parce que le désir n’en est pas sans tremblement et ambivalence, que parce que le Nom-du-père est brouillé et parce qu’enfin le symbole n’est pas donné d’avance ni la filiation fléchée. Ne faudrait-il pas plutôt imaginer une quête de cette parole, quête convulsive ? Car la mère attire, le désir de fusion dans sa langue et dans la mort-apaisement est aussi grand que le désir d’éloignement, de distance, de mouvement. Le poète, dans cet écartèlement, n’est pas le père. Il demeure enfant, « infans », comme le poète l’indique souvent, s’adressant à des figures maternelles qui le hantent. Le poète n’a pas a priori de langage, il est en quête de sa parole. S’il « déconstruit » la langue maternelle, il n’est guère plus assuré, à l’autre pôle, car les pères manquent. C’est pourquoi la poésie de Des Rosiers est si dramatique : nourrie de tensions, elle rejoue sans cesse l’extrême déchirement des désirs entre des pôles contradictoires.
Un lieu de médiation et de contradiction
28L’ambivalence est de règle ici, tant du côté de la mère, désirée et inquiétante (abusive), que du côté du père, car les filiations sont à la fois recherchées et redoutées :
29« Que dans toute œuvre littéraire persiste un conflit entre les référents culturels de l’auteur et une pulsion intérieure qui cherche à liquider cette historicité, telle est ma conviction », écrit Des Rosiers25. De sorte qu’il se trouve pris entre « l’absence du père » et « les langues maternelles abusives », « la nostalgie toujours utérine » et le désir d’une filiation qu’en même temps il récuse26. L’écrivain ne se réenracine donc pas immédiatement dans la parole du père, même s’il en dit la nécessité. Il reste dans un entre-deux :
La nostalgie du pays perdu ne s’accompagne pas tout à fait de l’acquisition d’un autre. Ruse de la création qui malmène et enjambe les clôtures et permet de garder la foi contre le travail incessant de la mort27.
30La poésie, Des Rosiers le rappelle dans un entretien, est « poiésis », « création » :
La poésie c’est le langage de la médiation entre l’homme, les motivations inconscientes qui l’animent et la nature. [...] [Le poète] est un homme qui est au carrefour de ces différentes pulsions, au carrefour du cosmos, du genre humain et du langage. Pourquoi la poésie ? Parce qu’elle est l’autre langue dans la langue. C’est un devenir28.
31Par conséquent, le poète, homme de la création, d’un devenir, n’est pas installé dans la « phrase », mais se trouve à un carrefour, entre des pulsions, dans un lieu de « médiation » et de tiraillement entre des exigences contradictoires, entre la nostalgie de la langue maternelle et le désir de la parole paternelle. Il évoque ainsi, dans Métropolis Opéra, « des chemins de traverse » qui l’amènent à inventer ses propres scansions29.
32On pourrait se demander où se trouve ce lieu, « à mi-chemin ». Ce sont des limbes, que le poète semble assez souvent habiter. Peut-être est-ce ce qui justifie l’allusion fréquente à l’avion, dans les poèmes de Des Rosiers. L’avion offre un point de vue, il semble en lui-même un lieu d’écriture et d’aventure30. Le poète, en avion, « va vers », parcourant l’espace « entre l’origine et le monde », entre la mère/langue et la parole/père. D’où un épuisant et exaltant déchirement entre le désir de retourner à la langue-terre natale et le désir de ne pas s’y laisser absorber, donc de partir vers ses propres errances, vers. Deux fois, dans Tribu, le mot « vers » achève la page, sans complément :
« Tu m’emportes vers »
« Sankai Juku pour la cruauté de la mémoire voyage vers »
33Le voyage n’aurait donc pas de fin, pas de but31. Plus que tout autre, en effet, le langage poétique, le vers, sont une exploration sans but, illimitée. Ainsi, dans Savanes, est décrit ce lieu intermédiaire :
le texte ne parle que du lieu
de l’amour
ayant débuté dans le ciel liquide
l’avion voguant vers l’île
prorogé dans la phrase32
34L’avion est lui-même dans les limbes, « ciel liquide », état intermédiaire, sorte d’île entre terres et îles, et le poème, « la phrase » qui le prolonge, lui accorde un sursis, est une autre île, qui ne fait pas un pays, mais une présence fragile, qui peut sombrer. L’avion se métaphorise, se déplace, en « phrase », de même qu’inversement, le poème est medium, moyen de transport, littéralement, qui prolonge (« proroge ») un voyage et une séparation, un entre-deux mondes. Le poète préfèrera bientôt aux îles les cayes, plus ténues, plus submersibles, encore plus évanescentes. Il n’a d’autre patrie que les limbes, « l’abysse », « l’eau salée ». Il préfère aux pays les « seuils », les « bouts » (bout de la langue), les presqu’îles, et les chambres d’hôtel où l’on est un peu nulle part, en transit. C’est dans ces zones, que Lacan a nommées « littorales », que le poète atteint le pays qu’il désire connaître :
au seuil du monde nous sommes emmenés
qui s’avance dans la savane s’avancera
seul
au lieu où rien n’est nommable
du monde nous sommes coupés33.
35L’errance, entre un état passif, non maîtrisé : « nous sommes emmenés », et un acte épique : « qui s’avance [...] s avancera seul », ne s’achève pas dans un lieu, mais « au seuil du monde », sur une limite. Là, on est « coupé du monde » et des autres, dans une parfaite solitude – car l’adjectif « seul » est isolé en ce vers qu’il est à lui seul –, en marge de la langue : « rien n’est nommable ». Atteindre cette limite invite à s’interroger sur ce qui demeure de la langue dans l’innommable, peut-être sur le réel comme ce qui n’est pas symbolisé, ce « litter », lettre, littéral, déchet, qui fait lisière, ex-siste au symbolique et à l’imaginaire34. C’est ce qui, sans doute, produit, non une « resymbolisation », si un tel processus existe, mais un sinthome.
36Sur le chemin initiatique de la poésie, que nous dessinerons peut-être un peu artificiellement, car toutes les étapes, toutes les constellations et toutes les ambiguïtés se retrouvent dans chaque recueil, on pourrait distinguer des pôles privilégiés, comme des moments spécifiques35. Ainsi, la première étape de la quête, est, semble-t-il, traversée des apparences, effort pour se défaire des images ou pour défaire les images. Le piège de l’imaginaire est très présent, en effet, dans les premiers recueils, les mots « image », « imago », « yeux », « mirages », « apparences », « masques », des expresssions comme « mur de moi », « personne n’aime personne/sinon les figures de soi », l’attestent36. Le poète semble enfermé dans l’image et ses « spectres ».
37Savanes, recueil noué, inextricable, convulsif, douloureux, aussi bien pour le lecteur qui en reçoit les ambivalences, les torsions violentes, que pour le poète pris dans les tensions de naissance et de mort, pourrait être perçu comme un texte du symptôme – pathos, cris, langueurs, répétitions, retours et mouvements désordonnés, à la fois pour créer le poème et déconstruire la langue – et du sinthome. Dans ce sens, le texte s ancrerait, non du côté du symbolique, vers lequel toutefois il tend, comme parole paternelle, césure, loi grammaticale, mais du côté d’un plus de réel – matérialité du mot et du son, littéralisation en deçà du signifiant, approches d’un bord, préséance du vide et des ellipses. C’est pourquoi il est, pour reprendre encore la définition de Théories caraïbes, « à mi-chemin entre l’origine et le monde ».
38Enfin quelque chose comme un dénouage/renouage qu’une analyse, peut-être, ferait apparaître, ou qu’une expérience créatrice a provoqué – retour au pays natal ou retour aux signifiants natifs – semble se dessiner dans Vétiver.
Lieux du désastre et de l’imaginaire
39Les recueils Métropolis Opéra et Tribu inventorient une beauté qui, pour être moderne, n’en est pas moins glaçante. À l’origine de l’écriture de Des Rosiers, ne cessent de se dire le « repli », le « masque », les peaux qui protègent et séparent. On ne perçoit, de l’autre, que des « images glacées »37. Le « voir » est omniprésent, mais les êtres sont sous des « heaumes de verre », casqués ou masqués, comme des vitrines inaccessibles38. Le poème tente de se frayer un chemin, au-delà des « apparences » décevantes :
vers des lieux de passage
labyrinthe d’un lacis de signes
à n’y trouver
à l’endos des apparences
qu’un artifice de lumière39.
40La poésie peine à trouver son passage dans les impasses de signes qui ne sont que l’envers des images, « artifices » et leurres. De même, le poète se heurte-t-il à l’image de la femme hermétiquement close sur elle-même :
longuement
je contemple cette image
d’elle-même éprise40
41Tribu évoque en fait, de façon quelque peu cryptée, la rencontre avec une femme blanche, autour de laquelle se cristallisent les images, comme si le regard de l’un sur la peau dissemblable de l’autre dramatisait un moment clé de l’imaginaire. Un dispositif en miroir synthétise la rencontre entre l’homme noir et la femme blanche comme cristallisation d’Histoire et comme impossibilité de traverser l’image. De fait, le poème intitulé « Femme blanche au pur dehors » laisse la préséance à l’imaginaire, au « dehors pur », qui ne renverrait à rien d’autre qu’à l’image. La fusion devient alors dévoratrice, dans un rapport spéculaire des moi où s’annule l’Autre :
ma peau absorbe la peau de toi
miroir sans pigment pour éblouir le désastre41
42Dans le miroir, les images sont renvoyées à elles-mêmes, on voit dans le miroir et l’on ne voit pas, on est « ébloui », aveuglé. L’expression « miroir sans pigment » suggère, en outre, une relation étrange, asymétrique, assez équivoque. Construite sur le moule de « miroir sans tain », par l’intermédiaire de l’expression « sans teint », elle permet d’imaginer que l’un regarde, traverse le miroir, rejoint l’image de l’autre, sans que lui soit renvoyée sa propre image, tandis que l’autre, à l’inverse, se mire, aveugle à l’un, comme le suggérait déjà l’expression précédemment citée : « je contemple cette image/d’elle-même éprise ».
43La rencontre entre l’homme noir et la femme blanche, image sans teint, « sans pigment », est à la fois « éblouissante » et leurrante, car si le miroir annule la différence de couleurs, de « pigments », l’image du poète y disparaît dans le narcissisme de la femme et s’y absorbe. Le dispositif de ce miroir, si contradictoire avec la fusion évoquée dans le premier vers, donne le sentiment d’une relation biaisée, fausse, dissymétrique, qui ne peut aboutir qu’au « désastre » et à un aveuglement.
44Dans l’imaginaire, le « moi » et le « toi » reflétés – fussent-ils noir et blanc – se perdent, font abîme. Le poète, systématiquement préfère, en l’occurrence, les formes « le nom de toi », « l’ombre de toi », « la peau de toi » à des formes associant le nom à l’adjectif possessif, comme s’il tenait à bien faire voir ce « moi/toi » dans le texte. L’univers n’est pas ici celui du sujet mais celui du moi et de ses images, jusqu’au vertige. Dans la relation duelle, et faussée, d’une identité factice ou d’une différence de semblant, le moi et le toi ne peuvent se rencontrer. Ainsi, le poète s’écrie dans « Peaux » : « Telle est la volupté de voir, indissociable de la douleur de ne pas être vu42 ».
45Le malentendu – ou le mal vu – naît d’un dispositif narcissique aussi complexe que pervers. En l’absence de différence symbolique, la relation est de fascination ou de dévoration, l’altérité ne se donne pas dans le « dehors », et les images se nient, s’effacent l’une dans l’autre.
Entre chair et signe
46Dans l’univers glacé et vitré de la ville, l’étreinte brusque et violente fait une irruption flamboyante et baroque, non plus comme rencontre d’images mais comme approche des corps charnels. Le poète y explore le sacré contemporain, dans des cérémonies étranges, des rituels qui le rattachent aux ancêtres et aux traditions. Dans le moment paroxystique de ces violents corps à corps, le poète semble chercher son langage, comme si la jouissance sexuelle devenait à la fois ce qui relie au souvenir des origines et à la poésie, parce que le spasme laisserait apercevoir un signe :
ton corps vague
Signe s’ouvrant au séisme d’un autre signe43.
47La rencontre amoureuse apparaît comme un sacrifice, une étreinte crue et sauvage : « jouissance aux heures hurlantes », évocation de « l’abattoir », et de la « hargne à l’aine d’une humaine inconsolation44 ». Si « les rituels amoureux » rejoignent « une tradition beaucoup plus vaste », selon Joël Des Rosiers, ce serait une tradition très violente et cannibale, ainsi qu’en attestent les vers suivants :
après que dans la clameur l’ancêtre eut dévoré
le crâne le sexe la peau de l’amante45.
48Toutefois, on ne saurait décider si l’amour mène à la poésie ou si l’on y perd tout langage. Le signe scruté dans l’acte amoureux pourrait se dérober, à peine perceptible :
Les poils de l’autre sur tes soieries
le suint de l’autre dans tes replis
balafre la chair du récit
presque inaudible comme un signe effleuré
d’un halo de cendre46.
49Le texte, on le voit, hésite entre ce qui se marque, fait « signe », et ce qui, à l’inverse, disparaît, trop ténu, recouvert, « inaudible ». Les images font une large place au réel du corps, à ses odeurs et humeurs, jusqu’à l’animalité du « suint ». Et l’on ne sait comment interpréter l’effacement du « récit » devenu « presque inaudible ». Faut-il y entendre la perte du corps sonore au prix de laquelle ce récit devient « signe », reste d’un sacrifice et d’une crémation ? Le discours, dans sa qualité sonore, s’amuïrait pour laisser apparaître une dimension plus visuelle du signe, comme trace, forme ténue, contour, « halo ». Dans ce sens, le réel, d’abord privilégié sur le symbolique auquel il ex-siste, s’exténuerait jusqu’à laisser se reformer un signe, ou une image de signe, un semblant que le « comme » signale, tandis que le signe plastique (« halo ») et sensoriel (« effleuré ») retourne à l’imaginaire. Le texte relativement hermétique est d’une grande densité, dramatisant dans ses retournements incessants les mouvements du langage poétique entre forme et symbole, épuration et matérialisation, formulation et disparition du signe.
50La cérémonie amoureuse est le rituel sauvage dans lequel se réalisent ces tensions, parce qu’elle touche au plus près ce jeu entre matière des corps, apparence des images et symbolique, trace signifiante affleurant au réel. En elle la poésie se saisit et se perd, car le poète s’y laisse fasciner par la matière brute d’une poésie à l’état pur, d’un symbole qui n’aurait pas besoin d’être élaboré. Le poème, comme l’âme, est issu d’une « suée » qui s’exhale du corps, sorte de résidu d’un mouvement qui viendrait du corps lui-même. Ainsi se trouvent mis en relation « suée d’âme » (« Blues for Francine », Métropolis Opéra, p. 55), « suée du poème doux » (« Aux fanges le bel émoi », Métropolis Opéra, p. 70), « le suint de l’autre sur tes replis » (« Femme blanche au pur dehors », Tribu, p. 136) qui laissent supposer que la quête du signe se fraierait un chemin dans le réel du corps.
51Ainsi, dans la mêlée qui unit, assez frénétiquement, la jouissance, la poésie et la mort, surgit un signe assez hermétique :
nous jouîmes aux grilles des prisons
prédateurs de la poésie au fléau de la phrase
le souvenir de la sueur autour de ton bassin
la mort en fiction de malemort racheta
l’amour sur le tranchant de tes lèvres47
52L’amour, la mort et la poésie sont ici imbriqués, corps et phrase, sans que l’organisation logique puisse permettre de désencastrer les éléments enchaînés dans un flux sans hiérarchisation syntaxique. Le poème est une explosion violente et incohérente, dans laquelle l’amour est un « carnage », une « prédation », et la mort une rédemption. C’est donc un sacrifice, qui s’exécute au « tranchant des lèvres », expression qui rappelle l’amour « cannibale » et fait de ces lèvres un objet sacrificiel et coupant. On peut entendre dans ce « tranchant » l’expression d’une différence marquée, d’un choix, d’une résolution : cette jouissance « trancherait » avec la « malemort » et avec les prisons. Mais le réel de la jouissance, seul, opère ici, sans que les lèvres ne s’ouvrent pour parler ; la jouissance est « prédatrice » et non matrice de poésie, la mort et le corps à corps semblent dominer le désir de paroles, à tout le moins de « récit ». L’amour n’est pas ici épreuve de symbolisation mais de réel, car c’est dans le corps même, sacrifié, mortel, que se dévore la poésie, comme si le langage devait puiser à ce réel, s’y exténuer : c’est le réel qui tranche et non le langage. L’étreinte amoureuse suscite donc une rencontre avec le corps matériel, charnel, non symbolisé, tel une masse qui, contrairement au corps mallarméen, ne se sublime pas, bien que, de façon très emmêlée, un mouvement contraire de mise à distance du réel et de ses « ancrages » s’affirme :
des muscles très purs offrant leur enclume
avant l’accalmie lors deux corps
en larmes s’arrachèrent aux ancrages
du réel pourtant48.
53Tout est énigmatique et ambivalent dans ces vers qui laissent une impression de violence, de rencontre paroxystique entre amour et mort, entre poésie et « muscles », comme si le poète désirait violemment la mort, le déchaînement d’un désir charnel, s’offrant en sacrifice, et offrant peut-être en sacrifice, avec lui, la poésie, sur l’« enclume » du corps. On pourrait presque entendre ici la reprise du vers de Mallarmé : « Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx », dans « des muscles très purs offrant leur enclume ». Mais le vers ainsi détourné reviendrait à la chair, au poids, à la masse du corps – « enclume » –, plutôt que de s’idéaliser dans le précieux « onyx », dans la diérèse de « dédi-ant », hommage d’un corps très pur, dans le langage épuré de Mallarmé. La poétique de Des Rosiers emprunterait ainsi l’idéal mallarméen d’un langage raréfié, hermétique, pour le conduire en deçà, jusqu’au réel, jusqu’à l’usure du signifiant, dans la lettre qui ne sonne plus mais se lit comme une incision, une « fêlure » dans l’opacité de la matière. Ainsi écrivait-il, dans Métropolis Opéra :
si près de la chimère
aggraver la fêlure
aussitôt dite comme vaine
qui du secret au front du vent
s’épuise dévoile la lettre49.
54Mais le sacrifice de la chair ne « dévoile » pas immédiatement « la lettre », promesse d’un autre langage. Mort et destruction dominent les poèmes de Tribu, hantés par le cri, la langue maternelle qui cependant n’est plus accessible. La perte n’est pas compensée, elle n’ouvre que sur un champ de ruines et une nostalgie :
ah cris dans la langue de la mère
à l’abandon parmi les ruines langue
qui recueillit la charade de l’enfance
je songe à vous que je ne parle plus50
55La mélancolie s’empare d’un poète qui ne parle plus la langue de l’enfance, sans qu’une parole nouvelle ait rejailli des « ruines ». La suite du poème est d’une tonalité désespérée :
pour creuser l’origine
ciguë sur la crête des tessons
ravine où rouler rouler51.
56La violence des sonorités, les images de supplices, de suicide, dominent, dans une lamentation qui ressasse, comme interloquée, un mouvement obsédant. Une phrase, dans la page suivante, synthétise cette sorte de désespoir qui gagne la syntaxe et la démembre, tout en évoquant une étreinte amoureuse, dans la tendresse et l’oubli, l’aspiration à un état létal : « Douceur c’est tes bras qu’il en faudrait mourir ».
Passage du milieu
57Pourtant, c’est bien aux « peaux » que le poète confie l’espoir de la rencontre, amoureuse et historique, car la « peau » est « mémoire », chance d’une « anamnèse » que le poème « luminaire », prologue de Métropolis Opéra, déclare « impossible » et dont toute l’entreprise poétique est néanmoins en quête. Au cœur de la rencontre,
commence pour l’esclave profanant le froid
le récitatif des origines
sur des fragments de peau des langues empruntées52.
58Mais il ne trouve précisément que « langues empruntées », esclavage, chaînes, choses indicibles, solitude et froidure, mutilation et fragmentation de l’imago. Le premier temps d’une approche du réel dissout l’image du moi et de la peau, sans donner accès à un langage neuf, émancipateur, comme si, dans une histoire de l’esclavage, devait se continuer l’aliénation, le « récitant » demeurant, selon la formule de Fanon, « esclave de l’esclavage ». C’est pourquoi les poèmes présentent une dramatisation intense entre des pôles contradictoires, un désir d’étreinte et de mémoire à lire à même la surface du corps, et un sentiment d’échec qui se manifeste dans la solitude ou l’absence de parole :
voici le dernier esclave pieds coupés
le conte de la tribu de sa bouche émané
ses lèvres prendront rimes au grand lac
à nul dédié
l’écueil le froid
le dernier amant de toi
ô voici53.
59La solitude qui s’exprime dans ce « à nul dédié », l’impression que le « conte » demeure sans destinataire, et que l’amant retrouve l’obstacle, l’hiver initiaux, font de ces vers l’image d’une noyade dans ce lac narcissique. Le chant s’y morcelle, de même que « l’esclave aux pieds coupés ». La phrase se casse en mots séparés par des blancs que la typographie agrandit. Les propositions ne se lient plus logiquement. Et dans cette quête de signes nouveaux, la langue littéralement se défait en une proposition chaotique, toute désordonnée : « y s’effondre la langue54 ». Le poète rappelle les élans de l’écriture, de la mémoire, de l’amour, mais sa conclusion est de déception :
combien de marées nous avons vu surgir
pour périr dans un pays qui n’eut pas lieu
60formule qui condense l’absence d’histoire, d’événement : cela n’eut pas lieu, et l’absence d’ancrage géographique : ce pays ne peut exister, il n’a pas de lieu55. Mais si nul lieu n’inscrit la présence de ce pays et de cette histoire, laissant un trou se creuser là où devrait se symboliser le passé, la mémoire laisse une trace dans les corps mêmes qu’il devient possible de scruter. Les corps, les peaux sont, en effet, comme le parchemin d’une inscription historique à déchiffrer, ainsi que le suggèrent les vers :
la couleur de nos peaux
où des peuples agonisent56.
61C’est donc au plus près des corps, dans une cérémonie d’amour et de mémoire, qu’un récit est désiré. Mais son mi-dire fragile, à la fois mensonger et véritable, naît dans un climat de violence, de sons rudes, de cassures syntaxiques qui raient le texte et sa « déraison », dans des images rimbaldiennes :
hormis l’image et le signe de sa déraison
croules pareils aux astres cannibales
nous fûmes nus et sans force dans la fabulation des îles
62Le voyage, la mer, comme pour Rimbaud, sont l’origine. Mais cette origine n’est plus seulement celle de la voyance poétique, c’est aussi, pour le poète de Tribu, l’origine de l’histoire dans le « fol Atlantique », parcouru par les « peuples » qui « agonisent ». La rencontre amoureuse est elle-même un « passage du milieu », un voyage dans lequel s’inscrit le souvenir de la traite revécue dans les draps, à la fois mer et lit. La « scène » intime coïncide avec la scène de mémoire, la nudité des amants rejoint celle des peuples déportés. Ainsi, parler d’amour, et plus particulièrement d’amour entre un homme noir et une femme blanche, revient à parler de mer et de traite, en une unité à la fois douloureuse et libératrice, car la mer/l’amour « en sa voyance » est lieu des blessures et des espoirs :
de secrètes latitudes
ensemencent nos blessures57.
63De la sorte, le « passage du milieu », parcouru de nouveau, peut engendrer, être porteur d’avenir, au cœur même de la souffrance passée. Mais si la rencontre entre l’homme noir et « la femme blanche au pur dehors » s’achève par une paix, on ne sait s’il faut s’en réjouir et si la quête d’un langage qui précipitait le poète dans le creuset de cette relation a pu aboutir. « De quelle victoire » est-ce le jour ? s’interroge le poète, à la fin de « Femme blanche au pur dehors ». Car si « la poésie dépose les armes aux pieds de toi », ainsi que le déclare le poète, cette image de paix est en même temps image de soumission et de capitulation de la poésie devant l’évidence de la femme « blanche si nue sous les jeans allégoriques », véritable hiéroglyphe vivant que le poète renonce à décrypter, « moi » dans lequel il se perd et perd son langage, se reconnaissant vaincu par une « allégorie » à l’état pur, une image qui recèlerait toute la poésie.
64On ne peut donc être assuré de l’emprise de la poésie et du symbole sur le réel ou sur l’image. À l’inverse, décrivant le « soleil sans patrie des tribus dispersées », le recueil devient description des « lieux du désastre », pour un poète qui demeure « homme sans tribu ». Les poèmes se font dès lors inventaires des détresses, des solitudes, symbolisées par la déchéance du drogué : « son suint son sida sa seringue », les blancs qui séparent les mots indiquant la dispersion du sujet dans les choses qui l’aliènent58. La tentative d’échapper au moi et à la prédominance de l’imaginaire peut, de la sorte, conduire à une régression en-deçà de l’image du moi dans son reflet narcissique, pour atteindre à une fragmentation désolée des objets dans le réel. Ainsi, la seconde partie de Tribu, « Lieux du désastre », semble plus encore s’enfoncer dans le désespoir, ni l’amour, ni les sacrifices cathartiques n’y étant plus guère convoqués. Le silence s’empare de la ville :
leurs poètes ont fui la tribu
ô muettement de pièges de sable
qui vont pleurant un désir de ville59.
65Le recueil se découpe dès lors en plusieurs courts poèmes, évoquant des spectacles de danse, puis les peintures de Basquiat, jeune peintre américain d’origine haïtienne, mort à la suite d’une overdose. Dans cette dispersion, le spectacle ramène à des « paysages intérieurs » et à la mélancolie : « Rien n’étanche la tristesse60. » La danse de La La La Human steps évoque un corps de « stryge », une femme dangereuse (« cisailles de tes cuisses », « tes gestes d’abattoir obscène »), tandis que celle de Pina Bausch n’apporte aucune rémission : « Vous voilà dans l’étrangeté et tu hurles de l’indifférence du monde le corps chu dans la déréliction61. »
66Les derniers poèmes, « Chant pour un nègre meurtrier », « De l’élégance d’être nu au-dessus de l’Histoire » et « Highway » ne font guère que confirmer le sentiment de désolation :
« ah mère », s’écrie le nègre (ou le poète), « quelles mains d’embaumeur me
nouent
à l’étrangeté des neiges
gisant sur la terre des gisants je crache mes pituites
la terre est convulsive »
67Le poème retourne en quelque sorte à l’hiver sur lequel s’ouvrait le recueil. Évoquant les caravelles de Colomb, il s’inquiète de devoir lui seul se souvenir :
seul faut-il que je parle seul
pour les mourants et les morts du siècle62.
68Par conséquent, le poète en sa quête n’a pas trouvé la « tribu » à laquelle s’adresser, ni peut-être « les mots de la tribu » que son écriture réclame. Il mesure l’élan de son désir d’écrire et la vanité de son effort, ou du moins la difficulté de la tâche :
sur quel abîme couler la fondation des mots [...]
sauver le récit ô humblement de l’incise et de l’oubli
aux îles où je mourrai peut-être63.
L’homme de lettres
69Dans un mouvement de retour, qui achève le recueil en spirale, le dernier poème, « De l’élégance d’être nu au-dessus de l’Histoire », évoque de nouveau la rencontre amoureuse, reprenant les images de traversée, de rivages, revenant sur les traces du premier poème, sans plus croire à leur fulgurance. Ici, la rencontre se rétracte dans l’évocation d’une
île d’amour à force de bleu
sombrant au bord du monde64.
70Le poète nomme, dans le dernier vers, la femme à qui est dédié le recueil, « Jackie », lui enjoignant de demeurer auprès de lui :
restons élégant et nu au-dessus de l’Histoire
avec Jackie à injurier la mort65.
71L’attitude finale est à la fois provocatrice, humoristique, mêlant des images assez dissemblables de dignité et d’intimité, réitérant la posture du poète qui, surplombant l’Histoire, défie la mort dans la relation amoureuse. Les épithètes « élégant et nu » jettent une lueur ironique sur ce défi qui semble bien dérisoire. Et c’est avec un regard tout aussi démystificateur qu’est décrit le poète, homme de lettres ou « porteur de lettres », qui lit « les nouvelle du chaos », découvrant que le « journal éployé sur [s]es genoux/presque oiseau » laisse échapper des signes :
ses pages soudain dans la ténèbre
lâchent une cabale de signes
et toi porteur de lettres
dans la berline en transe
tu espères échapper au tombeau66
72Dans la vitesse de l’automobile qui roule sans doute « à tombeau ouvert », la poésie est énigme, langage ésotérique qui ici semble s’échapper, se disperser dans la multiplicité de « signes » épars. La littérature est réduite à son réel, plutôt « lituraterre » que poésie. Entre presse quotidienne et divination, cependant, la « transe » de la vitesse n’est pas sans rappeler la fascination des poètes futuristes pour les objets d’un monde neuf, urbain, dangereux et violent. À la manière d’Apollinaire, le poète, un journal sur les genoux, un oracle à la bouche, semble adopter un langage à la fois lyrique et moderne, inventant de nouveaux mythes, malgré la fragmentation des signes autour de lui, ou grâce à celle-ci. L’enfer s’ouvre sur cet « highway » qui pourrait être une « voie royale » vers l’immortalité, pour qui saurait capter le langage de son temps et sa beauté moderne. Sous le signe de l’ambivalence, les « lettres », en quelque sorte « lâchées », comme un débris, un reste du discours, s’enténèbrent, préparant l’avènement, aux limites du sens, d’un langage cabalistique fait de signes, de « lettres » non encore déchiffrées, mais capables de provoquer une « transe », donnant un caractère sacré, vaudouisant peut-être, à cette course folle. Le poète, de façon un peu burlesque, frôle les enfers, tout en essayant d’échapper à la mort et de se consacrer en tant que poète.
73Ambivalence, opacité, violence et sentiment de désespoir marquent donc ce parcours dans la ville hivernale qu’est Tribu. Les fulgurances d’orgies, soudaines, dans un voyage à travers la mémoire, mêlent la mort et l’amour, le présent et le passé indépassable. Il n’est pas si simple de se mettre « nu au-dessus de l’Histoire », en injuriant la mort. Si l’étreinte amoureuse extirpe le poète de la mort quotidienne – solitude et froid de l’oubli –, elle est extrêmement ambiguë : sacrifice qui fait revivre les morts du passé, passage du milieu, on ne sait si elle permet d’échapper à la « malemort » en symbolisant la perte et de trouver son propre langage. Le poète y aiguise sa technique, multiplie ses images et ses énigmes, tout en se déchirant, semblant s’effondrer, fasciné par la femme et par le sexe qui deviendrait à lui seul poésie, transe, expérience immédiate d’un réel du corps et d’un langage dénudé.
74La femme-ville, à la fois voluptueuse et « stryge », « harpie », fait naître et tue le poème. La phrase se défait, la syntaxe devient hachée, disloquée, les strophes sont courtes, les blancs nombreux entre les mots, le silence s’immisce. Las de cet univers de « désastre », le poète se tourne vers d’autres lieux. Le dernier volet de Tribu, « Désir de désert », est, en effet, aventure vers une autre tribu. Mais la tribu rencontrée dans ce désert, comme son langage secret, n’est pas celle du poète qui, rendu à lui-même, après l’ivresse de la rencontre, s’éprouvera encore plus orphelin.
Une tribu exotique
75Car si Tribu s’achève sur la rencontre avec une tribu, celle de l’oasis d’Aït-Bouka, le poète n’y assume peut-être pas sa véritable langue : il passe au récit en prose sur le mode du reportage personnel. S’il semble retrouver là une origine, une identité, ce n’est pas sans ambiguïté. En fait, le récit rend compte d’une exultation produite par des « impressions » puissantes, tout en laissant, en arrière-plan, s’insinuer l’aspect illusoire d’une expérience qui est essentiellement rencontre d’« images » :
depuis huit jours je ne me soutiens guère que d’impressions. Vivre l’assaut des impressions, sous la grande manœuvre des images, sans plus penser, est à la fois un plaisir et une douleur.
76Le récit permet d’entrevoir la merveille, ce que les « touristes » ordinaires, « Occidentaux sans mémoire, avaricieux d’exotisme », ne verront pas, sans toutefois se départir d’un doute sur l’authenticité de la rencontre qui, après tout, demeure un spectacle, un « décor », une mise en scène : « douces tenailles comme si la rumeur du vrai s’accordait au chant du simulacre dans ce décor des origines67 ».
77L’expérience est vécue essentiellement comme rencontre d’images, parfois « images télévisées », « vidéoclips avec panoramiques sur Sahel », descriptions du désert et de la tente, observations précieuses des trésors des Mille et une nuits :
Sur les tapis, écrin moelleux et empourpré, Chbib étale avec soin des bracelets,
des colliers d’argent à motifs de dunes, des théières d’étain, des tabatières de
cuir à chamarrures jaune et rouge, des colliers parfumés formés de grappes de
clous de girofle. Un rai de lumière passant entre les lés décousus de la tente
fait scintiller cimeterres, dagues, poignards et les splendides marteaux de
bronze à tête de gazelle sertis de pierres précieuses servant à casser les blocs de
sucre68.
78Les jeunes filles sont des « gazelles à peau mordorée », les mains des hommes sont « fines et aristocratiques », l’idéalisation n’est pas exempte de clichés. En fait, le narrateur est entré dans une image où se joue une scène. Le texte ne peut masquer la dimension de l’image comme cliché, illusion, même s’il l’aborde dans la dénégation, le narrateur se démarquant des touristes et différenciant ses propres images des « cartes postales ». Il tente de décrire une image qui serait plus qu’une image :
en contrebas, dans un délicat fondu enchaîné bleuâtre, une image (non glacée
sur carte postale) devient de plus en plus précise. Apparition presque
innommable comme sans explication physique, insoutenable comme privée de
réalité69.
79Le narrateur est « hébété » devant quelque chose qui est à la fois l’image et son au-delà : apparition fantomatique ou plutôt fantasme. Dans ce Désir de désert, le narrateur/auteur est projeté soudainement dans une vision fulgurante, bouleversante, à laquelle il demeure cependant quelque peu extérieur, comme un acteur, entre le jeu et la vérité. Ainsi, il « emporte [...} des photographies » in fine. Mais, ce qui se révèle à lui est une « apparition », ce qu’il vit comme révélation d’une scène primitive, peut-être inconsciente, désignée comme « l’écho lointain d’un théâtre privé ». On pourrait, dès lors, interpréter la théâtralité du texte comme se référant à « l’autre scène », à une dramaturgie du fantasme :
« la tente est [...] irréelle », la palmeraie frissonne comme je me sens tressaillir,
basculer vers une mémoire longtemps enfouie. Enfin, bien qu’indistinctement,
je reconnaisse le lieu de mes hantises70.
80L’expérience d’une « mémoire », comme, plus haut, d’un « innommable », donne à cette rencontre le statut d’un moment psychique particulier où le réel peut être approché. Toutefois, l’image reste prédominante comme si le moi seul était concerné, « quelque chose de l’Être », dit le narrateur, des images du moi, costumé, rituellement revêtu d’une « robe indigo et [d’] un foulard [...] noir71 », qui est symboliquement nommé : « C’était inutile de nous raconter tout cela. Nomade, tu es comme nous. [...] Toubib El Soudani ! désormais tu es Toubib El Soudani72 ! »
81La scène est parfaitement ambiguë, entre identification à des images, à des moi qui se regardent, identiques, dans un baptême qui pourrait ressembler après tout à celui du grand Mamamouchi de Molière, et reconnaissance symbolique. Le « toubab » est devenu « toubib » puisqu’il est effectivement médecin, dans un rapprochement de mots qui n’est pas dénué d’ironie.
82« Rebaptisé “Toubib El Soudani” », le narrateur s’enivre d’appartenir à une nouvelle famille qui l’enchante, mais à laquelle il lui faut renoncer, comme à la part de lui-même, à la fois vraie et illusoire qu’il lui faut tout aussitôt abandonner : « une part de moi-même à jamais est restée sous votre tente ». Le sentiment de mélancolie domine la dernière page : « visages au bord du vide », sentiment ineffable, impression de mort :
ce qui les menace [...] ce peut-être quelque chose d’indicible – hors plaisir de dire, hors du lieu, hors du récit, hors même de la capacité de la langue – où mon souvenir cache un rêve qui recouvre l’indigence d’un prodigieux destin. Surhumain. Trop surhumain73.
83Le poète, dans cette rencontre, vit un rêve, des retrouvailles merveilleuses et idéalisées qui l’éloignent de sa propre tribu. Il n’est pas de ces bergers-poètes qui ne chantent que pour eux-mêmes. Les nomades de cette tribu racontent, en effet, au poète, une légende que Des Rosiers rapporte dans Théories caraïbes : en Érythrée, des bergers récitent des poèmes :
seulement s’il n’y a personne aux alentours ; ils s’adressent uniquement à la végétation et aux bêtes et deviennent silencieux en présence des humains. Pour moi, affirme Des Rosiers, ces bergers représentent la figure la plus tragique du poète. Ils portent sur leurs lèvres les mots de la tribu, mais se refusent à toute promiscuité avec elle74.
84Pour Des Rosiers, ce chant solitaire qui ne s’adresse pas aux hommes est « tragique ». Lui-même, s’il cherche son langage, aspire en même temps à se faire entendre. Sous ce jour, le voyage du recueil Tribu vers le langage et vers la tribu qui entendra ce langage peut apparaître comme un demi-échec, ou comme une réussite trop éclatante qui décentre le poète, le confronte à l’ineffable et à l’impossible, dans une expérience qui se situe essentiellement dans l’ordre de l’imaginaire. Cette rencontre est venue trop tôt, trop loin. Il lui faut reprendre le voyage pour se découvrir non plus « Toubib El Soudani » mais Joël Des Rosiers, et trouver son langage personnel, qui sera également accessible à la tribu, pour découvrir non plus une identité, mais un nom, des signifiants. Il n’entonnera plus « de saccades yanvalou, pétro, rara, qu’[il] feignai[t] de connaître ou qu’[il] tirai[t] avec plus ou moins de bonheur de [s]es souvenirs d’enfant75 », en revanche, il approfondira ce qui s’est déjà manifesté dans le poème « balbutié [...] comme pour repousser le blasphème, pour étreindre les mots » :
ce soir la sédition de la page
hante les savanes de ma mémoire
le jour cède la nuit [...]76.
85Le poème, citation de Métropolis Opéra, présente les traits caractéristiques de l’écriture de Des Rosiers : absence de ponctuation, de majuscules, allusion aux « savanes » à venir, et à la « mémoire ». Ainsi, le voyage au désert est-il l’amorce de ce qui se déploiera dans Savanes, de même que le récit, abordé dans Tribu, trouvera place dans Vétiver, mais loin d’emprunter la forme d’une prose-reportage qui tranche avec la poétique des recueils, ce récit prendra la forme du poème, dans une langue singulière et sans clichés. Tribu, entre poèmes éclatés et récit final, laisse les contradictions se tendre aux extrêmes, tandis que Vétiver trouvera le langage qui, de ces contradictions, fera un univers cohérent, tant du point de vue poétique que du point de vue de l’expérience existentielle.
86Si le poète, dès Tribu, tente de découvrir la poésie comme « nectar puisé à la source du sentiment religieux », il ne fait pas de doute que sa religion n’est pas celle de la tribu d’Aït-Bouka, ni ses propres rituels ceux de l’échange des céréales (qui transite par des chèques de voyage). Il faudra tout le travail de Savanes pour atteindre les « lieux d’être », trouver la « tribu » à qui parler avec ses mots, trouver les mots et les noms pour lui parler. Mais l’expérience de Savanes est radicalement différente de celle des premiers recueils : le poète, ne se contente plus d’une hallucination et des avatars dans lesquels le moi « sous son heaume de verre » se protège et se débat, il explore une décomposition radicale du langage, aux approches du réel. Certes, nous l’avons vu, la dimension du réel et de la lettre apparaissait dans Tribu, comme dans Métropolis Opéra, associée aux convulsions de la rencontre des corps, coït et mort, dans laquelle la mémoire fait irruption. Dès lors, la voie frayée par Savanes consiste à privilégier le réel comme passage nécessaire pour qu’advienne autre chose, de l’ordre du signifiant. Le vide approché, l’abîme, ne sont plus seulement convulsifs et dévorants, le réel qui s’y découvre est accroche d’un symbole. Savanes reprend en quelque sorte l’itinéraire des premiers recueils, mais plutôt que d’opérer une soudaine conversion à la manière de Désir de désert, Savanes entrera dans la dimension propre au poète, mènera jusqu’au bout la quête du signe et du nom.
Du semblant à la lettre
87À partir de Savanes, les expressions du voir, de l’imago, du miroir, disparaissent, comme si le langage du poète explorait un autre champ que celui de l’imaginaire. La poésie approcherait ce littoral, ce déchet en quoi Lacan définissait la « lettre », comme une possibilité du langage hors du « semblant », de l’image : « Est-il possible du littoral de constituer tel discours qui se caractérise de ne pas s’émettre du semblant77 ? »
88Lacan insistait, en effet, pour définir la lettre comme n’étant nullement « première », précédant en quelque sorte le signifiant, mais comme reste, après l’érosion du discours dans son semblant :
89« Ce qui de jouissance s’évoque à ce que se rompe un semblant, voilà ce qui dans le réel se présente comme ravinement78 ». Tels vers de Tribu évoquent cette chute de la langue dans un néant d’où le langage du poète sourd peut-être comme ce qui « bruit au bord » :
c’est l’antichambre du silence
y s’effondre la langue
depuis mon âge
bruire au bord de la néantise79.
90Les mots, selon Des Rosiers, se refondent sur « l’abîme », comme reste de combustion, de décomposition. C’est en quoi l’on serait tenté d’évoquer le plus de réel qui, tout autant qu’une tentative de symbolisation, travaille la poésie de Des Rosiers, réel du corps et de la jouissance sans cesse évoqués, à travers les visions érotiques ou médicales, réel de la mort et de l’abject, réel d’un langage hors-sens, dans le corps des mots.
91Dans « stances/distances », déjà, Des Rosiers décrivait d’horribles
prunelles en bouillie passant
outre la glaire du réel
92avant de terminer son poème par l’évocation d’un monde à réparer. Si le « fracas Des Rosiers », allusion à quelque cataclysme intérieur, laissait apercevoir « la fange », l’abjection semblait alors intolérable au poème qui se concevait peut-être comme limite au désastre :
le saccage du miracle
effraie le poème [...]
aux fanges le bel émoi
l’encre est sa clôture
93et le poète semblait aspirer à un dépassement :
langue à la renverse
recoudre le monde
sur l’épure d’un vœu80.
94Le poème ici est désir d’une réparation dans le symbolique, il tente de poser une limite, comme « clôture », langue capable de « recoudre », mais il lui faut toutefois, pour y parvenir, mettre « la langue à la renverse », et c’est ce qui conduit l’écriture sur la voie d’une déconstruction, d’un hors-sens qui, de façon paradoxale, approche le réel. Si les recueils Savanes et Vétiver semblent se défaire du champ de l’imaginaire, si abondamment arpenté dans Tribu, comme semblant, « apparences », « masques », c’est que l’écriture est passée par la « décomposition », le « fracas ». Dans Vétiver, le poète déclare, solennellement :
J’assemble les signes
cela n’est pas un fantasme cela n’est pas une image81,
95et lorsqu’il fait le portrait de Vaïna, la servante « illustre » qui fut sa deuxième mère, il semble projeter sa propre expérience du langage :
comme si pour se dissoudre dans le poème [...]
il fallait perdre la voix
abandonner la langue de l’enfance
pour des épiphanies étranges les mots la fuyaient82 [...]
elle crut que ses cheveux sa peau son sang
n’étaient que des agrégats des morceaux de corps
je ne suis pas moi a-t-elle pensé83.
96Une telle expérience de « décomposition » du « moi » est sans doute propre au poète qui acceptera de s’y défaire à son tour, ne ressaisissant de la langue que son « ravinement », son déchet :
des morceaux entiers de langues
lambeaux sanguinolents qui offusquaient le ciel
[...]
il n’y eut pas de langue pour dire l’état dans lequel elle s’abîmait
à son réveil il n’y eut que des restes84.
97Le processus d’écriture chez Des Rosiers est donc « ravinement » du discours comme semblant, duquel la lettre est détournée, détachée, avant d’atteindre à nouveau le signifiant qui s’appuie à ce reste, sorte de shifting place, commutateur et bord du trou auquel de nouvelles images, de nouveaux discours ou peut-être rien, un poème « vain », selon les termes de Des Rosiers, s’aboucheraient. C’est ainsi que l’on peut, du moins, décrire un tel travail qui donnerait quelque répondant aux analyses de Lacan :
C’est la lettre comme telle qui fait appui au signifiant selon la loi de
métaphore. C’est d’ailleurs : du discours, qu’il la prend au filet du semblant.
98Savanes est sans doute le recueil passerelle, le labyrinthe des « lacis de signes » dans lequel l’opération de « ravinement » libère le langage du discours, l’épuisant jusqu’à la lettre ou jusqu’au son, ce qui n’est pas sans ambiguïté. L’épigraphe nous l’annonçait : « savana » est une « sonorité ». Est-ce qu’une sonorité est du langage ? Ce n’est certes pas encore une phrase, est-ce même un signifiant ? Ne faut-il pas même dissocier la lettre, dans l’ordre de l’écrit, de la trace, du son qui se maintient dans l’ordre de l’oral, à la lisière de la physiologie ? Le poète nous amène à nous interroger sur ce passage de la sonorité, contiguë à la lettre, elle-même contiguë au signifiant. Comment la « savane » sera-t-elle le lieu d’une médiation, d’une articulation entre « l’innommable » qui maintient la langue comme son pur et jouissif, entre le réel du monde et de la langue, et le signifiant qui s’adosse à la sonorité pour signifier tout de même et nommer, articuler le réel au symbolique ?
99Au seuil du monde s’étend la « savane », où rien n’est « nommable ». La savane, c’est un mot, « une belle et étrange sonorité – ici offerte aux écrivains », dit l’épigraphe du recueil. La sonorité est limite du langage, elle n’est pas encore le nom. Le poète l’habite, comme une réminiscence de la « langue perdue des Taïnos », dans la plus parfaite solitude, sans filiation. Ce n’est pas le lieu du Nom-du-père, c’est-à-dire du symbolique. C’est le lieu d’un son, qui permet de voyager, de transférer dans le langage, par disséminations, répétitions, associations, incantation. Écoutons : « Au seuil, nous sommes, qui s’avance, savane, s’avancera, seul », puis « souffle, salive, cadence ». Le langage du poète est d’abord « souffle », « salive », c’est-à-dire physiologie de la parole, pratique orale. On songe aux babillages de l’enfant qui cherche à inventer sa parole, à se rassurer dans l’absence. Le poète « avance » (presque anagramme de « savane ») dans les sons et les signifiants qui évoquent une corporalité, une présence charnelle. La langue n’est que « passerelle », fragile lieu de transition qui tout de même permettrait de cheminer au-dessus des abîmes :
pouvez-vous m’aimer ô mortellement
sur les passerelles des langues,
100s’inquiète le poète. Mais le mot est encore « invisible », insaisissable, à l’état de promesse :
quelque jour
un écrivain criera îles
îles dans le là-bas
les mots ô mêmement les îles
demeurent invisibles85.
Le texte comme matière sonore et littérale
101Avant le mot, en effet, le réel du langage se manifeste comme cette sonorité dont le recueil Savanes se repaît. Dès l’ouverture : « Aux mantilles mangles et Mandingues », le sens s’évanouit sous les sons, les rapports de sonorités, d’enchaînements sonores s’imposent comme une règle. La répétition du son [mã] produit un rythme, une incantation. Le mélange baroque d’Espagne, de Tropiques et d’Afrique est moins explicité qu’il n’est rendu présent par une symbiose des sons, et c’est sous les « mantilles » que se dérobent les Antilles. Le thème est en quelque sorte joué, musicalement, sans qu’un prédicat vienne en dire quelque chose. Le poème joue ensuite sur les [r] et des [p] dans « vos aurores roucou irisent la peau des peuples », tandis que le [u] se propage de « roucou » à « amour », « roule », « genoux ». Ces jeux interviennent dans un contexte où le sens est assez obscur, la syntaxe désarticulée et les images énigmatiques :
des hippocampes ruant du fiel
mer vénielles
ou encore des
beaux noyés parmi les tubéreuses.
102On peut en croire Des Rosiers, la poésie est « abîme sous le logos ».
103Ceci n’aboutit pas à une impossibilité de lecture. Les mots entrent en résonance, les associations que tissent les accents, les sons, permettent au lecteur de se déplacer dans le texte et d’y entendre quelque chose, même s’il ne comprend pas. Peut-être faut-il d’ailleurs relier un certain chaos de sens à l’évocation de la conquête du Nouveau Monde. En effet, la folie de la traversée conquérante de Colomb ouvre le recueil, comme un désordre assez hallucinant où les éléments se mêlent, où le métissage est déjà de règle, où les valeurs se rencontrent dans un chaos. « La terre inconnue roule à leurs genoux », dans le roulis des sons qui se mêlent et des images qui font naufrager le sens. C’est à la fois une vision d’amour (« aisselle des gueuses », « lombes de Maria ») et de blasphème (« prières infâmes »), la terre roule autant que la mer, la traversée est entendue comme chaos sonore, violente et belle apocalypse. En l’absence d’un discours, sons et images produisent des valeurs, des tonalités qui créent une signifiance.
104Toutefois, les valeurs sont elles-mêmes contradictoires, superposant des impressions diverses, dans une ambivalence déconcertante. Les repères manquent pour trancher, entre les « aisselles des gueuses » et les « très pures infantes », par exemple. Les images sont superposées, elles s’accumulent dans des registres différents, dans des valeurs assez contrastées pour que l’on ne sache plus s’il faut rire ou pleurer, si le chant est chant de vie ou de mort. Par conséquent, le jeu, la répartition des sonorités, comme des touches sur une toile, sont privilégiés, tandis que le sens demeure incertain. Le lecteur est assez désemparé. Nul doute qu’il essaie, par associations, en se laissant, lui aussi, mener par les accents, les sons et les images, de refaire des éléments de sens. Cependant, il est surtout saisi par la récurrence de jeux de sonorités qui semblent désirés pour eux-mêmes. Les « aïs » sont « unanimes », dans un poème où les voyelles u, i, a sont comme disséminées86. La femme est appelée comme par pur jeu de sonorités et de mots :
marronne ma rustre qui ne sais
Césaire.
105La reprise de la première syllabe « ma » « ma », « sais » « cés », crée un bégaiement et un jeu de mots assez amusant, comme si la femme effectivement maladroite en son langage ne savait pas ce qu’il y a de savoir et de musique, dans Césaire, tandis qu’à l’inverse, Césaire devient le poète qui « sait » ces airs [sézer].
106Dans certains cas, cependant, le poème ne s’ancre plus dans les sons, mais bien dans la lettre, véritable signe matériel, typographique, dans la page. Des lettres muettes, signifiants visuels comme le h, semblent alors commander les associations :
la harangue aux éléments hélés
de la Terre-de-haut
toi Césaire qui aimas Homère vieil
d’un patrem habeo87
107Les « h » semblent ici tisser une verticalité littérale, que confirme le nom « Terre-de-haut », lui même rimant avec « habeo ». Le discours ne peut ici émaner que d’en haut, il est « harangue », référence ancestrale et paternelle, il passe par la langue latine, à la fois étrangère et savante. Les él/éments, comme par un jeu de mots sont hél/és, appelés par la reprise de la première syllabe, et peut-être même « ailés », ce qui les situe effectivement en « haut », syllabe qu’on entend dans Ho/mère. Le jeu sonore ici n’infirme pas le sens manifeste, hommage rendu aux poètes et recherche de filiation. L’ensemble de la page, toutefois, est loin de proposer une cohérence du point de vue de la signification, tandis que s’affirme la revendication d’un père, en une phrase effectivement parfaitement construite : « La phrase a besoin du père ». Là, sans doute, se rencontre la phrase « paternelle », selon Des Rosiers qui précisait, dans Théories caraïbes : « Mon père était un homme de grammaire et il demeure encore, virtuose de l’imparfait du subjonctif. C’est d’abord à cette aune qu’il juge les êtres humains88 ». Toutefois, le poème commence par des ruptures de construction :
donnez-moi à lire la phrase de chagrin
tête de l’autre père coupée sous l’acoma
et nous coupons
de morve tous honorent le visage cyan
des morts
108On ne sait trop quels éléments lient les vers juxtaposés, ou coordonnés. Faut-il comprendre que « tête de l’autre père » est une apposition qui caractérise « phrase de chagrin » ou est-ce une proposition nominale indépendante ? Le groupe verbal « et nous coupons », sans complément, laisse en suspens le verbe, réitérant la coupure évoquée, l’abrupt du vers. Le continuum du vers « de morve tous honorent le visage cyan des morts », n’efface pas, quant à lui, l’impression de rupture, cette fois sémantique, entre « de morve » et « tous honorent » : « Tous honorent de morve le visage cyan des morts » présente une contradiction de valeur entre les idées d’honorer « le visage des morts » et le moyen employé : « la morve », bien que l’on puisse imaginer, dans cette formule elliptique, que la morve qui coule provient des larmes par lesquelles, en effet, les morts sont évoqués et honorés, dans le deuil. L’ambivalence est toutefois évidente, entre le prosaïsme de « morve » et le terme plus laudatif « honorent ». En revanche, le parallélisme sonore entre les mots « morts » et « morve » pourrait avoir soutenu le mouvement d’association, faisant de l’abject évoqué par les humeurs, le corps et ce qui s’en écoule comme déchet, le répondant de la mort comme réel insoutenable. Symbolique et réel se côtoient donc ici, près de la lettre et du son, autour du verbe « honorer89 ».
109Au moment où Des Rosiers évoque le père et la phrase paternelle, dans un hommage assez solennel à ces ancêtres illustres, la phrase est précisément menacée de se démembrer, comme la tête de « l’autre père » bien énigmatiquement « coupée ». Peut-on interpréter ici la page en deux moitiés ? L’une évoquerait « l’autre père », l’Indien, l’ancêtre caraïbe, décapité, d’où l’absence de liens syntaxiques et logiques, tandis que l’autre moitié du poème verrait se reconstruire la figure tutélaire et la phrase autour des figures de Césaire et d’Homère. Le lien n’est pas totalement absent cependant, puisque la « tête coupée » de la première partie du texte rappelle le titre du recueil de Césaire, Soleil cou coupé, emprunté lui-même au poème « Zone » d’Apollinaire. L’intertextualité est créatrice d’une filiation. De même pourrait-on, dans ces hommages aux poètes, retrouver les « morves d’azur » du Bateau ivre, ce qui permettrait de comprendre qu’on puisse honorer les morts de telles « morves », « confiture exquise aux bons poètes ». Ainsi, à défaut de signification, une tension anime le texte, dans la signifiance, comme domine la tension entre la quête de filiation et la manifestation, voire l’éloge de la coupure : comment être fidèle à des ancêtres qui furent eux-mêmes initiateurs de ruptures (poétiques, historiques), comment vouloir et ne pas vouloir un héritage ? semble s’interroger le texte.
110De même, le poème hésite entre fragmentation et liaison, car s’il brouille le sens, isole mots et images, casse les relations attendues, il réintroduit ailleurs de la fluidité. En effet, ignorant majuscules, virgules et points, les recueils de Des Rosiers égrènent les poèmes, sans rupture. On ne sait pas toujours s’il faut parler de plusieurs poèmes ou d’un seul poème en plusieurs strophes. Certaines pages qui semblent autonomes sont reliées par des effets de miroir. Ainsi, les pages 60 et 61 de Savanes se terminent l’une par le mot « ostensoir », l’autre par l’adjectif « ostensible », dans les deux cas mis en relief, isolés.
111Ailleurs, un enjambement relie ce qui semblait devoir être « coupé » :
au lieu où rien n’est nommable
du monde nous sommes coupés
112peut se lire en effet : « rien n’est nommable du monde » ou « du monde nous sommes coupés ». Sans doute faut-il lire les deux à la fois, dans une parfaite ambiguïté. La phrase ainsi coupe et relie, isole le poète qui se trouve « coupé du monde » par sa pratique des signifiants, de l’« innommable », mais en même temps, sa syntaxe très libre, à double sens, peut établir des relations inattendues. Dans sa solitude, le poète invente des liens que tissent les sonorités, les jeux rythmiques, les accents, la disposition typographique. On pourrait imaginer que le poème substitue ou superpose au sens un réseau de matière linguistique, comme un corps de texte. Le nom manque, mais les traces textuelles s’imposent, à l’inverse, dans leur matérialité, comme image et/ou comme réel.
113Si rien n’est nommable, en effet, tout est imaginable, même l’amnésie, et le blanc. Encore faudrait-il dissocier images et inscription, le blanc, par exemple, pouvant être imaginé, faire image, comme il peut également être réellement présent dans le blanc typographique, l’écart syntaxique, la syncope, le trou. Dissociations malaisées car le blanc typographique, en l’occurrence, est aussi bien métaphore d’un autre blanc (dans la mémoire, dans la chaîne signifiante) que trou réel. Lacan a lui-même rencontré cette difficulté, bataillant avec le langage, dans le séminaire Le Sinthome, pour déjouer ce qui, dans l’expression, tend presque immédiatement vers l’image alors qu’il voudrait dire le réel, ou le symbolique. C’est toujours l’imaginaire qui s’impose dans la parole ; le nœud, par exemple, est représentation visuelle, comme le rond, la ficelle. Il est très difficile de dire le trou, le nœud comme non-image, comme rien :
Il est certain que, que si ceci, (figure VII-2) nous appelons cet élément de la chaîne l’Imaginaire et cet autre le Réel et celui-là, le Symbolique, le sens sera là. Nous ne pouvons pas espérer mieux, espérer de le placer ailleurs, parce que tout ce que nous pensons, nous en sommes réduits à l’imaginer90.
114Ainsi, si « quelque chose manque » dans le poème
le poème rendu à ses traces
l’amnésie erre
comme la peau sur des muscles
quelque chose manque,
115la suite nous apprend ce qu’est cette « chose » :
il y eut un blanc à l’origine [...]
les mots ouïs puis nos cadavres
à la voirie
voilà ce qui restera de nos vies
il y eut un blanc de mémoire
nous séjournons dans ce blanc impossible
à éprouver
nous portons la langue ennemie91
116On pourrait interpréter la soudaine crudité de l’évocation des cadavres, mis sur le même plan que la substance sonore des « mots ouïs », comme absence de symbolisation, retour au réel, à la mort abjecte. Ici s’impose, en effet, un réel désigné en tant qu’il est « impossible à éprouver », « reste », abjection des corps à la « voirie ». Le blanc – colon, oubli, autre ou ennemi – empêche la nomination, la formulation d’un langage au-delà des sons et de l’image terrifiante. Un « blanc » a pris la place du symbole, dès l’origine. Un vide de la mémoire s’est substitué au nom, à l’acte symbolique, ce qui n’est pas sans rappeler comment historiquement, l’homme blanc fait effraction dans l’univers de ceux qu’il traite, les vidant de leur propre mémoire, effaçant leurs symboles pour ne laisser subsister que le rien, le réel, non symbolisable, de l’esclavage. Le manque de quelque chose est donc plutôt l’absence de symbole, manque de manque, en quelque sorte, où gît le réel comme trou. D’où peut-être l’échec douloureux :
le vocable en la savane enfoui [...]
te voilà calciné dans la peau de la phrase
la souffrance sans mot de son dos92,
117comme si le langage tombait en miettes, en cendres plus exactement, échouant à trouver des mots. Les mots restent « enfouis », le poète est « calciné », la « souffrance » est « sans mot ». La conclusion de ce poème peut dès lors sembler ironique, ou du moins énigmatique :
maintenant
il ne te reste qu’à écrire93.
118Comment pourrait-on écrire quand il n’y a pas de mots ? Est-ce uniquement en remâchant des sonorités que s’écrira le texte ? On peut craindre que la matérialité des sons et des rythmes aboutisse, non à un écrit, mais à un mot ou à un livre « fétiche », consistant imaginairement, mais non symbolique. Dans cette hypothèse, le mot totalement corporéisé dans le texte, loin d’absenter la chose, deviendrait chose. Ce serait là le pôle extrême de la fascination pour « la langue en nous perdue des Taïnos », langue de mères, « sonorités belles et étranges » : le corps de la mère serait remplacé par le corps du poème, matérialisé le plus concrètement possible dans les sons et les rythmes. Ici, le son n’est pas la lettre et le « fétiche » verbal se tient à l’extrême opposé du symbole parce qu’il s’exile de la chaîne signifiante pour devenir valeur intrinsèque et iconique. Le mot n’est pas tant hors-sens que hors langage, il devient une image, un calligramme, une substance à voir et à entendre, à la manière des mots-matières de Frankétienne.
119Mais c’est peut-être, à l’inverse, parce que le poète n’a plus de mots, qu’il ne lui « reste » que l’écrire comme reste, comme lettre, après que la phrase a été brûlée, décomposée, comme en quelque opération alchimique. Le signe scriptural, littéral et littoral n’est pas seulement corps, il est également déchet, matière fondue qui sera utilisée comme telle, hors-sens. Les vers qui évoquent le poème comme reste, comme « bribes » ou surface, suggèrent bien un point de contact entre le semblant – car dans la métaphore de la « peau », l’imaginaire l’emporte – et le réel auquel la peau fait lisière, et qu’elle recouvre finement, comme une surface frontalière qui laisse deviner ce qui se fermente dessous, « montant de la terre » :
le poème montait de la terre
bribes couleur de peau94,
120ou encore :
surface de la page les mots
sont peau95.
121C’est sur cette « peau » ou cette « terre », surface intermédiaire, limitrophe du réel et non seulement image (mais également image), comme dans Tribu, que le poème désormais coulera de source. Le recueil Savanes devient voie, se frayant peu à peu un chemin vers le signifiant, la lettre et le nom. Il retrace ainsi le trajet qui va de la sonorité « savana », au singulier, à un pluriel, et à un titre : « Savanes » ; passage d’une pure sonorité (« belle et étrange ») à un signifiant polysémique, en relation avec d’autres signifiants, mais également avec des signifiés, des référents multiples, réels et langagiers qui en font un lieu de circulation, d’ouverture et de poésie. « Savanes » n’est plus seulement « savana », la sonorité appartenant à « la langue perdue en nous des Taïnos », et devient le recueil Savanes, espace dense et tissé de mots, texte autant que sonorités.
Du signifiant au nom
122Comment se fait le passage de la sonorité féminine au signifiant, de la langue des mères à la parole paternelle ? Il y faudra justement l’expérience d’un arrachement douloureux à l’univers maternel, à son hurlement, pour véritablement entrer dans le champ du symbole. Ainsi, au moment même où le poète « s’avance dans la savane », éprouvant une « souffrance sans mot », qui débouche paradoxalement sur le vers « il ne te reste plus qu’à écrire », l’évocation qui suit immédiatement est celle d’une naissance :
il y a que les mères hurlent
à la mort
le premier-né exposé dans le sang
les pères n’y peuvent rien
eux nous donnent le nom96.
123N’y-a-t-il pas là esquisse d’une rupture : « Je n’ai pas la mémoire de ce sang/la mère est la langue perdue » ? Le cri des mères s’oppose au nom des pères, en apparence minorés, car ils « n’y peuvent rien ». Cependant, le choix de l’oubli du sang de la naissance et la rupture avec la langue/mère laissent apparaître, dans le texte suivant, « l’écrivain ». La nomination n’est pas puissance (ou toute-puissance) mais force négative, nom et non, inversion de l’image de la mère et don qui s’oppose au pouvoir maternel de mettre au monde/à la mort, et de crier. Enfin, le « nom », donné par les pères, naît, dans le texte, comme ce qui introduit une fente, une ouverture :
comme une passion pour les langues
lointaines
en ce corps désormais vide la blessure
qu’à mon insu
les mots fêlés le ciel sans voix
ai-je vu ouvert en son mitan97.
124Le nom du père aurait ici, semble-t-il, capacité à opérer cette coupure par laquelle le corps se vide ou « vide la blessure », quelque chose est « ouvert », négatif de la matière et du corps. Si le ciel est « sans voix », il faut peut-être y entendre le signe d’un passage au symbole silencieux, passage de la voix et du cri, du « corps » qui se « vide », au signe muet sur la page. Les mères sont, en effet, associées au cri, à la voix, ou au sang, monde humoral et physique du corps et du son, tandis que les pères, en négatif, en creux, donnent le nom, le signe, le vide. Par conséquent, le poème peut être suivi comme un travail de symbolisation, mais celui-ci ne se fait pas sans retours et regrets, car le poème ne renonce pas si aisément à la mère :
ai repénétré en elle l’autre nuit
sa fente avait connu le volume d’un blanc98.
125La mère a également en elle de quoi faire ouverture, cette « fente », mais elle ne s’ouvre pas sur un « nom », elle ne livre que le « blanc », l’amnésie, ce qui « relève du malheur ». Le vide maternel est un trou de mémoire, un abîme qui aspire, aux antipodes du vide libérateur du manque :
les parois du vagin tout chargé
d’abîme et d’angoisse elle m’offrit
sa langue mauve illisible99.
126La langue maternelle est « illisible », car elle n’est pas signe, elle est corps. L’« angoisse », au sens étymologique, promet un resserrement, comme si l’abîme devenait étau, c’est pourquoi le poète doit se détacher de ce corps maternel, mais il n’opère pas cette coupure sans souffrance et culpabilité, il en va d’un sacrifice, voire d’une damnation :
n’ayant plus son corps
ne touchant plus qu’à la phrase
[...] infâme auteur de la phrase
du corps sans vie de la phrase
en ce poème d’amour d’angoisse
qui réinvente sa masse meuble
meurtrière100.
127On aurait pu imaginer qu’atteindre enfin la « phrase », se séparer de la mère, et de son corps, aurait été jubilation. Or, l’imprécation contre l’auteur « infâme » – et non femme – semble manifester la violence d’un conflit entre le désir de la « phrase » et la tragédie que constitue un meurtre, dans la phrase, « corps sans vie », avènement d’une mort. Le nouveau langage, absence de la mère et de sa langue abusive, est un symbole qui se doit d’être meurtre de la chose (et de la mère) et ce n’est pas sans angoisse que s’est perpétré ce meurtre. Car, c’est dans un déchirement que le poète abandonne le corps de la mère, son étreinte incestueuse et jouissive. Il ne se résout que douloureusement à entreprendre l’aventure du texte, « corps sans vie », symbole, absence. Le poète garde la nostalgie de la « voix », de la chair (« sa voix d’acajou [...] pensant à elle sa voix d’acajou »). Il revient de façon assez convulsive vers la mère, vers sa langue « mauve », dont il ne se détache pas volontiers, bien qu’il en ressente, tout autant que les attraits, les limites. Si en elle se situent une « angoisse », un « abîme » étouffant dans ses limites, le désir ramène pourtant à ces « parois ». On pourrait suggérer que, dans ce désir et cette nostalgie, est né le goût du poète pour le corps de la langue, matière sonore qui remplace le corps maternel :
matière du mot dans la bouche101,
128ou ailleurs :
un écrivain ouvre la bouche
sa bouche est pleine du sexe de la langue102
129D’où la jouissance à jouer des sons, allitérations, répétitions, sorte de mastication très concrète des mots, comme nous l’avons suggéré (« aux mantilles mangles et Mandingues »), Pourtant, il est bien question dans Savanes, d’une langue qui se cherche, entre la sonorité et le nom, et qui se trouvera au prix d’un renoncement par lequel s’achève Savanes. Un sacrifice est ainsi évoqué, en un moment et un lieu ultimes :
à l’extrême bout de la langue
là où il n’y a pas de mots
la phrase frayée
de son devoir de violence
aux agapes
sang blond je répandrai103.
130Le poète situe toujours son acte en un lieu d’ambiguïté, de transition entre l’extrême, atteint, « au bout de la langue, où il n’y a pas de mots », et l’apparition de la phrase, qui fraie, c’est-à-dire à la fois se fraie un chemin (dans la savane) et fraie, comme les poissons, en frottant son ventre sur le lit de sable, afin de déposer ses œufs, image qui revient dans les tout derniers vers. Le poème atteignant l’extrême limite de la langue, et de la « savana », jusqu’au silence, accepte de remplir « son devoir de violence », qui pourrait consister à renoncer à cette chair, à cette voix, pour atteindre au « corps sans vie de la phrase », absence de vie qui fait signe. La sonorité toute féminine, « savana », « herbe », laisse place, dans un dernier affrontement (violent et amoureux), à la phrase et à l’« écriture » :
selon les fissures du sol
parmi les herbes à simples
les luminescences
courent comme une écriture
131Dans Théories caraïbes, Des Rosiers emploie précisément le terme « luminescence » pour définir le poète : « Le poète est un homme de luminescences104 ». C’est dire que dans « les fissures du sol », c’est bien l’écriture poétique qui court, après que s’est accomplie l’étreinte amoureuse et mortelle avec la femme, comme un sacrifice. Ainsi, la phrase tout de même naît, au-delà de l’absence des mots, pour celui qui est « au bout de la langue », presque désespéré, autiste de ne trouver aucun ancrage, dans ce déracinement :
moi ne trouve aucune terre
arrimer la phrase au défaut de la terre105.
132La syntaxe, on le voit, en est toute défaite, le parler petit nègre, qui remplace « je » par « moi » et supprime les prépositions, exprime la frustration et la chute. Le sujet disparaît, n’étant qu’un moi, façon de se désigner, se voir comme image d’un autre, puis s’effaçant dans une forme impersonnelle ; la terre se dérobe au désir de langue. Mais précisément, c’est à un retournement énergique, à un sursaut, que l’on assiste : cet impératif inédit appelle quelqu’un qui n’est pas encore nommé, pas encore sujet, à s’arrimer, à accrocher son langage, non à la terre, mais au manque de la terre, à l’absence qui symbolise et non à l’image qui enferme dans une quête d’identité et de territoire. Par conséquent, il s’agira d’attacher la phrase au manque qui la fonde, à l’absence de la chose, à l’« entaille » qui s’était dessinée plus haut, entre le trou du réel et le manque symbolique.
133Dans les dernières pages, se déroule une sorte d’orgie, « folie d’amante dans la chambre d’hôtel », dans laquelle on pourrait voir le triomphe de la femme, dangereuse « harpie comme toutes », qui porte à désirer la mort : « allons mourir heureux », conservant pour elle seule la langue :
la langue revit pour toi seule
qui meurs avec le monde106.
134Le poète, désormais désigné comme sujet d’un être négatif : « Tu es sans langue », demeure seul, contemplant cependant « la larme [qui] dérive de la mer inconnue » où il trouve son écriture comme trace de ce sacrifice, de cette mort pleurée, « sillons » entre « les fissures du sol ». Ce n’est pas dans un avoir une langue, un être, une terre, mais dans un manque et des défaillances que le poète fraye son langage, crée un monde différent de celui de la femme qui emporte avec elle le monde vivant et la langue vivante. La langue morte du poème dit un monde autre qui n’appartient qu’à la fiction du récit et des mots. Le poète et la femme se séparent ici, l’une gardant la langue, l’autre, le poète, n’ayant plus de langue, mais découvrant au sol, dans la larme, des traces, un signe, non plus auditif, lié à la « voix », mais visuel, une trace : un sillon qui « court comme une écriture ». Cela l’amène aux derniers vers qui sont une libération et une nomination :
la phrase coule comme ne coule
que la phrase
c’est le Niger sur nos peaux nues
nous portons le nom des eaux
qui frayent dans les sables
savanes enfin.
135Le langage n’est plus le « petit nègre » de « moi ne trouve aucune terre », il est, à l’inverse, profération solennelle d’un nom. Le recueil, in extremis, a trouvé son « arrimage », sa terre, qui est « sables », son baptême et son signe. Le recueil s’achève sur ce point d’orgue, par le nom et signifiant « Niger », dans sa polysémie, et son multilinguisme, puisqu’il désigne, en latin, le noir, et en français ou dans des langues africaines, le fleuve Niger. Il devient nom d’un peuple : « Nous portons le nom des eaux », dans un nouveau mythe, véritable baptême poétique. En effet, Des Rosiers explique, dans Théories caraïbes, que le mot « niger » vient d’une racine sémite [ngr] qui signifie « l’eau qui coule dans le sable ». « Tous les hommes de la terre sont nègres. Le mot “nègre” est le plus beau de la terre », conclut-il107. Le poète réinvente véritablement le langage, puisque ainsi, le « niger » n’est plus le « noir » mais l’« eau », la larme qui, dans le poème, coule « selon les fissures du sol ».
136La phrase dès lors « coule ». La syntaxe est très fluide, avec ses reprises, et sa subordonnée relative, ses assonances en [a] et [o], ses allitérations en [l] et [n]. Tout se lie, par comparaison et tautologie : « La phrase coule comme ne coule que la phrase », et par enchaînement logique, par expansion. Le poème s’achève sur cette note optimiste, véritable découverte de la « savane », non plus seulement « sonorité » mais « nom » qui, loin de se perdre dans les sables, va les fertiliser, frayer un lit, déposer des promesses d’avenir. Le Nom-du-Père est enfin écrit, dans la phrase, c’est le Niger, eau dans les sables, par étymologie et métaphore. Cette paternité symbolique ne peut être que renforcée, en outre, par la présence du latin niger, en palimpseste. On se souvient, en effet, que l’auteur s’exprimait en latin pour déclarer : « patrem habeo », j’ai un père. Le nom du fleuve africain renvoie ainsi, dans un jeu de polysémie, à la langue du père, le latin, et à une double paternité, africaine et latine. La paternité ne s’exprime pas dans la langue maternelle (créole ou français), mais dans la langue (morte) des ancêtres qui porte en elle la mémoire du sens des mots. La langue savante, à l’inverse des langues maternelles – « savanes [...] lieux qui ne se souviennent pas de nous », « blancs », amnésie –, permet, en effet, le trajet étymologique ; langue d’histoire et d’ancêtres, elle synthétise les origines humanistes qui seront à nouveau exaltées dans Vétiver. Elle puise, toutefois, dans des racines sémitiques, exprimant, par conséquent, une double origine, en un seul fleuve. Elle n’est pas langue monosémique des Taïnos, qui se transmet de mère en fille, faite de sonorités non articulées syntaxiquement, mais langue des pères qui relie, par filiation, Homère à Césaire, puis à Des Rosiers, et l’Europe attachée à son passé gréco-latin à une Afrique qui ne serait pas ignorante de cette antiquité108. En ce sens, la langue du poète ne rend pas « plus purs les mots de la tribu », la science du poète est à l’inverse revendication de métissage, d’hybridité, d’origines multiples qui affluent en un seul fleuve.
137La savane n’est plus, dès lors, pure sonorité, elle devient un signifiant qui lie entre eux des signifiants, et des signifiés. Le mot est, désormais, porteur de mémoire, et non seulement instant de son, la « savane » se fait lit du sens et du nom. C’est dans la mesure où la langue est morte, à l’instar du latin, des langues des ancêtres ou de la poésie, qu’elle symbolise, fait deuil et dit l’absence. La langue vivante, sonorités, humeurs et cris, ne dit que l’instant vivant et l’immédiateté de l’expérience, dans sa convulsion et son extase. Seule la langue morte, hautement symbolique, peut recueillir la mémoire : elle est distance et se fait recueil (de poèmes, d’histoire). C’est en cela que l’on peut comprendre le choix que Des Rosiers fait d’une poésie distante, science plus qu’effusion :
Que ce vœu d’aridité du poème abandonne l’ordre charnel pour se transformer en pure rigueur, il deviendra, dans cette zone de rêverie à la fois morale et formelle, cet étrange songe si persien de la mathématique,
138écrit-il, en hommage à Saint-John Perse, continuant, un peu plus loin, en ces termes :
Le langage nous sépare à jamais du monde. La poésie est la modestie du langage, épuisée jusqu’à la mélancolie dans sa douleur de veuve, de n’être qu’un substitut de la chose109.
139Le recueil, parcouru de spasmes et de contradictions, s’achève ainsi sur une réconciliation, véritable invention de la phrase, dans le langage du poète. De cet aboutissement naîtra le recueil Vétiver dont la poétique ne dément nullement l’itinéraire que nous avons suivi dans Savanes, achevant la quête commencée avec Métropolis Opéra.
140Le recueil Vétiver explore l’histoire et la mémoire singulières du poète, sans écartèlement, de même qu’il fait la synthèse entre les formules souvent hermétiques de Savanes et le récit trop simple de Désir de désert. Loin de décentrer le sujet, le nouveau récit en vers de Vétiver amène celui-ci à fréquenter plus profondément sa mémoire, celle de son enfance, de sa naissance, des figures tutélaires et proches – grands-parents, père, mère, seconde mère –, son départ pour Cayenne, puis Basse-Terre, région marquée par les tortures infligées aux esclaves. À l’inverse de Désir de désert qui passait au récit en abandonnant le vers, si Vétiver, à la fin de ce parcours, ose le récit, c’est dans le rythme et la césure du poème. Le ton y est moins mélancolique, les soubresauts moins nombreux, la jubilation des signifiants nourrit un voyage imaginaire qui cependant n’est jamais exotique, car il ne fait que relier des parts différentes de la mémoire. Dans un contraste saisissant avec Tribu, Vétiver dépasse les contradictions et s’ancre dans les signes les plus personnels du poète. Par conséquent, Tribu est le recueil d’un état des lieux assez désespéré, une mise en marche qui aboutit provisoirement à une impasse, à une vision offerte dans l’entrebâillement qu’offre une expérience étrange et illusoire, à la limite. Savanes reprend la route et constitue le véritable passage du milieu d’une œuvre qui y trouvera son nom. Enfin, Vétiver, nouveau « cahier d’un retour au pays natal », explore le lieu du poète comme signifiant.
141Cette mise en ordre est sans doute excessivement logique et orientée. Il est évident qu’à l’inverse, le poète revient sur ses traces, reprend les mêmes parcours, traverse à chaque fois l’océan pour y rencontrer Colomb et ses caravelles, les nègres jetés à l’eau, il répète le rituel d’une cérémonie amoureuse et mémorielle à chaque recueil. Il ne nous semble pas impossible, pourtant, de dessiner, malgré le caractère spiralique de l’œuvre, un processus de nomination dans le poème, un parcours qui mène de la langue maternelle à la langue plus symbolique des pères.
Naissance au monde symbolique
142De façon très émouvante, Vétiver commence par une naissance, dans un langage d’une stupéfiante simplicité :
Les mains nous précèdent
Elles nous accueillent dans le monde.
143La syntaxe est parfaitement linéaire, le sens très clair. Si Tribu commençait par une séparation, une image qui se « délitait », si Savanes commençait par un vers mystérieux comme une danse des mots, dépaysant et troublant le lecteur, Vétiver semble s’installer d’emblée dans une parole sûre d’elle-même, qui parle au nom de tous et profère une vérité à la fois personnelle et intemporelle, sage, humaine, rassurante. Comme le nouveau-né, le lecteur se sent accueilli par ces mains ouvertes sur le texte : mains qui « précèdent », toujours déjà là, mains de l’accoucheur qui soutient l’enfant, mains de l’écrivain avant l’apparition du texte, qui vont soutenir le lecteur de même que l’écrivain s’est peut-être senti soutenu par d’autres écritures qui, avant lui, avaient inventé des signes. Cet accueil qui initie le poème marque une pause dans le cheminement incertain, difficile, des recueils précédents. On est comme arrivé, pour cette naissance qui est enfin possible ou qu’enfin le poète peut dire.
144La voix du poète, autobiographique et dénouée, se fait entendre au cœur du poème : « J’ai reçu en partage les mains de mon père », comme si le poète n’était plus seulement préoccupé de « la langue perdue », de la « phrase » à construire, mais avait trouvé sa « parole » ou, en deçà, sa main d’écriture. Il adopte un ton plus autobiographique, faisant apparaître de façon moins voilée souvenirs d’enfance et événements de son expérience de médecin, ou de voyageur/écrivain. Le rythme peut rejoindre la phrase orale et ne se déchire plus entre images et formules énigmatiques évoquées dans une écriture du morcellement.
145Le recueil s’ouvre donc sur un moment de convergence et de plénitude. Le lecteur est appelé à « partager » cet instant, familial et épique en même temps, d’une naissance parfaitement symbolisée. Là où la langue de la mère, perdue, regrettée, découpée, laissait un « blanc », le père a pris position dans le texte. Sa présence, comme celle de l’accoucheur, ou du chaman – que de présences viriles, soudain ! – soutient. Les séparations, certes se réitèrent dans la naissance, séparation d’avec la mère, dite en termes assez crus et pathétiques : « Choir hors du ventre des femmes que nous quittons en larmes », comme si naître était d’abord chute, déchéance, perte d’un bien-être. Mais la perte est précédée par les mains qui accueillent et par les mains du père, dans des vers qui encadrent le vers de la « chute ». Ainsi, symboliquement et littéralement, les présences masculines embrassent le nouveau-né, le tiennent.
Dans le même élan, les filiations sont déroulées :
j’ai reçu en partage les mains de mon père
lui-même les avait héritées de sa mère Amanthe
146Loin des phrases hachées et des bribes auxquelles nous avaient habitués Métropolis Opéra, Tribu et Savanes, le poème se déplie dans la continuité d’un système de relatives en escalier et de reprises pronominales qui rattachent les nouveaux éléments à ceux qui les précèdent. Ainsi la répétition « les mains... mains... mains », la reprise : « mon père, lui-même », l’enchaînement : « Amanthe dont » établissent une progression logique dans le texte.
147Après une introduction sous forme d’aphorisme, un récit se met en place, réaliste, daté, autobiographique et en même temps historique, solennel. Un véritable événement s’est produit, la mort de cette femme au prénom comme un destin s’accompagne de signes funestes que l’on cherche à interpréter. L’histoire personnelle et l’histoire collective ou mythique se nouent. Ce n’est donc pas en vain que le poète de Savanes a découvert in extremis un nom, un peuple, un « nous », une phrase. Dans un langage calme et solennel à la fois, il est désormais capable d’évoquer son histoire la plus singulière tout en la reliant à l’histoire des hommes. Aux vers de Savanes :
qui s’avance dans la savane s’avancera
seul
au lieu où rien n’est nommable
du monde nous sommes coupés110
148semblent répondre les vers de Vétiver :
j’avance vers la caye qui m’a vu naître
telle est l’imprudence de la nostalgie
dans la grande brèche bleue qui foudroie le pêcheur
mais accueille dans ta langue ce désir inconnu111.
149Ne dirait-on pas que le nom est désormais possible, celui de la « caye », en particulier, lieu de l’enfance et de la mer ? La solitude n’est plus si grande, car le poète est entouré de ses ancêtres et de « la ville [qui l]’a vu naître ». L’expression solennelle et impersonnelle a laissé place au « je », expression du sujet et de son « désir » qui trouve un « accueil » dans la langue, rencontre de l’Autre. Le poète peut dès lors dérouler le récit, avec une clarté toute neuve, créant une émotion qui n’a plus besoin de violence. Les repères, comme des fées, s’empressent autour de cette naissance : dates, noms, présence d’un père et d’une filiation double. Bien des mystères restent à explorer, la mort accompagne la vie, dans un texte qui partage en deux moitiés égales son espace. Le poème s’ouvre aux interprétations et aux étrangetés de la vie et de la mort « subite », aussi peu explicables l’une que l’autre. Cependant, la présence et la parole, la constitution du sens sont évidentes, au seuil du recueil.
150L’ensemble intitulé Cayes déploie ainsi une histoire familiale, avec ses dates et ses noms. Ce n’est plus seulement un poète, mais le sujet Joël Des Rosiers qui parle, de manière très perceptible, se resituant dans sa filiation, dans son histoire et dans ses noms. Son grand-père, Dieudonné, sa grand-mère Amanthe, son père typographe, l’accoucheur Adrien Scherer, comme la ville des Cayes, sont des présences tutélaires, des repères qui tissent un univers de signes dans lequel le poète va naître et s’orienter.
151Il n’est plus celui qui cherche son langage, sa parole (paternelle ou personnelle), ou celui qui se complaît dans les images, il est celui qui symbolise si l’on en croit le vers :
comme le père de mon père j’assemble les signes cela n’est pas un fantasme cela n’est pas une image.
152Né dans une famille paternelle où l’écriture est déjà là, grâce au grand-père Dieudonné qui écrit un immense « manuscrit de plusieurs milliers de pages » et au père « typographe », le poète continue une tradition. Il renoue même la filiation plus fortement que son propre père. Celui-ci, en effet, ne semble pas avoir pris la suite de son père :
ses larmes puériles coulant sous le poids du manuscrit il craignit la colère de son père il devint typographe.
153Plus tard, le poète reviendra sur cette faille, cette incapacité de la famille (et peut-être plus particulièrement de son père) à avoir su recueillir le manuscrit :
j’en jure sur le malheur de la famille d’avoir perdu le Livre du père de mon père j’hésite à les damner tous112 [...]
154On apprend, en effet, que le père, frémissant d’avoir, semble-t-il, dérangé l’esprit des morts par ses écrits, et craignant de s’empoisonner avec l’encre,
envoy[a] le manuscrit
au trépas des combles sous la poussière
consoler le mort avant qu’il ne revienne [...]
il prit peur mon père abandonna la typographie113.
155Lee petit-fils remaille donc une filiation un peu défaillante. C’est à l’évocation de cette position particulière du père que l’on peut surprendre ce qui a pu faire défaut dans la symbolisation pour le sujet et penser l’écriture comme travail de resymbolisation ou de sinthome qui amènera le poète à découvrir, dans la décomposition du langage, jusqu’au littéral de son expérience intime, et de sa parole singulière, les signifiants dont il répond ou qui répondent de lui.
Un univers de signifiants
156Les noms énumérés par le poète l’enracinent plus spécifiquement que la poésie de Tribu ou de Savanes, non seulement dans la filiation, mais dans la géographie. Le lieu assez indéterminé, ville hivernale des errances de Tribu, les voyages sans itinéraires précis de Savanes, de l’Atlantique et des Caraïbes jusqu’aux rives du Niger, en passant par l’Asie et Sumatra, dans une déambulation onirique, cèdent la place à un lieu très situé, parfois décrit de façon réaliste, dans Vétiver : la Caraïbe, de l’île d’Haïti où le poète est né, à la Guyane et à la Guadeloupe, donne un cadre très cohérent au recueil.
157Est-ce à dire que le poète se veut plus spécifiquement antillais, haïtien que dans ses précédents recueils ? Le poète de « l’abysse », du « bel exil », se réenracinerait-il dans son antillanité littéraire et géographique ? Nous suggérerons plutôt, quant à nous, que le poète est, tout autant que d’une géographie, l’habitant de signifiants qui donnent à son univers une unité, au-delà des réalités géographiques. S’il peut revisiter ses racines aussi sereinement, après les errances chaotiques, c’est qu’il voyage dans le langage, il est partout chez lui, car à partir des signifiants qui le déterminent et qu’il a reconnus, qu’il a intériorisés et qui fondent sa nouvelle parole, il peut se repérer partout dans le monde, retrouver ses signes essentiels.
158On pourrait suggérer que le signifiant [kaj] ou [kaï] est le modèle d’un tel voyage. Cayes originelles de la ville d’Haïti où est né le poète, ce sont également les cayes déjà poétiques de Saint-John Perse cité par le grand-père, ce sont les cayos des Caraïbes, et l’expression « kaye-mwen » qui, en créole, signifie : chez moi, ma maison114. Le poète est ainsi partout, à la maison des cayes. C’est d’abord le mot, et l’image des écueils, de la mer, de l’île fragile, qui fait repère pour lui. C’est pourquoi il définit ainsi le nom :
Cayos lieux amphibies fertiles en dorades et en murènes
rochers sacrés regardeurs de la mer
image la plus émouvante de l’île la plus petite la plus fragile
terres ceintes beaux mensonges à la surface de la mer
corps instable entre liquide solide et gazeux
caye est un mot qui hésite un mot qui flotte dans la lumière
une transparence une résonance de l’air plutôt une parole-lumière
ou encore l’île sur laquelle le mot sur lequel naufrage
l’amour de Dieudonné
Caye est un mot qui peut sombrer115.
159Les cayes sont à la fois un « nom donné par les indigènes Taïnos aux atolls de madrépores », un lieu géographique marqué par l’Histoire, puisque en 1527, rapporte le poète, « un galion espagnol s’y était éventré », et un mot que le poète décrit, à la manière d’un Francis Ponge, entre le mot et la chose, « amphibie », non seulement entre la mer et la terre, mais entre le langage et la réalité du monde. C’est un « beau mensonge », car il n’est qu’illusion de réalité, absence de la chose, « entre liquide solide et gazeux », substance des mots, image, qui, à la fois, révèle un peu de réalité et la masque, de même que l’écueil révèle si peu de terre dans beaucoup de mer insaisissable. Dans un emboîtement assez énigmatique, qui met le mot à distance, « l’île sur laquelle le mot sur lequel naufrage l’amour de Dieudonné », le poème laisse apercevoir un insaisissable : « Cayes est un mot qui peut sombrer ». Le poète a trouvé là sa « terre ceinte », plutôt que sainte, comme enceinte entourée d’eau ou de rien, où il situe son domaine. Le signifiant, par conséquent, est adossé à la lettre, au rien du réel qui le borde et auquel il s’accroche, débordant comme un écueil, comme un reste, entre image et lettre.
160Les « cayes » sont le signifiant des Caraïbes et de l’origine, voire de l’enfance et de l’imagination, pour le poète, à tel point que lorsqu’il ira en Guyane, à Cayenne, qu’il appelle « la ville imaginaire de mon enfance », il pensera être au pays fondé par les habitants des Cayes :
personne ne m’avait prévenu
fasciné par les mappemondes
l’œil écarquillé sur les cartes de géographie
je croyais enfant que Cayenne avait été fondée
par les habitants des Cayes où naître à la vie
où les femmes s’appellent cayennes116.
161Ainsi, le signifiant Cayenne re-présente le signifiant Caye auprès du sujet, il le présente à nouveau, rappel de l’enfance et de la ville natale, et l’illustre à la fois. Si le poète est attiré par Cayenne, et par la femme de Cayenne, c’est en tant que le signifiant Caye s’y entend, tramant une signifiance inconsciente bien au-delà des significations géographiques, historiques et narratives. On peut imaginer que le sujet apparaît dans la conjonction, la chaîne des signifiants ainsi reliés et qui le déterminent, l’assignent à une histoire, à des déplacements spécifiques, à des sensations qui organisent son parcours.
162La ville de Cayenne est, par conséquent, visitée
dans une sorte de limbes
exilée dans un continent étranger
figure sensible du manque117
163Il s’agit de la ville réelle où le visiteur peut traverser la place des palmistes, ce que le poète ne manque pas de faire. Mais il s’agit plus encore d’une ville « hallucinée ». Cayenne est la ville rêvée à partir du mot Cayes, les images de nouveau engendrées par le signifiant minimal, de même que la femme qui le séduit en ce lieu est « une cayenne », habitante des Cayes, c’est-à-dire du signifiant [kay], dans une rencontre fantasmatique. Le mot trouvera en outre une nouvelle signification dans l’étymologie donnée par la femme :
elle dit que Cayenne est un terme de marine en usage
dès le XIV e siècle qui signifie
la caserne servant aux marins qui attendent une destination118
164De même que cette femme est en attente « d’une destination vers une terre inconnue », de même les signifiants, ou le poème, sont des « cayennes », en attente de destinataire et de destination, voyageant vers une terre inconnue, lettres en souffrance, en quelque sorte, qui, à la rencontre du poète, trouvent un destinataire. Ville et femme sont ainsi reliées à l’enfance, aux « Cayes où naître à la vie », comme un mot qui, dans l’imagination originale du poète et de l’enfant, engendre le monde, par le jeu des signifiants en bordure du réel.
165Mais plus encore que les cayes, il faut sans doute élire le tréma comme signifiant véritablement initial. On l’entend d’ailleurs dans la diphtongue de Cayes, et le poète enfant ne s’était pas fait faute de l’écrire ainsi dans ses devoirs, s’attirant les remontrances du « maître ». Il conservera, dit-il, « une certaine tendresse » : « pour Guillane ou la malheureuse Caïenne »119.
166Le lapsus orthographique, qui fait sourire l’adulte attendri, révèle une unité profonde dans l’univers de Joël Des Rosiers. Le tréma est ce qui le fait Caraïbe, Haïtien, descendant de Taïnos. Le tréma le rend familier des « aïs », autrement appelés « paresseux », et l’apparition soudaine de « caïmans », animaux des Caïes, par excellence, se justifie de ce tréma, pourrait-on suggérer. On retrouvera le tréma dans le prénom de la servante Vaïna, décrite, au détour d’un vers, comme, « naïve », adjectif presque anagramme de son prénom. Le tréma s’inscrit en outre, et peut-être d’abord, dans le prénom du poète (poète ?), dessinant ses minuscules îles en archipel au-dessus des voyelles de Joël. Le poète évoque le choix de ce prénom, dans les premières pages du recueil, non tant comme prénom prononcé, choisi pour ses résonances ou sa signification (familiale ou symbolique) que comme signe graphique, mot dès l’origine écrit, par son père.
167Dans un récit épique, le poète décrit, en effet, son père typographe et poète à cette heure, ou peut-être musicien, si l’on veut bien accorder au verbe composer un double-sens :
au moyen de lettres de plomb il composa
Joël est noyé dans le sang
fit tomber les lettres o et y de noyé dans leurs cases
et ajouta le tréma au signe e en tombant les lettres tintèrent
le râle du tréma ressemblait à un chant logé depuis l’aube
dans taïno ou encore dans caraïbe le son du tréma était ineffable
il songea que le tréma rappelait le nom d’Haïti
manière d’accentuer le tremblement des voyelles
la résonance des lettres aimées a ï e120
L’ambivalence, entre lettre et signifiant
168Le père engendre, semble-t-il, tout autant un poème qu’un fils. À cette heure solennelle où la souffrance et la beauté se sont rappelées à lui à travers ses mains, comme un destin auquel il ne se résout pas, il semble composer le premier poème de Joël Des Rosiers. Il se fait musicien, sensible au « chant » du tréma, au « tremblement des voyelles », aux « résonances des lettres ». Ce sera le dernier poème du père, car il prendra peur et abandonnera typographie et écriture, craignant de hanter les morts et de s’empoisonner, craignant, en quelque sorte de cotoyer cet abîme que la lettre ouvre sur le réel. Il semble avoir deviné ce que nous annonce Lacan :
Aborder cet impossible, ne saurait constituer un espoir. Puisque cet impensable c’est la mort, dont c’est le fondement du Réel qu’elle ne puisse être pensée121.
169Mais il aura connu un moment de création poétique à la naissance de ce fils qu’il nomme, ou plutôt signe, se faisant, en quelque sorte, le passeur du destin et de l’écriture. C’est donc en habitant son nom, comme lettres et comme poème, que le poète maintient la filiation.
170Le jeu sur le tréma fait du prénom Joël l’inscription d’une lettre fondamentalement haïtienne, dans le langage. C’est à la fois une marque muette, « ineffable » et un signe scriptural, c’est une lettre, un bout de réel, tremblant et double, ou fissuré. Joël est në plutôt que né. Il est d’ailleurs sauvé, en quelque sorte, dans l’écriture, le père partant du mot « noyé » pour parvenir au mot « né », par soustraction, transformant un trauma en tréma. De même que l’enfant semble avoir échappé à la mort par miracle, au cours d’un accouchement qui est décrit en des termes médicaux assez effrayants, ainsi, le père, en composant le faire-part, commence par la mort, pour en soustraire la vie. Il est le second accoucheur, non plus du nouveau-né, comme être vivant, mais du nouvel être parlant, écrivant. Le signifiant est le reste d’une mort, d’une noyade, la naissance même du signifiant est le reste d’une chute : « il [...J fit tomber les lettres », qui occasionne d’abord un tintement, un son, un « râle ». L’agonie est première. L’enfant est le reste d’une noyade, d’un naufrage, du passage du milieu qu’est la naissance redoublée par une laborieuse nomination. Le tréma de son prénom inscrit la trace du réel d’où il vient et qui demeure ineffaçable, faisant de lui un homme de lettres et de tremblement. Ensuite le chant fait « résonance » et la lettre s’organise en un signifiant encore très ténu et ambigu : « a ï e ».
171Dans ce moment de pure création, dans la typographie, dans la matière même des signifiants (acoustiques, visuels, graphiques), on pourrait suggérer que se révèle l’ambiguïté profonde de la lettre, son caractère « amphibie ». Entre vie et mort, entre amour et haine, entre désir et angoisse, le père rencontre intensément une essence du langage, et fuit. Car autour du tréma/trauma de Haïti, et de Joël, s’explicite l’ambivalence d’une haïtianité et d’une condition. L’enfant né, noyé dans le sang, « sauvé par miracle », dans un bain de sang, est bien proche de la mort, comme peut l’être une île où les « bains de sang » ne sont pas rares. Par métonymie, le signifiant caraïbe s’allie de fait au rouge, rouge du roucou et rouge du sang. De même, le tréma qui recouvre les lettres « aimées » souligne les voyelles « a ï e », ce qui fait entendre un cri, mais également l’homophone « haïe », autre terme à tréma que le poète ne dit pas et qui est peut-être refoulé dans l’évocation de son île natale. Il découvre les ambiguïtés d’une île, d’un signe et d’un sentiment ambivalents, de même que son père, étrangement effrayé par les pouvoirs du langage.
172Car ce tréma, cette caye amphibie, entre signifiant et lettre, à la différence du signe, n’a pas de valeur fixe. Il peut se détacher des signifiés pour devenir lettre pure, s’associer librement à des signifiants, dans des réseaux inconscients. Il se déplace et engendre, dans la signifiance, sous le sens manifeste, des associations ambiguës où le sens, loin de se fermer, explore toutes les polysémies. Les « lettres aimées » sont également redoutées, de même que le destin proposé par ces « mains de femme », « trace impudique de beauté trop belle », est à la fois désiré et rejeté par le père qui, après avoir composé ce poème-nom, à la naissance de son fils, abandonnera les « lettres ». De la même façon, sans doute, la famille quittera l’île d’Haïti, aimée et dangereuse, où règne la mort.
173Il est, en revanche, dans le destin du poète d’assumer l’ambivalence et le risque de la lettre. Si le père est troublé par sa propre trouvaille, par l’audace qui lui avait fait choisir « ce nom imitant la plainte/du cabri vers les limbes » et s’il fuit les « purs joyaux annonçant la résurrection des langues », c’est qu’il y entrevoit également des présences inquiétantes, la hantise de la mort. Le tréma fait trembler. On ne sait s’il est réponse au trauma, ou nouvelle blessure. Frémissement dans le langage, il est la marque de la « differrance », de la singularité. Il fait diphtongue, signale hautement la polysémie, comme une sorte de refente dans la langue qui devient double, ou bifide. Le fils, quant à lui, osera assumer ce tréma et ces mains que, par son père, lui a légués Amanthe, et il paiera sa dette aux morts doublement, par l’écriture et par la chirurgie :
je fouille je remonte à la source je veux savoir de qui
me viennent ces mains atypiques tu as les mains de ma mère
malebranche comme le patronyme de la mère de mon père
la mâle branche porte Des Rosiers
que le tribut payé à la douleur maternelle
à la disparition d’Amanthe
à l’effroyable cicatrice de ma mère
au silence entourant le manuscrit de Dieudonné
me fut si cher compté je n’aurais pu l’imaginer
avant de me retrouver des années plus tard
un bistouri dans une main et une plume dans l’autre122.
174Le nom du poète s’enracine littéralement dans sa filiation, découvrant au lecteur les autres signifiants, cette fois végétaux, « malebranche », « rosiers », « vétiver », qui vont marquer son langage. Il reconnaît avoir payé une lourde dette aux accidents de sa naissance et à ses ancêtres, en assumant, comme un destin, les mains « atypiques » qui font de lui un écrivain et un chirurgien, un homme qui ne renie pas sa part féminine. Des deux côtés, par conséquent, il a accepté de côtoyer la mort, puisqu’il évoque cette « étrange aisance [...] parmi les entrailles », mais également la nécessité d’« ajouter des pages au manuscrit de l’ombre ». Là où le père a refusé d’entrer en relation avec les lettres porteuses d’autant de mort que de beauté, estimant ses mains de femme trop « fines et élégantes », « si bien que ces mains-là lui étaient étrangères devenues », le fils assume doublement les mains, dans l’attention qu’il porte à ce qui se trame entre vie et mort, comme entre masculin et féminin. Il accepte la part féminine qui, paradoxalement, vient de la « mâle branche », patronyme de sa grand-mère, il tisse une filiation complexe qui sinue d’une femme à un homme. Entre la chirurgie et la poésie, il semble approcher à l’extrême une expérience féminine, celle des « entrailles » où se fomentent la vie et la mort.
Un rhizome de signifiants
175Si le tréma doit être reconnu comme une lettre majeure et en même temps minimale, initiale et initiatrice pour le poète, des signifiants lui sont liés, par métonymie ou par association de sons et d’idées. Ce sont les signifiants « Caraïbes », « roucou », « rouge », « sang », « Taïnos », mais également « sauvage », « aï », « Vaïna », nous l’avons vu. Cependant, le nom « Des Rosiers » est lui-même abordé comme un signifiant qui s’associe aux végétaux, « herbes », « fleurs » et « roses » en particulier, puis « vétiver », « odeurs » et « herbes médicinales », mais également par métonymie au signifiant de l’indianité et de sa langue, le « tamoul ». Ainsi, Vaïna est liée au poète par le tréma et l’usage du vétiver, mais la femme rencontrée en Guyane se dit d’origine tamoule, elle est donc elle-même, par la langue, associée au vétiver, plante originaire de l’Inde orientale. De plus, elle a joué dans Les Indes galantes, le rôle de l’Indienne, ce qui redouble son indianité, du côté occidental cette fois, tant le signifiant « indes », dès l’origine, permet l’ubiquité. La métonymie agrandit le cercle des associations signifiantes, tandis que, par un jeu de sonorités, la couleur verte se lie au vétiver, comme on l’entend dans le vers suivant : « une nudité couverte de l’eau verte du vétiver ». La triple répétition de la syllabe [ver] établit un lien nécessaire entre le nom « véti-ver » et la couleur qui lui sera attribuée, rappelant en outre l’expression « parfum vert » qui caractérise certaines fragrances. Pourtant, c’est la couleur rouge qui s’attache aux eaux teintées par l’herbe, et associe le vétiver, par ce biais, au roucou et aux Caraïbes, à la série du pathétique et du sauvage. En effet, lorsque le poète évoque l’usine de ses oncles (à qui est dédié le recueil123), il décrit « une eau rougeâtre124 » :
car les oncles construisaient une usine d’huiles essentielles
que je me souvenais d’une eau rougeâtre
coulant des canalisations qui ensanglantait la rivière
que la maison la rivière l’usine de vétiver m’apparaissaient
maintenant et toujours comme ayant été le centre du monde.
176On reconnaît là le caractère polysémique du signifiant qui peut évoquer le rouge, si l’on en croit le référent réaliste, et le vert, si l’on se laisse guider par les sonorités du mot « vétiver ». C’est pourquoi le mot, d’emblée introduit comme « syllabes essentielles dont la profération exhale un esprit léger et subtil », s’avère si fertile en associations poétiques. Il n’est pas seulement le mot « vétiver », se référant à une herbe, à un parfum, à une « huile essentielle », mais un signifiant, « syllabes » sonores qui font correspondre des parfums et des idées abstraites, un « esprit », mot lui-même polysémique qui s’inscrit ici entre spirituel et spiritueux, entre des couleurs et des sensations tactiles. « Vétiver » est un carrefour de « correspondances » baudelairiennes : « Le terme vétiver a pour étymologie le nom tamoul de la plante dont les racines odorantes prennent la couleur de la charité charnelle125 ».
177À l’intérieur du recueil, il deviendra un véritable fil rouge – et vert, bien que ses fleurs soient blanches. Les occurrences nombreuses du mot et de périphrases qui le désignent, confèrent une unité aux personnages, aux femmes rencontrées, aux moments de la vie du poète, enfant partageant la sensualité de Vaïna, adulte séduisant une femme envoûtée par « l’odeur du vétiver sur [s]a peau ». L’herbe relie également le vivant et le mort, elle est herbe « vulnéraire », qui guérit les plaies, mais elle pousse également sur les tombes : car le grand-père fut « inhumé [...] sous le chiendent des Indes ». C’est « une herbe d’éternité en marche depuis l’Inde ». En elle, se trouvent donc synthétisées les Indes orientales et les Indes occidentales, elle unit les traits de l’Indien Caraïbe et de l’Indien des Indes, du Tamoul et du Taïnos.
178C’est dans cette mesure que le vétiver est rhizome. Non seulement comme plante à « racèmes », mais comme signifiant qui s’étoile dans le texte et la mémoire, redessinant un espace géographique et historique qui tient compte à la fois de la réalité (événements personnels, migrations historiques, lieux) et d’un parcours dans la signifiance. Il s’agit moins ici, en effet, d’une recréation imaginaire de l’enfance ou de l’histoire, que de « signifiance », car, si des images sont nécessairement suscitées par les signifiants, ces images ne sont pas miroirs du moi, elles se défont sans cesse, dans le libre jeu du langage, comme une chaîne de signifiants donnant accès à des fragments d’histoire. Des scènes dramatiques, des dialogues, des récits s’accrochent à des signifiants, que l’imaginaire réinvestit, certes, car on ne peut penser sans images, mais sans les disposer en reflets du moi, les articulant bien plutôt à des signifiants qui esquissent la cartographie d’une histoire du sujet. Vaïna n’est plus seulement la nourrice, la femme aimée dans l’enfance, elle est un nom, un bout de langue, un signifiant donné à entendre et à rêver. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’images, car cela serait proprement impensable, mais c’est que la fragmentation, le système de relations, s’insinuent en deçà des images, dans les failles qui laissent entendre des signifiants plutôt qu’elles ne suscitent des scènes ou recomposent des icônes.
179D’autres signifiants donnent une unité au recueil, dans son parcours de Cayes à Basse-Terre, mais ils sont en quelque sorte tous dérivés des signifiants originels égrenés dans les toutes premières pages. Les poèmes pourraient être définis, par conséquent, comme tentative de déplier tous les rhizomes de cette naissance au monde et au langage, dans une filiation humaine, historique, et en même temps végétale. Le poète portant doublement le nom de plantes : Des Rosiers et Malebranche (par sa grand-mère paternelle) aspire à assembler herbes et humains, terre et verbe. En effet, si, à la différence du signe, plus monosémique, le signifiant est perception des contraires, des tensions, il ne provoque pas pour autant de rencontres convulsives, voire d’oppositions irréductibles : le signifiant permet la circulation, la relation entre les pôles opposés, comme dans la « violence douce du vétiver » ; il peut allier plusieurs couleurs, nous l’avons vu, et varier les associations. On pourrait sans doute explorer bien des parcours, entre le végétal et l’humain, entre le sacré et le profane, entre le familier et l’étranger, voire l’étrange, de même qu’entre le vivant et le mort. En effet, aussi bien que les rites hindous, les herbes établissent un lien entre la sensualité des parfums et des mots, la peau, le désir ou la guérison, d’une part, et la tombe, la cendre, le corps inhumé ou honoré par les fumigations et les hommages, ou encore recouvert d’herbes, d’autre part. Dans l’immanence du texte, les signifiants, en effet, s’appellent, se correspondent, tissant la signifiance, tandis que, d’autre part, le récit tente une certaine historisation, une relance des signifiants vers le symbolique.
Désir de symbolique
180Ce qui se cherche, en effet, dans le travail des signifiants, aux lisières du réel, c’est une dimension symbolique, là où un trou fait abîme. C’est pourquoi le recueil ne peut être que « stèle », offerte au souvenir des morts très émouvantes et « littéraires » d’Amanthe et Dieudonné, mais également registre des souffrances endurées par les esclaves, mémoire des tortures infligées par Rochambeau à Basse-Terre, inscription de la « crasse négrière » d’un bord à l’autre de l’Atlantique. Il deviendra, par conséquent, ce qui tente de symboliser le réel, celui de la malemort, de la perte des esclaves jetés en mer, sans sépulture, corps abandonnés dans le passage du milieu, réel d’abjection et d’horreur qui ne s’est pas séparé du vivant, faute de trace symbolique :
ô nos morts
ne meurent pas dans les îles à venir ils demeurent126
181Et lorsqu’il franchit l’océan en avion pour se rendre à Paris puis en Guyane, le poète se souvient :
je désirais repeupler la mer étale
y convoquer
tous ceux que je n’avais pas connus
ou encore qui avaient péri noyés127.
182C’est ce signifiant « noyé » qui fait le lien entre toutes les morts non symbolisées qui, de ce fait, ne peuvent devenir histoire, qu’elles soient attachées à la sphère intime ou au destin collectif. Le texte recueille, par conséquent, toutes ces morts en souffrance, ces noyades que le poète est appelé, par son propre destin, à honorer. En effet, si le nouveau-né, Joël, était « noyé dans le sang », le grand-père Dieudonné est lui-même décrit, à sa mort :
couché dans le costume blanc [...] le visage [...] comme noyé dans le canal de l’amour sous un drap
en fil écarlate sans le secours de danses et de chants128.
183Le terme « noyé » était déjà présent, à l’ouverture du recueil, dans l’évocation des Indiens caraïbes, « premiers naturels des îles », dont demeure la trace sur des pierres et « amulettes » collectionnées par le grand-père :
le visage des hommes
et leur air de noyés dans la pierre
visages pleins d’horreur et de mélancolie vestiges
de quelque époque déjà maudite129.
184« [D]epuis j’erre dans le Livre disparu », conclut le poète, comme si le deuil ne pouvait s’accomplir. De cette mélancolie il n’est pas absolument certain que le poète soit délivré, à la fin du recueil, comme l’attestent ces vers de la dernière page :
le peuple du vétiver a veillé toute la nuit
la naissance d’un mythe nouveau
l’aube est terrible pour l’insensé
qui a cru au saint livre
quelle mélancolie dans le ciel de Tamil Nãdu
depuis votre exil en la mer du Pérou130
185Le lecteur ressent ici une tension irrésolue entre la cérémonie appelant la symbolisation, autour des signifiants « veillé », « mythe », « saint livre », et la « mélancolie » évoquée autour d’un « insensé » qui renonce à sa foi, d’un « exil », et d’une attente qui semble vaine. Le recueil étend toute sa quête entre cette mélancolie et cette symbolisation qu’exigent les morts noyés, les suppliciés, les morts-vivants de la traite. Ainsi, le poète osera-t-il le récit des « punitions les plus horribles » réclamées par Rochambeau, et les « machines de destruction » inventées par celui-ci : lors d’un de ces « bals apocalyptiques » affectionnés par le tortionnaire, les invitées assistent aux funérailles déguisées
de leurs pères de leurs frères de leurs fils ou de leurs maris
soupçonnés ou emprisonnés qu’on avait noyés au crépuscule dans la baie131.
186Par conséquent, les signifiants relient entre elles des histoires, collectives et singulières qui, sans que cela soit davantage explicité, permettent de découvrir une cohérence entre l’enfant Joël Des Rosiers, son grand-père Dieudonné, père symbolique du poète, et Haïti, dans une noyade fondamentale. Mais au-delà de ces réseaux métaphoriques et métonymiques, dont les liens demeurent le plus souvent elliptiques, le poète fait le récit de son histoire et de celle de son pays, travaillant, dans une sorte de démarche analytique, à une symbolisation.
Une historicisation
187En effet, si la mémoire atroce d’Haïti était présente en filigrane, dès le recueil Métropolis Opéra, sous-jacente à la mélancolie des premiers recueils, l’émergence fulgurante de bribes d’histoire se transforme en récit, en une organisation de séquences narratives, en un cheminement plus logique, dans Vétiver.
188La mémoire historique, en effet, faisait irruption, en creux, dans Métropolis Opéra, Tribu et dans Savanes. On pourrait même dire, dans une lecture rétrospective, que tout était déjà là. Ainsi, dans Métropolis Opéra, le « vétiver », dès les premiers poèmes, « Vaïna », le « Livre » perdu, le « pressentiment des voyelles de larmes » dont naîtra Vétiver, « l’amante défunte », et le « rosier ». De même, la traite, « lombes » des navires amiraux, cales abjectes, supplices, étaient déjà évoqués par éclats dans Tribu et Savanes. Mais ces bribes explosaient dans le texte de façon mystérieuse, opaque, elliptique, à peine décryptables pour qui ne connaîtrait pas la suite de l’œuvre, alors qu’elles s’inscrivent dans Vétiver, se formalisent dans des récits. L’histoire y est beaucoup plus précisément repérée, les événements étant datés, les personnages historiques nommés et l’archive prenant place dans le texte, comme un témoignage irrécusable. Le poème ne se contente plus d’une irruption violente et allusive de l’Histoire, de la concrétion opaque d’un souvenir emmêlé au présent ; il arpente, avec rigueur et exactitude, histoire personnelle et histoire collective, faisant la relation précise des exactions des armées napoléoniennes, par exemple :
Rochambeau appliqua des méthodes de torture
d’une barbarie inouïe
qui souilla pour toujours les annales
de toute nation
prétendant à la civilisation
tous les noirs et les mulâtres qu’on pouvait arrêter
étaient assassinés de la façon la plus brutale possible
des potences étaient érigées partout noyades immolations
les punitions les plus horribles étaient exécutées sous ses ordres
il inventa une nouvelle machine de destruction132.
189Le poète n’est plus, du reste, « élégant et nu, au-dessus de l’Histoire » ; comme dans Tribu, il ne regarde pas ; il recherche, note, écrit, témoigne, retrace, inscrit l’empreinte des signifiants dans des récits. Le poème s’ouvre tout grand à la relation presque prosaïque des faits historiques et de leurs archives, comme réalité totalement assumée dans le texte et dans la mémoire personnelle :
Louis nègre de la Côte de Guinée
se disant libre de Puerto Rico
n’ayant aucune pièce qui prouve sa liberté
à la geôle du 7 avril 1811133.
190Ces pans d’histoires assez larges qui prennent place, en fondu-enchaîné, se tissent au présent, sans rupture. Les « états des nègres-marrons détenus à la geôle de Basse-Terre », la recherche du « collier de servitude » et du « maillet de gaïac », entreprise par un poète – « rôdeur », parmi les « charpentes », peuvent même apparaître comme un point d’aboutissement du recueil, véritable ouverture de la mémoire et plongée dans les « eaux noires » qu’il faut bien affronter134.
191Vétiver est donc véritablement « cénotaphe », non seulement du grand-père Dieudonné et de son épouse Amanthe, mais des esclaves, et de tous ceux qui se sont « noyés », dans le sang, dans l’Atlantique ou dans « le canal de l’amour135 », et dont le corps est à jamais perdu, n’ayant trouvé nul tombeau, disparu sous la mer, sans laisser de trace pour les vivants. Joël, « noyé dans le sang », a des affinités électives avec cette « théorie caraïbe ». Blessé au doigt à la naissance par un coup de bistouri, il porte sa cicatrice comme une « alliance au majeur gauche ». Il est le saint de ce sang, de ces sacrifices, de cette mémoire, il est le sinthome de ce naufrage ancestral. Là encore, le signifiant en est donné dès les premières pages baptismales du livre.
Un saint homme
192La naissance du poète s’accompagne, en effet, d’un symbole qui confère son unité au monde : la main, « main de l’accoucheur », « cinq doigts de la main » figurés par les cayes « à l’entrée de la rade », doigt blessé du nouveau-né marqué par un coup de bistouri, comme un « stigmate » qui le fera à la fois médecin et poète. Il assemble les signes qui, autour de son nom, ou de ses noms plutôt, suscitent un univers de sens, dans un poème qui, mémoire des morts et des souffrances, ne se laisse pas abîmer cependant dans le désespoir et le silence. Si le mot « stigmate » suggère l’idée de martyr et de sainteté, il va de soi, en effet, que les souffrances, les tortures de la mémoire et du corps ne font que désigner l’écrivain comme saint d’une religion qui est l’écriture, « culte du livre », dont les rituels et les dogmes sont « mythes réinventés » et vertu nouvelle de la « charité charnelle ». Une confiance neuve et hautement proclamée dans le langage et dans le livre s’affirme et même davantage, puisque les termes « foi » et « culte » invitent à donner à cet élan sa dimension religieuse :
père de mon père que je ne connus pas
j’apporte vivante ta foi dans le culte du livre,
193déclare solennellement le poète.
194Toutefois, le saint homme est également sinthome. En effet, l’incision, sorte de trait unaire, causée par le bistouri, la présence originelle des signes typographiques et des « lettres » encore hors-sens, inviteraient à penser une articulation entre le réel, l’inscription pure d’un trait et le symbolique qui viendrait y ex-sister. Dans les derniers vers de « Cayes », le poète s’exalte ainsi :
heureux le fils ayant devant les yeux si bel exemple
de l’homme de lettres que la mort fermente136.
195En cette expression parfaitement équivoque, les lettres peuvent être comprises comme pur caractère d’imprimerie, littéralement lettres, puisque le père était typographe, et en même temps comme littérature, aboutissant au livre qui vient manifester la gloire du symbole. Le grand-père, Dieudonné, a donc légué au poète-narrateur un héritage de signes, faisant en l’occurrence de son nom un geste, du Nom-du-Père un don qui permettra d’inscrire la filiation dans l’écrit :
chose dieudonnée où la graphie se devine stèle
grandiose cénotaphe de plusieurs millions de signes137.
196La lettre, le signe, on le voit, viennent donc à sa place, à la lisière du réel et en particulier de la mort, comme intuition de symbolisation, dans la « stèle », le « cénotaphe » sur lequel les « signes » ne sont pas encore noms, formules lapidaires, mais pure « graphie ». Il est d’ailleurs significatif que le poète évoque ici un « cénotaphe », car ce monument funéraire à la mémoire d’une personne n’en contient pas le corps. Le mémorial se fait donc autour d’un vide, d’une absence redoublant la mort, symbole pur, évidé de tout corps. Transmuée en signe, la mort n’est plus seulement corruption mais « fermentation ». En elle, lève une parole, à tel point que mort, l’ancêtre semble écrire encore : « Le corps pétri de tuf ombre écrivant la ténèbre ».
197L’œuvre est ainsi un continu de mots et de signes qui, à travers la parole du petit-fils, tisse la filiation, et l’on ne saurait dire qui parle dans ces vers, tant le poète s’est identifié à l’aïeul mort.
198C’est en Dieudonné, en effet, ou Dieu donné, que le sens du sacré s’enracine pour rejaillir au fil des poèmes, de même que dans le prénom Joël s’est inscrite, depuis la naissance, la signification d’un hommage religieux :
Il me faut ajouter des pages au manuscrit de l’ombre
dont je porte le prénom dissimulé sous la forme
d’une mystérieuse tautologie Ioél Dieu est Dieu
Yah est l’El grand et terrible138.
199Le tréma, dans cette nouvelle formule cryptée du nom, a disparu, révélant un é et une signification non plus caraïbe mais hébraïque. C’est que les signifiants peuvent également transiter dans les langues. Le recueil se fait par là polyglotte, ouvert à toutes les traductions, du tamoul à l’hébreu, du créole au français. Il inclut de larges pans de latin, langue du savant grand-père, mais également des « mélopées » qui charment Vaïna. Le latin est ici une langue tout aussi étrangère et merveilleuse que le tamoul ; elle est menacée car on voudrait, semble-t-il, la « massacrer ». Là où l’on attendrait une défense du créole, langue maternelle perdue, le poète défend le latin,
la langue pas si morte de la mathématique
fondement de l’intelligence,
200selon l’ancêtre Dieudonné qui le parlait. Faut-il s’étonner d’un tel hommage chez un poète qui n’a cessé, nous l’avons vu, d’exprimer son désir pour une langue paternelle, une loi qui se tienne à distance d’une langue fusionnelle et aliénante ? La poésie se cherche davantage du côté des « langues pas si mortes », c’est-à-dire presque mortes, de ces langues qui ne sont plus guère qu’écrites, cherchant ainsi un écart, se mettant à distance du vivant et de l’instant, pour approfondir sa quête du symbole et de la trace, en tant qu’elle est elle-même une langue pas si vivante.
201Honorant la mort de l’ancêtre, le premier ensemble du recueil, « Cayes », se terminait par une cérémonie, et c’est par une autre cérémonie, dédiée cette fois au poète, que Vétiver s’achève, redoublant l’aspiration au symbolique. Les derniers vers, en effet, évoquent la mort du poète, dans une mise en scène toute symbolique, une cérémonie qui opère la synthèse entre les éléments dispersés du recueil :
je vous donne quelques larmes
pour l’herbe amenée d’Orient
très noires prêtresses chargées de science
Satyavati Gandhakali
amantes couleur de la charité du cuivre
jetteront sur ma cendre des parfums dravidiens.
202Ces derniers vers, aboutissement du recueil et du voyage, réunissent l’Orient et l’Occident, la femme tamoule de Cayenne, Vaïna, femme « étrangère » (était-elle d’origine caraïbe, indienne ou étrangère, par essence, à toute origine ?) et les prêtresses dravidiennes, du Sud de l’Inde. Par la médiation du vétiver, le poète unit également les peuples noirs du Sud de l’Inde et les peuples noirs des Antilles. Il se fait médiateur, « donnant » des « larmes » pour « l’herbe », en jouant d’un parallélisme sonore qui assemble les deux termes, dans un échange. La mélancolie s’offre à se commuer en deuil, en cérémonie religieuse et sensuelle, par une herbe qui est à la fois « herbe vulnéraire » et herbe qui pousse sur les tombes. Le poète assume ainsi sa mort comme guérison ultime et rencontre intime avec l’amante étrangère, de même qu’avec la langue étrangère qui résonne dans les derniers vers.
203Ayant atteint l’extrême « bout de [sa] langue », ou de son recueil, le poète se tourne vers une autre langue qui chante ici l’Orient. L’Inde enrichit de ses sonorités et de ses rites l’univers des Caraïbes, comme si, parti des Cayes, le poète était parvenu à l’Inde, à laquelle il rend hommage par un juste retour. Les racines ne peuvent être que multiples, tant aux Indes occidentales que dans les signifiants. Le rhizome est bien la figure qui rend compte de ces correspondances infinies, de cette unité profonde. L’erreur de Colomb se croyant parvenu aux Indes devient vérité, dans le signifiant, pour un univers de rencontres et d’échanges. Celui qui a enfin trouvé l’Inde dans les Indes Occidentales assume un signifiant hybride qui fait correspondre les symboles et les langues. Ainsi, la mort non séparée du vivant, aux Antilles, s’inscrit dans les cycles de la réincarnation qui conviennent mieux que les symboles chrétiens à une poétique du rhizome et de l’ambivalence, de la spirale. La poésie tente d’intégrer la mort dans le présent, de faire communiquer Éros et Thanatos, pulsion de vie et pulsion de mort, qui se répondent, non dans une irréductible opposition mais dans un signe ambivalent.
204Dans une ultime cérémonie, le poète, mêlant sensualité et mysticisme, se replie dans son recueil, vaste « stèle ». Il fait, de la sorte, retour au début du recueil où il évoquait le « cénotaphe » de son aïeul. Son propre livre rejoint ou réécrit, par conséquent, celui de Dieudonné. Se nourrissant de la langue de Dieudonné, de ses leçons, de ses fantasmes, le poète accueille le legs et continue le voyage. Le vétiver, herbe apaisante et sensuelle, mais également mystique, est hommage au grand-père déjà mort et au poète dont le destin est d’honorer la mort, de la symboliser.
Signifiances
205De Métropolis Opéra à Vétiver, la poésie de Joël Des Rosiers approfondit donc son langage. D’abord très haché, elliptique et même hermétique, le langage de l’alchimiste brûle en quelque sorte, dans Savanes, la matière des mots. Le poème, à la fin, est « calciné ». Dans cette œuvre au noir, que nous pourrions davantage appeler « passage du milieu », dans le contexte de la Caraïbe, le poète trouve son propre nom et le langage qui peut en retracer l’histoire. À l’instar d’un Édouard Glissant, Joël Des Rosiers est en quête d’un « déparler » capable de rendre compte d’une histoire qui est d’abord perte, noyade, et d’une mémoire qui est reconnaissance paradoxale de l’oubli. L’histoire de la Caraïbe et de ses « théories » nomades, ne peut être racontée tout uniment, dans un « conte » qui d’emblée trouverait sa syntaxe et son destinataire. De longs détours sont nécessaires, l’opacité est la règle. C’est pourquoi le texte se troue de bribes de récit plus qu’il ne se fait épopée. L’histoire n’est pas accessible immédiatement.
206De Métropolis Opéra à Vétiver, toutefois, elle se fait de plus en plus présente, non plus seulement dans la déchirure du texte, le palimpseste des voyages et de la mémoire, une asyndète qui commande des associations étranges, métaphoriques et opaques : elle se déroule en larges pans, de façon plus métonymique, et le poète-narrateur a même accès à des archives, à des faits historiques dont il peut témoigner. De même a-t-il un plus large accès à son histoire personnelle et aux signifiants et symboles qui la structurent. Les sables dans lesquels se perdaient les mots de la « tribu », ont ensemencé, « frayé » le lit d’un fleuve, à la fin de Savanes. Le poète a continué son itinéraire, dans Vétiver, avec des repères de plus en plus fermes et singuliers. Il a ouvert un chemin, de la « langue maternelle » perdue, à la « phrase », dans une « langue paternelle » construite et rigoureuse qui organise le monde139. Vétiver constitue, autour des signifiants majeurs du poète, un travail de symbolisation, de nomination.
207Les mots, d’abord décomposés, ne sont plus de « pures sonorités », comme dans Savanes. Ils sont usés, cassés, jusqu’à la lettre qui « tombe » de sa « case ». C’est seulement alors qu’ils deviennent signifiants, comme si la déconstruction ayant atteint le presque rien d’un tréma, d’un accent circonflexe, de quelques lettres, permettait à nouveau d’inscrire, d’accrocher des bribes de signifiance sur ce reste, littoral du réel.
208Dès Métropolis Opéra, cette opération pourrait apparaître dans le texte crypté des vers de Nomade :
le long des pistes hauturières
la vanité du texte
ramène dans les rets du sens
ses captures noctiluques
espaces épaves éparses
gréements de gemmes
de givre
palimpseste du désir
à l’horizon de crues du vers140.
209On croirait entendre, dans ces vers, quelque chose de ce que Lacan évoquait, d’un signifiant qui prendrait la lettre « au filet du semblant », dans le discours141. Le vide du texte, sa « vanité » mallarméenne, semble prendre au filet, dans les « rets du sens », d’un discours qu’il déconstruit, troue de larges mailles, de belles proies, « captures noctiluques » qui ne sont pas sans rappeler quelque merveille rimbaldienne, précieuses illuminations nocturnes dans les mers profondes où le poète se baigne. Restes, « épaves éparses », ces lettres rares, toutes trouées d’espaces, de blancs typographiques et syntaxiques, sont les quelques carcasses demeurées d’une histoire tragique sur laquelle se réécrit le « désir ». Le vers croît et croit à l’inconscient, dans cette plongée, tout juste commencée, dans les « savanes de la mémoire ». De façon très allusive, les signifiants de la traite, du naufrage, de la mer et de ses « gréements » viennent représenter pour le sujet ce que son désir inconscient ne peut/ne doit pas ignorer. Ces signifiants ouvrent le recueil Savanes, puis ne cessent de nourrir la poésie de Vétiver qui les reprend dans des récits, de façon beaucoup plus fluide et explicite.
210Les signifiants, en effet, n’y cessent de relier entre eux des bribes d’histoire qui par eux prennent sens. Ce sont des signifiants de l’inconscient, se rapportant à des éléments profonds d’une mémoire familiale et personnelle, qui permettent de passer d’un élément à l’autre, comme les maillons d’une histoire cohérente. Le poète s’est « arrimé » à une absence de terre, ce qu’il nomme dans Vétiver non point Haïti, terre d’enfance ou Caraïbes, mer des agonies et des errances, mais « terre du verbe142 ». On pourrait sans doute dire également terre des pères. Ce n’est pas une patrie, c’est une langue, un « verbe » créateur, mystique, car il procède de mystères et de sacrifices, mais également « lituraterre » faite d’épaves et de trous sur lesquels l’avion-poésie atterrit. Le poète invente son propre univers habitable, dans ce langage tissé de signifiants singuliers. Toutefois, les signifiants, il faut y insister, ne sont pas des « signes » absolus, des symboles dont le sens serait décidé une fois pour toutes, dans un code ou un dictionnaire.
211À l’inverse, les signifiants recèlent, comme tout ce qui porte la marque de l’inconscient, une grande ambivalence. Ils circulent, s’associent, porteurs de polysémie et de contradictions vivantes. C’est pourquoi le sens ne saurait se figer, bien qu’une historicisation se fasse jour. Les signifiants demeurent en mouvement, dans la signifiance qui travaille sous le logos. La mort et la vie, dans le signifiant, ne sont pas séparées, le familier et l’étrange se rejoignent, le profane et le mystique ont des affinités, la prose et la poésie, le présent et le passé s’allient sans frontières rigides. Par conséquent, s’il trouve une fluidité, une plus grande mémoire, le langage de Des Rosiers n’en est pas pour autant simplifié. Il demeure poésie de l’opacité. Le récit donne très souvent l’impression de tout dire, sauf l’essentiel, de tout éclairer, tout en laissant au lecteur un sentiment d’« inquiétante étrangeté ».
212Le recueil se referme, d’une Amanthe « dont la beauté était mythique », aux « amantes » qui veillent le poète, d’un mythe célébré à un mythe apparemment déçu, de la naissance à la « cendre ». Le poème n’aura donc été qu’une épitaphe et le système symbolique (du nom, de l’écrit), loin de purger la condition humaine de son pathos, s’accomplit dans le rituel funéraire, dans la mort et les larmes. Si donc la symbolisation est réponse à l’angoisse mélancolique, c’est comme dépassement dans la réalisation du deuil, acceptation de l’être pour la mort.
Notes de bas de page
1 Tribu a constitué longtemps le premier recueil, car Métropolis Opéra, épuisé, n’a été réédité qu’en 2000 et n’a été disponible en France qu’en 2001. Il a fallu attendre, par conséquent, de le connaître, pour lui restituer sa place d’origine. Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait sans effet sur notre lecture, car Métropolis Opéra est thématiquement plus proche de Vétiver que Tribu, comme si une parenthèse s’était ouverte avec Tribu qui s’était refermée à Savanes. Métropolis Opéra s’ouvrait sur l’évocation du « Vétiver », et de « hiéroglyphes à l’échouage/sur des terres hérétiques » ; la quête de signes, voire de la « lettre », au-delà des images du moi, semblait immédiatement y prendre place : « contre l’empire de soi la réminiscence des siens », et plus tard, dans le poème ex-îles : « le signe circonflexe chorégraphe la lettre/quête un vent méthodique », Métropolis Opéra, op. cit., p. 35.
2 Théories caraïbes : poétique du déracinement, Triptyque, Montréal, 1996, p. XVI.
3 Ce n’est guère que dans la simplification de l’autre que, à l’instar de Glissant, on peut définir des « civilisations ataviques », celles d’Occident, par opposition aux civilisations « composites », celles du Nouveau Monde. Voir Introduction à une poétique du divers, Gallimard, Paris, 1996, p. 22, mais également Traité du Tout-monde, « Répétitions », p. 35 : « Cultures ataviques parce qu’elles s’autorisaient d’une Genèse, d’une Création du monde, dont elles avaient eu l’inspiration et avaient su faire un Mythe, foyer de leur expérience collective. » Édouard Glissant lie « civilisation atavique » et revendication du territoire, pratique monolingue. Il me semble qu’il y a là plutôt différence de temporalités, de rythmes historiques. Les civilisations occidentales ne sont pas plus ataviques que les autres, elles naissent des rencontres, souvent brutales, historiques, entre les peuples, des métissages nombreux et anciens qui ont fait les populations et les langues, elles sont parcourues par une interrogation profonde sur leur identité, tendues par des contradictions historiques. Édouard Glissant entrevoit d’ailleurs cette différence temporelle lorsqu’il écrit que, dans les civilisations ataviques, « la créolisation s’est opérée il y a très longtemps » (Introduction à une poétique du divers, op. cit., p. 22). Dans Poétique de la Relation, Edouard Glissant reconnaissait que les mythes fondateurs, les « genèses », même dans les civilisations très anciennes, loin de fonder « une certitude massive, dogmatique ou totalitaire », ont été « des livres d’errance, par-delà les recherches ou les triomphes de l’enracinement que le mouvement de l’histoire exige ». (Poétique de la Relation, Gallimard, Paris, 1990, p. 28, dans « L’Errance, l’exil », p. 23-34.) Des Rosiers nous rappelle, quant à lui, que la Grèce, source des civilisations (« ataviques » ?) d’Europe, est un archipel, une terre fragmentée, théâtre de l’errance fondatrice de ses héros partis guerroyer et revenus après maints détours en leur patrie.
4 Voir notre essai, Édouard Glissant, « un traité du déparler », Karthala, 2002.
5 « Vertiges et quêtes d’absolu », Théories caraïbes, op. cit., p. 196.
6 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Éditions de Minuit, Paris, 1975, p. 48.
7 « Du Niger au Niagara », Théories caraïbes, op. cit., p. 191.
8 Ibid.
9 Denis Vasse, La Dérision ou la joie, La question de la jouissance, Éditions du Seuil, Paris, 1999, p. 289.
10 Denis Vasse, ibid., p. 98-99. Les italiques sont dans le texte.
11 Wideman dans The Cattle killing, Philadelphy fire, Fatheralong, Reinaldo Arenas dans El asalto, Antes que anochezca, Otra vez el mar.
12 Formule employée par Ghila B. Sroka lors d’un entretien avec Joël Des Rosiers, qui constitue la trame de Vertiges et quêtes d’absolu.
13 Joël Des Rosiers, « Du Niger au Niagara », entretien avec Ghila B. Sroka, de Tribune Juive, Théories Caraïbes, op. cit., p. 190.
14 Denis Vasse, La Dérision ou la joie, op. cit., p. 284.
15 Joël Des Rosiers, « Du Niger au Niagara », chap. cit., p. 190.
16 Théories caraïbes, op. cit., p. 183.
17 « Du Niger au Niagara », ibid., p. 190-191.
18 Joël Des Rosiers, Savanes, Triptyque, Montréal, 1993, p. 76.
19 Théories caraïbes, op. cit., p. 42.
20 « Du Niger au Niagara », Théories Caraïbes, op. cit., p. 190.
21 Métropolis Opéra, Triptyque, Montréal, 2000, p. 29.
22 Ibid., p. 33.
23 Roman. Il y a toujours quelque chose d’effrayant et de faux dans l’ordre social, sous l’ombre du Père.
24 « L’effet d’ex-île », Théories caraïbes, op. cit., p. 7.
25 Ibid., p. 29.
26 Ibid., p. 72.
27 Ibid., p. 75.
28 « Du Niger au Niagara », ibid., p. 191.
29 Métropolis Opéra, op. cit., p. 29.
30 Des Rosiers indique qu’il a commencé à écrire Tribu, en avion : « J’ai commencé à écrire ce texte en avion, à mon retour de Paris [...] et pendant que j’écrivais ce livre qui évoquait aussi une histoire d’amour, j’ai réalisé que toutes nos histoires d’amour sont des histoires de séparation », dans « La génération des écrivains québécois d’origine haïtienne », Théories caraïbes, p. 184. L’avion est le lieu propice à une telle révélation, il est le lieu des séparations, de l’entre-deux.
31 Tribu, op. cit., p. 35, puis 71. Rappelons les propos de Denis Vasse qui assonent avec le « voyage vers » proposé par la poésie de Des Rosiers : « Une telle construction intellectuelle non ouverte au Réel dans et par le Symbole reste fermée sur elle-même dans le redoublement de l’Imaginaire. Le sens ou la direction vers du désir est annulé au profit de la jouissance du moi se justifiant de son opposition à l’autre qui n’est rien d’autre que la projection de lui-même ». Les italiques sont dans le texte.
32 Savanes, op. cit., p. 92.
33 Ibid., p. 85.
34 Voir Le Sinthome, op. cit., mais également Lituraterre, publié dans Littérature, no 3, Larousse, 1971, puis dans Ornicar ? Revue du Champ Freudien, no 41, avril-juin 1987.
35 C’est dans ce sens que Lacan écrit qu’il n’y a pas de « stades », au sens chronologique. Ici, tous les stades peuvent être présents au même moment, à divers degrés, ou se succéder sans ordre préétabli.
36 Citations extraites de Métropolis Opéra et de Tribu.
37 « Peaux », Tribu, op. cit., p. 105.
38 « Homme sans tribu », Tribu, op. cit., p. 109-110.
39 « Douleur de l’origine », Métropolis Opéra, op. cit., p. 28.
40 « Blues for Francine », ibid.. p. 55.
41 « Femme blanche au pur dehors », Tribu, op. cit., p. 139.
42 « Peaux », Tribu, op. cit., p. 105.
43 « Blues for Francine », Métropolis Opéra, op. cit., p. 55.
44 « Femme blanche au pur dehors », Tribu, op. cit., p. 135.
45 Ibid., p. 130. « Je suis un homme du bel aujourd’hui. Pourtant je reste fasciné par ces mythologies culturelles, sublimes, parce quelles sont profondément enfouies en moi. Tribu fut donc écrit parce que je ressentais qu’au-delà des rituels amoureux persistait une tradition beaucoup plus vaste et à laquelle j’appartenais. C’est pour cela que le XXIe siècle sera tribal », dans « La génération des écrivains québécois d’origine haïtienne », Théories caraïbes, op. cit., p. 185. On peut reconnaître, dans les vers cités, une curieuse inversion du rituel de la mante religieuse dévorant le crâne de son partenaire, amante dévorée ici, à son tour.
46 Tribu, op. cit., p. 136.
47 « Femme blanche au pur dehors », ibid., p. 137.
48 Ibid.
49 « L’ordinaire de la passion », Métropolis Opéra, op. cit., p. 48.
50 « Femme blanche au pur dehors », Tribu, op. cit., p. 138.
51 Ibid., p. 138.
52 « L’austérité de ton corps », ibid., p. 121-122.
53 Ibid., p. 123.
54 « Femme blanche au pur dehors », ibid., p. 124.
55 Ibid., p. 126.
56 Ibid., p. 141.
57 « Femme blanche au pur dehors », ibid., p. 141.
58 L’adjectif possessif, qui disparaît souvent dans la syntaxe de Tribu, pour laisser la place à la structure nom et complément de nom (« la peau de toi », « le nom de toi », « amant de toi »), reparaît ici, éclairant rétroactivement l’autre construction. En effet, dans l’une, le moi est fortement énoncé : « de toi », dans l’autre, l’objet absorbe l’énonciation : « sa seringue », « son sida » ; l’être humain n’existe plus, il est dispersé dans les objets, destin des peuples de la ville.
59 « Video. Sphinx », « Lieux du désastre », Tribu, op. cit., p. 152.
60 « Danse 1. Nippon Memories », Tribu, op. cit., p. 154.
61 « Danse 3. Pina Bausch. Café Müller », « Lieux du désastre », Tribu, op. cit., p. 158.
62 « Chant pour un nègre meurtrier », ibid., p. 164.
63 Ibid, p. 168.
64 « De l’élégance d’être nu au-dessus de l’Histoire », ibid., p. 171.
65 Ibid., p. 172.
66 « Highway », ibid., p. 173.
67 « Désir de désert », ibid., p. 179-180.
68 Ibid., p. 188.
69 Ibid, p. 182.
70 Ibid., p. 184.
71 Ibid., p. 186.
72 Ibid., p. 187.
73 Ibid., p. 192.
74 Des Rosiers, « La génération des écrivains québécois d’origine haïtienne », Théories caraïbes, op. cit., p. 185.
75 Il s’agit de bribes de chants appartenant aux différents rites vaudous d’Haïti.
76 Tribu, op. cit., p. 187. Ce poème fait également référence à l’épigraphe du recueil Métropolis Opéra :
« À toi qui geins sous le Tropique
ces vers
ne sont pas dédiés », ainsi qu’au poème « Nomade », Métropolis Opéra, p. 30.
77 Lacan, Lituraterre, op. cit., p. 11.
78 Ibid., p. 10.
79 Tribu, op. cit., p. 124-125.
80 « Le fracas Des Rosiers », « Aux fanges le bel émoi », Métropolis Opéra, op. cit., p. 68-73.
81 Vétiver, op. cit., p. 20.
82 On pourrait penser aux « épiphanies » étranges de Joyce.
83 Vétiver, op. cit., p. 40-41.
84 Ibid., p. 44.
85 Savanes, op. cit., p. 25-26.
86 Ibid., p. 19.
87 Ibid., p. 76.
88 De même, le poète rapporte que pour son grand-père Dieudonné, le latin était « la langue des mathématiques » et « la grammaire était une morale », Vétiver, p. 24.
89 Il faut peut-être se souvenir, à ce propos, des vers de Rimbaud, dans Le Bateau Ivre :
« Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur ».
Ils nous rappellent que le langage du poète ne craint pas les associations les plus paradoxales, et fait des « morves » – d’azur, il est vrai – son ambroisie, « sa confiture ». On peut s’honorer de telles images et de tels signifiants qui, issus de l’abject du corps, sont sublimés par la poésie.
90 Lacan, Le Sinthome, op. cit., p. 110.
91 Savanes, op. cit., p. 85-86.
92 Ibid., p. 87.
93 Ibid., p. 87.
94 Ibid., p. 60.
95 Ibid., p. 80.
96 Ibid., p. 87.
97 Ibid., p. 89.
98 Nous faisons l’hypothèse que le pronom « elle », dans le contexte, désigne la mère. Une telle interprétation peut paraître forcée, car le pronom est ici très indéterminé. Cependant, les pages précédentes évoquent la naissance, la mère, le cordon. La femme, en outre, est très souvent associée à la mère ; le partage entre les deux est très difficile à opérer, dans les poèmes de Savanes.
99 Savanes, op. cit., p. 90.
100 Ibid., p. 91.
101 Ibid., p. 93.
102 Ibid., p. 20.
103 Ibid., 94.
104 Théories caraïbes, op. cit., p. 191.
105 Savanes., op. cit., p. 95.
106 Ibid., p. 97.
107 « Du Niger au Niagara », Théories caraïbes, op. cit., p. 193.
108 La relation entre Homère et l’Afrique est évoquée dans un passage du recueil :
« Homère
je songe à vous vieil quand d’Eurybiade
vous célébrâtes l’âme ces odes
très intérieures
Ulysse sonda la sienne en la tendresse soudain rameutée d’Afrique », Savanes, op. cit., p. 20.
109 Joël Des Rosiers, « Science du poème », Théories caraïbes, op. cit., p. 105-106.
110 Savanes, op. cit., p. 85.
111 Vétiver, Triptyque, Montréal, 1999, p. 22.
112 Ibid., p. 121.
113 Ibid., p. 19.
114 Le vers de Saint-John Perse associe les cayes et les maisons : « Ah ! les cayes, nos maisons plates » (Cité dans Vétiver, p. 17).
115 Vétiver, op. cit., p. 16.
116 Ibid., p. 57.
117 Ibid., p. 75.
118 Ibid., p. 101.
119 Ibid., p. 62.
120 Ibid., p. 18.
121 Le Sinthome, op. cit., p. 142.
122 Vétiver, op. cit., p. 20.
123 « à mes oncles qui m’ouvrirent les yeux à la beauté des alambics », Vétiver, épigraphe.
124 Ibid., p. 104.
125 Ibid., épigraphe.
126 Ibid., p. 32.
127 Ibid., p. 58.
128 Ibid., p. 31.
129 Ibid., p. 18, 31, 22-23.
130 Ibid., dernière page, p. 136.
131 Ibid., p. 70-71.
132 Ibid., p. 69-70.
133 Ibid., p. 128.
134 « je quittais la ville pour les mornes poivrés pour les eaux noires y pullulent murènes et silures », Vétiver, op. cit., p. 133.
135 « le visage du père de mon père noyé dans le canal de l’amour sous un drap de fil écarlate », ibid., p. 31.
136 Ibid., p. 32.
137 Ibid., p. 15.
138 Ibid., p. 20.
139 Toutefois (ou par conséquent) le poète dédie Vétiver à sa mère.
140 Métropolis Opéra, op. cit., p. 32.
141 Si l’on peut ainsi comprendre le passage de Lituraterre que nous citions plus haut : « c’est la lettre comme telle qui fait appui au signifiant selon la loi de métaphore. C’est d’ailleurs : du discours, qu’il la prend au filet du semblant », « Lituraterre », Ornicar, Revue du champ freudien, no 41, avril-juin 1987, p. 12.
142 Curieusement, le terme « arrimer » ne signifie pas accrocher, amarrer ou nouer, mais ranger dans la cale d’un bateau. À propos d’une expérience qui s’origine dans la cale du négrier, il est peut-être juste de parler d’« arrimer » les signifiants, de les ranger dans cette cale qui fut le lieu où les signifiants venus d’Afrique se morcellèrent, s’anéantirent ou du moins s’opacifièrent pour ceux qu’ils représentaient auprès d’autres signifiants.
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Pour la poésie
Poètes de langue française (XXe-XXIe siècle)
Corinne Blanchaud et Cyrille François (dir.)
2016