Le cinéma au négatif
p. 175-182
Note de l’éditeur
« Le cinéma au négatif », dans Comment vivre avec l’image, ouvrage collectif sous la direction de Maurice Mourier, Nouvelle Encyclopédie Diderot, PUF, 1989.
Texte intégral
1Dictature de la cinéphilie : le plaisir serait-il la seule voie d’accès au cinéma qu’un analyste filmique, non cinéphile de surcroît, se voie sollicité d’avouer ses états d’âme au noir ? Comme si le goût de la remarque n’était qu’un masque dissimulant nécessairement des penchants plus obscurs. Comme si, corrolairement, seuls des rapports passionnels pouvaient se nouer entre l’écran du film et un écrire au fil du cinéma. Mais qui dit passion dit aussi bien patience (tiens, un panoramique bleu vient de passer dans un coin de mémoire), patience donc, passivité qui n’accueille pas, qui attend (bleu du ciel, mais inversé, frayé d’un long trait, et balayé), attente qui laisse couler le flux incessant de l’inutile : images enchaînées, propos échangés, communication mimée (ce n’était là qu’un plan, le reste est pour l’oubli). Qui nierait dans la passion du cinéma la part forte d’un ennui qui s’accroît de s’être cru déçu ? Rumeur du récit, némésis de la représentation : aucun film n’échappe à cette pesanteur, comme si d’elle seule pouvait surgir parfois la certitude de l’éphémère. Plaisir du cinéma ? Sauf arrachement aléatoire au déplaisir, il se pourrait qu’il n’y en ait pas.
2Sauf, d’abord, par un son. C’est là le paradoxe d’un cinéma qu’on dit avoir été muet que cette capacité de se donner soudain à entendre – fût-ce dans le silence. Point n’est besoin de Brahms ou Beethoven : Fellini se reconnaît à l’écoute des voix, comme Bresson ; et la mémoire du film commence les yeux fermés. Voix blanches où se retirent les mots, répliques d’échos qui multiplient les sons, cette montée du ton dans l’image agrandit moins l’espace qu’elle ne menace de l’abolir lorsqu’elle se soustrait à la vision. Le plaisir de la parole off n’est pas de penser voir ailleurs, mais de savoir qu’on ne verra pas, qu’il n’y a rien à voir là où parle la langue. Supplément d’une modernité indiquant une cassure dans l’histoire du cinéma ? Ou bien plutôt doublure essentielle au film, qui permet de retrouver la fonction du silence dans le cinéma muet : cet écart de la parole et de l’image, porté par des intertitres qui viennent doubler les figures en les retardant. Écarter l’image, c’est bien à quoi convie la trace sonore jusque dans la représentation imagée. En cela le plaisir filmique se nourrit de nier le cinéma. Ainsi le chant de la mendiante ne cesse d’accompagner l’implosion du soleil, faisant basculer l’espace du côté de l’indéfini.
3Dans l’ire des dieux, pourtant, veille l’icône. Si l’entrée en scène de la figure peut comporter sa règle ludique d’absorption, dans ces vastes trajets obliques où l’appareil défie la soif de voir parce qu’il semble écrire le malheur de la vision, la ressource de l’image reste d’abord la violence de son apparition, imprévisible, parce que le visible y est toujours en devenir. Dans la ville, quelqu’un se hâte pour le pire. La mimésis est en marche, et la prégnance du film tient à l’irréversibilité du mécanisme déclenché par l’imminence du geste, l’attraction de la scène. Que la colère se sépare de son objet, que l’avenir s’arrête sans arrêter l’élan, et c’est, en trois plans, comme le passage de Balthus dans un film de Ruiz : pas de tableau ni de nom, mais un souvenir absent, une citation incitable ; la reconnaissance d’un acte en suspens, où le temps semble marcher vers son passé. Dans ce frôlement d’une autre image, ce n’est pas le film qui vire à la peinture, mais la peinture qui vient hanter le film, avec la possibilité, refusée pourtant, de voir surgir l’arrêt dans le mouvement, l’improbable dans la loi. Le risque de l’image n’est pas conjuré, mais il se donne comme risque, dans un geste qui erre.
4Déraison du cinéma ? Dé-lire plutôt, au sens qu’une coupure peut inscrire en un terme qui ne dirait alors qu’un appel à cesser de lire dans un film devenu apte soudain à cesser de lier. L’irrationnel filmique, ou plutôt la force d’attirance que secrète parfois un film, relève d’un parti systématique, qui vient contrecarrer la ligne de pente et rendre sensible en un point précis du parcours l’amplitude d’une divergence. S’il est une puissance du cinéma, elle réside dans une vocation à insinuer le multiple dans l’un, et le dédale dans la ligne. Machine, certes, mais de montage – où le plaisir machinique ne s’éprouve que dans la mise en jeu d’une synthèse en disjonction. Le labyrinthe filmique, dans les rares moments où il assume une logique borgésienne, défait sa représentation, et fait relire Borgès : l’ici est ailleurs, le système se disloque en se démultipliant, la chambre d’écoute se change en piège optique, où le plan devient miroir, et le dialogue annule les locuteurs, sans synthèse concevable. Percevoir alors l’ensemble, c’est le rendre impossible, et le détail, c’est le lire en double : plaisir du simulacre, lorsque tout réfléchit, parce que plus rien ne reflète. Suspendu d’accès, mais non d’expérience, le spectateur est moins ravi que dessaisi.
5Ô saisons… La surprise attend, l’image revient, mais en fragment pris au vol. Le propre du montage, s’il s’accepte comme rupture, sera de rendre le regard à lui-même, en donnant à voir la vision. Mais celle-ci ne se soutiendra que de l’inattendu : surgissement de l’instant, ellipse sans recours ; une rémission d’ordre dans un changement à vue. Une foule en marche enveloppe soudain un couple en déroute, et voici que l’Histoire s’empare de Shanghaï, avant de la rendre au drame. Rompant avec la séquence, Antonio met à mort le combat. Le rouge d’un bateau glisse dans le désert d’une fenêtre. Pas de retour pour le temps d’un jardin entrevu dans un plan, et pas de raccord pour un visage qui apparaît derrière une vitre. La main écrit sans connaître de corps. Les ponts sont coupés avant d’avoir pu relier. Autant d’irruptions dont le prix tient à l’interruption : l’autre ne peut rester tel qu’à n’être pas approprié ; et la transgression ramène la frontière, qui n’existe que d’avoir été franchie. S’il y a délice pour un film, il est sans chemin ; mais il fait reconnaître le moment du seuil, par sa seule force saisonnière. Automne du cinéma, qui toutefois vient d’Octobre. Ce temps perdu d’espace, comment le saisirions-nous ?
6Noise ou nausée ? Le film coule à perte, dans ces bribes sans aveu, ou le bruire qui l’enserre. Ce mouvement de la perte constitue peut-être la promesse la plus aiguë que comporte le cinéma, pour peu toutefois que le trajet puisse en être reconstitué. Si le film ne cesse pas, s’il se définit par l’incessant, alors il n’offre rien à perdre qui ne soit déjà perdu. Le tableau est par définition volé, et l’image déjà passée même lorsqu’elle semble se fixer dans le plan le plus long d’un visage arrêté. Contrairement à une idée encore trop reçue, la figure filmique ne porte en soi ni présent ni présence ; seul le code du récit lui confère, par la chronologie, la forme de la durée. Mais la narration la plus convenue ne peut effacer totalement ce qui la mobilise, soit le tracé de l’effacement, qui ne se reconnaît que lorsqu’il s’efface à son tour. Dans un cadrage qui revient de loin, un plan qui fait signe à distance, un écho renvoyé souterrainement, la répétition, en déclenchant la mémoire, fait reconnaître l’oubli dans ce qui soudain se mémorise : oubli du film, où s’est fait le film ; mémoire de cet oubli, quand soudain le film risque de se défaire en feignant de se répéter, donc en dissimulant que le moment de la perte est perdu, et que l’oubli de la mémoire ne cesse de recommencer. Le plaisir filmique tient donc moins à l’irréversibilité du mécanisme, qu’au paradoxe d’une réversibilité dont la simulation accroît et dérobe en même temps l’irréversible. Course du spectateur et de sa perception, contretemps inhérent à l’écoulement d’un temps qui ne se saisit comme tel que parce qu’il n’est plus tel. L’absence à soi est le mode d’être du film, et l’image ne peut luire qu’à être déjà enfoncée dans la nuit.
7Le noir de l’écran, l’intervalle du montage sont les deux modalités où se rappelle l’affleurement de la nuit. En l’un parle la voix, qui va vers son exclusion – « vous êtes l’homme – atlantique » ; en l’autre veille un regard, qui nous exclut du nôtre : « je n’ai rien vu. » Ainsi l’homme – atlantique portera, tel Atlas, l’antique échange de l’eau et de l’ombre, jusqu’à faire place nette, place noire, pour la seule portée d’une parole en perdition ; au spectateur d’être alors, c’est-à-dire de prendre en charge cette absence de l’image. Mais non pour y suppléer. Plus Thomas regarde, et moins il voit, comme nous avec lui : l’entrée dans le parc semble réglée par l’attraction d’un œil absent, qui ne recouvre pas l’objectif du photographe ; dans le non-raccord d’un plan à l’autre, dans l’intervalle manquant et jamais saturé, le montage inscrit la trace, perceptible et non visible, du rien qui est à voir ; semblable à cet espace blanc marquant, d’un agrandissement à l’autre, l’écart entre des photographies qui, pour être lues, devront toujours repasser par le négatif de la chambre noire. Ces deux exemples extrêmes – infiltration du blanc ou invasion du noir – signalent comme un regard soustrait au spectateur et renvoyé aux choses elles-mêmes. Mais si le monde nous regarde, si la perception est déjà dans l’image, alors notre regard est libéré de voir. Cela ne veut nullement dire, bien au contraire, que le cinéma nous inviterait à rêver. Mais seulement qu’il nous ferait voir, là où il y a le plus à voir, que ce n’est pas de voir qu’il s’agit, mais d’avancer, avec Blanchot, vers cette invisibilité de l’invisible que l’écriture ne cesse de frayer et que le film pourrait, paradoxalement, inscrire dans la visibilité elle-même : pas de plan qui ne se fragmente ou ne s’opacifie, pas de montage qui n’ouvre à la perception de l’éclipse, pas d’image où ne passe l’attente de l’arrêt, dans un silence lui-même tu.
8Aveugle en mon regard, étranger à la voix, puis-je encore dire qui suis-je ? Il n’est pas de lieu pour cette question lorsque je ne se reconnaît plus en l’autre. Le film imaginaire qui vient d’être décliné a voulu ménager dans l’espace du plaisir la place d’un événement qui ne se définirait ni par l’identification spectatorielle, si longtemps invoquée, ni par la distanciation, qui lui a succédé au catalogue des vertus filmiques. À osciller entre le spectateur idiot et celui qui a lu Brecht, entre la régression subjective de l’individu, et la subjectivité filtrée par la conscience collective, on risque de méconnaître la rigueur de l’instant cinématographique : les moments cernés ici, fragmentaires, hasardeux et strictement mémoriels, se caractérisent par une soustraction du spectateur à toute idée de territoire propre. Le terme d’extase, emprunté à Eisenstein, ne pourrait être retenu que littéralisé : s’il y a sortie hors de soi, ce n’est pas pour aller ailleurs, mais pour en être quitte avec soi. Territoire, mais de l’exil, où je me souviens d’avoir été il. My name is Orson Welles, mon prénom Carmen, mais mon nom est sans personne.
9Que le film ainsi conjugué soit un film impossible, prélevé sur des fragments de films qu’on aurait pu aimer, n’est que la réponse obligée à une commande qui, en interrogeant le plaisir, convoque nécessairement l’imaginaire : ici, l’imaginaire de ce que pourrait être le film. Associer a priori l’idée de plaisir à celle de cinéma suppose en celui-ci une essence que son statut machinique devrait pourtant récuser. Mais la machine-cinéma réussit ce tour de force de ramener la métaphysique jusque dans la physique la plus assurée ; comme si cet agencement d’images et de sons fabriqués autorisait, sous couvert de matérialité garantie, le retour d’un rêve refoulé d’ailleurs. Revenir à la précarité et à l’incertitude des états de films, avec leurs pannes, leurs ratés et leur ébriété, c’est rappeler que le plaisir filmique n’existe qu’en genèse et en fuite, parmi les multiples possibles d’un film ; et que cet avènement, en outre, pourrait bien évoquer, par le clin de l’œil et le déclin de l’image la mise à mort à venir de ce qu’on appelle le cinéma. Métaphysique, peut-être, mais au moins négative : dans l’approche imaginaire d’un espacement du temps, c’est la négativité de l’image qu’est venu soutenir le travail de l’imaginaire.
10Qu’on ait voulu, d’autre part, engager sous le nom de plaisir l’éventualité d’une expérience esthétique visait à reconnaître le rôle du cinéma dans la mise en œuvre d’une esthétique de l’altération : une forme ne s’avance comme telle que dans l’échange qu’elle frôle avec d’autres formes contraires. Et s’il est sur ce point une spécificité du cinéma, elle tient seulement à la multiplicité des langages interdits dont le langage cinématographique ne laisse filtrer que la trace. De ce cinéma qui se définirait d’abord par l’aptitude à s’altérer, le symptôme le plus insistant est sans doute l’écriture qu’il suscite, hors champ de compétence : en témoigne ici le jeu scriptural qui double l’analyse. Ce désir d’écrire que semble déclencher le cinéma signale non certes l’ineffable à compenser mais peut-être une épreuve du dessaisissement qui, sans lui être propre, s’y trouverait plus active qu’en d’autres arts. Dans l’expérience de la lecture, le plaisir du texte est toujours à éclipse, mais le lecteur semble libre de son rythme : feuilleter, arrêter, fermer, remonter, accélérer. L’expérience de la salle filmique, par la vitesse constante et l’impossibilité du retour, impose au spectateur de collaborer directement au mécanisme de son exclusion : s’il connaît l’intensité des courts-circuits rythmiques, il ne peut saisir le dessaisissement dont il fait l’objet dans l’écoulement régulier de la projection hors de laquelle l’expérience n’a pas de lieu. Cette exigence du passage, qui règle l’ensemble de la perception filmique, esquisse comme l’horizon d’une lecture où la nécessité de l’irréversible ne serait plus masquée par l’apparente liberté du feuilletage ; où le lecteur, donc, répondrait à l’écriture du texte en acceptant de prendre en charge continue la « solitude essentielle » de celui qui écrit. Mais la solitude du coureur de films court plus vite que le film lui-même ; et la reprise scripturale tente alors d’assurer une prise que ni l’écoute transversale ni l’attention flottante, toujours actives dans un cinéma du multiple, ne suffisent à réaliser, faute de pouvoir se fixer.
11L’écriture n’arrête pas davantage, et sans doute contribue-t-elle à altérer davantage encore. Mais elle se conforme en cela à l’hypothèse d’un cinéma essentiel, susceptible de ruiner toute substance, fût-ce du cinéma lui-même. Ni mage ni maudit ; mais instable, discontinu, et disponible pour un spectateur dont la complicité nécessaire ne tient pas lieu de connivence inconditionnelle. Le cinéma n’existe pas – hypothèse anachronique, à moins qu’elle ne soit prématurée. Mais pourquoi l’inventer si l’on oublie que la machine est à multiplier, et que les plaisirs se jouent à perte ?
GÉNÉRIQUE | |
Antonio das Mortes : | Le tueur |
Blow up : | Le parc |
Le Désert rouge : | Le bateau |
Le Drame de Shangaï : | La foule |
La Femme du Gange : | La vitre |
L’Homme-Atlantique : | L’écran |
L’Hypothèse du tableau volé : | Le tableau |
India Song : | La mendiante |
Muriel : | Le jardin |
Octobre : | Le pont |
Passion : | Le ciel |
Pickpocket : | La main |
La Ville des pirates : | La promenade |
REPÉRAGES | |
Antonio das Mortes : | Glauber Rocha, 1969 |
Blow up : | Michel-Angelo Antonioni, 1967 |
Deserto rosso : | Michel-Angelo Antonioni, 1964 |
Le Drame de Shangaï : | Georg-Wilhelm Pabst, 1938 |
La Femme du Gange : | Marguerite Duras, 1973 |
L’Homme-Atlantique : | Marguerite Duras, 1981 |
L’Hypothèse du tableau volé : | Raul Ruiz, 1978 |
India Song : | Marguerite Duras, 1975 |
The Magnificent Ambersons : | Orson Welles, 1942 |
Muriel : | Alain Resnais, 1963 |
Octobre : | Sergueï-Mikhailevitch Eisenstein, 1927 |
Passion : | Jean-Luc Godard, 1982 |
Pickpocket : | Robert Bresson, 1959 |
Prénom Carmen : | Jean-Luc Godard, 1984 |
La Ville des Pirates : | Raul Ruiz, 1983 |
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