Le cinéma lecteur de Gilles Deleuze
p. 167-174
Note de l’éditeur
« Le cinéma lecteur de Gilles Deleuze », CinémAction, no 47 (« Les théories du cinéma aujourd’hui »), Cerf-Corlet, 1988. Traduction anglaise dans Camera Obscura, no 18, The Johns Hopkins University Press, septembre 1988.
Texte intégral
1On ne cherchera pas dans les notes qui suivent un compte rendu systématique des deux livres que le cinéma a fait écrire à Gilles Deleuze1. Par le régime d’organisation qu’il se donne, non linéaire, comme par l’ordre conceptuel dont il relève, celui de la pensée divisée, l’ensemble défie une synthèse autre que disjonctive – toujours susceptible, en outre, de trahir un développement qui prend la forme d’un devenir. Il paraît donc plus conforme à l’esprit de ce travail d’en rompre la trame, voire la cohésion discursive ; et de délimiter avant tout suivant quelles options théoriques, et avec quelles pointes d’incertitude, une réflexion du cinéma se fait machine à réfléchir pour le philosophe.
2C’est en effet la force de cet ouvrage que de prendre le parti affirmé d’une recherche qui, loin de s’enfermer dans l’espace cinématographique, projetterait transversalement les concepts que le cinéma aurait contribué à former. Explicite à la fin du second tome, la proposition reste active sur l’essentiel du parcours : il ne s’agit ni d’appliquer une théorie philosophique au cinéma, ni même de construire une nouvelle théorie pour cet objet nouveau, mais bien de penser avec lui, travaillant à la fois en et hors son champ. Cette position frontalière, caractéristique de nombreux travaux de Deleuze, doit être reconnue ici dans toute sa portée en ce qui concerne l’objet choisi comme opérateur : le cinéma, au même titre que n’importe quel système intelligible, sera susceptible d’intervenir en accélérateur de la réflexion, pour peu toutefois que celle-ci ne prétende pas puiser aux seules sources de l’objet la substance de sa pensée.
Logique du cinéma
3Se plaçant ainsi entre philosophie et cinéma, Deleuze construit deux paramètres de l’image filmique – le mouvement et le temps, plutôt le temps par le mouvement – mais pour les lire selon Bergson en relisant Bergson avec eux : tel le monde, le cinéma est bergsonien, envers et contre Bergson, parce qu’il permet de réactiver une conception bergsonienne de la durée, selon laquelle la matière (qui est image-mouvement) se change en mémoire (donc en image-temps), où le présent, jamais présent à soi-même, se double de l’image virtuelle du passé qu’il sera. Les conséquences sont fortes pour une théorisation du cinéma, qui trop souvent privilégie le matériau sur le procès. Le cinéma, c’est le temps, l’image n’est qu’image-mouvement, le présent cinématographique n’existe pas en soi ; ces mises au point indispensables, Deleuze les articule au tracé d’un réseau proprement philosophique : au-delà de Bergson, que l’application filmique permet de soustraire à la psychologie des profondeurs pour le renvoyer à la perception même des choses, c’est sur Nietzsche que Deleuze entend greffer le cinéma, un Nietzsche chez qui le devenir circulaire du temps précipite, comme dans le cinéma moderne, les courts-circuits, bifurcations à décrochements et coupures irrationnelles, où la notion d’intensité se substitue à celle de vérité.
4L’enjeu est donc d’envergure : le cinéma ainsi conçu véhicule l’image d’une totalité ouverte, à la fois mouvante et non orientable, où la temporalité, qui nous enveloppe, se donne à saisir dans sa double dimension contraire de flux incessant et de disjonction instantanée. Mais en reliant cinématographiquement Nietzsche et Bergson, c’est en fait avec sa propre démarche que Deleuze opère une nouvelle jonction : le temps paradoxal lisible dans le cinéma de la modernité – présents incompressibles chez Robbe-Grillet, mémoires indécidables pour Resnais, instants sérialisés de Godard, amnésies cristallines selon Welles – relève d’une « logique du sens » que quinze ans plus tôt Deleuze balise avec Lewis Carroll comme logique du paradoxe2 : le sens ne s’éprouve que dans l’expérience du non-sens, parce qu’il ne s’énonce que dans le langage qui, en disant, court après le sens de ce qu’il dit.
Sémiotique et non linguistique
5Cette constitution paradoxale du sens, Deleuze semble la relancer ici dans un autre registre d’expression : l’image vient prendre la place du signe, et le temps se sérialise comme le faisait le discours dans la Chanson du cavalier3. La question qui se pose alors – et que Deleuze ne pose pas, au moins explicitement – concernerait l’intervention spécifique du cinéma dans une réflexion sur les rapports entre sens et langage. L’accent mis sur le temps, le relevé des formes multiples de dissociation qu’il mobilise, font écran à une analyse plus démultipliée, où l’hétérogénéité du cinéma, la complexité de ses processus signifiants donneraient matière à une reprise théorique : comment le langage cinématographique intervient-il dans le paradoxe du langage ? En quoi – par quelles opérations sur les signes – le cinéma réactualise-t-il une pensée de la modernité, tournée, de Nietzsche à Blanchot, vers la recherche d’une syntaxe qui neutralise l’usage quotidien de la parole ? Ces questions, Deleuze s’interdit de les formuler de front, en prenant, avec l’analyse du cinéma, un point de vue résolument anti-linguistique : s’il reproche à la sémiologie metzienne de substituer des énoncés et des syntagmes à la masse plastique du matériau visuel, sa critique ne vise pas tant le travail sémiologique que, plus radicalement, la conception saussurienne du langage, où toujours le signifiant se change en signifié. Travailler avec le cinéma, ce sera donc, pour Deleuze, revenir au prélinguistique, du côté d’une matière qui porte, sans l’énoncer, l’énonçable d’une langue, antérieur à toute signifiance. La perspective pourrait être féconde si elle conduisait à interroger dans chaque énonciation, fût-elle matérialisée en éléments linguistiques, l’activité de retrait ou de débordement qui la déporte hors l’énoncé d’un sens. Mais c’est un autre choix que fait Deleuze en décidant d’opposer la plénitude de l’image, a-signifiante et a-syntaxique, à toute opération de type signifiant : d’abord esthétique, la visée ne pourra devenir analytique que si elle recourt à un modèle sémiotique où tous les signes seraient formés et pensés à partir du seul signal de l’image. En choisissant Peirce4 contre Metz, Deleuze cède ainsi à l’appel de la vue, qui régira la dispersion de tous les signaux filmiques, fussent-ils sonores ; mais il se voue en même temps à l’exigence d’une classification dont l’objectif ne sera pas d’interroger les multiples connexions du linguistique et du visuel, mais bien de rassembler, classer, totaliser – sous le signe de l’image, même mobile – l’ensemble des figures filmiques en y inscrivant l’ensemble des films.
6Entre la logique peircéenne du quadrillage exhaustif et la logique nietzschéenne du paradoxe sans frontière, la conciliation paraît difficilement réalisable. La double entreprise – l’une de classement et l’autre de déplacement – inscrit la pensée de Deleuze dans une contrariété dont témoigne la division de l’ouvrage en deux tomes. J’ai privilégié jusqu’ici les analyses du second volume, celles qui interrogent le paradoxe du temps dans le cinéma moderne ; mais le premier livre, explicitement référé à Peirce, entend retrouver les différents types de signe peircéens dans les différentes composantes du cinéma classique. On voit ainsi se profiler un clivage, à la fois esthétique et historique, qui, autour de 1950, distribuerait d’un côté un cinéma dit « organique », dont la temporalité reste réglée par le mouvement de l’action et le devenir linéaire du récit ; et, de l’autre, un cinéma « cristallin », où le temps se donnerait directement à penser sous la forme de la démultiplication et de la sérialisation5. Non seulement Deleuze se voit contraint de renoncer aux modèles de Peirce pour ce courant de la modernité, mais la difficulté de la division entre classique et moderne l’oblige à reprendre dans le tome II, en termes de modernité fragmentaire, des auteurs comme Bresson ou Buñuel dont l’analyse avait été conduite en termes de narrativité classique dans le tome I.
Les bases du premier volume s’effritent dans le second
7Plus largement, ce sont les bases mêmes du premier volume qui s’effritent dans le second : l’un procède par catégories, reconduisant des partages traditionnels dans l’histoire du cinéma, l’autre par opérations qui rendent caducs les types traditionnellement établis. Le point de butée fondamental tient évidemment à la question du montage, et plus précisément aux hypothèses conflictuelles d’Eisenstein, renvoyées à la synthèse organique dans le tome I, et nécessairement réexaminées dans le tome II, où il paraît difficile de faire jouer les coupures visuelles et les circuits audiovisuels sans les référer à une problématique de la discontinuité et de la déliaison. Mais ce n’est pas au montage, donc à la syntaxe, que Deleuze revient pour autant : l’attirance, et la limite, de ses analyses viennent de l’insistance avec laquelle il ramène au continuum sensible – optique ou sonore, qu’importe – l’œuvre de cristallisation ou de dissociation que le montage rend lisible dans la modernité filmique. Qu’il s’agisse du corps ou du cerveau, des mémoires ou des visages, de la terre ou de la voix, c’est au compte de la matière visible et en mouvement qu’est obstinément versé le tribut de l’intelligible. Et la masse filmique – cet énonçable non énoncé d’une langue sans signe – s’échange alors en une parole qui inlassablement recueille, cite, situe et relance, bref énonce et dénombre l’innombrable et l’innommable du cinéma.
8La difficile dichotomie du classique et du moderne, de l’organique et du cristallin, de l’Ouvert (selon Rilke) et du Dehors (selon Blanchot) sera donc affirmée sans être prise en charge dans les contradictions qu’elle soulève et les questions qu’elle pose concernant le découpage historique d’un art ; et si Deleuze met cette fracture au crédit du cinéma, il s’agit d’un tout du cinéma, donc d’un cinéma conçu comme une totalité où se réuniraient, par essence et sans conflit, les courants les plus contraires. Le terme de « Tout » est sans doute un des plus récurrents dans l’ouvrage. La totalisation cinématographique, fût-elle contradictoire, semble venir ici remplacer l’ensemble impossible que la logique du sens inscrivait au cœur de la pensée : la totalité que forme le septième art peut bien être ouverte, divisée, dissociée, disjonctive ; les analyses pourront distinguer, en les reliant, Renoir et Fellini, Kubrick et Resnais, Duras et les Straub, Warhol et Garrel ; l’essentiel est que le cinéma, comme le monde, les comprenne et les réconcilie tous dans un espace où la matière s’offre à l’esprit pour y réfléchir l’impensable de la pensée.
Rupture et réconciliation
9On pourrait discerner ici, au-delà des flottements ou des hésitations qu’admet un ouvrage de cette envergure, une tension plus radicale, qui touche à la mise engagée par Deleuze lorsqu’il joue le cinéma. D’un côté le cinéma interviendra en analyseur critique, capable de cristalliser les enjeux d’une modernité conceptuelle, où la puissance du faux rend inconstituables les catégories distinctives du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire, qui fondent la philosophie classique. En cela le recours cinématographique prolongerait l’écoute de Nietzsche ou de Klossowski, de Lewis Carroll ou de Borgès, multipliant dans le temps et dans l’espace le jeu paradoxal de l’unité qui n’est pas une. Mais d’un autre côté se fait entendre, à travers l’incantation filmique, l’écho d’une demande d’amour, qui ne tient pas au seul amour du film : le cinéma, nous dit Deleuze, relève de la catholicité6 en cela que, universel, il prend tout, accepte tout et nous réconcilie avec le tout. Si l’univers bergsonien peut être conçu sur le modèle du cinéma – proposition initiale de Deleuze –, c’est bien d’abord parce que le cinéma nous aide à reconnaître le monde, et à vivre avec lui – proposition ultime : sous le régime de la croyance, certes, non de la certitude, mais avec la volonté d’une « rédemption » dans laquelle le tout de l’esthétique répondrait au néant de l’éthique. La rupture est consommée entre l’homme et le monde, mais le cinéma offre le miroir où la lire et, en la lisant, la lier : non réconciliés, mais dans la conciliation du film, par qui se ferait l’échange du réel et de l’image. Cette seconde voix affleure à peine au détour de quelques phrases. Et la tonalité générale du texte reste celle d’une spéculation théorique dont les propositions personnelles se coulent, par le biais du discours indirect libre, dans des propositions mises au compte des films, de tous les films, qui font le tout du cinéma.
Le choix de la « seconde main »
10Parler avec le cinéma, telle serait sans doute la ligne médiane où se croisent sans se confondre l’exigence analytique et la recherche d’une médiation. Mais aucune parole ne peut être première : le dernier parti pris par Deleuze, et non le moins intéressant, consiste à n’utiliser, comme matériaux de son analyse, que les analyses déjà faites, dont il signale, avec une rigueur scrupuleuse, les sources et les auteurs. Il n’y a là ni modestie particulière ni aveu d’impuissance. Cette pratique, nouvelle chez Deleuze, semble d’abord imputable au cinéma proprement dit, dont la singularité tient à ce qu’il ne s’accomplit qu’en se changeant en verbe. Mais plus radicalement, ce choix de la « seconde main7 » répond à la volonté, théoriquement affirmée, de rompre avec l’empire du signe et l’exacte coïncidence du signifiant et du signifié. En manipulant des fragments de sens établis – hypothèses, idées ou vues impulsées par la vision des films – Deleuze se donne la possibilité à la fois de les reconduire en les faisant circuler et de les rompre en les inscrivant dans son propre système de pensée : ainsi les signifiés acquis se changent en signifiants pour un autre parcours qui, sans les trahir, leur assigne la place et la fonction que requiert l’ouverture du cinéma à la philosophie. L’intérêt de cette démarche est qu’elle fait feu de tout écrit ; prenant partout son bien, dans un certain registre, elle le reprend et le rend à une théorisation – nous rappelant, s’il en était besoin, que l’analyse des films n’est pas le but ultime d’une réflexion sur le cinéma. Mais la rançon tient au type de lecture retenu : en écartant toute étude d’ordre sémiologique ou de statut textuel, Deleuze limite son corpus au champ des auteurs, dont les affects et les formes focalisent l’avancée théorique. Certes, à travers eux se construit la figure centrale du cristal, où scintille le temps. Mais la mise en perspective d’une théorie de l’espace-temps n’exclut pas l’ancrage thématique des exemples qui la nourrissent : ce retour de signifié local, plus ou moins gênant suivant les cas, fait parfois obstacle au déploiement d’une pensée transversale, selon laquelle le cinéma se penserait en faisant émerger les problèmes, historiques et conceptuels, qu’il pose à l’entendement. Sans doute est-ce là l’indice d’une connivence cinéphilique, dont l’impulsion soutient la visée esthétique : l’amour des signes – au sens sémiotique et non linguistique du terme8 – relance l’amour du cinéma, défini comme cinéma d’auteurs. Mais plus sourdement, « l’auteur » se fait ici le médiateur d’un raccord : faisant parler l’analyse, dans ses réseaux les plus abstraits, chaque nom y inscrit en même temps, par un effet de mémoire, la trace d’une présence avec laquelle inlassablement le cinéma permettrait de renouer.
11C’est l’ultime détour d’un texte en quête de sa fin que de fournir une somme là où s’annonçait un système : la synthèse, d’ailleurs sélective, risquerait de l’emporter sur la reconnaissance de la disjonction, si, en un renversement final, l’opération ne se trouvait renvoyée à l’image d’un cinéma synthétiseur ; véritable « automate spirituel9 » qui, en branchant l’homme sur la machine, brasse les contradictions et matérialise le rêve d’un monde où les disjonctions feraient communiquer et où la fusion serait à l’œuvre dans la déchirure. Il faut ici relire la dernière phrase de Logique du sens10 : au-delà du paradoxe, où toujours parle l’équivoque du langage, un événement se cherche, fulgurant, instantané – celui où l’Univocité du sens émergerait soudain dans une poésie soustraite aux figures, gardant la trace, primaire, en deçà du langage, des bruits les plus profonds. Cet instant éphémère, où le sens et l’être coïncident, il appartient au cinéma, comme art de la figure, d’en restituer la possibilité en la faisant coexister avec la conscience du paradoxe. À travers l’impossible taxinomie du cinéma, c’est une intégrale de ces fragments qui se fait entendre : somme d’instants transformés en essences, par où le cinéma répondrait, dans la lecture de Gilles Deleuze, à la nostalgie d’une poésie sans écriture.
Notes de bas de page
1 Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’Image-mouvement, Minuit, 1983, et Cinéma 2. L’Image-temps, Minuit, 1985.
2 Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1969.
3 Logique du sens, op. cit., « cinquième série », p. 41-49 : pour commenter le paradoxe de la régression à l’infini, Deleuze prend appui sur un dialogue entre Alice et un cavalier à propos du nom d’une chanson.
4 Deleuze s’explique sur ce choix dans le chapitre 12 de Cinéma 1 et dans le chapitre 2 de Cinéma 2. Il utilise le recueil d’écrits de Peirce présentés par G. Deledalle dans Charles S. Peirce, Écrits sur le signe, Seuil, 1978.
5 Sur l’opposition de ces deux régimes, voir dans Cinéma 2 le début du chapitre 6 (p. 165 sq.).
6 Cinéma 2, p. 222-223.
7 Au sens qu’Antoine Compagnon donne à cette expression dans La Seconde Main, ou le travail de la citation, Seuil, 1979.
8 Cf. Gilles Deleuze, « Sur le régime cristallin », Hors Cadre, no 4 (« L’image, l’imaginaire »), 1986, p. 39-45.
9 Cinéma 2, p. 343.
10 Logique du sens, op. cit., p. 290.
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