Totalité et fragmentaire : la réécriture selon Godard
p. 153-166
Note de l’éditeur
« Totalité et fragmentaire : la réécriture selon Godard », Hors Cadre, no 6 (« Contrebande »), PUV, mars 1988.
Texte intégral
1Il s’agit ici de la modernité ; plus précisément de la lumière que le cinéma, comme art qui fut dit moderne jusqu’au moment où il se divisa en ancien et moderne, serait susceptible de projeter sur une notion dont la délimitation historique recule devant l’amplitude théorique. Ainsi, fondamentalement, il s’agit du rapport que le cinéma moderne, lorsqu’il se reconnaît comme tel, peut entretenir avec les concepts fondateurs de la modernité. Il s’agit donc, aussi, de Godard.
2Si Godard figure une des formes de la modernité cinématographique, c’est à un double titre. Venant ancrer la réalisation filmique dans une recherche explicite du cinéma, chaque film de Godard dit le cinéma ; mais ce dire est question, dans la mesure où chaque film de Godard cherche moins à représenter le cinéma qu’à l’instituer en tant que langue propre. Parce qu’elle est théorique, l’instauration déborde le champ de l’art cinématographique, référant celui-ci à une problématique générale du langage et de l’art. Aussi la modernité de Godard tiendra-t-elle également à ce que l’exercice qu’il fait du cinéma – un exercice pratique d’une théorisation du cinéma – met en jeu une théorie de la modernité esthétique contrariant la recherche de spécificité. Pour éprouver ce double mouvement – le mouvement de la modernité du cinéma et le mouvement du cinéma comme discours de la modernité – un film relativement ancien nous servira d’éclaireur : à travers ses hésitations et ses contradictions, par le caractère conventionnel de la commande comme par les éclats éphémères du montage, Le Mépris laisse émerger une conception de l’écriture filmique constituant la réécriture en principe recteur de toute écriture ; en même temps, et du même geste, le film désigne l’espace du fragmentaire où se joue l’avenir d’une modernité renouant, tout en le raturant, avec le romantisme allemand. C’est l’émergence solidaire de ces deux notions – la réécriture, le fragmentaire – qui fait du Mépris, aujourd’hui encore, l’indicateur oblique d’une pensée de la non-unité, où se joue la forme moderne de l’art.
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3Dire le cinéma, donc. Dans deux films de Godard, ce propos est sans doute coextensif à l’ensemble du film. Si Passion est le second, venant ancrer le cinéma dans l’impossible identification de la peinture, Le Mépris semble bien avoir été le premier à greffer la totalité du film sur une autoreprésentation cinématographique qui ne se limiterait pas à un simple dédoublement filmique. Rappelons pour mémoire les deux extrêmes d’un ensemble pris entre un plan inaugural, ou l’image pleine du cinéma s’avance vers le spectateur accompagnée d’un générique oral, et le dernier plan où se tourne un film inachevé pour que s’achève sur le mot fin le film enfin fini. À sa date, Le Mépris participe d’un schéma en cours d’établissement, suivant lequel le film ne peut se faire que dans la recherche ou la récusation d’un film à faire : Huit et demi ou Muriel. Mais l’originalité du Mépris, par quoi l’œuvre excède toute mise en abyme, fût-elle critique, c’est que la représentation du cinéma, qui doit fonder la quête filmique, passe par une translation intégrale d’un texte littéraire qui précède le film et qu’il revendique comme source : « c’est d’après un roman de Moravia » – on se rappelle aussi le premier énoncé que murmure le générique. Il y a là un paradoxe constitutif de ce film : l’écriture filmique, dans sa pureté et sa spécificité supposées, va prendre appui sur une réécriture qui est à la fois une répétition, puisque le texte est déjà là, et une altération, puisque le film (de Godard) est un roman (de Moravia). Dire le cinéma, ce sera donc aussi le dédire : le fonder sur une médiation, qui est une contamination ; et en même temps affirmer, par cette contamination, l’acte qui entend fonder l’œuvre sur une parole fondant le discours de l’œuvre. Dans la plénitude de l’image inaugurale, qui semble marcher vers nous, le cinéma ne s’avance que doublé de l’appareil, double, qui le porte – camérascope qui prend la vue et perche pour signaler la prise de son : dire le cinéma, c’est le dédire, parce que c’est dire déjà le langage qui dit le cinéma ; aussi la suite du générique, pour définir le cinéma, devra-t-elle recourir à la parole de Bazin : « Le cinéma, disait André Bazin… » Le cinéma ne s’atteint qu’à travers un discours sur le cinéma, qui le divise d’avec soi-même, au moment même où il vient de se diviser d’avec son autre, le roman de Moravia auquel il se réfère. Tout langage qui se réfléchit devient la proie de son propre reflet.
4Par là le piège de l’adaptation auquel Godard feint ici de céder pourra se retourner contre l’objet transcrit. Car si le cinéma ne peut s’énoncer qu’en réénonçant l’œuvre littéraire, cette littérature – ce roman de Moravia, cet autre du film que le film redit – engage elle-même une chaîne de dédoublements, qui cherche Homère à travers l’intercession du film sur Homère et met au compte d’une méprise filmique l’impossibilité de la reprise homérique. Le piège de l’adaptation, avec lequel joue Godard, figure alors comme un paradoxe qui serait constitutif, cette fois, de l’écriture. Si le cinéma ne se réfléchit que dans la réflexion d’un autre texte, ce texte lui-même relève d’un espace intertextuel l’entraînant vers des textes plus anciens qu’il se donne à récrire. Fonder le cinéma en tant que réécriture, c’est en même temps découvrir la réécriture au cœur même de l’écriture. La réécriture est donc originaire, et l’adaptation précipitera un double jeu sur l’écriture filmique : non seulement le cinéma s’inscrit dans la chaîne indéfiniment extensible de l’intertextualité, mais surtout, en affirmant sa spécificité dans l’exhibition de son impureté, il devient un opérateur privilégié pour dévoiler en cette impropriété le propre même du langage.
5De fait, l’altération que Moravia dissimule, en la mettant d’ailleurs au compte du cinéma qui corrompt le roman, le cinéma selon Godard la prend en charge et la disperse au cœur de tout langage. À Cinecittà, on s’en souvient, règne le multilinguisme : quatre langues y résonnent, y compris parfois l’italien. Mais à la différence de Babel, où la communication ne passe plus, la cité du cinéma réalise la formation paradoxale d’une communication qui ne fonctionnerait que par la traduction simultanée, confiée au personnage de Francesca : chaque langue n’est plus alors parlée qu’aussitôt doublée d’une autre langue ; la traduction devient originelle, précédant parfois la phrase à traduire, et elle défie l’original lorsque Dante se cite en allemand et Brecht se récite en français. Comme l’écriture, la traduction est originaire, retirant toute origine authentifiable au texte cité, que le film pourra toujours mettre au compte d’une double langue. Mais si le double est dans la langue, comme déjà dans l’écriture, alors il n’y a pas de langue propre, et pas non plus de texte original : faisant reculer l’horizon de la « seconde main », la citation atteint le texte propre du film, qui par la traduction simultanée succombe à l’autocitation, chaque parole ou presque, procédant de l’écho qui semble la suivre.
6Parce qu’il fonde le langage sur un jeu de doubles, le film ne peut que se dédoubler lui-même. Le dédoublement opère à grande échelle, dans la mesure où il concerne la représentation générale que le film construit du cinéma. En tant que personnage, Lang figure un cinéaste homme de culture et d’humanité, un homme de poésie : c’est lui qui défend chez Homère, dont la lecture est au cœur d’un débat qui le déborde, le principe d’une forme pure, que le film d’inspiration homérique se doit de respecter en se pliant à l’interprétation littérale qui voit dans l’Odyssée le récit d’un combat entre l’homme et les dieux. Mais cette forme pure, pour laquelle parle Lang, ne peut advenir dans son film – dans le film de Lang – que par le simulacre. Les images des dieux sont des images de statues des dieux. Quant aux actions des hommes – Ulysse ou les sirènes – elles épousent les gestes du stéréotype que leur impose la mise en scène. L’original que cherche Lang porte en soi les signes de la copie. Conforme en cela à la théorie deleuzienne du simulacre, le simulacre chez Godard se définira par l’exigence et l’impossibilité de distinguer la copie et le modèle ; à son tour, la copie devient originaire, tandis que le modèle se transforme en sa propre copie : en témoigne le rôle de Lang, qui ne sera cinéaste qu’à titre d’acteur, et ne peut donc être soi-même qu’en jouant le rôle de soi-même. De même que la langue est double par essence, de même Lang, en figurant son propre état, figurera la simulation intrinsèque à toute langue et toute écriture, y compris, donc, au cinéma.
7Le jeu de Godard – et ce sera l’enjeu du film – consiste ainsi à renforcer, non à dissimuler la nécessaire altération imposée par la source extérieure. Conçue elle-même comme simulation, l’adaptation va servir de boomerang pour instituer le film en instituant le simulacre comme principe générateur de l’œuvre filmique. On retiendra ici – à titre de symptômes – deux des modifications apportées par Godard au roman de Moravia. La première concerne le partage des camps dans le débat sur l’interprétation homérique. La thèse d’une forme pure, reposant sur une adéquation de l’homme et de la nature, appartient chez Moravia au scénariste Molteni, qui est aussi le narrateur, non au cinéaste Rheingold, personnage médiocre, qui soutient au contraire l’hypothèse moderne, à base psychanalytique : si Ulysse ne rentre pas, c’est qu’il ne veut pas rentrer, parce que sa femme lui est infidèle ; les dieux ne sont en fait qu’une projection des déchirures de la conscience humaine. Or c’est à Paul, protagoniste et scénariste cinéphile, que Godard attribue cette thèse dite moderne. La modernité, caractérisée en ce cas par une dégradation de la forme pure, serait-elle cinématographique pour un romancier nourri des souvenirs de l’épopée, et scripturale pour le cinéaste qui se souvient de l’image ? Malgré le croisement des thèses, l’inversion n’est pas strictement symétrique : en transformant Rheingold en Lang, Godard place le cinéma du côté de la pureté, mais aussi, on l’a vu, du côté du simulacre, qui fait de Lang un autre Lang ; et si le scénariste, celui donc qui écrit, véhicule l’impureté et représente ici la modernité d’inspiration freudo-hollywoodienne, une seconde transformation annule la symétrie dangereuse qui risquerait de mettre cette fois la dégradation au compte de l’écriture : dans le film de Godard, le film est presque achevé, alors qu’il reste à faire dans le roman de Moravia ; le scénario commandé à Paul par Prokosh a pour unique objet le rewriting du film que Lang a déjà fait : le film, comme l’écriture, relèvent ainsi de la réécriture que par ailleurs ils réfléchissent ; et la modernité se définira moins par une dévaluation, historiquement analysable, que par un dévoilement critique affectant le principe d’identité. Le scénario, on le sait depuis Passion, vient après le film qu’il refait. Courant après sa source, le film, comme l’écriture dont il procède, naît de son propre dédoublement.
8Polymorphe, le dédoublement concerne la relation entre le film de Godard, achevé, et celui de Lang, inclus dans celui de Godard, et qui reste en voie d’inachèvement, comme si Godard, en refaisant Lang dont il porte les couleurs, ne pouvait que le défaire dans la différence des récits. Mais il concerne aussi Lang devenu Lang, dont la pureté de thèses et de vues repose sur une altération de sa propre substance, comme si Lang lui-même n’avait jamais fait que refaire Lang. Et il atteint par là le film de Godard qui recueille les multiples traces d’une dispersion le divisant d’avec soi-même. Mais cet état d’inachèvement, loin de marquer une impuissance du cinéma, contribue à instituer le cinéma comme écriture en le rendant partie prenante d’une réécriture généralisée : le terme cette fois ne désigne plus la reprise de Moravia par Godard – ce prétexte du film qui va ruiner le texte – mais il engage une conception de l’œuvre et de l’art, dont le film devient le vecteur privilégié. Parlant de Rilke et de Hölderlin, Blanchot évoque l’expérience de l’art comme une expérience « de la répétition sans fin, où le même est donné dans le vertige du dédoublement ». L’art se définit alors par la perte du pouvoir de commencer et de finir : « ce qui est premier, ce n’est pas le commencement, mais le recommencement, et l’être, c’est précisément l’impossibilité d’être une première fois1 ». C’est ce paradoxe de l’être qui s’écrit en se figurant dans Le Mépris, où la réécriture, imposée par la transcription romanesque, s’avère instauratrice de l’écriture filmique et figure à ce titre le paradoxe de toute écriture. Lang refait Homère, mais ce faisant il refait Lang, et Godard refait Moravia et à ce titre il fait le cinéma, mais en laissant affleurer dans la trame du film la double équivalence entre faire et refaire, entre refaire et défaire. La fondation ne peut se fonder que dans la défection.
9Ici s’amorce un second paradoxe, qui trouve à s’ancrer dans une forme fragmentaire. Cette forme, les rushes du film de Lang l’inscrivent sur l’écran du studio en un montage qui fait alterner, plan par plan, le film et la salle. C’est à l’état de fragments que le film de Lang traverse ainsi celui de Godard et que les dieux – Neptune, Minerve ou Junon – semblent y poursuivre passagèrement les hommes. Mais c’est cette forme elle-même que le film de Godard, lorsqu’il se constitue loin de Lang, en vient à assumer.
10Qu’entendre par fragmentaire ? On écartera le concept théorique de tout constat descriptif : alors que la fragmentation – terme souvent imputé à faute – désigne la dispersion de fragments isolés, ou l’éclatement d’un ensemble impuissant à s’organiser, le terme de fragmentaire engage un rapport critique à la notion d’unité, suivant lequel le fragment, parce qu’il est à la fois élément d’une totalité et totalisation en lui-même, en viendrait à ruiner l’idée même de la totalité. Cette dimension critique, transmise de l’École d’Iéna à Nietzsche et reprise de Nietzsche par Blanchot, appelle à tenir le fragment pour une forme paradoxale, susceptible simultanément de se fermer sur soi et de ne pouvoir se délimiter que dans un rapport d’ignorance et d’attirance avec un autre fragment : ni maxime close ni chaos s’ouvrant à tous les souffles, la pratique du fragment témoigne d’une forme qui romprait avec la référence unitaire.
11Deux passages du Mépris – deux fragments plutôt, dissymétriques – permettent d’observer cette disposition corrosive : le deuxième plan du film, célèbre pour la longue conversation érotique de Piccoli et de Bardot, et une parenthèse centrale, formée d’une dizaine de plans, qui vient couper, littéralement, l’interminable scène de ménage, s’arrêtant soudain sur l’offre de Bardot à Piccoli – « mais vite alors » – et raccordée dix plans après lorsque Piccoli rejette l’offre. Entre le plan long initial et cette suite discontinue de dix plans montés circule souterrainement un jeu d’échos et d’inversions prenant le corps de Bardot comme support : dans le plan 2, qui suit le générique, ce corps est énoncé sous forme d’un blason verbal qui court des chevilles au visage en détaillant chaque fragment, tandis que la caméra propose un parcours visuel continu de ce même corps ; au contraire, dans la parenthèse centrale qui interrompt la scène du ménage, le corps de Bardot est reconstitué abstraitement par le montage, qui l’encercle en fragments hétérogènes sur fonds de couleurs variables – face, oblique droite puis gauche, face de nouveau – et ne boucle le cercle que dans le premier et le dernier plan seuls à se répéter (même cadrage et parole identique). L’inversion entre ces deux fragments tient évidemment à l’introduction du montage, et à la rupture opérée sur la totalisation que semble viser le plan 2 : coupé du générique, qui le précède, et de Cinecittà, qui le suit, isolé, unique, ce plan désigne la totalité d’un corps objet d’un amour dit total et pris dans la totalité d’une évocation soustraite au montage ; à l’inverse les dix plans du centre sont discontinus, ignorant le raccord, et la totalisation circulaire ne s’y réalise que par une fragmentation affichée, qui tranche avec les longs plans enchaînés de la dispute.
12Ainsi exhibé, le montage désignerait-il la dégradation que ne cesse de raconter, et en même temps de véhiculer, le roman de Moravia dont le narrateur est placé sous le signe du Mépris ? Ce serait soumettre le film à l’interprétation qui fait de la conscience romanesque une conscience dégradée et déchirée, ayant perdu l’unité et le rapport à la totalité que rappellent obliquement la poésie d’Homère ou de Dante. Or d’autres indices s’opposent à l’assimilation – qui soustraient le passage à tout ancrage narratif. Différant du narrateur unique de Moravia, les voix sont ici doubles et alternées, faussant la citation par l’appropriation d’une autre conscience (féminine), dont les propos échappent partiellement à Moravia : la narrativité s’annule en fait par le dédoublement d’une narration factice ; off et hors scène, chaque voix parle l’autre sans jamais parler à l’autre ; et ce faux dialogue en forme de récitatif s’oppose aux citations poétiques du film qui au contraire, qu’elles soient de Dante ou de Brecht, sont récitées diégétiquement par un personnage les assumant comme vraies dans la fiction. Aussi, loin de souscrire à la décomposition, le montage intervient ici comme une opération de l’écriture, précipitant un certain nombre de figures à reconnaître : le court-circuit, au sens littéral du terme – la fiction se trouve suspendue, comme si le courant ne passait plus et qu’un autre système allait se mettre en place ; la rupture, qui vient arracher la scène à la dégradation où elle s’enlisait d’autant plus que le montage y restait dissimulé ; l’interruption, qui annule la rupture – une fois les dix plans passés, la scène reprend au plan précis où elle s’était arrêtée. Une autre forme s’affiche alors, éphémère et radicale, celle qui procède à une retotalisation du corps et de la femme et du film – puisque toujours chez Godard une femme est un film : entre les fragments montés du corps de Bardot s’intercalent des plans du film passé et du film à venir, avec aussi des plans d’ailleurs et des plans sans avenir. Montés simultanément, entrecroisés, le corps et le film, chacun fragmentant l’autre davantage, deviennent ainsi chacun l’emblème de l’autre ; soutenant une totalité paradoxale, qui passe par une fragmentation accrue, ils forment une poche d’écriture, à la fois absolue et rompue, caractérisée par l’intensité au sens que Nietzsche donne à ce terme lorsque la puissance du faux – ici la réécriture – annule la distinction de la vérité et du mensonge. C’est appeler à lire autrement, par rétroaction, le plan de la totalité initiale : énumération blasonnante, dialogisme du couple, changements de lumière et de couleur, mouvements de la caméra, désignation d’une glace et double jeu sur les ombres – tout simule le montage dans ce plan de la totalité sans montage ; énoncé par Bardot, le « tout » du corps se répète dans le « totalement » de l’amour, lui-même repris en écho dans la réponse de Piccoli : « je t’aime totalement, tendrement, tragiquement ». Tout, totalement, totalement… : la répétition est inhérente à l’énonciation originaire de la totalité que déjà elle fissure, fût-ce en trompe-l’œil.
13Si la fragmentation, loin de succéder à la totalité, s’inscrit ainsi au cœur de la totalisation, cette forme fragmentaire relève alors d’une autre écriture, et à ce titre d’une autre lecture, que celle de Moravia. La thématique du mépris conjugal domine le roman moravien, où elle figure la dégradation qui caractérise le monde moderne ; reprenant, sous un autre angle, l’interprétation filmo-psychanalytique de l’Odyssée, elle contribue à définir l’espace de la modernité comme un espace du romanesque individuel, où la perte des valeurs mythiques irait de pair avec l’intériorisation psychologique : la désagrégation, dont le cinéma est l’indice maximal, se trouve en fait véhiculée par la conscience douloureuse du héros, qui raconte cette décomposition et la constitue en la racontant. Le roman de Moravia relève ainsi d’une interprétation si lukacsienne du roman qu’il semble avoir été écrit pour les théories de Lukacs, dont certains remaniements sont contemporains de l’œuvre moravienne2. Portée par le principe de la réécriture, où déjà s’écrit la division, l’écriture de Godard ruine cette perspective, non pas en l’inversant, mais en récusant la pertinence des termes du partage : à l’opposition nostalgique de la totalité et du fragment se trouve substituée une acception du fragment qui serait à la fois figure et fissure de la totalité. « Parole unique, solitaire, fragmentée, mais, à titre de fragment, déjà complète, entière en ce morcellement, et d’un éclat qui ne renvoie à nulle chose éclatée3. » Prélevée sur Nietzsche, l’approche blanchotienne du fragmentaire, qui « ne précède pas le tout mais se dit en dehors du tout et après lui », rencontre passagèrement le montage godardien : dans l’organisation de la poche centrale, chaque plan se referme sur soi et s’arrache hors de soi, mais en une solution de continuité qui, de plan à plan, n’instaure que la rupture et ne produit que la négation venant suspendre une production devenue circulaire. La réécriture mobilisée par Godard est l’acte d’une modernité où la forme fragmentaire désigne tout à la fois la disparition et le rejet du tout.
14En résulte, pour le cinéma, une définition à ressort logique plus que nostalgique. Le cinéma pur, celui du « monde » conforme à nos désirs, se raconte comme une « histoire ». L’image absolue, celle du plan deux, n’existe que par le montage, qui l’inscrit entre le premier plan et le troisième ; le montage naît ainsi de sa négation, et ne pourra se nier davantage qu’en s’accroissant encore. Mais il ne s’agit plus pour lui ni de lier (le raccord joue le faux) ni d’opposer (le choc ne produit que la rupture) : la fonction dévolue au montage est désormais de rompre, d’interrompre continûment la continuité, jusqu’à promouvoir la discontinuité comme une forme. Constituer le montage, pour Godard, c’est entrer ainsi dans le paradoxe du fragmentaire : le fragment qui se donne comme tout est aussi l’interruption du tout, du fait même qu’il se présente comme fragment. Le montage godardien se place alors au point de rencontre paradoxal d’une double équation : tout film est montage, donc fragmentation, donc dislocation du corps, de la voix, de la poésie ; perte, à ce titre, de la totalité originaire. Mais toute totalité, du fait même qu’elle s’énonce, comprend sa propre destruction : la perte est coextensive à la mention du tout, et l’ironie viendra signer le renoncement à l’harmonie. Malgré la nostalgie de l’homme pour l’image pleine, pour la mer qui porte le nom d’Homère, la rupture avec Ulysse s’affirme dès l’origine dans le cul lisse de Bardot. Et le dernier plan n’arrache le film au fragment – précisément à la prise de plan – que pour cadrer, avec la mer, l’image du vide et de la fin, reprenant d’ailleurs un cadrage qui fut un plan de Lang. À ce titre, Le Mépris raconte obscurément, fragmentairement, la naissance filmique d’une poétique du fragmentaire, où le film est fragment, parce qu’il est prise et reprise, où le montage ouvre le discours à une syntaxe de l’interruption et découvre à l’œuvre, avec l’inachèvement, l’a-venir de son désœuvrement.
15Que cette instauration paradoxale du cinéma concerne l’écriture – et donc la réécriture – le film en propose deux indices forts, l’un détourné de Moravia, l’autre qui lui est étranger. Partant d’un générique parlé, Le Mépris s’achève, ou presque, avec la figuration d’une lettre : « Adieu. Je t’embrasse. Camille. » D’abord récitée en voix off sur le sommeil de Paul, la lettre ne s’inscrit à l’écran que sous forme de fragments alternant avec des traces visuelles et sonores de l’accident. Écrire est donc bien ici redire – récrire – en figurant matériellement l’achèvement de l’écriture dans ce qui se donne comme une réécriture fragmentaire ; mais la lettre vient signer aussi un rapport de l’écrire au mourir, puisque c’est sur le premier mot de la lettre – « adieu » – que se fait entendre l’instant du choc : écrire et mourir vont ici de pair ; et s’il faut écrire pour mourir, la mort à écrire se réfère aux dieux, puisque dans le signe a-dieu s’écrit le geste d’aller vers les dieux, dont on sait pourtant qu’ils sont morts. La mort-écriture inscrit ainsi un dernier paradoxe fondateur, dont Hölderlin, cité plus haut par Lang, est venu attester qu’il concerne, à travers la réécriture, la relation de l’homme à la mort des dieux.
16Absente du roman de Moravia, supplémentaire, la citation d’Hölderlin permet de nouer le réseau souterrain qui par le biais du romantisme allemand relie le film de Godard à une conception blanchotienne de l’écriture et du fragment. Le passage que Lang récite en allemand, puis traduit et commente en français, porte simultanément les signes de la réécriture et ceux qui désignent la mort des dieux comme une contradiction générique de l’écriture. « Mais l’homme, quand il le faut, peut demeurer sans peur seul devant Dieu. Sa candeur le protège, et il n’a besoin ni d’armes ni de ruse jusqu’à l’heure où l’absence de Dieu vient à son aide » : selon le commentaire prêté à Lang, le dernier vers de ce fragment a fait l’objet d’une double rature, puisque une première version, sous deux formes successives – « Tant que Dieu ne fait pas défaut/Tant que dieu nous demeure » – proposait l’inverse de l’énoncé finalement retenu. Ainsi la rature paraît consubstantielle au texte, qui tour à tour se répète et se contredit : l’écriture donnée comme originale, la seule ici à être identifiée dans sa langue propre, relève déjà d’une réécriture radicale, capable de mettre en équivalence, pour rassurer l’homme, la présence et l’absence des dieux. Les dieux seraient-ils à la fois présents et absents ? La présence des dieux serait alors comme une présence de l’absence des dieux qui, selon Blanchot glosant la « passion moderne de l’art4 », sont doublement absents parce qu’ils ne sont plus là et parce qu’ils ne sont pas encore là. Les dieux morts n’en finissent pas de mourir dans les hommes ; mourant en dieu et comme des dieux, Camille et Prokosh – l’une venant de la mer, l’autre se réclamant d’un commerce homérique – viendraient ainsi rejouer la mort des dieux toujours à venir ; et le cinéma, en prenant en charge cette nouvelle passion, rendrait lisible sa liaison avec le simulacre, où s’abolit, par la réécriture, la distinction générique.
17Emblème du film, la citation de Hölderlin l’est donc à un double titre : parce qu’elle cristallise la relation de l’écriture à la réécriture, et parce qu’elle précipite, à l’état de fragment, la forme fragmentaire dont le romantisme allemand, de l’Athenaeum ou d’Hölderlin, a fait le tremplin d’une modernité à la fois esthétique et philosophique, placée sous le signe du paradoxe à tenir. Ce paradoxe, Lacoue-Labarthe et Nancy le reconnaissent dans la recherche d’Iéna5, où le choix d’une écriture par fragments hybrides affiche à la fois une volonté d’autoformation organique, d’un idéalisme absolu – et l’amorce d’une dissolution par où le fragment, nécessairement pluriel, renie la possibilité de l’œuvre totalisante. Mais c’est sans doute à Blanchot qu’il revient d’avoir balisé avec le plus de force la ligne qui de l’Athenaeum à Nietzsche et de Nietzsche à la modernité diffuse la remise en cause d’une pensée de l’unité et de l’identité. Faut-il alors s’étonner que le fragment cité par Godard-Lang en 1963 fasse l’objet d’un long commentaire dans un article de Blanchot publié quelques années auparavant ? Dans « L’itinéraire de Hölderlin6 », la rature que glose Lang sert à Blanchot d’indicateur pour réfléchir le geste par lequel Hölderlin, revenu de France, entreprend le « retournement » qui l’appelle à se détourner du monde des dieux mais en répondant à la logique même de ces dieux qui disparaissent. Le dernier Hölderlin, celui en qui s’ouvre la crise, ne cherche pas, selon Blanchot, un retour au territoire propre ; s’il rompt avec les dieux venus de Grèce, c’est suivant un retournement plus « catégorique » que « natal », par lequel le poète, se tenant devant l’absence des dieux, ne cède pas à l’aspiration de ces dieux eux-mêmes qui l’attirent dans leur disparition. La modernité de Hölderlin consiste ainsi à résister à l’élan du Tout, et à « maintenir pur et vide le lieu de la déchirure ».
18Il serait parfaitement vain de se demander si Godard avait lu le texte de Blanchot – qu’il ne cite jamais – ou si la référence qu’il fait à Hölderlin est passée par d’autres voies. Nous intéresse ici la rencontre – non la recherche d’une éventuelle influence. Que Hölderlin, que ce fragment de Hölderlin puisse devenir le symptôme d’un renversement radical – d’un retournement – en témoignent et l’analyse de Blanchot et l’écriture de Godard, associant, dans des registres différents, l’émergence de la modernité et la rupture avec le concept d’unité. Pas davantage on ne pourrait relever, dans Le Mépris, la trace d’une quelconque référence à Nietzsche, dont le « Dieu mort » hante pourtant un film jouant avec les simulacres divins. Mais la mort des dieux, proclamée, s’allie au rire des dieux renouvelé : ce paradoxe nietzschéen, construit par Klossowski, place la modernité esthétique sous le signe de la parodie, qui double le chant en ébranlant son identité. Du côté de Blanchot comme du côté de Nietzsche-Klossowski, dans la rature de Hölderlin comme dans le retournement godardien du texte de Moravia, se joue ainsi le fondement d’une écriture de l’altération, où la discontinuité irait de pair avec le « congé donné à la pensée du dieu Un7 ». Cette discontinuité, Le Mépris en esquisse la pleine envergure logique : dans les accélérations et les chutes d’intensité que le montage met passagèrement en œuvre, comme dans les ratés et les pannes qui représentent le tribut à payer à l’hétérogène, un ultime paradoxe vient au jour, par où la discontinuité serait elle-même discontinue, et la forme fragmentaire s’arracherait d’autant plus à l’idée d’une totalité qu’elle n’émergerait qu’à l’état de fragments instantanés, à la fois essentiels et annulables : ainsi de Hölderlin, mêlé à Dante et à Brecht, enfoui, oubliable, et ne produisant que son propre effacement.
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19Un montage sans avenir, telle est la forme spécifique que prend chez Godard la pensée du fragmentaire. Mais en inscrivant cette forme dans une réflexion sur le langage cinématographique, le cinéma godardien éclaire la relation qui s’instaure entre le dédoublement, porteur du fragmentaire, et le langage, qui se divise en se définissant. Le jeu de doubles fonde ici et la figure du film et celle que le film prête aux langues ; mais il soutient aussi un double jeu – celui que joue Godard si ce n’est le cinéma – lorsque pour doubler la littérature, comme plus tard la musique ou la peinture, pour fonder donc un art doublé – et ce sera désormais la tâche que le cinéma godardien se donne comme principe esthétique –, il mobilise simultanément le poétique allemand – récité, localisé – et le narratif à l’italienne, cité, dispersé et diffus. Deux types incompatibles semblent ainsi coexister : la poésie, qui figure une modernité s’instituant dans la réflexion de sa parole, et ce que Godard appelle un roman de gare, où le classicisme se dégrade en convention. Blanchot entrevu et Lukacs à découvert. Leur connexion affiche comme un parti-pris de non-cohésion, littéralisant la contradiction intrinsèque d’une écriture-réécriture, d’autant moins systématisable qu’elle se nourrit de sa propre impropriété. Pris aux prémisses du Mépris, le cinéma de Godard sera inorganique – ce qui ne veut pas dire inorganisé ; pluriel, ce qui signifie inappropriable ; sans synthèse – ce qui implique jusqu’à la ruine du système qui semble l’engendrer. La récusation de l’absolu n’exclura donc pas le discours de la perte. Et s’il fallait spécifier une singularité de Godard, et du rôle qu’il attribue au cinéma, elle tiendrait sans doute à l’ambition de travailler entre nostalgie et négativité, en cet intervalle insituable qui fait que l’une toujours porte trace de l’autre. Dans l’itinéraire de Godard, le cinéma sera d’autant plus pur qu’il s’affichera davantage comme impur : serait-ce la spécificité cinématographique que de laisser affleurer le double mouvement d’exigence et de renoncement esthétiques qui fonde une écriture de l’impropriété ? Ce serait alors le propre de la modernité, au sens théorique du terme, que de contenir en le retenant le germe d’une postmodernité entendue comme un « oubli de l’art8 ».
Notes de bas de page
1 Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, « Idées », 1955, p. 331.
2 L’édition originale de La Théorie du roman date de 1920, les travaux sur Thomas Mann, Balzac, le roman historique s’échelonnent entre 1948 et 1955. Rappelons que Il Disprezzo a été publié en 1954.
3 Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 229.
4 L’Espace littéraire, op. cit., p. 335. C’est moi qui souligne le mot « passion ».
5 Philippe Lacoue-Labarthe/Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, Seuil, 1978.
6 L’Espace littéraire, op. cit., p. 367-379. Le poème de Hölderlin, intitulé Vocation du poète, est commenté p. 369 sq.
7 L’Entretien infini, op. cit., p. 231.
8 Selon le titre donné par Daniel Charles à son commentaire de Gianni Vattimo, La fine della modernità, Garzanti Editore, 1985. L’article de D. Charles a été publié dans le numéro VI du Temps de la réflexion (Gallimard, 1985).
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