Textes télématiques
p. 139-148
Texte intégral
1Véritable para-littérature du texte informatique, le texte télématique se présente, à première vue, comme un assemblage d'ensembles sériels, où alternent textes utilitaires, littéraires ou pseudo-littéraires, jeux, services à destination publique ou professionnelle, ouverts ou confidentiels, lus, écrits par une masse d'abonnés dont on cerne encore mal l'identité, les pratiques et les motivations, malgré les enquêtes répétées des Télécommunications. Enquêtes toujours axées, au demeurant, sur la fréquence d'usage, les difficultés dues au manque d'information, à la mauvaise structuration des données, au coût...
2Aussi, lorsque l'on aborde l'aspect textuel de la communication télématique, le premier mouvement est le plus souvent de la réduire à ses usages et de la scinder en catégories fonctionnelles, pour atténuer le poids du nombre.
3S'accroissant chaque jour, la masse des textes télématiques, divisée officiellement en rubriques, puis en services gérés par des serveurs plus ou moins puissants, cette masse n'est guère chiffrable : 1800 services répertoriés dans l'annuaire de septembre 86. Et chaque service propose des dizaines, parfois des centaines de pages !
4Sans même parler des annuaires et de leurs millions de pages virtuelles que seule génère la demande de l'utilisateur, toujours matérialisée par un même geste élémentaire d'écriture. Et, pour commencer, l'annuaire téléphonique, texte premier, texte fondateur de toute la télématique. Près de vingt millions d'abonnés au téléphone constituent ce gigantesque registre visualisable à raison de six abonnés au maximum par page/écran. Mais on n'est plus ici dans le cadre de l'annuaire papier, avec sa linéarité limitative et chaque nom d'abonné peut apparaître dans de multiples configurations, selon que l'entrée s'effectue par la rubrique, la localité et, pour les grandes villes, par l'adresse (arrondissement, rue, immeuble), deux informations suffisant à la formulation de la demande. Et, pour visualiser ces dizaines de millions de pages potentielles, deux millions et demi, bientôt, d'écrans Minitel.
5Dans cette masse énorme, comment ne pas tenter d'esquisser des divisions, des regroupements, une typologie enfin. Mais les critères de classement des textes télématiques sont multiples et leurs résultats rarement concordants. Le critère le plus évident semble lié à la fonction des textes, qui fait apparaître quatre grands ensembles regroupables deux par deux.
6Ceux qui ont rapport prioritairement à l'information, impliquent essentiellement une démarche de l'utilisateur vers l'ordinateur serveur et comportent une part d'interactivité relativement restreinte. Tels sont : les utilitaires — horaires, annuaires, bases de données administratives ou autres — dont le contenu textuel est relativement stable, mais peut aussi parfois être en perpétuel remaniement, comme les relevés des opérations bancaires.
7les informations, journaux en particulier, dont la durée de vie dépasse rarement les quinze jours imposés par la loi pour garantir le droit de poursuite. A la rapidité de renouvellement dans le temps, fait écho la réduction de la marge de variation d'un journal à un autre, l'information tendant à revêtir la forme lapidaire et le contenu uniforme du communiqué de presse.
8Le second groupe de textes, auxquels correspond la consommation la plus importante, comporte : les messageries, au contenu renouvelé en permanence, aux formes diversifiées, à partir d'une donnée commune, l'inter-communication des usagers entre eux. De l'annonce utilitaire (mais où s'arrête l'utilité ?) à l'échange de propos intimes, la communication peut se faire sous forme conversationnelle ou en différé. Echanges personnalisés entre les différents abonnés branchés en même temps, lettres ouvertes, affiches et proclamations, lisibles à tout moment par tout utilisateur consultant, même étranger à la messagerie ou, au contraire, boîte postale fermée, accessible seulement par « mot de passe » certifié (garanti par concordance avec le numéro d'appel), dans laquelle l'usager vient chercher les messages qui lui sont personnellement adressés. Dialogues en direct sous couvert de personnages de convention, dont un ou plusieurs utilisateurs adoptent le nom (comédie télématique), sérieux blocs-notes ou débats, voisinant ou s'interpénétrant parfois avec d'informels ou obscènes graffiti. Tables-rondes, forums et salons, où vont et viennent les utilisateurs, disposant chacun d'un quart ou d'un cinquième d'écran utile (trois lignes) transmissible et affichable en temps quasi réel.
9les jeux, enfin, dont le nombre considérable vient rappeler qu'ils sont le service le plus consulté après les messageries. Tantôt pure transposition de jeux existants, se prêtant parfois difficilement au médium, plus rarement, innovations intéressantes, en particulier dans le domaine du jeu collectif et dans les jeux littéraires auxquels les classifications des services assimilent d'ailleurs curieusement des expérimentations littéraires de type romanesque ou poétique.
10Mais d'autres approches typologiques des textes pourraient se fonder sur leur mode de création et de visionnement (textes pré-existants, fixes ou réactualisés ou encore textes potentiels). Composante ou dominante littéraire, numérique ou graphique. Présentation du texte en liste (généralement alpha-numérique), ou pavés occupant une ou plusieurs zones distinctes de l'écran, en modules, certaines parties du texte pouvant donner lieu à des substitutions indépendamment des autres modules de la page.
11Rôles respectifs de la lecture et de l'écriture dans la consultation, compte tenu qu'il n'est pas de consultation sans une écriture minimale (code d'accès par exemple), ni d'écriture sans un appareil, le plus souvent lourd, de pré-écrit sur l'écran : textes périphériques, consignes d'écriture, cadre, dates, pseudonymes, etc. Ou encore types d'accès, soit par l'un des numéros du réseau Transpac : 3613 : professionnels sur abonnements ; 3614 : utilitaires (dont l'annuaire général des services « AST » avec recherche par mots-clés) au tarif de 30 F/heure ; 3615 : KIOSQUE, grand public, utilitaire (SNCF) ou plus volontiers distractifs, au tarif élevé de 60 F/heure ; soit accès par ligne téléphonique directe.
12Mais, par delà les inventaires, d'où ressort le contraste, l'opposition même entre différents services, est-il absurde de voir, dans les millions d'écrans de textes télématiques, une variété unique de texte, asservie à des lois de transmission, d'édition et de lecture contraignantes, façonnée par elles, dans sa forme, et, sans doute, dans son contenu ?
13Et, tout d'abord, l'identité évidente de la matrice, ces claviers écrans se reflétant l'un dans l'autre, où l'appui d'une touche visualise un élément alphanumérique banal, mais aussi une étrange galerie de signes reconnus ou non par la typographie et que fait découvrir aux usagers une longue pratique expérimentale de toutes les combinatoires possibles. Page/écran au format fixe avec son imparable 40 x 25 (en attendant le 80 colonnes) et sa norme typographique VIDÉOTEX. Page rongée par les textes explicatifs, les boîtes de commandes, les références de serveur ou de logiciel dénuées de sens pour l'utilisateur. Lenteur intolérable de l'affichage et du désaffichage, ressources graphiques médiocres et simulacres d'animation créés par le recours au clignotement, présence lassante du curseur... Rigidité des modes de circulation, structures logiques rendues invisibles, brisées par la disjonction des écrans. Rythmes imprévisibles, lieux vides.
14Générés peut-être par la nécessité, c'est une pléthore de graphismes à la symbolique obscure, voués, comme les abréviations et les mots de passe à entrer dans ces innombrables variantes de langages codés, d'argots locaux qui défendent, souvent sauvagement, l'accès au cercle des initiés d'une messagerie ou d'un salon, mais aussi, paradoxalement, à des services qui se veulent informatifs. Dans ce médium, le plus universel que l'on puisse concevoir, puisque, théoriquement, destiné à tout détenteur d'un abonnement télé un vulgarisateur fou a-t-il rédigé cette définition du terme « service » figurant dans la présentation de Télétel :
C'est une entité logique
capable de dialoguer avec
l'utilisateur du Minitel
Elle est matérialisée
par un PROGRAMME et une
BASE D'INFORMATIONS exploitées
sur un ordinateur serveur
15Nanti de sa loupe (obligeamment prévue pour les abonnés à la vue défaillante), l'utilisateur s'efforce le plus souvent en vain de déchiffrer les cryptogrammes que lui dispense le serveur, cryptogrammes ponctués souvent, il est vrai, de longs temps de silence, et que le temps d'affichage (jusqu'à 20 secondes pour un écran plein) contribue encore à brouiller.
16Textes abscons, mnémoniques surgis de l'absurde, annuaires des services incomplets, toujours modifiés, et souvent hors d'atteinte quand s'affiche à longueur de jours un implacable :
Ce service n'est pas accessible actuellement.
17La difficulté, de toute façon, préside à l'usage du Minitel, bien que cette difficulté ne soit pas véritablement manipulatoire, mais conceptuelle. C'est trop, c'est confus, c'est si loin. En allumant son Minitel, l'usager n'est sûr que d'obtenir ce texte minimal, le F en inversion vidéo, isolé en haut à droite de l'écran, et dont la transformation souhaitée en C ne garantit que l'accession à ce seul C.
18Car c'est un voyage, souvent difficultueux, qui amène le texte, d'un ailleurs insaisissable « le serveur », par une voie mystérieuse « le réseau TRANSPAC », jusqu'à la ligne téléphonique familière et l'écran bénin du Minitel, où il prend enfin forme avec d'étranges aléas, pertes ou surplus de texte, ou absences de texte, lorsque s'affiche, avec obstination, l'unique et définitif message « communication établie » couronnant un écran vide.
19Hors d'atteinte derrière leurs pseudonymes à transformations, abrités derrière la loi « Informatique et Libertés », ne risquant, de fait, qu'une lourde facture, les abonnés se trouvent confrontés à un chaos textuel insaisissable, dont pourtant leur demeure, parfois, par delà la déconnexion, une pleine page prisonnière de leur écran allumé. Si le jeu sur l'identité domine les messageries, l'anonymat est partout la règle. Pas de génériques, textes sans auteurs, références à des entités vagues, brouillées, invraisemblables. La SNCF se dissimule au milieu des services distractifs de Kiosque. Le Monde garde son titre et son graphisme pour couvrir des jeux et des messageries, quelques bribes d'information. Supercherie ? Pas dans cet univers où tout n'est que faux-semblant. Appelés à se présenter dans AST, les services se cachent le plus souvent derrière des identités et des adresses d'une neutralité trompeuse et leur présentation évite curieusement les mots-clés grâce auxquels les abonnés pourraient être amenés à les découvrir.
20Extraordinaire contradiction, qu'un médium créé pour cerner l'identité par l'annuaire, s'avère si efficace pour dissoudre l'identité !
21On peut certes penser que l'amélioration des transmissions, l'amélioration des logiciels, notable dans certains services, modifiera peu à peu la situation première et, du chaos, fera émerger un univers doué de sens, mais on n'en est pas là. Pour l'instant, les services ne cessent de se multiplier, de disparaître, faute de rentabilité, rééditant, dans une gigantesque galerie des miroirs, les mêmes jeux, les mêmes messageries, les mêmes communiqués informatifs. Frontières entre Gauche et Droite s'estompent. Mais, quelquefois, surgit au détour d'un salon, où s'échangent textes aux abréviations phonétiques, onomatopées, monstres orthographiques dont on ne sait plus s'ils sont enfants de la fantaisie ou de l'ignorance, un débat allusif et vif derrière lequel on devine des opinions authentiques. Le doute naît parfois, et si, derrière tous ces textes se cachait un seul et unique auteur, technologue abstrait des Télécom, analphabète ou humoriste. Mais n'est-ce pas, en fin de compte, une étonnante démocratisation que l'on ne puisse plus distinguer ceux qui « savent écrire » de ceux qui « ne savent pas » ?
22L'imprimé avait ses coquilles résiduelles. À force d'en avoir, le texte télématique n'en a plus. L'aléa, l'erreur, le dysfonctionnement font régner leur loi, jusque dans les services les plus exemplaires, comme l'annuaire téléphonique. Ce dysfonctionnement engendre la peur, l'incertitude, le sentiment d'avoir été floué, mais aussi la fascination et la sécurité. Tout est possible et jusqu'où ira-t-on ?
23Une information se visualise et voilà qu'elle s'interrompt au milieu d'un affichage qui se poursuit par une succession de lettres et de signes inintelligibles, véritable défi au bon sens et même à la typographie, comme ces écrans où soudain dominent des rangées de points d'interrogation inversés, ces « bz)I », formules cabalistiques qui grignotent tout l'écran, n'y laissant subsister que le pseudonyme de l'usager. Où aller, quand sur un chemin qui semblait balisé par la présence familière de la boîte « suite », à une manœuvre — erronée ou légitime ? — vient répondre un laconique et agressif « Touche interdite », proféré par on ne sait qui.
24Quel est le but des errances interminables, véritables défis à la logique, où les fonctions de « sommaire, guide, annulation et répétition », se confondent souvent et où « connexion/fin » devient la porte de traverse qui assure tout à la fois la sortie et le retour. Il est vrai que dans un mode de communication où chaque minute vaut argent, les allées et venues prennent une valeur nouvelle. Rentabilisation du service. Consulter un horaire devient une course d'obstacles où l'impossible nous guette, dérivant soudain un itinéraire vers un autre, mais nous dérobant en même temps, pour toujours, l'écran originel, qui pourrait nous dire pourquoi.
25Circuler dans les suites interminables d'écrans Minitel, c'est tenter de s'orienter dans des séries de cases dont l'organisation pluri-dimensionnelle nous échappe. Non, on est loin du Jeu d'Oie et de sa progression lumineuse vers le Paradis. Aucune vie ne suffirait de toute manière à parcourir les pages télématiques. Aucune archive ne dira si ces pages étaient vraiment différentes ou obéissaient à quelque ordre cyclique et pourtant chaque nouveau texte condamnait un texte plus ancien à mourir. Dans ce médium troué, fragmenté, disjoint, on se promène, d'abîme en abîme, mais par petits sauts que les temps interminables de désaffichage et d'affichage gèlent en plein élan, les empêchant de s'insérer dans un quelconque parcours doué de sens. Inutile d'espérer que l'utilisateur retiendra quoi que ce soit d'un écran à un autre, règles de progression, thème, sujet traité. Tout doit être dit dans chaque écran, même l'implicite, et l'absence du leit-motiv « suite, retour, sommaire, envoi... » laisse l'utilisateur désarmé. Il faut un fil conducteur, le rappel constant du nom recherché dans l'annuaire, faute de quoi l'utilisateur s'égarerait comme ces chats que le passage d'une mouche détourne de la boulette de papier qui fut un temps le centre de leur univers.
26Ce chaos informel de fragments balbutiants n'est pourtant pas dépourvu de sens. Il crie cette vérité de notre monde, l'échec de l'utopie classificatoire, la perte de contact avec le réel. Qui trop embrasse mal étreint. Et de percevoir cette vérité effrayante à travers les millions de textes télématiques, n'est-ce pas être confronté avec l'œuvre peut-être la plus signifiante de notre temps. Œuvre collective ou individuelle, œuvre d'artiste, d'ingénieur ou d'analphabète dont le message tragique génère pourtant son propre antidote. Car, on le sait, ce qui domine dans la télématique, c'est le jeu. Et pas seulement à travers les milliers de services de jeux et les centaines de messageries qui sont d'autres jeux, mais à travers la totalité des écrans qui constituent le texte d'un très grand jeu d'aventure.
27Que va-t-il advenir après ? Signes avant-coureurs, voilà que se dessinent, accidentelles ou approximatives, des solutions qui rétablissent un lien, si tenu fût-il, avec quelque chose qui nous vient du passé, la linéarité, la logique, la structuration. Ainsi des moyens mis en œuvre pour tenter, contre la fatalité technique, d'assurer la continuité d'un écran à un autre. Les histoires télématiques étaient regardables, on le savait, mais non lisibles ; l'information n'était recevable que sous un format unique d'une centaine de mots maximum, accordant a priori autant d'importance à la guerre mondiale qu'à un chien écrasé. Pas de « tourne ». D'où une recherche, parfois délirante, pour trouver des variantes d'affichage. De haut en bas, ou de bas en haut, mais quelle différence ? Mieux, désafficher un texte et en réafficher simultanément un autre, ligne à ligne, engendrant de véritables monstres textuels, téléscopant les phrases, les mots, la pensée, sans l'aumône d'une ligne de blanc de repérage.
28Certains avaient expérimenté depuis plusieurs années le texte ou le graphisme modulaire1 essayé des jeux littéraires collectifs où, d'un écran à l'autre, un même texte se construisait peu à peu2 L'écran fixe dont seule une petite partie se modifie à chaque fois était une solution à la discontinuité. Il aurait dû plus tôt faire école.
29Aujourd'hui, à côté des structures de « salon » comme celui d'Antigel, où cinq interlocuteurs se répondent, le nouveau journal de TéléLibération, propose enfin et rend intelligible un article en plusieurs pages écran3 et voilà que se reconstitue un espace, une chronologie, bientôt peut-être un sens. Ces tentatives feront-elles taches d'huile, ou se perdront-elles dans l'océan non balisé de Télétel ? Il n'est pas interdit d'espérer que des abonnés doués de raison les valideront par l'usage.
Notes de bas de page
Auteur
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Ce que le poème dit du poème
Segalen, Baudelaire, Callimaque, Gauguin, Macé, Michaux, Saint-John Perse
Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet (dir.)
2005
L'Art de la mesure, ou l'Invention de l'espace dans les récits d'Orient (xixe siècle)
Isabelle Daunais
1996
L'Inconscient graphique
Essai sur la lettre et l'écriture de la Renaissance (Marot, Ronsard, Rabelais, Montaigne)
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2000