La poésie sonore
p. 95-121
Texte intégral
1L'avant-garde se définit par son esprit de recherche, sa volonté novatrice, son démarquage radical à l'égard de son environnement, ce qui doit lui conférer un tonus de tête chercheuse, provocatrice et perturbatrice, cette sociabilité à rebours, cet « avant » impliquant l'existence d'une masse « arrière », titillée ou caressée, en tout état de cause sollicitée. Elle se définit enfin par son esprit implicite de « groupe » ou de « mouvement ».
2Seul, cependant, le recul du temps peut en consacrer le label. Ce qui signifie qu'un novateur puisse dans l'instant se prévaloir du terme et ne plus l'être par la suite, faute de la consécration du futur.
3Mais vice-versa, aussi, bien entendu. Il en résulte enfin qu'un créateur isolé, hors de tout avant-gardisme, pourra être défini comme un « précurseur », son isolement excluant néanmoins que lui soit adjoint cette épithète d'avant-garde.
4Ce n'est que reconnaître là, l'aspect piège nébuleux de ce terme « avant-garde ». Cela peut expliquer cependant que, totalement isolé dans les années 1955/1960, et cherchant dans mes premiers poèmes-partitions à extraire le poème de la page, à le rendre « sonore », il ne me soit jamais venu à l'esprit de considérer ma recherche comme relevant de l'avant-garde. À l'époque.
5Mais que le travail du temps, par contre, le recul de trente années, les développements internationaux actuels de la poésie sonore, le fait qu'elle soit devenue un « mouvement », et qu'elle puisse s'enorgueillir d'avoir, à travers « lectures/readings » et Festivals de plus en plus nombreux, largement contribué à replacer la poésie au coeur de la place publique, me permettent, maintenant, d'accepter cette étiquette pour mes travaux d'alors.
6Sans doute ! Mais après tout, quelle importance !
7Face à cette nébuleuse, qu'en est-il alors de la POÉSIE SONORE ? Revendique-t-elle ou non cette étiquette ? Le peut-elle, ou non ? Certes. Premier constat ! Elle existe, existe, un peu plus chaque jour... or... or... nous étions bien peu en... en... ! ! Avant d'en tracer rapidement l'historique — puisque trente années d'existence le lui permettent — avant d'en examiner successivement, le POURQUOI, le COMMENT, et ses relations de cousinage avec des mouvements parallèles, avant de reconnaître, en dépit de ce qui précède, l'évidence de son avant-gardisme à l'égard de larges pans de la poésie ou de la musique actuelles, avant de tenter de percevoir ses perspectives présentes et potentielles, il me paraît indispensable, au préalable, et une fois pour toutes, d'en bien préciser — et à la limite, d'en rectifier — les sources.
8La poésie sonore, ce n'est pas une école, mais c'est plus qu'un mouvement. Sans pape ni apôtres, sans chef ni disciples, elle se distingue à ce titre de la franc-maçonnerie surréaliste. Disponible et transcendant toutes limites, elle s'enorgueillit de ses facultés d'ouverture, donc d'accueil. Elle n'en reste pas moins à la poursuite constante, encore maintenant, de sa définition même, ses protagonistes s'étant vu coiffés, après tout, et après coup, malgré eux, de l'extérieur — mais d'où ? — de cette appellation générale, POÉSIE SONORE, LAUT GEDICHTE, SOUND POETRY, POESIA SONORA, etc... qui a, sans coup férir, internationalement englobé, ipso facto, les dénominations qu'utilisait chacun de ses promoteurs isolés, telle que : crirythmes, audio-poèmes, verbophoni, poésie phonétique, Text-sound, poésie publique, poèmes-partitions, etc... que chaque poète/chercheur s'était ainsi créé à son usage.
9C'est ce phénomène même, qui faute de pouvoir la réduire à une école, en fait plus qu'un mouvement.
10La poésie sonore ne s'est extraite ni du futurisme, ni de DADA. Elle y a par contre, avec délices, retrouvé une connivence de pensée, de recherches et d'action. Elle a de ce fait, et cela de concert avec d'autres courants qui lui sont parallèles, consacré leur avant-gardisme. Ils avaient certes, à leur époque, conscience de l'être. Il leur manquait toutefois la caution du Temps. Par affinité, elle la leur a fournie.
11À cinquante ans de distance.
12Le surréalisme les avait étouffés. Elle les a ressuscités. Comme l'on salue un parent très cher et admiré. Où l'on reconnaît son sang, où l'on retrouve une parenté de cellules. Leur conférant ainsi, à tout coup, de droit, mais à posteriori, ce label d'« avant-garde » qu'ils revendiquaient déjà, d'instinct.
13Mais comprenons-nous bien ! Ce ne furent là que des retrouvailles ! Rien de plus ! Je l'affirme ! D'autant plus joyeuses et chaudes qu'elles étaient inattendues !
14Car enfin, si études, recherches, exégèses, livres et documents, expositions, souvenirs et analyses sur cette période abondent maintenant, ne cessent de se multiplier, si les manifestes, poèmes, revues et textes fondamentaux de ces mouvements font maintenant l'objet de rééditions successives, nombreuses et fascinantes, et si l'on va donc, à l'heure actuelle, de découvertes en découvertes et de ce fait même, d'émerveillement en émerveillement, il faut être bien conscient, que dans les années 50, la situation n'était pas la même.
15Que tout cela était pratiquement inaccessible — en aurait-on même eu à l'époque connaissance — et relevait du mythe. On en conclura que ne peuvent être niées la force, la fatalité de courants irrédutibles et souterrains.
16Il n'en reste pas moins que dans cette décade des années 50, il n'en reste pas moins qu'à cette date, tout cela, tout ce qui concernait cette ébullition du début du siècle, n'était pas connu, diffusé, digéré. Que tout cela n'était pensé, perçu, que de façon inconsciente et diffuse, que comme une potentialité du passé ayant pu exister, n'ayant pas pu ne pas exister, ne pas être, si fort était ce désir d'une parenté passée !
17À retrouver !
18Peut-on, en effet, prétendre, sans ridicule, être le premier ? Tout ce qui se tramait, se cherchait, se forgeait, dans les années 50, nous le sentions, nous le savions, ne pouvait pas ne pas se raccrocher à quelque chose qui devait avoir été, qui devait nous faire un signe et nous faire un clin d'œil, à titre tout à la fois de reconnaissance et d'encouragement. Ce début de siècle fut donc pour nous une redécouverte. Moins qu'un miroir. Mais bien plus qu'une simple référence culturelle.
19Que DADA ait par contre, après coup, influencé un certain nombre de poètes sonores, c'est possible, sinon certain. À la longue et dans le contexte que je viens de définir. Directement ou indirectement.
20Mais enfin DADA se retrouve depuis un bon nombre d'années dans beaucoup d'autres choses ! Autant que le Zen, l'esprit DADA a traversé Fluxus. Quant au courant phonétique de la poésie sonore, la filiation directe ou à rebours parait indubitable. Le lettrisme, quant à lui à partir de 1947, n'a pas craint d'en théoriser et systématiser — sans le reconnaître, du reste — les pratiques. La poésie concrète, à base typographique, surgie, concordance étrange là aussi et fortuite, à la même date que la poésie sonore, mais sur un plan visuel, lui est certainement redevable aussi. Encore que non exclusivement.
21En réalité, connivences et rapprochements avec DADA doivent être placés sur un plan formel. Au niveau d'une volonté commune et retrouvée de sortir le texte du livre, de la page, de le vivre, de le pratiquer en public d'une façon radicalement a-littéraire. Mais ceci étant admis, il faut reconnaître aussi que l'état d'esprit, l'environnement politique et social de 1917, comme celui dans lequel baignaient Marinetti et le futurisme, ne s'apparentaient en rien avec le climat des années 50-60. L'esprit provocateur de DADA, incendiaire, sa volonté délibérée de faire table rase de tout, nous n'en avions, à cette date, que faire.
22Si par exemple — et c'est une de mes pratiques fréquentes depuis plus de vingt ans — nous juxtaposons plusieurs textes ensemble dans la même œuvre — ce qui correspond en gros à la pratique des lectures simultanées du Cabaret Voltaire, — ce n'est pas pour affirmer que tout se vaut, ou ne vaut rien, ou s'annule, persifler l'esprit rationnel ou de logique, mais c'est par volonté de cerner de plus près, d'encore plus près, nos mécanismes mentaux et notre environnement quotidien. En tout cas de le tenter. Si nous réutilisons donc là certaines pratiques ou méhodes de DADA, à distance, on comprendra que c'est dans un tout autre esprit et avec des objectifs bien différents. Lucidement conscients de beaucoup plus participer au pré-moyen-âge d'un nouveau cycle, où toutes les recherches sont possibles, technologiques comprises, qu'à la fin d'un monde à raser par tous les moyens.
23cinquantes années se sont passées depuis l'aventure dadaïste. Nous sommes peut-être à la fois plus modestes et plus ambitieux ! Cela de nous conduire à être plus tendres qu'agressifs. À être différemment lucides. Et si nos moyens d'approches ou d'investigations semblent s'apparenter, reconnaissons que leur volonté sous-jacente diffère ! « Vous êtes tous des cons » hurlait à son public DADA sur scène. Plus modestement nous lui chuchotons « Nous sommes tous dans le même bain ! ».
24La poésie sonore ne s'est pas plus extraite de DADA qu'elle n'est sortie du lettrisme. Ce dernier, certes, l'a précédée dans le temps. Et L'Introduction à me nouvelle poésie et à une nouvelle musique, de Isidore Isou, fut publiée chez Gallimard en 1947. Sa connaissance, en ce qui le concerne, incontestée, de DADA, semble, en dépit d'une intuition fulgurante de départ, ne serait-ce que celle d'avoir tout de suite compris l'importance de ce mouvement, et supputé celle qu'il allait acquérir par la suite, semble l'avoir enfermé dans une pratique strictement néo-dadaïste.
25Alors que la logique d'une telle redécouverte eut dû, d'emblée, le conduire à hisser le poème hors du livre au lieu de l'y enfoncer davantage, en inventant d'illisibles nouvelles lettres et nouveaux signes. Morts, sitôt nés, en dépit ou à cause de sa fascination du papier et de la chose imprimée. Faute donc d'avoir réellement saisi les prolongements potentiels et actualisables de DADA, Isou enragera — parfois à juste titre — de constater que le pot aux roses a été découvert et ses sources, non avouées, dénichées.
26Ainsi est-il ignoré de bien des tenants de la poésie phonétique de par le monde, ou de musiciens bien proches de celle-ci, — peut-être abusivement parfois peut-être... mais est-ce même certain ? — qui actuellement, se raccrochent bien plus à la poésie concrète sur laquelle je m'étendrai ultérieurement, et qui par-dessus sa tête ignorée adressent leur salut de reconnaissance bien loin, là-bas, à DADA directement.
27Le lettrisme, enfin, n'a pas compris qu'avec le magnétophone était né un nouveau stylo, une nouvelle machine à écrire, et qu'avec la bande magnétique, ce nouveau médium, pouvait et allait s'opérer un renversement à 180° du texte, cela quant à sa facture et quant à sa transmission. Or ce fut là le tremplin de départ de la poésie sonore. L'outil commun à partir duquel se sont développés ses courants multiples. C'est donc peu dire que ses soucis propres l'ont conduite bien loin des « trouvailles » du Lettrisme. Justifiant par là en quelque sorte, plus que son désintérêt, son ignorance de ce mouvement.
28La poésie sonore ?
29Nous y voici donc, enfin !
30« Nous étions donc bien peu en... »,... en... disons 1955. Il y a donc 30 ans. La poésie sonore est en effet née autour de cette date, à Paris, autour, donc, aussi, du magnétophone, inventé peu de temps auparavant, encore rudimentaire, certes, mais devenu financièrement accessible.
31L'apport du nouvel outil de travail fut immédiatement multiple : le poème, tout à ses occupations centripètes, se triturait nombrilistiquement en tous sens : le magnétophone va renforcer ces possibilités, flatter ces tendances en lui fournissant triturages et manipulations au niveau du studio et de la bande, mais renversement radical, de façon centrifuge cette fois, en l'oxygénant et le rebranchant sur le monde. Le poème voulait se faire entendre, recouvrer son oralité perdue : le magnétophone révèlera au poète, sa voix : la conséquence immédiate en sera l'instauration de nouveaux rapports avec le texte, quant à sa construction, quant à sa conception, quant à sa retransmission publique,« Bien peu donc en... »... en un moment — les années 50 ! — où le poème se gargarisait encore de Résistance, ou s'essoufflait à se « surréaliser » encore, ou sombrait dans une inflation d'images, ou comme une taupe cherchait à se terrer dans les ultimes replis du papier, rêvant dans sa coquetterie de le laisser blanc !
32Ce jeu de cache-cache a eu raison du lecteur le plus attentionné. L'ennui suintait. Gutenberg rendait l'âme. Un cycle avait vécu. Parvenu à l'extrémité de ses limites.
33Semblait-il. Et de se succéder articles et enquêtes pour pleurer l'absence totale de lecteurs de poésie.... Bien peu... OUI !
34François Dufrêne, décédé le 12 décembre 1982, tout d'abord, qui scissioniste du mouvement lettriste dont il avait perçu le paradoxal cul-de-sac, créait, en 1953, ce qu'il a appelé l'Ultra-Lettrisme, et commençait à projeter, hurler ses « cri-rythmes » au-delà donc de la lettre, du phonème et du papier. N'hésitant pas, le premier au monde, dès cette date, à utiliser pour ce faire, un magnétophone. Brion Gysin, un peu plus tard, en 1959, dans sa chambre du fameux Beat Hôtel, qui enregistrait ses premières « permutations » et inoculait à William Burroughs, son voisin de chambre, sa trouvaille, le virus du cut-up. Une réflexion très simple l'y avait conduit : « L'écriture a 50 ans de retard sur la peinture ». N'était-il pas temps en effet de s'en préoccuper ? Mais les années qui ont suivi ont montré que de s'attaquer au mot et que de le promouvoir dans l'espace — quitte à lui faire subir quelques secousses, parfois, bien sûr - ne sont pas choses évidentes dans un pays — est-ce son origine partiellement latine ? — fasciné par la chose écrite et la fixité de l'imprimé.
35Henri Chopin, à la même date, qui réalisait ses premiers enregistrements d'audio-poèmes. Il publiait à l'époque sa revue « Cinquième Saison » et rêvait déjà de lui substituer une revue-disque. Il lui faudra, en fait, attendre encore cinq ans pour que se réalise ce vœu et que sorte le premier numéro de sa revue OU avec un disque. Neuf autres disques suivront, faisant d'Henri Chopin notre éditeur à tous et le point central promotionnel de la poésie sonore internationale. Cela lui aura valu — portant à bout de bras, des années durant, cette revue fameuse devenue introuvable — certes bien des coups sur la tête, mais le droit normal, aussi, de faire paraître en 1980, chez Jean-Michel Place, un volumineux livre-bilan : « La Poésie sonore internationale ».
36Moi-même, enfin.
37La sortie d'un petit recueil Sitôt Dit, en 1955, chez Seghers, m'a immédiatement convaincu :
38— de l'asphyxiant aspect « club fermé » de la poésie, exclusivement écrite et lue pour et par les seuls poètes entre eux,
39— du cul-de-sac formel de la poésie, à cette date, parvenue au stade logique, ultime de la page blanche, — de la nécessité donc d'en renverser l'ordre des facteurs, de l'urgent besoin de sortir le poème de sa passivité et de le rendre « actif », de lui faire faire sa rentrée dans le monde en exigeant de lui qu'il puisse être écouté/entendu, et non plus seulement lu, de lui faire assumer, enfin, à nouveau, les risques directs de la communication, instantanée, physique, aléatoire.
40Cette prise de conscience — et cette décision — se sont, pour moi, trouvées comme renforcées à la même date et durant les quelques années qui suivirent de façon évidente :
41— par le génie narratif de feu le peintre Thanos Tsingos, père du TACHISME, ami très cher, dont les récits parfois partiellement insaisissables, transgressaient les langues et ne m'en paraissaient pas moins, en dépit ou à cause même de cela, le type même d'une poésie « autre », possible, sinon souhaitable ;
42— renforcées aussi durant ces années de démarrage par les premiers concerts du Domaine Musical — et nous n'étions guère plus d'une centaine, compressés, au Petit Marigny, pour littéralement pomper la révolution musicale qui s'y faisait entendre : une musique tout autre, enfin, insoupçonnée, s'y donnait ; la musique viennoise, certes Schönberg, Berg, Webern, mais surtout celle des gamins de l'époque qu'étaient Stockhausen, Nono, Berio, Boulez, celle de leur maître Messiaen, et par dessus tout — bombes incroyables — celles de Varèse et de Cage. Si une révolution aussi radicale était en train de s'opérer dans la musique, il m'est apparu à l'époque comme d'une nécessité hurlante qu'il en soit de même dans la poésie. Chacun des concerts me renforçait dans cette idée, me criait que la poésie méritait mieux que ces états de langueur où elle végétait, que tout était enfin possible et permis, restait à inventer, était ouvert, et qu'à l'image de la musique il lui fallait recouvrer ses coordonnées de base, l'espace et la durée... avec du risque en prime. Mais que de ce bouche à bouche resurgiraient, à coup sûr, énergie et vie.
43C'est donc à partir de 1955 que j'ai commencé ma série de Poèmes-Partitions. Cette appellation signifiait que la page se trouvait pour moi désormais réduite à un rôle de tremplin, où s'inscrivait le texte à l'image d'une partition. Je commençais donc à m'accoutumer à les « lire » à des cercles restreints. Quatre années plus tard, en 1959, l'acquisition enfin d'un magnétophone m'a conduit tout d'abord à les enregistrer, simplement, puis deux ans plus tard à travailler sur la bande en y pratiquant coupures, mixages, comme le faisait au même moment différemment, et sans que nous nous connaissions encore, Brion Gysin avec ses Permutations et Cut-ups.
44Dufrêne, Chopin, Gysin et moi-même vivions en effet tous les quatre à Paris sans nous connaître. Chacun travaillait isolément. Il n'était donc nullement question d'avant-garde. Chacun, de façon parallèle, chacun au magnétophone, faisait un travail de recherche, mais qui, passion incluse, se savait foncièrement voué à devoir dépasser le stade expérimental du laboratoire.
45Nos rencontres successives à tous quatre s'opérèrent enfin entre 1959 et 1963. Dix ans donc s'étaient déjà écoulés depuis les premiers Cri-rythmes de Dufrêne ! Elles fournirent à Henri Chopin et le déclic et la matière première et le courage pour publier un an plus tard, en 1964, le premier numéro de sa revue « OU » avec un disque. Ainsi s'ouvrait un nouveau cycle dont nous ne pouvions, quelque soit notre enthousiasme de l'époque, soupçonner les futures retombées, suites et répercussions. Depuis ces premiers balbutiements parisiens d'il y a plus de trente ans, la poésie sonore — qui ne s'intitulait pas encore ainsi — a fortement évolué. Chez chacun d'entre nous, bien sûr, mais de façon globale.
46Elle s'est tout d'abord largement internationalisée. Mais elle s'est aussi abondamment diversifiée au sein de pratiques et trajectoires différentes, sinon même parfois opposées. Ayant inoculé aussi, à la Poésie, de façon générale, l'envie de sortir de l'ombre. La Suède a largement contribué à cette diffusion. Bengt Emil Johnson, poète/musicien suédois très actif, venu à Paris au milieu des années 60, s'est interessé à notre travail.
47De retour dans son pays, il a convaincu la Sveriges Radio et l'organisme Fylkingen dont la vocation était de promouvoir la liaison de l'Art et de la Technologie et qui à ce titre se trouvait concerné par les premiers pas de la musique électronique, d'organiser annuellement un Festival de Poésie Sonore, dans la mesure où celle-ci, par le biais du magnétophone, rejoignait son propos. Le premier TEXT SOUND FESTIVAL est donc ainsi intervenu à Stockholm en avril 1968.
48Neuf autres ont suivi. Le 11e a été organisé à Toronto, au Canada. Le 12e, à New York, en 1980. Le rôle de ces manifestations — grâce à l'impulsion durant des années du Président de Fylkingen, le poète sonore Sten Hanson — a été considérable : — pour la première fois, ou presque, en effet, des poètes — de différentes nationalités — se sont trouvés extraits de leur isolement, réunis durant plusieurs jours, avec la possibilité et de confronter publiquement leurs travaux (au Moderna Museet notamment) et de réaliser une œuvre dans les studios de la radio, puis ultérieurement dans ceux de Fylkingen, mis à leur disposition ; — venus donc d'horizons variables, réunis ainsi pour quelques heures ou quelques jours, il ne pouvait pas — dans ces confrontations de positions, techniques, rêves, travaux et projets — ne pas jaillir de ces rencontres périodiques, une prise de conscience commune, en dépit des différences, axée autour d'un même objectif : la promotion — par la force des choses — de cette appellation POÉSIE SONORE, ceci n'excluant pas, à son propos, une suite de questions passionnées et nécessaires : qu'est-elle ? où commence-t-elle ? où finit-elle ? quels en sont, quels doivent en être les supports, les fondements, les limites, comment départager les vrais des faux amis ? — Fylkingen, enfin, a édité, à l'occasion de ses différents festivals, huit disques.
49Les poètes et musiciens qui sont passés par ses studios ont nécessairement contribué à leur diffusion de par le monde, à promouvoir les recherches inscrites dans leurs sillons, à en provoquer d'autres, inscrivant en orbite une chaîne sans fin de questions et réponses, tant chez les poètes que chez certains musiciens. Alors d'assister, à l'heure actuelle, de façon spontanée — ou non — (comme on le dit d'une « génération ») à une prolifération qui ne cesse de s'accroître de recherches (poétiques ou musicales) à partir de ce matériau oublié/redécouvert : la VOIX.
50Or donc, la Poésie Sonore, la Poésie/Action, la Performance Poetry, la Poésie Directe, et, contrainte maintenant par ce flux, la toute simple Lecture Publique de Poésie, se sont répandues — qui oserait le nier ? — et se répandent de par le monde, chaque jour d'avantage, et dans nos mœurs et notre quotidien. BRAVO ! Dont acte ! Et qui ne s'en réjouirait ? Car enfin revoici la poésie, debout — ayant de peu échappé au destin de la scholastique — dressée, active, vivante, concrète, visible et présente ! Parmi nous. Alors chaque capitale, que dis-je, chef-lieu de canton, de rêver de son festival, de le réaliser... et de faire salle comble !
51Bienvenue à la ressuscitée donc — et c'était de justesse ! — et grâce soit rendue à tous les responsables de ce bouche à bouche oxygénant, à ces cliniciens qui osèrent et surent prendre la moribonde à bras le corps et la remettre sur pieds. Merci !
52Au-delà des noms déjà cités, qui sont-ils ? Qui furent-ils ? Puisqu'il s'agit maintenant d'une véritable « Poésie Publique », il faut citer je crois, partant des années 50 et au-delà de la poésie sonore — stricto sensu — tous ces jalons marquants que furent, entre autres, la tournée américaine et mémorable en 1952 de Dylan Thomas, les manifestations parisiennes lettristico-néo-dada d'Isou et de son groupe, à la même date, la rencontre, en 1957, à San Francisco, du jazz et de la poésie au cours des fameuses « lectures » de Rexroth et de Ferlinghetti dans « The Cellar », puis l'aventure Beat aux U.S.A., la pratique discrète, progressive, puis mythologique, à compter des années 60, de poetry readings, à New York et San Francisco, les séances, à Paris, du Domaine Poétique, en 1963, à l'American Center, reprises, la même année, à la Biennale de Paris dans le contexte d'un vaste Festival International de la Poésie sur scène, lui-même renouvelé à la Biennale suivante de 1965, les « concerts » Fluxus — pratique parallèle — à partir de 1963, l'explosion du Happening américain, révélé en France à compter de 1964 par Jean-Jacques Lebel avec ses successifs Festivals de la Libre Expression, le rôle capital, magnétophone inclus, à Paris, durant toute cette phase, des créateurs de la Poésie Sonore, déjà mentionné, celui aussi de Fylkingen, à Stockholm, enfin le « Panorama de la Poésie Sonore Internationale » organisé par moi-même en 1976 à la Galerie Annick Le Moine à Paris, rencontre renouvelée en 1980, durant une semaine au Havre, à Rennes et au Centre Pompidou, et puis, last, but not least, cette floraison, précipitative, ces dernières années, et maintenant, de Rencontres et Festivals, sous des noms divers à Francfort, Berlin, Hanovre, Rome, Florence, Naples, Vérone, Milan, Bruxelles, Liège, Lund, Amsterdam, Rotterdam, Londres, Glasgow, Cambridge, San Francisco, New York, Toronto, Ténérife, Vienne, Lyon, Nice, etc. sans omettre toutes les « Lectures/Performances » réalisées à titre individuel, un peu partout finalement dans le monde, et le rôle aussi de POLYPHONIX qui ne cesse de croître et grandir depuis sept ans... Mais surtout soit bien entendu que cette liste ne se veut pas limitative... !
53Des lieux précis, également, depuis quelques années, se sont bâti une réputation internationale, en vertu des « lectures » qui y sont régulièrement données. Ils ont donc joué, et jouent toujours, un rôle majeur dans la diffusion du phénomène : il s'agit, notamment, de la Revue Parlée de Biaise Gautier, au Centre Pompidou, des lectures de l'ARC, à Paris, qu'organise Emmanuel Hocquard, celles, célèbres, de St Mark's Church, ou de Washington Square Church, ou celle du MOMA, à New York.
54Les radios de multiples pays, enfin, se sont mises de la partie, et ne peuvent à ce titre, entre autres, être passées sous silence les émissions de Charles Amirkhanian, à Berkeley, sur KPFA, celle de « Poésie Ininterrompue » de Claude Royet-Journoud, sur France-Culture, ou des « Nuits Magnétiques ».
55Ainsi donc la partie paraît-elle gagnée. Ce ne fut certes pas sans mal, ni résistance. Constatons seulement, après tant d'années d'effort, que la poésie présentement, ne cesse de se désennuyer. Qu'arrachée de son soupirail d'ombre, elle a refait surface. Qu'elle ose s'avouer. A l'air libre ! au grand jour ! Et tel, qui jamais n'entrerait dans une librairie pour y chercher un livre de poésie, se précipite désormais pour la voir jouer les funambules en public. Un dialogue s'est renoué. Et une curiosité boulimique de répondre à cet effort d'accouchement. Il n'était que temps ! Grand temps ! Aux poètes de jouer ! Attention ! Les communications sont branchées !
56La Poésie Sonore : Pourquoi ?
57Les raisons se superposent et s'entrecroisent.
58Pourquoi ?
59Une trajectoire d'un siècle et demi a conduit le poème à se diluer dans la page blanche. Je l'ai déjà mentionné. Or l'électronique est apparue au moment même de cet aboutissement ultime, de cet enfouissement extrême, de cet essoufflement général. Le hasard fait décidément bien les choses, parfois ! Et ce signe d'attester immédiatement du démarrage d'un nouveau cycle, d'un nouvel âge. En se retournant de 180°, le poème, dans ses mailles, et dans sa vocation, y a trouvé là, d'emblée, son nouveau vecteur. Ou pour le moins un vecteur possible pour sa rentrée dans le monde.
60Pourquoi ?
61Sinon ce fait, très simple, pour le poème, de redécouvrir là ce désir/souci, enfoui/lancinant, de conserver/retrouver, son traditionnel pouvoir de médiation, mais par le biais, après tout pourquoi pas ? des techniques du XXe siècle, de notre temps, celles qui, nouvelles, ici, là, tout autour de lui, s'offrent à lui.
62L'imprimerie, en couchant le poème dans la page, quels qu'aient pu y être ses cabrioles, mouvements d'humeur, et manifestations de révolte, l'y avait rendu « passif » dans une position — vis-à-vis du lecteur recherché ou fui — d'attente. Jusqu'à l'y faire roupiller, parfois. Sans risque majeur. Sinon ceux, patents, par delà soubresauts et fulgurances, soit de l'y dissoudre dans l'inflation jusqu'à y limer, gommer le sens et le son mêmes des mots, jusqu'à la nausée, soit de l'y enchaîner, à l'abri des regards, solitaire, dans un climat plombé de laboratoire.
63Dans son nouveau souci, redécouvert, de communication, le poème se devait ainsi de redevenir « actif ». Quoi de plus naturel, alors, que d'utiliser, pour ce faire, les nouveaux moyens électro-acoustiques mis à sa disposition ? D'où, dans le primitivisme de ce début de cycle — et son désir dingue de RE-communication — le fait pour lui de s'être résumé souvent, concentré, dans le cri, le phonème, le souffle, le son pur. Pour RE-découvrir ensuite enfin, le MOT, les mots, leurs grappes, la sémantique, donc, aussi, mais toute gorgée, tendue, d'une dynamique sonore complémentaire, autre, visant à en vivifier, magnifier composantes et impact.
64La page, ainsi, de ne plus être à ce stade, qu'une partition, un élément de référence. Un ressort pour d'autres visées. Aussi aventureuses qu'inconnues. Quitte même à disparaître, parfois, jouant le tout pour le tout.
65La poésie sonore peut à ce titre, en effet, dite ou enregistrée, faire appel à l'improvisation, à la spontanéité pure, n'ayant crainte de se soumettre aux aléas du hasard. Mais la machine, de surcroît, par la manipulation des mots enregistrés qu'elle autorise, peut aussi devenir un instrument privilégié de recherches. Triturations, mixages, cut-ups, peuvent mener à de nouvelles saisies, tant du réel que de l'imaginaire. C'est ainsi, par exemple, qu'elle pourra restituer sur la bande magnétique, la photographie mentale (sur un plan sonore donc), des agressions physiques, visuelles, auditives de la rue, sur un déroulement cisaillé de pensées, aussi fugaces — flashs, éclairs inclus — qu'obsessionelles, une fragmentation des mots sur la bande, instinctivement corrigée à l'audition, en restituant le rythme. Quitte à y adjoindre — si besoin est — des sons extérieurs. Quitte à éliminer au montage toute respiration. Le concentré obtenu ne pouvant qu'y gagner. D'autres techniques de distanciation : superpositions, simultanéisme, collages, cassages et variations de rythmes et vitesses, etc... peuvent de façon exploratoire aussi déboucher sur l'imaginaire.
66Le propos n'est pas ici de décrire l'éventail des possibilités, à ce niveau de travail, mais de reconnaître par contre, peut-être, que la « vue », face à l'ouïe, s'avère bien lente, donc très pauvre. C'est ainsi que l'oreille peut capter simultanément — et dans leur nuance même — une multitude de phénomènes, le cerveau tout en en captant la variété, ne cessant de procéder à un travail de correction, remise en place, addition, et élimination, d'analyse, d'assimilation et de rejet. L'œil, lui, ne dira jamais deux phrases à la fois. Bref, les possibilités de la « Révolution électronique » dont nous ne vivons encore maintenant, mentalement et techniquement, que les premiers signes, nous ne faisons qu'à peine les effleurer, les entrevoir. Ses prolongements, les imaginons-nous seulement ? Or le phénomène est là. Concret. Pesant. Irréversible.
67Que la poésie se soit sentie concernée par ces nouveaux médias électro-acoustiques : quoi de plus naturel, donc ! Qu'elle ait saisi ce que lui ouvrait ce nouveau mode de travail et de communication : ce n'était là que vivre sa tradition révolutionnaire ! À moins qu'elle ne se soit soumise, là, qu'au diapason ambiant d'un phénomène de civilisation de « masse » surgissant. Se contentant de prendre le train en marche, peut-être, mais en y basculant. N'était-il pas temps, plutôt, pour elle, de s'y soumettre et d'en accepter la réalité, les moyens et les lois. Les vertus, autant que les dangers de ses nouveaux supports : radio, disques, cassettes etc.. et celles et ceux de ses nouveaux lieux d'expression : salles publiques, rues, voir stades ou podium sur plages bondées, comme Rome en a fourni l'exemple en 1980.
68Bye-Bye ! les tours d'ivoire !
69Un défi lui a été lancé par l'époque ! Elle l'a relevé ! À temps ! Merci pour elle !
70Il y allait de sa survie. Exigence, intimement, nébuleusement perçue, comme partie prenante de ces premières prémices d'une civilisation autre, ces indices d'un nouvel âge. À détecter, déglutir, à assimiler et à exorciser. Ainsi de l'informatique, par exemple, déjà omniprésente, quotidiennement et charnellement ressentie par chacun. Alors le poète sonore californien, Larry Wendt, de composer chez lui, dans la Silicone Valley, des poèmes sur son ordinateur non pas de poche, mais portable. Adieu déjà, l'ère du studio ! Voici celle de l'ordinateur miniaturisé. Déjà tentaculaire à distance, le voici chez soi ! Bientôt banalisé. Le monstre, vieux de trente ans à peine, a certes contribué à susciter cette civilisation de masse, mais il l'a rendu viable par la même occasion. Il se tenait à distance. Le voici à portée de main. Diabolique dans sa dynamique et sa progression. Omnipotent. Omniprésent. Grâce soit donc rendu à ses pionniers exorciseurs. Plonger dans son ventre pour lui faire rendre des poèmes apparaît alors comme un acte de haute sauvegarde et salubrité, de haute lucidité, du type de ceux que requiert particulièrement notre temps. La poésie, fuyant tout narcissisme, se devait aussi de prendre — technologiquement — ce train en partance... C'est donc chose faite ! Sa direction peut paraître incertaine. Peut-être ? Sans doute ! Choix risqué, certes ! Vivant, donc... beaucoup plus que celui de rester à quai.
71Un autre cycle s'entame, donc. Je me garderai bien d'en vanter les mérites. Il me suffit d'en constater le fait, d'en observer l'évidence.
72Bon.
73Ce que je souhaite, par contre, très simplement, souligner ici, c'est que la poésie — de façon quasi inconsciente — a finalement voulu prendre et a pris le tournant qui s'imposait. À savoir — coïncidence non fortuite — qu'elle a, comme elle l'a toujours été en début de cycle, récupéré ses facultés d'oralité — cela fut vrai dans la Grèce antique, comme ce le fut dans la poésie médiévale, comme ce le fut, comme ce l'est dans toute culture dite « primitive ». Or ne vivons-nous pas la culture « primitive » de notre tribalisme planétaire. Celle donc d'un nouvel âge. McLuhan n'a fait que le constater dont Paris s'est gaussé lors de la parution de sa GALAXIE GUTENBERG, lui réservant après — lors de ses derniers passages — les premières pages de ses journaux, et non des moindres. La poésie sonore ne lui doit cependant rien, sinon de lui avoir servi de preuve par neuf dans ses cours ou interventions.
74La poésie sonore, pourquoi ? Bien des raisons peuvent être trouvées. Je viens d'en fournir certaines. Mais après tout a-t-elle à se justifier logiquement ? Historiquement ? Ce serait trop simple, bien trop simple si elle pouvait y parvenir par ce biais.
75Ce qui doit par contre être physiquement saisi, à travers ses manifestations et à travers ses sons, c'est l'objectif qui l'habite — énergie comprise — qui vise à faire passer dans l'instant une électricité destinée à transcender les normes habituelles de la communication. Alors de se déployer un vaste éventail où puiser, de s'offrir différentes voies possibles qui seront examinées plus loin, l'obstacle même des langues, par ce biais, se trouvant transgressé, Festivals Internationaux et émissions radiophoniques de plus en plus nombreuses en rendant témoignage. Confortés maintenant par, — entre autres — l'anthologie des sept disques CRAMPS récemment parus en Italie, présentée par Arrigo Lora-Totino, celle de Richard Kostelanetz, aux États-Unis, les thèses universitaires de Steve Ruppenthal et de Christian Scholz, respectivement aux États-Unis et en Allemagne. Par le livre déjà cité, enfin, Poésie sonore internationale de Henri Chopin. Par les cinquante ou soixante disques aussi, bien sûr, au total, parus dans différents pays.
76La poésie sonore, POURQUOI ?
77Il s'agissait de ne pas baisser les bras. C'est tout. Et vaille que vaille, continuer, continuer, con-ti-nu-er, con-ti-nu-er, con-ti-nu-er. C.Q.F.D.
78Bien sûr, bien sûr, les coups n'ont pas manqué de pleuvoir, pendant trente ans. Ils en ont eu le temps ! C'est le moins que l'on puisse dire. En guise de banalité sur banalité.
79Bien ! Bon !
80La poésie Sonore... OUI ! Mais alors... COMMENT ? Le terrain est si vaste qu'il s'agit maintenant de le débroussailler.
81Cinq courants, me semble-t-il, pour simplifier, la traversent. En constituent les axes de recherches. Parallèles, certainement. Antagonistes aussi, parfois, certainement. Leurs frontières, communes, sont poreuses. Les emprunts, d'une trajectoire à l'autre, fréquents. Des chassés-croisés, ténus ou évidents, y surgissent tant au niveau du matériau choisi et des structures utilisées, que des objectifs visés.
82I. Le premier de ces courants se caractérise par le matériau essentiellement phonétique qu'il utilise. Ses filiations historiques, ce sont évidemment, à la fin du siècle dernier, Morgenstern, avec sa grosse Lalula, plus tard Pierre-Albert Birot, les Dadaïstes, Hugo Ball, Tzara, Haussmann, Schwitters, notamment les futuristes russes et italiens, et quelques autres, depuis, rares, Bryen, Artaud, entre autres, jusqu'aux Lettristes de 1947, et un certain nombre de poètes concrets apparus depuis 1953.
83Si l'on considère le magnétophone comme la cheville ouvrière de ce mouvement, il faut reconnaître que certains, relevant de cet axe, de ce courant, se situent en deçà, n'y ayant que peu ou accessoirement recours. Il ne s'agit alors que de DIRE des textes phonétiques ou de faire basculer au plan sonore des textes à fonction visuelle relevant de la poésie concrète.
84D'autres, au-delà par contre de ce strict phonétisme, mais en deçà de toute sémantique, associent le magnétophone au cri, à la respiration, au souffle, au corps tout entier.
85II. Le deuxième courant recourt au magnétophone en situation — et bousculer, et chahuter, et métamorphoser — certaines données sémantiques, préalablement sélectionnées, ou improvisées lors de l'enregistrement, ou fournies par le hasard. Ce qui soude les éléments épars de ce deuxième volet, c'est le MOT, ce sont EUX, dits, purement DITS, jamais ni déclamés ni chantés... C'est cette volonté donc signifiante qui traverse des textes — composés / lus / enregistrés — appelés à se découper, dérouler, développer dans un temps et dans un espace précis : le texte en effet, en tant que se désirant « sonore », au stade préalable même de son écriture, est imaginé, est conçu, avec le radical objectif d'être — in fine — projeté dans l'espace, par la voix et selon des dosages variables, par les moyens électro-acoustiques, cela, certes bien sûr, mais en outre avec la conscience aiguë d'avoir à composer avec les exigences de la « durée », de son poids, des composantes et lois donc du temps. Alors, ici, la bande magnétique, à l'égard de la voix et des mots, de se présenter dans son double rôle de terrain de fabrication et de support de diffusion.
86III. Le troisième courant a pris la machine à bras le corps et a voulu l'exorciser. Qu'y a-t-il à redire à cela ? D'où son recours à toutes les voies et tous les moyens de l'électronique. D'où, chez lui, la réduction/sublimation du langage à un simple matériau sonore de base — sélection — né cependant bien sûr, au niveau de la voix — mais que n'hésite pas à venir pulvériser, dissoudre, faire éclater la machine. Et celle-ci de déglutir et d'avaler, mots, phrases, grappes de mots et embryons de textes, pour n'en laisser subsister — certes travaillé / bouleversé — que la texture d'un grain sonore, d'origine vocale, en somme sa spécificité et exigence de base obligatoires.
87Bien des caps, certes, à ce niveau, peuvent se trouver franchis. Bien sûr. Largement dépassés. Parfois peut-être ! Alors, dans ce cas, plus d'un de s'interroger : musique... ou poésie... ?
88Vaine question ! Question dépassée même, si l'on songe — expérience limite présentement — à tel musicien, ou à tel poète, qui font, indifféremment, radicalement mais synthétiquement, « parler » un ordinateur. Que ce dernier — hors de toute connotation musicale — soit programmé par l'un ou l'autre pour « dire » un texte de sa voix artificielle, qui en conclura qu'il s'agit dans un cas de l'œuvre d'un musicien, et dans l'autre de celle d'un poète ? Qui, sinon l'un et l'autre, uniquement, qui dans leurs décisions péremptoires de départ, auront rattaché leur œuvre à l'une ou l'autre de ces deux disciplines. Tranchant ainsi ce faux problème. Par leur seule volonté, ou tout simplement formation de base.
89Il faut cependant reconnaître, ici, que ce courant est essentiellement composé de musiciens, de musiciens/poètes, certes, peut-être, mais de musiciens qui, soit se définissent comme tels, définitivement, soit qui, dans le cas contraire, le sont néanmoins de formation.
90Alors de s'inscrire ici, conséquence immédiate de ce qui précède, la possibilité d'une vaine discussion sur la confusion des genres, sur l'interpénétrabilité des pratiques, formes et normes artistiques : mais cette fusion/confusion ne se retrouve-t-elle pas, au même degré, dans bien d'autres disciplines ? Ce n'est là qu'un rappel d'évidence qui traîne maintenant partout dans nos ruisseaux, dans nos musées, dans nos galeries : la sculpture, ainsi, se fait « corporelle », la photo s'intègre au tableau, la musique se fait « geste », la poésie, « action », le tableau, sculpture, l'écriture, tableau, et ainsi de suite dans une suite sans fin de chassés-croisés, au cœur d'une histoire faite d'éclatements et de remises en cause. Il ne s'agit après-tout que de l'Art Multi-média.
91Que le poète, ayant redécouvert sa voix, se situe, magnétophone interposé ou non, avec le musicien, sur un même territoire de travail, aux limites imprécises, qu'y a-t-il là à redire ? Que les démarcations y soient parfois byzantines, quoi de plus naturel ?
92IV. Il est un quatrième courant qui, sans l'usage du magnétophone, n'en participe pas moins à cette explosion d'une nouvelle poésie orale. Il vise à faire basculer un texte — préalablement écrit — dans une oralité nécessairement publique, n'acquérant sa signification réelle, sa capacité de communication, sa dimension poétique en fin de compte, que catapulté dans un espace sonore de « lecture » à haute voix, d'une part, dans une « durée » définie, donc, d'autre part espace et durée contribuant à en métamorphoser la nature même, son impact et sa réceptivité.
93Listes, énumérations, répétitions se retrouvent souvent, sous une forme ou sous une autre (scientifique, grammaticale, obsessionnelle) à la base de cette ligne directrice. D'où l'importance, dans ces lectures, neutres ou non, de la composante temps qui, parfois, jusqu'à l'insupportable — et c'est en reconnaître ici l'efficacité — bouleverse le sens des mots, hisse au niveau d'une action poétique un registre qui n'y prétendait initialement pas, et place l'auditeur dans une situation déboulonnée de dérive.
94C'est ainsi qu'une phrase répétée, un texte banal même, peuvent, par cet effet d'élongation dans la durée, bénéficier de cet effet de bascule, et/ou le provoquer.
95V. Le cinquième courant, enfin, à la limite — pourrait tendre à n'être qu'action pure (se comportant ainsi à l'égard de la poésie comme Fluxus le fit à l'égard de la musique).
96Voici donc shématiquement décrites les cinq orientations majeures — à mon sens — de la poésie sonore. Par souci de clarification j'ai tenté d'éclairer dans un premier temps les caractéristiques singulières de chacune d'elles. Il reste maintenant à trouver leurs points profonds de convergence. À préciser ce qui les rassemble sous cette même bannière.
97Peut-être pourra-t-il s'en extraire une approche de définition de ce qu'est — au vrai — la poésie sonore ?
98Quel est alors en effet le ciment miracle qui soude tout cela ensemble ? Qui agglomère tous ces éléments parfois très disparates — il faut le reconnaître ?
99Certes, ce label — POÉSIE SONORE — n'a pas été déposé au registre public. Son domaine est ouvert. Son accueil permanent. Ce n'est en rien une association secrète. Ce n'est ni un clan, ni un club fermé. Il n'en reste pas moins que le simple fait — très inhabituel jusqu'à très récemment — de lire un texte à « haute voix », ne constituera jamais la condition suffisante pour pouvoir ranger ce dernier sous cette bannière. Or l'on constate que viennent se greffer, lors de manifestations de plus en plus fréquentes, de bien loin cousinages. Cela sans doute au bénéfice de confrontations fructueuses, mais au risque aussi d'accroître encore une possibilité de confusion dans un domaine déjà fort vaste, donc difficile à cerner.
100Cette entreprise de définition n'est en effet, au vrai, pas chose aisée. Un accord général sur ce qu'est ou n'est pas la poésie sonore, et précis surtout, n'existe pas même, en fait, ne serait-ce que parmi ses premiers et principaux protagonistes. Je l'avoue !
101Certains en effet ont tendance à exclure de son champ tout ce qui n'a pas été conçu pour et par le magnétophone. Cette position me paraît, personnellement, bien trop exclusive, quelque soit le rôle joué par ce dernier au cours des années 50, comme je l'ai mentionné précédemment.
102D'autres, curieusement, voudraient exclure de son champ tout recours à la sémantique, en l'enfermant dans une optique purement phonétique. Il va de soi qu'aucun fondement ne peut justifier une prise de position semblable, particulièrement restrictive au demeurant.
103D'autres aussi... d'autres enfin... etc... etc... et chacun d'y aller de sa tentative de définition !
104Il existe néanmoins un fait certain et commun à tous : c'est que la poésie sonore — même si on peut la trouver à l'état d'imprimé, de livre — est conçue pour être « entendue ». Le disque sera donc son support naturel, son véhicule idéal. Le « lieu public », son espace de retransmission, par nécessité.
105Or la communication publique d'un poème n'est pas une chose évidente en soi. Vouloir faire surgir un texte de la page, sur scène, pour le transmettre à un auditoire : c'est accepter, pour la poésie, le risque du funambule, c'est lui imposer certaines lois, qui sont celles, aussi, élémentaires, du show-business : acoustique, sono, éclairage, comportement etc...
106c'est avaler le texte dans ses muscles et ses poumons, faire corps avec lui, entièrement, intimement,
107c'est s'incorporer donc sa propre lecture pour la mieux ex-territorialiser, qu'elle devienne à la limite ACTION, POÉSIE-ACTION (terminologie que j'utilise depuis 1963). OUI ! « Lire » en public, c'est se soumettre à certaines lois draconiennes. C'est comprendre et accepter les exigences — sans cesse renouvelées — du phénomène et de l'aventure que cela implique. Car cela consiste, en effet, à ARRACHER le texte à la page, à le décoller du papier, de ce support, lourd de tant de siècles, pour le projeter sur un auditoire dans l'instant et sur le vif. C'est, dans cet instant même, et dans le vif de cette « lecture » projetée, c'est devoir ABSOLUMENT prendre conscience de l'espace et de la durée dans lesquels vont et doivent venir précisément s'inscrire la dite « lecture ». C'est donc, et pour cela même, et dans le même instant, s'obliger à déglutir le texte lu, l'incorporer/mentalement/physiquement — jusqu'au bout des ongles, des nerfs et des muscles, afin, dans un clash centripète/centrifuge de tension éclatée maximale, paradoxalement, de le retransmettre, de façon orale et physique, pour cet espace, précisément donné, perçu, et dans le carcan d'un temps précis, d'une durée qui se doit d'être intensément vécue.
108Dans la dynamique obligée d'une telle transmission, les mots, non seulement récupèrent l'intégralité de leur potentialité sonore, mais ils deviennent, en outre, en eux-mêmes, concrètement visuels. Le texte, ainsi, dans sa totalité dressé, vertical, s'offre alors, à nu, dans la fragile spontanéité de ce pari sur lui-même, sur sa « lecture » vécue. Suscitant ainsi, tout à la fois, autour de lui, une écoute, et de l'oreille et de l'œil.
109Ainsi retransmis, poèmes et textes deviennent plus que ce qu'ils sont d'ordinaire. Ils sont eux-mêmes, bien sûr, des mots, un cri, du son, un souffle, du sens, mais ils sont en outre, l'image qu'ils offrent d'eux-mêmes, qu'ils s'adjoignent, qui finit par leur coller à la peau, et qui n'est autre que celle que leur « imprime » - par son comportement, sa façon d'être, ses gestes, sa voix, sa tension, son corps — le poète lui-même.
110Le poème devient alors ça ça. Un tout indissociable. Un visuel — visible — en somme, propre à chacun — ou à chacun d'eux — est venu — vient s'adjoindre — au poème, au point d'en devenir un complément fondamental, indissociable de son électricité. De sa substance. La poésie sonore c'est donc bien ça ça.
111Il va de soi, dans ces conditions, qu'à de très rares exceptions près, le poète se fera l'exclusif interprète — et pour ces raisons mêmes — de son propre travail, le vœu, sinon l'obligation, d'atteindre un certain « professionalisme » excluant par contre, d'emblée, le recours au jeu d'acteurs de métier.
112Ceci implique la redécouverte capitale pour le poète du rôle de sa voix, du poids de sa présence vocale (et physique), conduisant à la spécificité du comportement de chacun en public — nouveau vecteur fondamental du texte (je rappelle le rôle de miroir/révélateur, ici, qu'a joué et que joue toujours le magnétophone à ce titre, au niveau, ne serait-ce que de la voix).
113Alors n'est-ce pas là, purement et simplement, décrire après tout, les prestations publiques, chacune dans un registre différent — hautement personnalisées — de Burroughs, Verheggen, Métail, Prigent, Rühm, Giorno, Lora-Totino, Spatola, Cobbing, Jandl, Dufrêne, Chopin, McCaffery, Wendt, Hanson, Rotella, Gette, McLow, Santos, Gysin, Ladik, Rothenberg, Hubaut... et tant d'autres, bien d'autres... Cette liste ne se voulant en rien, elle aussi, limitative. Bien sûr !
114Mais cette pratique n'est pas évidente, qui requiert une énergie maximale, une rigueur zen de géomètre, une capacité d'intro/extraversion simultanée, et en prime, quelque peu de shamanisme, qui exige du poète d'être « vécu » par son texte, totalement, de telle sorte que la visibilité de celui-ci paraisse ressurgir comme pour la première fois, à chaque « lecture », mieux, sa lisibilité visuelle.
115Je me suis gardé d'utiliser, jusqu'à présent, le terme PERFORMANCE, allécheur, et fort utilisé actuellement. Commode, il finit par englober des pratiques très variées : une « lecture », telle que définie ci-dessus, devient une « performance », une « action », un concert, un certain type d'exposition, une présentation de vidéos, etc... deviennent des « performances ». Son mérite est de concrétiser globalement toute manifestation publique où auteur/créateur et performeur ne se dissocient pas. Cette adéquation peut seule permettre d'en revendiquer le terme.
116Dans ce terme, cependant, et dans ce qu'il implique de façon sous-jacente, et exige, culminent et se rejoignent, filiations et prolongements inclus, trois « mouvements » apparus dans les années 50 : Fluxus, la Poésie Concrète, la Poésie Sonore. Ayant œuvré, à partir d'un matériau de base différent, dans le même sens, il y a une logique, sinon une certaine justice, à les voir maintenant réunis fréquemment sous le même chapiteau. Fluxus, issu du Zen et de DADA, à travers Cage, la rigueur et le minimalisme de ses intervensions, a tendu à rendre le son « visuel », à étonner l'œil ou sensibiliser l'oreille sur ses composantes ou expressions les plus insoupçonnées ou insolites. En sorte que s'opère chez l'auditeur/spectateur un déclic mental irrationnel, a-logique, allant de l'étonnement à l'illumination. Fluxus est mort ! Vive Fluxus dans ce que l'on qualifie si souvent, maintenant, PERFORMANCE ! Et d'y retrouver fréquemment, aussi, l'Art Conceptuel, qui ne saurait ou ne devrait rejeter cette paternité évidente.
117Et Paris découvre la performance, qui durant tant d'années a ignoré Fluxus — son nom même, en dépit des efforts de Ben et de Filliou, ses relais français !
118La poésie concrète, quant à elle, a surgi à la même époque, à peu de choses près, que la poésie sonore. Ses pionniers en furent Eugen Gomriger en RFA, en 1953, le groupe brésilien Noigandres en 1955, Fahlstrom en Suède. Pierre Garnier, sa quasi unique cheville ouvrière en France, a ultérieurement contribué à la faire connaître à travers son ouvrage Spatialisme et poésie concrète, publié chez Gallimard en 1968. Sa vocation est typographique, donc visuelle.
119Le poème dans son immédiateté doit être saisi, d'un bloc, par l'œil. D'où sa vocation projective. Poésie concrète et poésie sonore, dans le parallélisme de leurs évolutions respectives, ont non seulement été souvent confondues, réunies dans de multiples manifestations/expositions internationales, mais elles possèdent indubitablement une part commune d'ancrage, d'où, au fil des ans, entre elles, un riche dialogue et de multiples chassés-croisés.
120La poésie concrète, cependant, paraît avoir vécu. En tant que poésie d'expression exclusivement plastique et visuelle. D'où le refuge offert par le son à bon nombre de ses adeptes. Le fait maintenant de les retrouver sur scène, aussi, dans le cadre de manifestations de poésie sonore ou de performances.
121Et Paris, à nouveau, découvre la performance qui a totalement ignoré la poésie concrète, ou nulle exposition complète ne l'a révélée, à la différence de la plupart des pays d'Europe et des États-Unis !
122Mais il en va de la poésie sonore comme de tout. Bien sûr ! Que son label ne serve pas d'excuse ! Jamais la renommée d'une étiquette ne justifiera un contenu déficient. Or donc, s'il y a des poèmes à ne pas lire, il y en a de « sonores », qui ne sont pas à entendre. Et certaines tentatives, pour sortir de la page, gagneraient à s'en abstenir, purement et simplement. L'ivresse de la découverte et du micro ne justifient pas tout ! Ni l'ampleur du terrain à défricher. Si la poésie sonore se cherche encore, authenticité et rigueur ne doivent pas moins y présider, comme partout. Ses exigences sont autres, c'est tout. Ses critères, différents. Encore faut-il les percevoir et les appliquer. Elle ne prétendra jamais être la panacée universelle de la poésie en cette fin de siècle ! Mais elle revendique à tout coup l'oxygène qu'elle y a apporté !
123Et peut-être aussi... le désennui !
124Et puisse-t-elle, ne serait-ce qu'à ce titre, être qualifiée d'avant-garde ! Bien qu'après tout, après tout, pourrait le lui permettre aussi, maintenant, toute une panoplie de constats. À savoir : le recul historique de trente années d'activité, son impact actuel, sa force d'attraction, la prolifération accélérée de festivals et manifestations diverses organisés de par le monde sous cette dénomination qui a définitivement acquis droit de cité, l'augmentation constante de nouveaux noms qui viennent s'y accoler, le fait que la poésie sonore a largement contribué à sortir la poésie du ghetto où elle s'était fourrée, qu'en vertu de ce fait même, prolifèrent, et par ricochet de proche en proche, en France, des « lectures », dans des galeries, des musées, à la radio, par des poètes de leurs textes, que ce phénomène, ici (à la différence des pays anglo-saxons) est radicalement neuf et constitue déjà en soi une mini-révolution dont je ne cesse de me réjouir (beaucoup d'entre eux, qui eussent, il y a encore peu de temps, refusé de le faire, acceptent maintenant, de façon naturelle, cette confrontation avec un public d'auditeurs... il va de soi que leur poésie en portera la marque à l'avenir !) que le Festival « POLYPHONIX », parmi d'autres, organisé chaque année depuis sept ans par Jean-Jacques Lebel dans différents pays, fait salle comble.
125que le fait d'avoir vu, à Florence, il y a peu, place de la République, entre autres, soit au cœur de la ville, — et ceci ne se veut qu'un exemple, mais que je crois marquant — de longues et larges banderolles officielles annonçant le festival de poésie IL COLPO DI GLOTTIDE, témoigne de sa réinsertion dans la société : non seulement la poésie s'extrait de son confidentialisme, ose le faire, est en passe de se débarrasser d'une honte inavouée mais intimement vécue, mais ce terme même de poésie — éculé, usé, imprononçable, inavouable en vertu de ce qu'était devenue son image de marque — peut, revigoré, à nouveau s'afficher, et se lire en pleine ville, au cœur de carrefours dingues, sans être ridicule, ni susciter sarcasmes ou compassion, que se multiplient, en Allemagne, en Italie, aux Etats-Unis, en France, des éditions de cassettes, de disques.
126qu'une information dans la page littéraire du Monde du 16 novembre 1979 relative à une nouvelle édition incorporant des cassettes et pour l'heure consacrée à des écrivains dont la réputation ne s'est pas faite au niveau du son, Butor, Maurice Roche, Sobers, mentionne par exemple : « Les ouvrages de la collection X ont été pensés et écrits par leurs auteurs pour être lus et écoutés à la fois. Ils permettent de suivre comme une partition les multiples intentions de l'auteur au travers de sa voix et de son texte. Il est bon, en effet, que les auteurs s'expliquent une fois pour toutes devant le cercle de famille ». Cette phrase, aux termes qui nous sont bien familiers, nous eussions pu la signer, il y a trente ans, déjà ! Elle ne fait donc que témoigner du chemin parcouru !
127que de plus en plus fréquemment, des manifestations, telle celle du 16 mai 1980 à Liège, n'hésitent pas à ranger sous la bannière du son — POÉSIE À LA LIMITE DU SON, tel était le sous-titre de cette dernière — ou à Genève en septembre dernier, certes des poètes, dits sonores, mais bien d'autres aussi dont le travail ne s'y relie que de bien loin. De telles confrontations, certes, me paraissent très profitables : je n'en constate pas moins que la référence au son sert maintenant d'impact publicitaire, qu'une confusion accrue risque d'en surgir, mais sans doute aussi le bénéfice d'une compétition diversifiée.
128Je cesserai ici cette énumération fastidieuse. je n'en souhaite pas moins avoir démontré que ces constats ont répondu — et bien avant même qu'il n'ait exprimé ce souhait, et sans doute au-delà même de ses espérances — à ce vœu qu'exprimait Roland Barthes en 1973 dans Le Plaisir du texte : « S'il était possible d'imaginer une esthétique du plaisir textuel, il faudrait y inclure « l'écriture à haute voix ». Cette écriture vocale, qui n'est pas du tout la parole, on ne la pratique pas. Parlons-en comme si elle existait... » Les faits, me semblent-ils, ont témoigné de son existence, prouvé que sa pratique ne cesse de croître. Que le téléphone clandestin a fonctionné. Que le bouche à oreille a opéré et que la poésie est sortie de sa gangue de torpeur.
129La poésie sonore a trente ans ! Une génération ! Bigre ! Puissè-je n'avoir pas sombré dans le style « ancien-combattant » ! Avoir montré, prouvé, que tout « cela », toute cette tourbe et ce magma constituent un travail « en cours »-« in progress » selon l'actuelle terminologie franglaise — à peine incubé, en totale évolution, en pleine exploration, et que découvertes, explosions et nouveautés jalonnent encore constamment son parcours à peine entamé. Qu'un immense territoire reste à déchiffrer, c'est sûr !
130Un mode nouveau de communication a surgi : direct, instantané, collectif et fébrile. Une tension, une électricité nouvelles se préoccupent d'habiter des temps et des lieux miraculeusement métamorphosés.
131On croit rêver ! Qui l'eût cru ? Eût osé l'espérer ?
132Or le phénomène est là... est là... qui se cherche et se passe et se passe sous nos yeux. Ne cesse de s'amplifier.
133Un public se presse, ne cesse de croître, de faire salles combles.
134Oui, un phénomène se passe, neuf, très neuf, qui fait littéralement exploser la lecture « livresque » traditionnelle de sa solitude.
135Un courant — alternatif — est né qui crée RISQUE et CHALEUR. Donc de l'énergie. Communication et dialogue s'y trouvent — retrouvent — à la clef !
136La poésie sonore a trente ans ! Surgie à Paris, elle est largement sortie de l'hexagone. Elle n'en constitue pas pour autant la dernière coqueluche d'une nouvelle « école », de quelque groupe plus ou moins structuré, de quelque « isme » à la mode. Sa projection internationale incontrôlable — bien au-delà donc des 14e, ou 4e, ou 3e arrondissements de Paris, suffirait à le prouver. Ce n'est qu'à la fin d'un cycle que se chassent l'un l'autre et se bousculent les « ismes », dans la précipitation, voire la panique ! À son début, il n'y a pas d'étiquettes, encore moins d'école. Plus tard seulement, bien sûr, peut-être, sans doute, sinon certainement, s'opèreront, à l'intérieur de cette nouvelle oralité redécouverte, oppositions vitales et cloisonnements d'usage, avec leur cortège traditionnel de querelles, ruptures et exclusives...
137Nous n'en sommes pas là ! Pas encore !
138En dépit de différences, déjà notoires, la texture a-littéraire — dans l'optique déjà évoquée — de ce conglomérat d'œuvres disparates mais très personnalisées, qui fournit à ce mouvement sa coloration aigue, tend à prouver, que toute cette créativité, dans son spontanéisme planétaire, qui se confirme chaque mois davantage, que toutes ces œuvres, oui, font déjà partie d'un autre âge, dont elles ne constituent que certains prémices parmi d'autres. Les nouveaux et multiples médias de notre environnement, aux développements fulgurants, à la sophistication chaque jour redoublée, toute cette technologie audio-visuelle de notre quotidien, tentatrice et tentaculaire, ne les vivons-nous pas, un peu chaque jour davantage, pour notre plaisir le plus vif, et nos angoisses les plus folles ?
139C'est comme ça ! C'est comme ça !
140Ça bouge, dites-moi ! « Le texte en mouvement » !
141Grâce à qui ?
142J'ai l'intime conviction, en tout état de cause, de ne pas être resté sur le quai.
Bibliographie
Ce texte a été réalisé à partir d'extraits de : Poésie action/Poésie sonore 1955-1975, édité par l'Atelier Exposition Annick Le Moine (1976).
« Nous étions bien peu en... », texte rédigé pour le colloque Quelles Avants-Gardes ?, organisé par Christian Prigent et Gérard-Georges Lemaire qui devait se tenir au Centre International de Cerisy-la-Salle en août 80 et dont la programmation a été annulée fin juin 80. Inédit.
« Le poème sonore : c'est ça + ça », paru dans Change International II, 1984.
« Cet œil a tout retenu : merci », dans Poésie en Action de Françoise Janicot, édité par Loques/Nèpe en 1984.
Auteur
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