La performative textuelle
p. 51-76
Texte intégral
I
1L'évolution parfois récente de nombreuses techniques et méthodes informatiques : la visualisation sur écran, l'assimilation des claviers de terminaux à ceux des machines à écrire, l'interactivité et le temps réel, la répartition et le partage (spatial, logique), l'avènement de la micro-informatique, et la banalisation technique et économique de l'accès individuel à l'informatique, cet ensemble de phénomènes tendent à renouveler des problématiques anciennes mais créent aussi des domaines neufs, d'abord définis par des pratiques. Ainsi, les gens recourent de plus en plus fréquemment à l'ordinateur pour créer (rédiger), éditer, diffuser, conserver, modifier des textes professionnels, administratifs, personnels, etc.1 Parallèlement, de nouveaux domaines de l'informatique, tels que l'intelligence artificielle, la représentation des connaissances et la formalisation du raisonnement suggèrent de nouvelles possibilités et des applications accessibles pour les activités textuelles, professionnelles ou personnelles, mais aussi pédagogiques par exemple. De plus l'existence d'écrans, d'imprimantes et de dispositifs de traçage (souris) de type graphique sur nombre de configurations micro-informatiques, alliée à celle de multiples fontes de caractères et de logiciels de traitement et de manipulations des textes et de leurs constituants affectent cette situation d'un fort coefficient de complexité. Par ailleurs, l'existence de très nombreux textes, même dans l'édition classique, dans des états compatibles avec des versions électroniques, ainsi que les progrès prévisibles de la lecture optique (extension des caractères dits OCR, reconnaissance des formes par apprentissage) situent à terme le problème technique et économique de la re-saisie de textes déjà édités dans des perspectives entièrement nouvelles.
2Il apparaît ainsi que les fonctionalités classiques du « traitement de texte », au sens large : saisie, édition, formatage, restitution tendent à s'interpénétrer plus ou moins largement aussi bien parce qu'un même utilisateur peut être amené à y recourir conjointement, que parce que se développent en grand nombre des logiciels intégrés, fondés de plus en plus couramment sur le principe dit du WYSIWYG (what you see is what you get). Dans un ordre d'idée voisin, la facilitation du recours à des procédures comme le multi-fenêtrage, ou du type du « couper-coller », peut concourir à profondément modifier le rapport traditionnel entre versions préparatoires (pense-bêtes, brouillons, notes, etc.) et définitives ; plus largement, le processus de genèse du texte peut devenir lui-même un objet ou un complexe textuel objectivable, dont les éléments peuvent être incorporés dans ou associés au texte, de même que s'élargit considérablement la possibilité d'insertion d'objets de sémiologie différente (« document généralisé »).
3En contraste avec un tel contexte, il est frappant de constater que parmi les diverses opérations physiquement exécutables sur ou dans un texte, celles qui concernent sa réalisation concrète — l'édition, au sens « naturel » — sont encore assez communément présentées comme une sorte de supplément en aval d'un noyau supposé plus fondamental ; et cette tendance est encore plus marquée dans le contexte de l'informatique éditoriale, ou l'on évoque couramment comme « enrichissement typographique » l'ensemble des opérations d'exécution conduisant à la réalisation éditoriale d'un texte sur un dispositif matériel donné.
4Notre position sur cette question se situe aux antipodes. Nous considérons en effet au contraire que la réalisation éditoriale d'un texte constitue une contribution à son sens, dans la mesure où elle manifeste, selon des modalités variées, des « prises de position » sur certaines intentions de son auteur (ou un interprète de son auteur). De la même manière, diverses éditions d'un « même » texte pourront être tenues pour équivalentes ou non, selon que les interprétations que l'on peut effectuer de ces intentions resteront stables ou non. Plus largement, dans le contexte plus ou moins intégré et mono-utilisateur ci-dessus, les opérations de modification qu'un texte est susceptible de supporter, qu'il s'agisse de sa « lettre » (insertions, ajouts, suppressions, permutations, etc.) ou de sa réalisation matérielle, vont avoir tendance à entretenir des relations complexes, dont un certain contrôle peut s'avérer souhaitable. Celui-ci peut être laissé à l'entière responsabilité de l'utilisateur, ou au contraire être pris en charge par un mécanisme particulier, s'appuyant sur une représentation de certains aspects structurels du texte. Si d'une certaine manière nous ne faisons ainsi que paraphraser la plupart des théoriciens ou des méthodologues de la typographie, ou, plus largement, de l'« art d'imprimer », nous nous efforçons d'apporter un fondement expérimental, linguistique et logico-linguistique, à cette vue du problème. En effet, notre approche s'articule avec des objectifs de nature informatique, mais elle prend aussi sa source dans certaines préoccupations relativement théoriques qui nous habitent sur la nature des textes (et l'opération d'inscription) en tant qu'objets de langage (par contraste avec la phrase ou le discours oral par exemple).
5Nous présentons dans la suite quelques réflexions fondant à nos yeux la possibilité d'un langage de représentation de structures textuelles permettant le contrôle d'une famille d'opérations de manipulation de textes.
II
6La réalisation physique d'un texte nécessite de fixer les valeurs d'un très grand nombre de paramètres qui régissent son existence matérielle et visuelle : caractères (familles, styles, corps, sortes, couleurs, etc.), dispositions spatiales (justification, colonnage, marges horizontales et verticales, sauts de lignes, de pages, etc.), supports (nature, forme, dimensions, couleur, etc.). Ces paramètres définissent la mise en forme matérielle (MFM en abrégé) de ce texte. Ces paramètres sont non seulement nombreux, mais ils sont aussi de nature hétérogène ; de plus, ils entretiennent des relations de dépendance variées. C'est ainsi par exemple que des titres associés à des niveaux hiérarchiques de même valeur sont en général réalisés dans les mêmes caractères et avec les mêmes règles de disposition (c'est d'ailleurs cette identité qui suggère à elle seule l'identité de niveau structurel lorsque celui-ci n'est pas dénoté par ailleurs par des marques lexicales telles que « chapitre », « section », etc., ou un procédé de numérotation) ; de même, plus généralement en est-il des unités de texte ayant le même statut dans un texte (citations, références, objets d'un effet d'insistance, notes, etc.). Mais ces choix qui semblent plutôt motivés, dans ces exemples, par des raisons d'ordre linguistique, sont le plus souvent dépendants d'autres choix dont la légitimité est autre. Ainsi, le point de vue (psychologique, esthétique, etc.) de la lisibilité impose des seuils inférieurs et supérieurs dans le corps et dans la diversification des types de caractères employés, puisque d'une trop pauvre, ou au contraire d'une trop riche diversification de cet ordre peut naître une impression visuelle agréable ou fâcheuse qui peut affecter non seulement la lisibilité (commodité ou confort de la lecture comme déchiffrement), mais aussi l'intelligibilité (facilitation de la compréhension). De la même manière, le choix du corps d'un caractère qui peut déjà être contraint par des raisons propres à la teneur du texte ou à sa lisibilité, va aussi dépendre de la longueur des lignes, et donc des dimensions du support — ce qui peut contraindre sa nature — et donc aussi du colonnage, etc. D'une manière générale, l'apparence perceptible d'un texte est ainsi le résultat de choix complexes résultant d'une sorte d'optimisation d'un jeu de contraintes de nature variée : prise en compte de certains aspects du contenu du texte, psychologie de la perception, conditions économiques et sociales de l'édition et de la diffusion (par exemple les formats et le style éditorial imposés par certaines collections). L'hypothèse que nous avons formulée à propos de ces différents aspects de l'édition est qu'il est possible d'isoler au sein de la MFM un plan ou un niveau spécifiquement linguistique ; ou plus exactement, que l'ensemble des éléments qui entrent en jeu sur la MFM sont conceptuellement isolables en termes de dimensions ou d'univers particuliers — cette identification de plans différents imposant par ailleurs l'examen systématique de leurs relations, par exemple en termes de dépendances comme on l'a évoqué ci-dessus. De la même manière nous considérons comme souhaitable et possible d'identifier différentes familles de fonctions réalisées ou prises en charge par la MFM au sein d'un texte à l'intérieur même de ce niveau linguistique, par exemple celles qui relèvent de la lecture suivie, de la lecture rétrospective ou de consultation, de la référence et du renvoi, de la facilitation de l'accès (index, mots-clefs, etc.), etc.
7Une conséquence des phénomènes que nous avons illustrés ci-dessus réside dans le fait que la MFM d'un supposé « même » texte peut varier assez considérablement d'une édition (version) à une autre, dès lors que l'on modifie la valeur de ne serait-ce qu'un seul de ces paramètres, et que les conséquences des dépendances entre ces paramètres sont systèmatiquement rapportées. L'examen de ces variations, par l'observation de corpus existants ou par l'expérimentation directe, montre que certaines d'entre elles, parce qu'elles constituent, même indirectement ou implicitement, des interprétations ou des prises de position sur certains aspects du sens, peuvent avoir des effets plus ou moins considérables.
8Ainsi, pour reprendre l'exemple des titres, si la structure hiérarchique des différentes parties d'un texte n'est pas autrement dénotée que par les propriétés de réalisation (MFM) des segments de ces titres (en général, une partie de texte est d'autant plus « haute » dans cette hiérarchie que son titre est en caractères plus gros ; mais d'autres conventions peuvent être suivies), il est évident que des modifications apportées à ces propriétés peuvent induire une perception différente de cette structure, et éventuellement modifier globalement le sens du texte. De la même manière si la structure interne d'une énumération est dénotée par un jeu de symboles de type diacritique et/ou de décalages de la justification vers la droite, la moindre modification induira une énumération différente, pouvant avoir une signification très éloignée de la première, puisque les déboîtements de niveaux d'une énumération dénotent souvent des relations d'inclusion, de spécification, d'implication, etc. Dans un autre ordre d'idée, nous avons tous eu l'expérience, dans certaines éditions, de l'emploi mal réglé de guillemets de plusieurs sortes typographiques allié à celui du soulignement, de l'italique ou du gras, conduisant à toute sorte d'ambiguïtés entre la citation, l'insistance, le discours indirectement rapporté, l'ironie ou la polémique, etc. ; ou bien encore celle de systèmes de numérotations emboîtées ou imbriquées dont certaines, si on comprend bien qu'elles visent l'avantage de pouvoir réaliser des renvois internes indépendants de toute pagination, n'en constituent pas moins un défi à la mémorisation immédiate, et même à l'intelligibilité. Mais on constate dans le même temps que d'autres variations n'ont pas de conséquences perceptibles sur la signification du texte en cause, et que de nombreuses MFM semblent apparemment être synonymes.
9En observant un large éventail de phénomènes de MFM, et en généralisant les remarques qu'il suggèrent, on aboutit aux conclusions suivantes :
L'identification et la caractérisation de certains types d'unités textuelles sont réalisables par des moyens relevant de la MFM.
Un complexe identification-caractérisation particulier — auquel on peut donner le nom de fonction, réalisé par la MFM, peut être introduit par un nombre variable de procédés de MFM (ce nombre dépend en absolu des ressources caractérisant un dispositif de matérialisation donné : dactylographique, typographique, ou autre). Ainsi, une citation peut-elle être singularisée par des guillemets (de plusieurs sortes), des italiques, un corps différent du corps du texte courant, des petites majuscules, aller-à-la-ligne, un saut de ligne, un soulignement, etc. ; il est clair que certains de ces procédés sont combinables.
Cette dernière remarque est généralisable : les procédés de MFM sont souvent redondants ou cumulés. Dans toute sa généralité, ce phénomène n'est pas toujours facile à interpréter, selon qu'il s'agit d'un effet que l'on pourrait assimiler à l'insistance ou la mise en relief, ou bien au contraire du résultat d'un cumul effectif, par une sorte de superposition, de plusieurs effets structuraux différents.
Systématiquement au point b) ci-dessus, on constate tout autant qu'une même marque de MFM peut intervenir dans la notation de fonctions très différentes. Ainsi l'italique peut-il dénoter la citation, l'allusion, l'insistance, des références et renvois, un emploi conventionnel et réglé, ou plus simplement réaliser un principe de contraste entre unités textuelles de types différents.
Ces caractéristiques sont sans doute à rapporter au fait qu'il n'existe pas en général de conventions explicitement partagées pour leur emploi, hormis, pour certaine d'entre elles, dans la tradition et l'art typographiques, ou dans des domaines restreints (« instructions aux auteurs » des revues et congrès spécialisés, formats de collections d'ouvrages, petites annonces etc.). De sorte que ces conventions se créent localement (à la limite : texte par texte) et que, comme une conséquence, ce sont beaucoup plus des valeurs différentielles et contrastives qu'absolues des éléments de la MFM qui dénotent des valeurs et des portées textuelles. Par exemple, il est rarement préconisé que la dénotation d'un segment textuel en citation doive être réalisé par le recours à tel corps donné. En revanche il est fréquent de procéder par un contraste de corps de caractères, en diminuant ou augmentant le corps du segment en citation d'un ou deux points par rapport au corps courant, ou même selon une proportion donnée de ce corps courant, — dans les limites de divers seuils justifiés par ailleurs (lisibilité, longueur de lignes, etc.).
Plusieurs points précédents suggèrent que les possibilités de variations de MFM d'un texte sont fonction des ressources disponibles sur un dispositif de matérialisation donné ; mais elles dépendent aussi en partie de celles qui sont utilisables au moment de la création de ce texte, et donc d'une interprétation de ces dernières en vue d'une traduction dans les termes des premières. Dans cette traduction, diverses sortes de partis doivent être manifestés à propos d'un ensemble de phénomènes liés aux structures du texte ; ainsi certaines régularités, certaines contraintes doivent être suivies ou au contraire évitées.
10Ceci conduit à l'idée de la nécessité de fixer une stratégie éditoriale, c'est-à-dire un emploi globalement raisonné et ordonné des moyens de la MFM2.
III
11Approfondissant maintenant la nature des caractérisations ainsi opérées on constate qu'à la multiplicité potentielle des réalisations de MFM pour une même fonction, en correspond une autre : une MFM donnée renvoie à une famille de contreparties entièrement ou partiellement discursives.
12Observons un cas illustratif, par exemple celui de la définition. À un pôle on aura une formule entièrement discursive, telle que :
« On définit X comme Y », et des expressions reliées à celle-ci par nominalisation, associables à des verbes supports, ou d'autres transformations
On donne » + « on pose » + « soit », etc.) la définition (de X comme Y + suivante : X est Y + etc.) »
X (se définit + est définissable) (par + comme ainsi : + etc.) Y »
Y (constitue + représente + est + etc.) la définition de X »
13À l'autre pôle on aura une formule du type « X : Y », où les segments X et Y seront réalisés selon des MFM variées dénotant le fait qu'on est en situation de définition. L'examen des situations intermédiaires suggère un continuum entre une ou des formulations où les moyens expressifs discursifs sont prédominants, et ceux de la MFM les plus réduits, et des formulations où ce rapport est inversé. Ainsi, on pourra avoir :
141) une formulation entièrement discursive (1 à 4 ci-dessus)
152) une formulation avec détachement lexical réalisé par une MFM (types de caractères, disposition spatiale) particulière : l'étendue du détachement peut varier, selon la nature des segments textuels détachés, et même recourir à des réductions telles qu'abréviation, sigles, etc.
Définition de X : X est Y
Définition de X : Y
Définition : X est Y
DEF : X est Y
163) une formulation où un lexème de la famille « définir » et dérivés n'est plus attestée, mais où la dénotation de l'acte « définir » est marquée par une propriété de MFM, qui peut correspondre
aux types de caractères utilisés (italique, gras, couleur particulière, etc.) ex : X est Y (avec Y en italique)
à des symboles, diacritiques ou autres : * X est Y - # X est Y — etc.
à des procédés de type graphique : |X est Y|
||X est Y||
à des dispositions spécifiques :
17De la même manière, à propos d'une énumération, on pourra observer une variation de réalisation telle que :
18ou encore :
« (1) A ; (2) B ; (2.1) C ; (2.2) D ; (3) E. »
(Tout d'abord + premièrement + pour commencer + etc.) A ; (ensuite + deuxièmement + pour continuer + à la suite de quoi + etc.) B ; (dont d'une part comprenant + etc.) C ; (et d'autre part + ainsi que + etc.) D ; (et enfin + pour (conclure + terminer + etc) + finalement + etc.) E.
19Il faut noter que la généralité des conventions dans ces usages varie considérablement, allant d'un usage reconnu jusqu'à des conventions ad hoc spécifiées (les définitions tendent plus vers ce second cas, cf. les dictionnaires, encyclopédies, manuels techniques ou scientifiques, etc.), et que ces moyens sont diversement combinables entre eux.
20D'autres remarques peuvent encore être faites à propos de cet exemple. Ainsi un ensemble de définitions intervenant dans un texte peuvent être numérotées selon plusieurs procédés :
Première définition, 1° définition, définition no 1, définition 1, etc.
21Par ailleurs une unité textuelle peut constituer une (ou une suite de) phrase(s), mais être aussi un élément phrastique.
22L'analyse de ces cas de figure permet d'établir que tous les phénomènes de MFM sont interprétables comme des équivalents non discursifs de certains énoncés développés, articulés à partir d'expressions verbales telles qu'énumérer, titrer, définir, citer, mettre en relief, introduire, conclure, commenter, se référer à, faire une remarque, donner un exemple, etc.
23Nous tirons de ces observations trois hypothèses corrélées :
La signification des éléments de la MFM, et leur contribution au sens du texte peut être analysée au sein du langage naturel lui-même par l'examen de leurs contreparties discursives.
Ces expressions discursives évoquent des actions particulières ; nous les caractériserons comme des actes de discours particuliers, à vocation spécifiquement textuelle.
La portée de sens de ces expressions peut être caractérisée comme métatextuelle, si on prend comme référence le contenu primaire du texte (son thème, ou sujet, les objets ou aspects du monde dont il traite).
24La conjonction de ces hypothèses suggère l'existence sous-jacente à un texte donné d'un texte étendu (ou protexte), l'état perceptible de ce texte donné (avec sa MFM) étant le résultat d'un ensemble d'effacements ou de réductions par rapport à cet état étendu.
IV
A - L'analyse de la MFM au sein de la langue
25Cette idée découle assez naturellement de nos constatations antérieures, et nous ne nous y attarderons pas longuement ici. Il faut cependant noter que d'une part, on fonde ainsi, en principe, la possibilité d'une description d'ordre sémantique aussi étendue et fine que nécessaire par l'analyse du contenu de la sous-langue d'une langue donnée, constituée par l'ensemble des contreparties discursives de la MFM, l'alternative étant de rester prisonnier d'une description seulement physique des réalisations matérielles de la MFM, aussi subtile soit-elle (« sémiologie » de la typographie, « analyse structurale » des mises en page ou des affiches, etc.). D'autre part cette approche permet d'introduire, au moins en perspective, la part énonciative ou pragmatique de cette sous-langue. Ainsi rien n'empêche en droit de déterminer différents acteurs textuels utilisant chacun une (ou un type de) sous-langue particulière (l'auteur, le rédacteur, l'éditeur, l'imprimeur, le documentaliste, le diffuseur, etc.), — les effets superposés ou chaînés de ces multiples sous-langues sur un même texte pouvant à leur tour être considérés comme un cas particulier de multilinguisme.
B - Les éléments de MFM comme traces d'actes de discours particuliers
26L'examen des phraséologies que l'on peut mettre en regard de la MFM ainsi que celui de leurs conditions énonciatives suggèrent qu'ils possèdent une valeur performative. Ainsi, que j'écrive « J'introduirai mon propos en disant que A » ou bien « INTRODUCTION : A », je demande (à mon lecteur) que le segment textuel « A » soit considéré comme une « introduction » de la suite. En un sens, par conséquent, le statut d'« introduction » de A dépend d'une action particulière que je réalise, et qui consiste en ce que j'indique comment « A » doit être entendu (compris, lu, reçu, etc.). Cette « introduction » peut par ailleurs être réussie ou ratée par rapport à l'art d'introduire un propos, mais elle tire son statut d'introduction de la performativité d'un acte textuel particulier, et non par exemple de son adéquation à un modèle pré-existant. De même, un « chapitre », une « section », ou « paragraphe », aussi « naturels » et justifiables que soient les motifs que l'on peut avancer pour leur existence dans un texte donné, doivent d'abord leur existence au fait que par quelque moyen je performe l'existence de telle ou telle entité textuelle ayant tel statut dans mon texte. Il n'est pas jusqu'à des énoncés dont les conditions d'établissement semblent très éloignées de la performativité, tels les théorèmes ou les démonstrations, qui ne relèvent, à notre avis, de cette performativité textuelle. Ainsi, un théorème ou une démonstration dont on peut montrer qu'ils sont mal formulés ou qu'ils comportent une erreur demeurent un « théorème » ou une « démonstration » dans un texte donné s'ils ont été performés en tant que tels (ils seront dans ce cas un pseudo-théorème, ou une démonstration fausse, dans l'univers des mathématiques ou de la logique, mais un théorème ou une démonstration dans celui de la performativité textuelle).
27De la même manière, de nombreux aspects de la ponctuation, sinon tous, sont sans doute interprétables par rapport à cette hypothèse, y compris les signes de ponctuation réputés plus « syntaxiques » par opposition aux signes dits d'« énonciation ». Ainsi, pour ne parler que de la phrase, si elle pose des problèmes ardus de reconnaissance dans le contexte oral, le complexe « point-blanc-majuscule » dénote explicitement où le rédacteur entend que l'on trouve une fin de phrase. Là encore, une telle unité pourra éventuellement être jugée irrecevable, agrammaticale, non-conforme à telle norme, mais cet aspect de cette unité doit certainement être distingué du fait qu'elle est performée comme phrase par son rédacteur.
28Cette interprétation ne va certes pas sans problèmes. Mais leur examen montre qu'ils ne sont pas de nature différente de ceux qui restent ouverts dans la théorie des actes de discours. Ainsi sont certainement très pertinentes, dans le cas qui nous occupe, les multiples discussions engagées autour de la valeur de commentaire ou quasi-commentaire de nombre de performatifs. Il semble que cette question n'a pas de solution générale, si on la recherche dans une partition des performatifs eux-mêmes, parce qu'elle est largement tributaire de relations pragmatiques qui peuvent ne pas avoir de traces décelables dans un énoncé. En revanche, notre situation est peut-être moins défavorable que d'autres, puisque les actes de discours auxquels nous nous intéressons sont ceux qui sont effectuables par une réalisation prise au sein d'une famille où chacune marque la part relative des contributions discursives et de MFM, et où par conséquent de tels éléments pragmatiques peuvent correspondre à des différences, de ce point de vue (en termes d'insistance, de mise en relief, de pondération relative, etc.) D'une manière générale, les performatifs textuels ont une force illocutoire tournée vers le texte lui-même et signalent comment les énoncés caractérisés par cette force illocutoire doivent être pris en tant qu'unités textuelles particulières au sein d'un texte. On peut constater qu'ils correspondent assez étroitement à la classe 5 de la typologie d'Austin, les « expositifs », ou bien encore par exemple à la classe 8T de la typologie de Ballmer et Brennenstuhl.
C - La portée métatextuelle des performatifs textuels
29Par le fait que l'indication fournie illocutoirement par les performatifs textuels concerne le statut ou le type selon lequel l'énoncé textuel doit être considéré, cette indication manifeste au premier chef une dimension qu'on peut appeler métatextuelle, par rapport à la teneur primaire du texte. Nous nous référons ici étroitement aux conceptions de Z. Harris selon qui le langage contient son propre métalangage, et un discours son propre métadiscours comme une partie de lui-même. Les analyses, et surtout la terminologie de Harris, ont varié sur ces questions suivant les différentes présentations qu'il a données de sa théorie, mais pour l'essentiel, on peut distinguer deux types d'opérateurs de nature métalinguistique, ceux qui comportent comme argument l'adresse d'un segment du discours en cours, ou une citation de ce segment, et ceux qui ne comportent pas de telles adresses mais dont l'argument est une entité de la langue — ces deux types d'opérateurs donnant naissance à des phrases de type métalinguistique, qui appartiennent à la langue et qui peuvent être juxtaposées ou coordonnées à d'autres phrases d'un discours. Une des propriétés des métaphrases est qu'elles sont réductibles ou effaçables dans une mesure qui varie considérablement, en particulier en fonction du contexte, y compris extralinguistique, si ce contexte suffit à garantir une certaine forme de cohérence du discours, que Harris identifie à une reprise de mots au sein de phrases successives ; ces réductions et effacements se réalisent en laissant des traces spécifiques sur les arguments concernés, traces reconnaissables et interprétables à l'analyse.
30Nous ne pouvons guère aller plus loin ici dans l'évocation des positions de Harris. Nous espérons néanmoins suggérer qu'il est assez naturel de se rapporter à ce cadre théorique pour interpréter ce que nous appelons les performatifs textuels, puisque nombre de procédés de MFM reviennent à indiquer des adresses de début et fin de certaines unités textuelles, ou à les caractériser comme arguments de certains opérateurs dont le sens contribue à déterminer leur statut, en tant qu'entités textuelles, au sein d'un texte donné.
31Ainsi, à une MFM telle que :
(5) CHAPITRE I
« titre »
A
32correspond une phrase du type :
33(5') « L'unité de texte (qui commence (au mot i et finit au mot j + à la page i et finit à la page j) + dont le titre est « titre » + dénotée par A + etc.) est le premier chapitre de ce texte, » qui est clairement métalinguistique dans le premier des deux sens signalés ci-dessus chez Harris. La différence entre (5') et (5) peut être interprétée comme une réduction résultant de divers effacements et comportant des traces de ces effacements, ici manifestées par la MFM.
34Il faut cependant remarquer que si cet exemple est assez clair, ainsi que tous ceux qui concernent des divisions du même type (sections, paragraphes, etc.), d'autres le sont moins par rapport à l'idée que l'argument considéré constitue une adresse ou une citation d'une unité textuelle donnée. Ainsi les formes discursives développées présentées ci-dessus à propos de la définition ne comportent pas nettement cet aspect qui apparaît en revanche plus fortement dans les formes où joue la contribution de la MFM. Dans de tels cas, si l'on interprète les caractéristiques de la MFM des expressions réduites (par rapport aux expressions discursives développées) comme des traces de cette réduction, sans ajout particulier de sens, il faut admettre qu'un segment textuel — argument d'un performatif textuel de ce type — comporte un aspect de mention, et non pas seulement d'usage. L'examen des cas de ce type semble conforter cette hypothèse : il est possible que les performatifs textuels induisent une sorte d'ambivalence entre usage et mention sur leurs arguments, de même type que certains paradoxes ou pièges visuels où une même figure peut être interprétée de deux façons différentes par une sorte de commutation ou de bascule visuelle (inversions visuelles de Rudin, la belle-mère de Boring, les cubes de Necker, etc.). Certaines ruses rhétoriques prennent sans doute appui sur un tel phénomène.
35Il s'agit de toute manière de questions complexes, qu'il faudrait aussi rattacher à ce qu'il peut y avoir d'auto-référentiel, ainsi qu'aux problèmes déjà mentionnés ci-dessus à propos de la distinction performatif/descriptif ou commentaire. Ou encore à certaines dimensions de variation des actes illocutoires explicitées par Searle dans sa taxinomie, en particulier celle qui concerne la différence de direction d'ajustement entre les mots et le monde.
36Une conséquence de notre interprétation métatextuelle est de suggérer l'existence d'une version étendue d'un texte donné, comprenant l'ensemble des notations métatextuelles explicitant la structure de ce texte, — il s'agirait d'un prototexte ayant une ou des versions textuelles dont la MFM dans son ensemble constituerait la trace (sans doute constituée par la composition de traces plus élémentaires) des réductions opérées sur le prototexte.
37On peut se faire une certaine idée de ce que pourrait être un prototexte en imaginant un monde où un texte :
n'aurait qu'une phrase, aussi longue qu'on voudra,
ne serait rédigeable qu'en recourant à un seul type de caractères,
sur un support d'une seule ligne — aussi longue qu'on voudra (imaginer un rouleau horizontal).
38Dans cet univers assez raréfié, autrement dit, serait mis en œuvre un état minimal de ressources expressives, et l'on pourrait voir le passage de ce prototexte à un texte observable correspondant, par l'intervention de ressources expressives plus riches, dont on pourrait d'ailleurs évaluer le rôle en observant leur comportement une à une, puis dans leurs relations deux à deux, n à n. On passerait ainsi progressivement à l'usage de la segmentation du texte en phrases, aux contrastes de caractères, de la ligne à l'affiche en ajoutant une dimension, puis à la page avec une nouvelle dimension, etc., ainsi qu'aux réductions signalées ci-dessus.
39Un tel objet peut paraître arbitrairement abstrait ou éloigné des objets textuels perceptibles. Il nous semble cependant qu'il est relativement bien justifié par rapport aux hypothèses choisies, — au moins autant en tout cas que certains autres objets syntaxique non-attestés dans la syntaxe de la phrase, surtout dans un contexte de reconstruction de formes élidées ou elliptiques. Il est d'ailleurs facile d'imaginer des expériences, dont certaines s'apparentent d'assez près à des jeux littéraires ou de langage, permettant de contrôler ce procès de reconstruction. On peut enfin noter que certains objets textuels évoquent assez bien ce qui pourrait être la part métalinguistique d'un prototexte, par exemple les résumés d'auteur, les tables analytiques, ou certains types de sommaires présentés sous une forme discursive développée. D'un autre coté, le prototexte ressemble aussi aux « enregistrements au Km » proposés par certaines méthodes de traitement de texte.
V
40L'ensemble des hypothèses et des considérations posées précédemment constituent un arrière-plan, et un contexte théorique et méthodologique pour aborder la délimitation et la caractérisation du métalangage textuel, c'est-à-dire plus précisément et initialement, l'inventaire, la description et le classement des performatifs textuels, ainsi que l'expression de leurs relations3.
41Les questions que nous abordons reviennent ainsi pour l'essentiel à reconnaître dans un texte des performatifs particuliers et à caractériser la force illocutoire des unités textuelles concernées, cette force illocutoire étant elle-même en principe interprétable grâce à certains aspects locutoires explicités, que l'on peut identifier à des éléments de la MFM, ou à leurs contreparties.
42Il faut remarquer que dans cette approche, nous rencontrons deux fois la notion de conventionalité : une fois par le biais de la référence aux actes de discours, en rapport à l'intentionalité — nous nous référons ici aux analyses d'Austin sur la composante conventionnelle des actes de discours et aux développements de Strawson sur ces questions, — et une autre fois par le biais des pratiques éditoriales régissant la MFM des textes. Cet aspect de conventionalité est tout à fait central dans l'analyse des actes de discours et l'interprétation de la force ou valeur illocutoire, au point qu'il est possible de dire que plusieurs écoles ou tendances fondées sur les actes de langage se distinguent principalement les unes des autres par des divergences d'interprétation dans le rapport à établir entre intention et convention dans les actes de ce type. Mais de la conjonction signalée ci-dessus nous semble résulter, dans le cas qui nous préoccupe, une simplification relative : si les actes de discours, comme a proposé de l'interpréter Austin, sont conventionnels jusqu'au point où ils seraient paraphrasables par une formule performative explicite, et si les moyens de manifestation de la MFM, qui sont des contreparties de ces formules ont un usage au moins en partie régi par des conventions qui relèvent de la pratique éditoriale, les deux notions de convention se superposent dans une plus ou moins grande mesure. Rapportée à la question de la caractérisation de la valeur ou de la force illocutoire, cette formulation revient donc à établir un lien homologique entre le conventionalisme éditorial (par exemple la pratique typographique) et le conventionalisme des actes de discours (leur capacité a être paraphrasés par des formules performatives explicites). Cette approche nous donne le moyen de nous munir d'un instrument d'investigation, qui de plus est un instrument sensible au contexte, puisque, comme nous l'avons déjà signalé, le conventionalisme de la MFM est variable, allant de pratiques très généralement partagées, et certaines apparemment constitutives de la notion même de texte inscrit, jusqu'à des notations particulières, variant d'un genre, d'une collection, d'un auteur et même d'un texte à l'autre.
43Quant à l'intentionalité, au sens où Searle en a développé l'analyse, en particulier à partir du « sens non-naturel » (Mnn) de Grice, elle joue apparemment le même rôle dans la performativité textuelle que dans la problématique générale de la reconnaissance de l'intention de manifester une force illocutoire et de la reconnaissance de la façon (c'est-à-dire des moyens utilisés) dont cette reconnaissance est manifestée (l'uptake), si l'on admet que sauf dans des cas très parti-culiers (textes « automatiques » du type surréaliste, textes « inspirés », ou bien peut-être encore des textes issus de conditions de production relevant d'un univers orwellien), un auteur à toute autorité pour parler de (et dans) son texte, c'est-à-dire autant que l'arbitre pour décider un penalty, le maire pour déclarer unis par les liens du mariage, le président pour ouvrir la séance, etc. Cette idée, selon laquelle un auteur n'a pas seulement l'intention de produire un effet chez un lecteur, mais celle de produire cet effet par le fait que le lecteur la reconnaisse, ainsi que l'intention que cette reconnaissance intervienne comme une des raisons qu'a le lecteur de recevoir cet effet, et que cette reconnaissance ait lieu pour être reconnue elle-même, — permet de comprendre comment sont reconnues des intentions illocutoires lors même que leur expression n'est pas (ou pas systématiquement) conventionnelle. Un aspect particulier, et, en un sens, favorable, de la MFM est que le principe de contraste (identités ou différences systématiques) peut fonctionner en lui-même comme un marqueur d'intentionalité, le contenu illocutoire dérivant par ailleurs d'une interprétation locale (au texte) ou plus générale (lorsque des aspects de MFM sont plus clairement conventionnels dans la langue visuelle).
44Une manière de préciser et de mettre en forme ces hypothèses consiste à remarquer qu'elles peuvent elles-mêmes être exprimées sous une forme discursive : on peut se proposer de construire des schémas de phrases exprimant la relation que nous cherchons justement à établir entre des « candidats » performatifs et des utilisations de la MFM. Il s'agit en somme d'utiliser comme méthode heuristique la remarque que nous avons faite selon laquelle la portée performative de la MFM peut être analysée au sein de la langue.
45La forme la plus générale d'une phrase du métalangage textuel pourrait être une formule du type :
n0at V1 (prep) n1at que P
46où
N1atnote des substantifs représentant des acteurs textuels, au sens où nous en avons déjà parlé (auteur, rédacteur, relecteur, dactylographe, metteur en page, typographe, éditeur, lecteur)
V1 représente une famille de verbes dénotant l'intentionalité manifestée par Noat n0at, une intentionalité « textuelle » comme nous l'avons suggéré précédemment. Soit par exemple :
V1 = exprimer + traduire + manifester + marquer + souligner + indiquer + etc.
(prep) note une préposition ou une locution prépositive marquant le sens de l'intentionalité vers n1at : (prep) = à l'attention de + pour + auprès de + aux yeux de + etc.
P est une proposition qui explicite l'acte performatif lui-même.
47La partie principale d'une phrase de cette famille traduit par conséquent les aspects intentionnels de la performativité textuelle. On peut remarquer d'une part que le remploi de cette partie à la place de P permet de produire des phrases complexes exprimant des intentions complexes (l'auteur signale au (ou à la) dactylographe qu'il signale au typographe que P) ; et d'autre part si toute combinaison de Niat ne génère pas une phrase interprétable ou simplement plausible, d'autres expriment assez naturellement des situations généralement peu ou mal intégrées dans les représentations des processus textuels (ainsi avec N0at = typographe et N1at = auteur, on exprime simplement la fonction des épreuves avant tirage). De la même manière, il est aisé d'exprimer que la part discursive de la MFM (segmentation en diverses divisions de textes anciens unidiscursifs dans les éditions modernes, interviews rédigés : « Les intertitres sont de la rédaction », etc.) peut avoir un auteur autre que l'auteur du texte.
48Revenons à P ; il s'agit de construire des schémas de phrases traduisant un acte performatif textuel réalisé par un acteur textuel par un certain recours à la MFM, et dont l'objet est une (ou des) unité(s) textuelle(s). À un niveau abstrait, P aura donc l'allure suivante :
N2at Vm d Nut
49où
N2at note à nouveau un agent textuel, éventuellement identique à n0atet/ou N1at
Vm représente un verbe (ou une expression) performatif ayant une contrepartie en terme de MFM
d signale un marqueur de lien de dépendance (préposition, conjonction complétive, etc.) qui dépend de la syntaxe de Vm
Nut représente la ou les UT supportant l'acte représenté par Vm.
Des schémas de P sont par exemple :
P1 N2at Vm UT1... UTn (ex : (partager + segmenter + diviser + partitionner + etc.) en (chapitre + section parties + paragraphe + etc.)
(ex : (dénombrer + compter lister + énumérer + etc.)
P2 N2at Vm UT1 par UT2 (ex : titrer + introduire conclure + préfacer + postfacer + etc.)
P3 N2at Vm UT1 (et + à) UT2
(ex : enchaîner + concaténer + etc.)
P4 N2at Vm que UT
(ex : avertir + aviser + garantir remarquer + recommander + etc.)
50Nous ne donnons que quelques exemples de tels schémas, dont certains sont sans doute discutables du point de vue syntaxique. Le constat le plus général que nous pouvons mentionner à propos de cette approche est que le recours à de tels schémas phrastiques, c'est-à-dire leur construction et la recherche des verbes qui les rendent acceptables (il s'agit d'une acceptabilité en même temps syntaxique et « éditoriale » pour ainsi dire), est un moyen sans doute irremplaçable de produire des inventaires complets mais qu'ils ne constituent pas un moyen suffisant de description et de classement eu égard à notre objectif (lui aussi « éditorial »). Ainsi, pour prendre un exemple simple, rien n'indique dans la syntaxe propre de « diviser » ou de « segmenter », — s'agissant d'un texte, — qu'un chapitre ne peut pas être en principe divisé lui-même en chapitre, et a fortiori en volumes. Il est clair qu'ici l'inacceptabilité de P = « l'auteur divise le chapitre III en 6 volumes » tient à la nature des objets directs et indirects de « diviser » et qu'elle est donc tributaire d'une certaine « loi » de la textologie et non de la syntaxe. On touche là au problème fondamental de l'entre-articulation des propriétés syntaxiques d'objets de langage et de propriétés, par exemple physiques, des objets de l'univers dont traitent ces objets dé langage. Nous ne souhaitions que signaler sur un simple exemple l'allure que peut prendre ce problème général quand l'univers en jeu est celui de l'édition (c'est-à-dire par certains côtés aussi un univers de langage). Une direction de recherche pour la solution de tels problèmes est clairement la « représentation des connaissances », telle qu'elle est utilisée en intelligence artificielle, où des dépendances de ce type, et d'autres plus complexes, peuvent être aisément formalisées.
51Les opérations portant sur les textes - bien qu'assez lâchement solidaires dans le contexte traditionnel, principalement par un chaînage chronologique linéaire (manuscrit — tapuscrit — copie préparée, etc.), nécessitent cependant des embryons de langages « interfaces » entre les « acteurs textuels » directement en contact (auteur, dactylo, préparateur de copie, typographe, etc.), surtout à cause des spécificités techniques propres aux domaines de compétence de ces acteurs. L'environnement informatique contemporain tend à écraser ou à oblitérer ces noyaux d'intercommunication par le fait de l'unification du substrat technologique, et de celle des « rôles » textuels. La figure du chaînage tend à être remplacée par celle du graphe multidimensionnel, où tout élément est susceptible de dépendre de (ou de retentir sur des) régions classiquement éloignées. La maîtrise conceptuelle de ce complexe nous a semblé devoir passer par une élucidation détaillée de certains aspects des structures textuelles, sur un terrain peut-être a priori peu attendu, celui de la théorie des actes de discours et de la performativité du langage, qui nous a parue seule susceptible de fonder adéquatement les éléments de représentation abstraits dont nous avons besoin.
52Des développements informatisés fondés sur cette approche, actuellement en cours de réalisation, devraient apporter des éléments d'appréciation expérimentaux, ainsi que des suggestions d'application dans divers domaines, tels que la genèse répartie, la rédaction assistée, l'édition personnalisée, et, plus généralement, dans celui de la modélisation des activités de langage complexes, dont nous ne voyons pas, pour notre part, comment on pourrait faire l'économie, déjà dans cette sorte de nouvel artisanat (do it yourself) suggéré par la micro-informatique personnelle, mais moins encore dans ce qu'il commence à être convenu d'appeler l'« industrialisation de la langue ».
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Notes de bas de page
1 Cet article reprend pour l'essentiel une partie d'un texte publié dans Cahiers de Grammaire, 1986. Les réflexions que nous y présentons s'ancrent dans le programme de recherche THOT que nous développons, au sein de l'équipe « Formalisation du Raisonnement », dans le cadre du Laboratoire Langages et Systèmes Informatiques de l'Université Paul Sabatier à Toulouse. Participent également au programme THOT M. Mojahid, Ch. Sopena, S. Tazi.
2 Sur le plan de la conception d'un système informatique on dégage ainsi un schéma du type suivant : - on a d'une part deux dispositifs matériels, de création et de restitution, ayant chacun des caractéristiques physiques particulières, en y comprenant les ressources expressives incarnant la MFM d'un texte ; - un module produisant une représentation des structures des textes appréhendables (en analyse) ou restituables (en génération) à travers la MFM. Ce module s'appuie sur une ou des bases de connaissances linguistiques et éditoriales intervenant dans la reconnaissance ou la génération de MFM de textes.
Un tel schéma évoque l'épure d'un système de type expert, et c'est dans cette perspective, qui inclut la problématique de la représentation des connaissances et la formalisation des raisonnements qui les mettent en jeu, que nous développons notre programme de recherche.
3 Nous avons présenté un inventaire et un classement d'un premier noyau de fonctions de structuration textuelle dans Virbel, 1986, in Cahiers de Grammaire, Virbel, 1985, Tazi et Virbel, 1985. L'ensemble des aspects directement informatiques de l'analyse automatique et de la représentation de textes en termes de fonctions de structuration textuelle apparaissent dans Tazi, 1985. La problématique de la traduction de ces fonctions dans les termes d'un langage « intelligent » de formatage est abordée dans notre article de 1986.
Auteur
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Ce que le poème dit du poème
Segalen, Baudelaire, Callimaque, Gauguin, Macé, Michaux, Saint-John Perse
Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet (dir.)
2005
L'Art de la mesure, ou l'Invention de l'espace dans les récits d'Orient (xixe siècle)
Isabelle Daunais
1996
L'Inconscient graphique
Essai sur la lettre et l'écriture de la Renaissance (Marot, Ronsard, Rabelais, Montaigne)
Tom Conley
2000