Étapes et mouvements vers l'écrit imprimé
p. 39-52
Texte intégral
1Destination : l'écrit imprimé. Que ce soit bien clair. Dans l'ombre du livre, l'écrit peut devenir source d'images et de sons. Cet écrit-descriptif dont le terminus est la copie zéro d'un film par exemple, cet écrit-là est une suite d'inventaires.
2En remontant du film terminé, monté, prêt à être tiré en copies pour la distribution, on trouve le montage, qui donne son rythme fini à l'énoncé filmé. Avant ça, le bout à bout, suite brute des plans retenus après visionnement et choix des rushes. Puis, toujours en remontant, le tournage plan par plan dans l'ordre le moins onéreux pour la production, celui des décors généralement, ou des journées payées aux vedettes. Avant, le découpage technique, souvent signé par celui qui réalise : plans numérotés avec description de ce qui sera à l'image, au son, au bruitage, etc.
3En amont encore, l'adaptation dialoguée, pas nécessairement présentée sur deux colonnes, mais décrivant chaque séquence par son ambiance, son décor, les déplacements et les paroles. Inutile de décrire trop minutieusement tous les personnages, ils existeront par des comédiens qui transmettront leur épaisseur, leurs émotions, leurs visages peints, supports de maquillages, et leurs corps pris dans la crédibilité des costumes.
4Avant ça, le synopsis, bref récit fournissant à grands traits le thème, le sujet et une présentation rapide des continuités de l'action.
5Qu'en est-il en écrit imprimé ? Toujours en remontant.
Tradition
6Le terminus, c'est le bon à tirer.
7Il donne aval aux presses pour rouler comme ça, selon le calage, l'imposition, la mise en page, la composition, etc.
8Du temps de la composition chaude, par lignes-blocs, la mémoire minimum retouchable était cette ligne fondue par la linotype. À toute erreur soulignée sur les épreuves par le correcteur correspondait en fait une ligne à recomposer. Donc à relire entièrement au jeu suivant, au cas où le linotypiste aurait introduit une graphie défectueuse à un autre endroit du segment retouché.
9Du temps du plomb chaud, en gros pendant les cent dernières années environ, étapes et mouvements se matérialisaient par des contraintes et des endroits ouverts au choix.
10Première contrainte, intouchable en cours de compo-si-tion : la justification. Démarrer sur 22 picas et vouloir revenir à 20 en souhaitant conserver le même plomb était impossible. Fallait tout refaire. Par contre, l'interligne et la mise en page était retouchables sur placards.
11Une fois les épreuves mises en page, ce genre de repentir imposait des heures de travail aux typographes, donc des suppléments à facturer. De même pour les corrections dites d'auteur, celles de Balzac sur premières épreuves ; ou celles de Proust, collées en « paperoles » sur le manuscrit.
12Tous les directeurs de collection connaissent ces repentirs d'auteurs, et tous les universitaires voient ces excroissances naître dans les thèses ou les comptes rendus de recherche. Mouvements de l'esprit passés dans la plume, pas toujours compatibles avec les étapes qu'imposent les technologies de l'écrit.
13Souvenons-nous qu'en composition au plomb, il y avait correction d'auteur lorsque l'ajout contraignait à refaire plus d'une ligne sur les placards tirés à partir de la composition rangée dans des galées aux dimensions arbitraires ne correspondant pas à la hauteur des pages du texte fini, pour la commodité de l'encrage et du tirage sur la presse à épreuves.
14Après mise en page, la composition est à la forme, foliotée et prête pour le tirage ; une correction qui impose de déplacer au-delà du haut de page suivant va être facturée pour deux pages. Et ainsi de suite. À tel point que la dernière étape de liberté dans les mouvements du texte, pour l'auteur, était le manuscrit.
Brouillons
15À la plume ? À la machine ? Selon les auteurs et les époques. Aujourd'hui encore (lundi 20 janvier 1986), bon nombre de mes confrères écrivent d'abord à la main. L'entrée directe au clavier les gêne, les crampe, les paralyse ; ou modifie l'écoulement du mouvement naturel de leur prose.
16Quelques brouillons d'abord, guettés par la grande frayeur de la page blanche. Passer d'un stade au suivant est un franchissement d'étape. Il semble que l'esprit enregistre à la fois la liberté d'écrire et le mouvement possible vers un état autre du texte tant que la main reste dans un état technologique perçu comme moins coûteux ou plus facilement repérable. Par exemple, on sait que Jules Verne écrivait d'abord au crayon, à une certaine époque, dans un petit cabinet mal éclairé sous l'escalier, le premier jet de son histoire. Il repassait à l'encre chaque page, prenant parfois la liberté de changer dans la ligne, mais avec des rendez-vous imposés, en somme. Cette manière de douter de son propre texte tout en le produisant se rencontre souvent chez nos contemporains lorsqu'ils passent du manuscrit à la main au texte dactylographié par eux.
17Confiance et défiance vont se porter, selon chacun, vers des endroits technologiques de l'écriture plus ou moins mal maîtrisés. Derrière la peur de soi, fascinante, qui ouvre la voie à la panne, se tapit la peur de la machine, tranformée en martien pour savoir lire les frayeurs engendrées par le développement de la création scientifique. D'où la difficulté à dire les réticences infinies envers le traitement de texte par ordinateur.
18En analyse brute du métier, le brouillon ou la version finale dactylographiée sont des mémoires, à des degrés de raffinement différents. Du début à la fin, la matière à écrire vient temporairement en mémoire vive pour être traitée, repart en mémoire morte pour être stockée, et peut-être rappelée pour un nouveau traitement tant qu'on n'a pas franchi le stade du bon à tirer.
19À la source : mémoire de l'écrivain, sa vie, ses émotions, ses tremblements, ce qu'il en retient, les restes inscrits de son vécu ; puis, premier soulagement organisé, le brouillon jeté sur un papier pour ne plus avoir à se souvenir ; puis les diverses étapes du travail sur le manuscrit : mémoires vives durant qu'on les travaille ; et stockées lorsqu'on passe au chapitre ou manuscrit suivants.
20Voyons les suites de captation de la mémoire intérieure, selon les technologies de 1985.
Interfaces et transitions
21Par définition, admettons que toute communication est un ensemble de transformations de l'information. Et distinguons les transformées obtenues par interface de celles qui proviennent de traitements par transition. Exemple de transistion : le manuscrit corrigé et devenu de la copie est transmis au claviste qui l'interprète selon les règles habituelles de la composition et de la mise en page. Des erreurs peuvent se glisser, elles donneront lieu à des corrections sur épreuves. En exemple d'interface, on citera le passage du film à la plaque offset, obtenu par reproduction photographique ; ou le transfert de la plaque au blanchet ; ou du blanchet à la feuille imprimée. En transformation par interface, la fiabilité est considérée comme voisine de cent pour cent. En transformation par transition, elle donne lieu à surveillance et à vérification des équivalences. Donc, il aisé de traiter les interfaces comme des endroits d'étape pour les professionnels du texte ; et les transitions comme des occasions de modifications et de mouvements.
22En confection traditionnelle de la fin du XXe siècle, je tape à la machine mon premier brouillon, il est engrangé ; lisible au cas où il faudrait le publier sans possibilité d'intervention de ma part, après ma mort par exemple. Et le travail des exécuteurs testamentaires va consister à ramener les transformations de transition du fait du claviste ou des relecteurs d'épreuves, en interfaces aussi fidèles que possible, afin d'assurer la conformité de l'imprimé au dactylographié en assumant que ce que j'ai tapé est conforme à ce que je souhaitais voir un jour publié en livre.
23L'intérêt des technologies du dernier quart du XXe siècle est de permettre au robot de traiter le plus grand nombre de transformations comme des interfaces et d'offrir au scripteur un contrôle rigoureux des transitions.
Chaîne et mémoire
24La chaîne concrète, première matérialisation énoncée du flux intérieur, est entrée directement au clavier en premier jet. Là où je sèche, je saute deux lignes ; c'est l'indication de mon impression du moment, il manque de la sauce, je ne sais pas quoi mettre, on verra plus tard. Brèves indications sur un personnage, à vérifier ensuite avec ses apanages décrits en paradigme ailleurs, on s'y référera le moment venu ; Olga est-elle blonde ou brune ? Blonde, voyons ! De chevelure, c'est-à-dire ; et brune de toison ; est-ce bien le lieu de pareilles inconvenances, alors qu'elle va rater son train, qu'on enterre tout à l'heure le plus inoubliable de ses amants dans un cimetière de campagne où les gens seront nombreux, et qu'il faut surtout qu'elle se retienne de pleurer, ça fait couler son maquillage. Une mèche de ses cheveux à jeter sur le cercueil, pas confondre avec la petite touffe frisée récoltée amoureusement l'année dernière à Corfou par l'amant aujourd'hui défunt. Tout ça brut part en mémoire, on redressera, on peignera en relecture rapide ; tout ce que j'ai entré au clavier est interfacé rigoureusement.
25Quelle est l'étape ultime ?
B.A.T.
26En technologie traditionnelle lorsqu'on arrive au film (composé, mis en page, imposé), c'est la fin des mouvements. Bon à clicher, bon à tirer, ça fait livre. D'ici là, on aura soigné les mèches et planqué les touffes d'Olga pour l'enterrement du Prince Charmant. Pas un poil qui dépasse, le noir lui va si bien, les blondes, elles s'arrangent toujours pour lever un mec même aux enterrements. Mes ajouts sur épreuves, y compris ceux que je regretterai d'avoir laissés après relecture, resteront dans l'œuvre.
27Si on va vers un terminus en imprimante à jet d'encre, sans film donc et sans report sur plaques, on peut obtenir des versions différentes, chacune tirée à autant d'exemplaires qu'on le souhaite selon la demande. C'est le cas des documents, généralement en format A4, distribués après chaque remise à jour dans les entreprises pour le service intérieur ou à la clientèle par les services de promotion. Ou des modes d'emploi, d'un modèle au suivant. Avec sur imprimantes pouvant varier les formes des caractères selon les destinations.
28Ce genre de technologie du traitement de texte paraît nettement s'opposer au statut admis de l'imprimé, car il introduit des possibilités de mouvement en aval de l'étape du tirage, alors que, nous l'avons vu, le BAT fige dans une forme définitive.
29Mais il suffit de se référer à Roger Laufer (« L'énonciation typographique, hier et demain, création et mutation ») et de se rappeler qu'on a corrigé « les livres sous presse jusqu'en plein XVIIIe siècle sans se soucier des variations aléatoires ainsi introduites entre les exemplaires ». En fin de XXe siècle, on admet, quelques variantes et repentirs d'auteur entre la première parution et l'édition en « poche ». Pas plus. Et par ailleurs, que lors d'une nouvelle composition du texte, avec les aléas de la transformation par transition. Dans un délai prévisible malgré les lenteurs de l'édition dans ses adaptations technologiques, il est probable qu'on aura autant de versions que de publics ciblés.
Le recteur
30C'est déjà le cas pour les scénarios. Je me souviens d'un bien joli tour de cons. Nous étions deux, c'est pourquoi je mets « cons » et pas « con ». Ça s'intitulait « Le recteur », ça se passait en mai 1968, Alphonse Boudard m'avait téléphoné l'idée et souhaitait qu'on développe le scénario ensemble. Côté signatures, on avait réglé ça à l'avance. Cibles : Bourvil et de Funès. À Bourvil un rôle de CRS ; à Funès un rôle de recteur. Le flic a un fils, étudiant révolutionnaire brillant qui cache la profession de son père. Le recteur à une fille, qui s'éprend de l'étudiant. Assaut du rectorat par les émeutiers étudiants. Bourvil, CRS un peu lent, est capturé par les révolutionnaires qui le remmènent avec eux en otage dans leur forteresse de savoir. Le préfet hésite à donner l'assaut. Siège. Quoi becter ? Chez lui, Bourvil est spécialiste amateur d'agriculture alimentaire en caisse ; un pot de fleurs avec un peu d'engrais fournit de quoi subvenir à toute une famille. Ainsi, on oublie son métier honteux dans le rectorat assiégé, son fils le reconnaît publiquement et le recteur finit par l'accepter comme gendre.
31Pour faire lire notre scénario par ces deux comédiens très célèbres en leur temps, nous devions préparer deux versions, l'une avec avantage à Fufu et l'autre pas trop indigne de Bourvil, dans l'espoir qu'avec l'accord de ces géants, les banques financeraient. Par la suite j'appris que c'était souvent ainsi dans les relations entre les écrivains pour le cinéma et les grands monstres, lorsqu'on prévoyait d'en avoir plusieurs à la même distribution.
En aval du clavier
32Toute écriture de fiction, qu'elle aille vers un roman imprimé, un film (de cinéma ou de télévision), une pièce de théâtre, une bande dessinée ou un scénario interactif, etc., suppose avant d'écrire qu'on sache à peu près quels seront le sujet, le thème, et la charpente.
33Ce n'est pas le lieu ici de développer ma théorie de la charpente. En bref, je pense que tous les récits se conforment soit au modèle climaxique, qui monte vers un état de tension, culmine puis retombe et c'est fini ; soit au modèle non-climaxique, allant vers des états de plaisirs qui peuvent retomber ou se continuer sans culminer et dont la terminaison n'est pas inscrite dans la charpente interne du récit. Climaxiques : le polar, la tragédie classique, une biographie de personnage historique, un match de catch, de boxe, de football ou de tennis, etc., l'Odyssée d'Homère. Non-climaxiques : l'Iliade, le dithyrambe, le roman picaresque, un épisode de feuilleton, une chronique ou son journal intime.
34Même sujet, même thème, charpentes différentes : La Peste de Camus, climaxique ; Le Hussard sur le toit de Giono, non-climaxique. Quand l'écriture est somptueuse, on peut se permettre une charpente non-climaxique. Si elle est blanche, on a intérêt à opter pour un récit agencé de façon bien climaxique. En film, on vend de la charpente et quelques scènes bien trouvées, pas de l'écriture. Tout écrivain est délibérément ou non, charpentier du délire ; sa fonction est de rendre les folies partageables.
Sujet
35Voyons le choix d'un sujet. Tout est dit et l'on vient trop tard. En tragédie grecque, en roman figuratif ou en polar, les sujets porteurs de situations fourmillent. Il suffit de les écrire à plat, en algèbre actantielle, puis de transformer ici et là. Empruntons. « Phèdre », bien utilisée par Racine, à nous. Thésée, vieux roi, a pour fils le jeune et bel Hippolyte, dont s'éprend sa seconde épouse l'ardente Phèdre. C'est transformable. Thésée, pédégé, Phèdre abonnée au Nouvel Observateur ; Hippolyte, qui revient au foyer après une formation à Harvard, j'en fais Hippolette dite Polette. Hi, Paulette ! Trouble étrange de Phèdre envers une jeune fille. Habituée aux pratiques de couple par une lecture attentive des annonces personnelles de son hebdomadaire habituel, elle s'identifie sans mollir. Je la vis, je rougis, je pâlis à sa vue. Elle écrit ça au courrier des lectrices de Marie-France pour ne pas être lue même incognito par ses amies tandis que Thésée ne se doute de rien. Vendable ? Je crois.
36Autre transformée envisageable : Thésée est une riche et mûre héritière, une pédégé indiscutée ; Phèdre-Faidor, son jeune mari, vit d'habitude sur les bords de leur piscine privée ; revient Polette, fille d'un premier lit de Mme Thésée, mariée au jeune et fringant Victor Arici. Avec tout ça, on fait Sagan.
37En direct : Faidor, flammes en piscine, s'emballe pour Polette qui demeure escarpée ; menace le droit Victor Arici ; et dénonce finalement les vices inventés de la pure Polette. Madame Thésée se courrouce. Escarpolette, la mort en voiture. Le gendarme Théramène vient faire le constat, en bas de la corniche, la décapotable est retrouvée en lambeaux.
38En billard indirect mais vendable à mon ami Philippe Bagouze, qui dirige les pas de la littérature chez un éditeur connu, Madame Thésée a un fils, Paulo, fort beau, qui revient du MIT pour trouver dans le lit de sa mère un beau monsieur, Faidor. Tu me fais rougir, tu sais ! Tu viens dans ma piscine ? Un bon coup d'huile solaire là-dessus. Et ma belle Victoria Ricci ? Dans le grand bain avec nous. Il est possible qu'on se batte pour savoir qui va signer ça, tant c'est original et vendable à des copains dans l'édition « littéraire » française contemporaine.
39Je crois fortement aux exercices préalables avant de fixer le sujet. La supériorité des écrivains américains, marquée principalement sur le marché des scénarios, vient de leur aptitude à ajuster les transformations de charpente. Julien Sorel fait une belle Julie qui peut séduire Mme de Rénal et/ou s'assembler avec M. de Rénal selon les mouvements de son ambition. Les garces se vendent toujours sur catalogue aux producteurs de fiction. Le mépris français à retoucher les porcelaines anciennes, surtout lorsqu'elles sont sacrées, embarrasse bien des écrivains.
40Pas tous. Je donne en exercice dans Écrire, mon guide pratique de l'écrivain, un sujet emprunté à Paul Morand lecteur du Colonel Chabert de Balzac : « Rose Chapotel, pensionnaire d'un bordel du Palais-Royal, a été en 1940 la maîtresse d'un officier SS, puis sortie du bordel et épousée par le résistant Chabert, donné pour mort en déportation et dont une station de métro porte le nom ; puis l'épouse d'un général américain en 1945 ; elle vit à Paris en 1948, elle a vingt-cinq ans ; Chabert commence à reparaître. »
Angle
41Je conseille de s'exercer là-dessus ; une nouvelle, douze feuillets, pas plus de vingt mille signes. Du point de vue de Rose. Car, aussitôt décidé du sujet, du thème et de la charpente, il faut un angle. De lui le récit prend ses reliefs. Ses ombres.
42Par-dessus l'épaule de Rose ? Troisième personne planquée en « elle (avait vécu les après-midi de solitude dans la tristesse luxueuse et moite de la maison close, derrière les fenêtres on entendait les enfants jouer dans les jardins du Palais-Royal) » ; difficilement supportable dans quelques années, excepté par les sartristes et les jurés de prix littéraires français.
43Plutôt en « je », Rose, moi, mon truc rose, ce qu'il en a vu défiler, garde-à-vous, repos, des guerriers. Ou, de Mme Wilson à une amie belge, figure-toi ma chère, je me demande si je dois en parler à Bill, serait-ce habile, mon Bill si occupé, il connaît tout de mon passé, tout, enfin...
44Ou le journal d'un haut fonctionnaire international ayant eu à connaître du litige ; plutôt un roman à la Guenot, ça. On implique toujours inconsciemment le choix d'un angle dès qu'on expose le sujet à ceux qui auront à le développer. Il devient guide du récit ; souvent il contient une dictature du délire initial sur la suite du traitement. Dès qu'on enseigne la fiction, c'est évident, le maître de la folie ne provoque que par des propositions qui ont parlé à son imagination, il connaît les réponses, c'est l'école. On n'y peut presque rien, vais-je trouver des sujets qui ne sortent pas de mes passions à raconter ? Mais il est bon d'être averti et d'ouvrir entièrement les portes à la tolérance de l'imagination des autres, surtout lorsqu'elle est de qualité et qu'une jalousie inconsciente aveugle le maître au point de trouver ça très mauvais.
Conduire les folies
45L'exercice de cette année, pour mes étudiants en écriture de fiction dans la licence d'animation culturelle et sociale, est emprunté à Maupassant, « La fenêtre ». Mme de Jadelle, jeune veuve, reçoit chez elle à la campagne afin de l'observer avant de répondre à sa demande en mariage, un baiseur cultivé qui tient la plume. Cheval de jour. Soirées conversation tapisserie. Césarine, chambrière de Mme de Jadelle, dort sur le palier du baiseur, qui la saute en routine et l'interroge ; maîtresse et femme de chambre échangent parfois leurs vêtements. Un matin en haut d'un escalier, le baiseur aperçoit une femme de dos penchée à une fenêtre, jupons, jambes, il avance pour embrasser Césarine, mais pas sur les joues ; or, c'est Mme de Jadelle. Giflé, congédié, il regrette la paire de fesses mais pas son geste osé.
46Là-dessus, on transforme hardiment. Sujet : Césarine et Mme de Jadelle sont complices, confidentes. La bonne dame fait essayer ses hommes par Césarine qui rend compte. Ou bien la paire de fesses est celle de Césarine, Mme de Jadelle est témoin du baiser ; troublée, la nuit suivante incognito elle attend entre les draps de Césarine ; dans le noir le baiseur la trouve moins jouissive que d'habitude ; découvre le pot et part avec Césarine ; ou plus jouissive ; mais l'honnête femme ne veut pas se dévoiler ; journées d'ennui à cheval, au lit tout le monde de bonne heure, nuits chaudes du baiseur dans le noir avec Mme de J. prise pour Césarine ; et la chambrière qui s'étiole ; dit la vérité au baiseur ; lequel taquine sa partenaire incognito ; ou, robuste Normande intéressée, Césarine menace de partir ; fait chanter sa maîtresse, amasse pour un petit commerce avec son luron de village. Un jour la pauvre Césarine est trouvée morte accidentellement. À vous la suite. À l'évidence on n'obtiendra pas le même récit selon l'angle. Mme de Jadelle raconte ? C'est une prude. Il faut un effet d'ironie dramatique par lequel le lecteur trouve les vérités de baise avant elle ; cela devient une histoire de dupes. Le curé ? Il confesse tout le monde, il sait le cul rare de Mme de Jadelle et celui souvent visité de Césarine ; inquiet sur la propagation du vice dans sa paroisse, il écrit à Monseigneur. Ou Césarine à sa sœur de lait ? À son luron de ferme, tout t'avouer avant de nous marier, mon Gustave. Ou, pourquoi pas, feu M. de Jadelle, en buste sur la cheminée du salon ; un beau buste en marbre avec des favoris, ça peut tomber sur le pied d'un séducteur, rester jaloux au travers de la pierre. Dans le même ordre, j'invite à raconter La Vénus d'Ile, de Mérimée, du point de vue de la statue.
Conducteur
47Une fois fixés le sujet, le thème, la charpente et l'angle, on passe au conducteur ; c'est le résumé détaillé, chapitre par chapitre, ou scène après scène, dans un scénario) de ce qu'on va entrer au clavier. Alors là, je le dis tout net, j'utilise des pinces à dessin, j'ai des clous sur le mur, je place et ordonne de façon fixe mais pas immuable l'ordre de mon récit. Sa continuité, ses enchaînements, ses accélérations et ses temps forts, son sommet. Je viens de faire ça l'été dernier pour un roman, L’Étoffe des rêves ; vingt-deux chapitres ; tout monte vers un affrontement qu'on attend, qui éclate au chapitre 18, continue dans les retournements jusqu'au 21 ; reste le 22, sept pages pour tout ramasser. Je savais que j'allais vers ça avant de démarrer mon premier jet.
Soulagement
48Le clavier soulage la mémoire immédiate. Celle, testamentaire, du chroniqueur ou du mémorialiste. Ou bien celle, construite et préméditée, du romancier.
49On aura remarqué, dans les préalables où se charpente le délire pour un meilleur partage des folies, que tout démarre en latitude. Jadelle ou Chabert, Paulo ou Paulette, on jette une direction. L'étape atteinte, celle du sujet par exemple, c'est déjà refermé, on est en servitude. Pas étroite, c'est vrai. Mais ferme, porteuse de déroulement.
50Ç'en sera ainsi tout au long. Plus on avance dans l'écriture de fiction et plus les servitudes augmentent. Presque plus de latitude ne reste pour les mouvements de l'invention dès qu'on a fait culminer l'histoire ; elle bascule alors vers son terme.
51De là proviennent les difficultés énormes du premier chapitre : on est à peu près entièrement en latitude. Et du dernier, tout est devenu servitude. L'une croît tandis que l'autre décroît, en distribution complémentaire à mesure que j'avance.
Justification
52Impératif du clavier : la justification. En écrit imprimé, elle pèse, de façon non reconnue mais certaine, sur le déroulement du paragraphe.
53Une justification longue, 30 picas, appelle en fiction de la densité descriptive et permet plusieurs qualificatifs avant le saut de ligne. Moelleux déroulement, obtenu par un corps relativement petit dans une justification relativement longue. À l'inverse, un corps de 12 ou 13 sur une justification de 20 picas permet un paragraphe assez haut, dix ou douze lignes, avec au bas mots 400 signes ; deux tiers de page imprimée pour six lignes dactylographiées. Toute une physionomie. Celle de Lewis et Irene de Paul Morand dans l'édition originale de 1924.
54La justification pèse aussi sur la longueur des répliques en dialogue. Car le dialogue ne s'écrit pas, c'est routine de le souligner, de la même façon selon qu'il ira en imprimé, sur un théâtre ou dans un film. En film, on coupe plus serré, cent signes, ça fait déjà monologue. En livre, voyez les maigrets, dix pages pour apprendre par questions et retours l'équivalent d'un rapport de police. Or, en roman, le dialogue bref produit un effet de nerf ; mais il va donner de grandes suites de lignes creuses si la justification est longue. Cela nuit au gris équilibré du texte sur la page.
Visée
55On aura compris que, du premier jet à la version finale, j'ai sous les yeux la physionomie typographique complète déjà de l'objet fini. Je vais entrer en mémoire un texte, plus ou moins affiné selon les étapes ; plus ou moins avancé selon les mouvements de mon invention et de mon écriture. Ce qui demeure constamment dans ma visée, pâle d'abord puis de plus en plus précis, c'est un livre. Une suite de chapitres avec un certain nombre de pages imprimées pour chacun. Des rations d'attention.
56Pour un scénario de radio ou de film, je m'efforce de faire tenir dans chaque page des durées équivalentes. De soixante à quatre-vingt-dix secondes à chaques fois. Et ceci afin que la lecture produise une impression comparable à l'effet fini. Ainsi les accélérations de l'action ressortent sans que j'aie à les matérialiser par des cartons de couleurs différentes sur un tableau.
57Remarque en passant : avant d'être écrit mais dès qu'il est conçu par le détail, chacun de mes livres m'apparaît comme le meilleur de tous. Une fois rédigé, je suis incapable de le juger. Par orgueil sans doute. Imprimé, lorsque je le parcours pour m'assurer qu'il n'y a pas de catastrophes de fabrication imprévues, je suis certain que le meilleur, ce sera le suivant. Je ne suis pas le seul à m'impressionner comme ça.
58Une fois le conducteur terminé, il reste simplement à écrire. Trois versions, trois « jets », intercalés de relectures, d'abord au sabre, puis aux ciseaux et à la colle, puis au plumeau. Chaque jet avec sa relecture afférente est une occasion de mouvement. Entre, quand ça dort en mémoire, je suis à l'étape et je me repose de la tension d'avoir à écrire. Le plus dur sans doute, c'est de se remettre entre les livres de la certitude d'avoir écrit des merdes pareilles. Narcisse. On lit la critique quand il y en a. Ça n'aide pas toujours.
Sabre, Colle, Plumeau
59Premier jet d'un bout à l'autre en tenant compte des pinces à dessin dans leur ordre sur le mur : on est en mouvement, impatiemment attendu comme par une troupe à l'entraînement qui piétine d'entrer en campagne. Lorsque je démarre ce premier jet avec une charpente indécise, un conducteur insuffisant et des repères mal posés pour mes personnages et mes retournements, je risque la panne. L'étape involontaire. L'arrêt dans le mouvement. Prudent, ou rusé avec mes propres démons intérieurs, je n'ai jamais encore connu cette impossibilité totale à repartir. C'est à venir.
60Une fois le premier jet abattu, je range sans relire. Étape. Deux semaines, deux mois ou deux ans plus tard, cela revient sur ma table. Relecture en une seule séance, au sabre, pour juger du profil général, du déroulement, de la tonicité des scènes et du manque de transition pour rendre le tout filant et clair. Aussitôt après, ça va sur le mur, en autant de pinces à dessin qu'il y a de chapitres, parfois plus qu'en premier jet, parfois moins. Et c'est repris en deuxième jet. Retouches dans les paragraphes, insertions nécessaires. Il faut serrer la charpente, autrement on perd le contrôle de l'attention du lecteur.
61Puis dodo en mémoire. Jusqu'à la deuxième relecture, aux ciseaux et à la colle, pour terminer le montage et façonner le mouvement. Relu, le manuscrit va encore une fois dans les pinces à dessin sur le mur. La mémoire est rappelée, chapitre par chapitre, et rendue conforme.
62L'étape qui vient après est salutaire, car le livre est en principe terminé. Ce n'est plus le moment de s'apercevoir que Phèdre devrait être un homme et Thésée une femme, ou alors tout est à reprendre, et ça n'est jamais facile, même avec une machine très performante, car des masses importantes de texte sont toujours difficiles à détruire lorsqu'on est l'auteur.
63Relecture au plumeau, mise en page, foliotage. Le livre gagne toujours à dormir encore un peu, pour se refroidir et oublier. On trouve toujours des scories, des répétitions, des endroits de prose à dégraisser. Des coquilles ou des fautes d'accord.
64La vérité c'est que le bon à tirer, étape ultime, est toujours un soulagement. On se hait d'avoir eu à tant supporter ses propres folies.
Objet terminé
65Est-ce pour autant terminé ? Est-ce un lieu de partage arrêté que le livre ? Pour l'auteur, oui. Pour les lecteurs, il est à l'initiale d'autres mouvements de création. Ouvrez-le cent ans après, il parle, pour autant qu'il se trouve encore des gens qui sachent lire. Ce ne sera le cas d'aucun des supports actuels de la fiction, pellicule, disques ou bandes ; il suffit de voir la difficulté courante à projeter un film de 9,5mm ou même à entendre une bande magnétique, lorsqu'on dispose chez soi d'un projecteur pour film d'amateur courant, 8mm, ou d'un lecteur de cassettes.
66Étape le temps qu'il dort dans les librairies ou les bibliothèques, mémoire inerte, l'écrit imprimé va s'activer, reprendre souffle et mouvement sous un regard de lecture. Et c'est l'endroit de destination. Voyage de l'esprit, mouvement sous le regard de la publication et du partage.
Auteur
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Ce que le poème dit du poème
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L'Art de la mesure, ou l'Invention de l'espace dans les récits d'Orient (xixe siècle)
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