Présentations
p. 5-10
Texte intégral
1« Tout cela est arrivé afin que soient accomplies les Écritures des prophètes », est-il écrit dans l'évangile selon Matthieu. « Les paroles volent, les écrits demeurent » dit l'adage latin désignant la valeur juridiquement contraignante de la chose manuscrite.
2L'invention de la typographie a peu à peu transformé la Religion du Livre et le Droit romain en un principe d'éternité culturelle, qui a culminé au siècle dernier. Dans l'après-guerre de 39-45, une certaine intelligentsia française lettrée, frappée de mauvaise conscience par l'occupation et le régime de Vichy, ayant perdu toute foi — gnostique, cathare, marxiste — fit retraite dans l'écriture, y trouvant un symbole de vie dans la mort qui ne lui coûtait guère, et lui permettait d'oublier le monde réel dont témoignent les monuments, les paysages et les enfants posthumes. La trace de la plume se confondait avec le geste de Jéhovah séparant la terre et le ciel dans le premier mythe de la création du monde. Je n'ai jamais réussi à lire, dans cette mode de Paris à la Nietzsche et la Heidegger, autre chose qu'une affectation de signe négatif à la valeur de permanence qui fonde notre civilisation sédentaire et judéo-chrétienne : saintes écritures, lois, règlements, état-civil, feuilles de sécurité sociale, chèques et traites, comptabilité, contrats de toutes sortes.
3Le réseau des écritures nous enserre et l'informatique nous menace de les rassembler toutes. Si les cartes à mémoire ont tellement tardé, c'est en partie parce que leur écriture inviolable mais secréte nous effraie aussi pour nos libertés. Mais l'alphabétisation reste la mesure de notre insertion sociale. Le libre dessin de la petite enfance se dégrade vite sur les bancs de l'école en une écriture plus maladroite que celle des lettres et des chiffres. Nous écoutons la musique que nos compositeurs nous écrivent. La métaphore de l'écriture et de la lecture a envahi les arts plastiques, le cinéma, la biologie elle-même. Les cellules de notre corps s'auto-éditent par le jeu de l'ADN et de l'ARN. Nous sommes rassurés de nous savoir ainsi correctement dupliqués. Toute erreur de copie, nous le savons, peut nous être fatale.
4L'audio-visuel et l'électro-acoustique ont pris un relent des années soixante, de ces temps reculés où l'analogique semblait triompher sans partage, où McLuhan prophétisait la venue du village télévisuel mondial. Les images, fixes ou mobiles, déferlaient sans ordre et disparaissaient. En réalité, il fallut le vidéo-disque pour les stocker dans un petit espace et y accéder commodément. La manipulation et le montage allaient s'informatiser.
5Certes, le statut des représentations qu'on peut légitimement qualifier d'écritures est ambigu. Les langages naturels et abstraits, outre qu'ils n'utilisent pas le même ensemble de signes, ne les utilisent pas de la même manière. Dans un programme informatique, les mots du langage naturel qui ne sont pas « réservés », c'est-à-dire pourvus d'un sens opératoire, sont distingués de façon ou d'autre : placés en citation ou en commentaire. Le langage naturel ne peut lui-même subir un traitement automatique que par l'intermédiaire de formalisations méta-linguistiques, qui le mettent aussi en réserve. Elles le peuvent dans la mesure où le référent n'est pas indispensable à la compréhension, du moins une fois que l'homme a acquis les outils de la connaissance symbolique. L'extension du mot langage au domaine de l'informatique n'est pas une pure métaphore. Elle paraît justifiée par le caractère discret des signes du code, de la syntaxe et du vocabulaire.
6Il n'est pas sûr, au contraire, que le tout numérique auquel nous donnent accès aujourd'hui le disque compact, le disque optique et l'image numérique nous permette d'envisager, autrement que par figure de style, l'accès à un langage multi-médiatique commun. L'intelligence artificielle, qui s'est libérée de ses premiers appareils logique et psychologique, n'est pas en état de répondre aujourd'hui à cette interrogation. Il convient maintenant d'expérimenter, de travailler la matière. Pygmalion était sculpteur.
7Le grand bienfait de l'informatique pour ceux qui ne souhaitent pas compter des occurrences de mots, c'est de permettre à la fois d'abstraire et de manipuler. L'informatique, qui ne s'est longtemps souciée que de nombres, s'est prise d'un intérêt bien compris pour les lettres avec la bureautique, puis la publication assistée et la micro-édition. Soudain émergent à l'horizon du grand public les « industries de la langue », qui n'avaient concerné que les lexicologues et les traducteurs. La synthèse vocale, la compréhension du langage parlé sont des objectifs importants que leurs limites actuelles ne doivent pas conduire à dédaigner.
8Mais c’est pour le texte que j'ai une faiblesse, une faiblesse qui peut-être m'aveugle à ce qu'après-demain sera, si j'en juge par certaines rebuffades que me valent des propos que je crois modérés. Quand, devant des artistes de la lettre typographique, je parle d'une écriture mouvante, avec — parfois ? — des caractères qui changent de forme à l’écran ou qui bougent insensiblement, je semble blasphémer l'immutabilité de la lettre. Ils disent pourtant et ils savent que leur création part du geste de la main, y prend son appui et son élan ; qu'ils travaillent ensuite à fixer patiemment ce geste dans l'équilibre du contraste. Je reconnais que l'écriture à lire ne saurait danser devant nos yeux. C'est une évidence, une nécessité. Parlerions-nous d'autre chose ? Si j'ose douter que l'imprimé doive rester le support unique de l'expression écrite, on s'ingénie à m'opposer toutes les qualités du papier, dont je n'ai jamais douté. Les choses de l'esprit font naître des luttes verbales, à la mesure des rivalités industrielles et commerciales entre fabricants de carton, de verre, de fer-blanc, de plastique et tous autres matériaux. Je prétends seulement que les nouveaux supports et dispositifs de lecture et d'écriture donneront naissance à de nouvelles expressions ; elles ont déjà commencé à le faire. Les volcans jaillissent à la limite des plaques architectoniques.
9Il faut, en un tel moment, veiller à ne pas se tromper d'adversaire, ou plutôt comprendre les motifs de l'autre, l'écouter, le lire.
10J'ai dû le faire pour tous les textes ici réunis, après les avoir demandés à chacun de leurs auteurs pour un colloque qui se tint en novembre 1985 au Centre Pompidou. Deux intervenants n'ont pas remis de texte. Deux autres, empêchés par la grippe, n'avaient pu parler. De toute manière, un livre (encore moins des « actes » ni même des « transactions », comme on dit en anglais avec une traditionnelle pointe d'humour) ne peut rendre compte d'une manifestation publique. Dans la chaleur d'un échange oral, les intervenants répondent toujours avec d'autant plus d'aisance aux questions des tiers qu'ils leur prêtent moins d'attention. Ces échanges, chargés d'humeur, ne supportent jamais le papier, sinon pour révéler quelques chaussetrappes de la communication. Le livre instaure un meilleur dialogue, le seul, suis-je tenté de dire : le dialogue imaginaire avec des interlocuteurs de papier. Devenu typographe et correcteur de neuf auteurs, je vois s'accorder tous les points de vue au mien. À chacun d'en juger.
11Car chacun est seul juge du sens global des énoncés, sans que l'autonomie du jugement ainsi reconnue altère en rien la propriété générale des énoncés, qui est de faire sens. De même, l'autonomie des énoncés n'est pas diminuée par leur appartenance à des types, des époques et des supports. Plusieurs d'entre nous se sont déjà interrogés en 1982 sur La Notion de paragraphe1, et en 1984 sur Le texte et son inscription auquel j'aurais souhaité renvoyer si la parution2 n'en était pas désagréablement retardée depuis un an. Que des supports différents — pierre, métal, peau vivante de l'homme — portent en fait des textes différents, cela ne heurte pas le sens commun. Que les textes puissent être transcrits d'un support sur un autre mais que ce transfert change nécessairement quelque chose de leur sens, cela peut surprendre de prime abord, mais non à la réflexion.
12Il n'y a pas d'énoncé sans énonciation. Les arts de l'écriture rejoignent les arts de la parole dans leur précarité, leur sénescence, leur caducité, leur vie. Cette mobilité de la « poésie sonore », Bernard Heidsieck la retrace au fil des trente dernières années dans un rythme de parole écrite et militante. Sa communication donne au recueil l'énergie que toute avant-garde revendique, insoucieuse de poser devant un miroir d'éternité. L'énonciation écrite a une autre spécificité, qu'exprime concrètement la typographie. Le « traitement de texte » s'est contenté de définitions physiques élémentaires du texte comme chaînes de caractères séparées par des blancs et des retours-chariot. Les considérations de Jacques Virbel sur la performativité textuelle devraient éviter de confondre ces procédures avec la compréhension nécessaire au développement d'une vraie publication assistée à l'ordinateur. Son parti pris descriptif explique qu'il unisse dans un même ensemble d'actes de parole les positions de l'auteur, du préparateur de copie, du typographe, et finalement du lecteur. Je ne suis pas sûr que cette unification soit souhaitable pour définir les fonctionnalités d'un logiciel d'« écriture / lecture » libéré de la tyrannie de l'impression. J'annonce, par cette remarque presque intempestive, ce qui n'est encore qu'un projet du groupe Paragraphe.
13Les textes anciens souffrent des ravages du temps ; ils ont perdu l'intégrité mythique qu'on leur prête. Chaque époque réédite ceux qui l'intéressent encore, pour son usage, à sa manière. On commence par déchiffrer ; ensuite on interprète. Les propos de Patrick Greussay sur la fragilité des programmes et des réseaux informatiques renouvellent ce topos de façon inattendue pour la plupart d'entre nous et devraient servir à calmer la crainte vaine, qui perce ici et là, que les informaticiens oublieraient l'humaine nature. C'est au contraire la relative durée des textes écrits sur la pierre et le parchemin qui a fait illusion aux yeux des humanistes. Mais nul n'ignore plus que, du texte idéal, hors du temps, aux interprétations successives des personnes et des générations, la raison (la « ratio ») de l'évolution peut être modélisée mais non atteinte ni fixée. Point de traduction durable et pourtant chaque saison requiert les siennes, sur les bases d'une poétique, d'un engagement dans l'histoire. La traduction littéraire automatique est donc bien une billevesée. Henri Meschonnic le dit et le montre, en proposant son interprétation d'un exemple chinois littéralement intraduisible.
14Jean-Pierre Balpe à son tour examine devant nous le résultat de ses rengas automatiques. À quel jeu se livre-t-il ? Il réfléchit sur pièces à la validité des analyses sur lesquelles reposent ses programmes. Que la poétique soit ici déplacée de l'œuvre individuelle à la matrice généreuse qui permet d'innombrables engendrements, ne modifie qu'en apparence le jeu de la critique et de la création. L'exploration des possibles est contemporaine de celle que mènent nos spécialistes des manuscrits modernes, découvrant, dans les brouillons en devenir, des possibles que le texte « définitif » oblige à élaguer. Jean Guenot nous conduit dans l'atelier du romancier, dont il suit le travail depuis l'ébauche jusqu'au bon à tirer. Pour lui, l'auteur avance de la liberté souveraine de son projet aux exigences du montage et aux contraintes de l'achèvement. Juliette Raabe présente un inventaire des textes télématiques, avec leurs lourdes contraintes matérielles et aussi des possibilités d'interactivité qu'elle estime utiles au niveau informatif, ludiques et superficielles au niveau de la création. Anne-Marie Christin apprécie dans l'écran qu'il nous rende l'image dont, selon elle, l'écriture phonétique a privé l'occident. Mais, en retour, il fait de nous des voyeurs et non des voyants. Il nous dérobe la distance que l'autoportrait dresse délibérément entre l'auteur et le lecteur.
15L'acte d'énonciation et donc le pacte qui en résulte, sont-ils profondément modifiés par les nouvelles technologies ? Nos prises de position aux uns et aux autres (je n'en exclus pas la mienne) sont lourdes d'a priori. Le plus qualifié pour répondre à la question serait peut-être un spécialiste de l'intelligence artificielle, quelqu'un comme Patrick Greussay, par exemple..., sauf à se disqualifier en acceptant le défi ; ce qu'évidemment il n'aurait garde de faire. L'avenir n'est pas écrit, et pas davantage celui de l'écriture, et, moins encore, celui de l'écriture en mouvement. L'écran n'a ni la transparence du cristal, ni la réflectivité du miroir.
16Les points de vue ici présentés peuvent être lus dans un ordre quelconque, au gré des préférences, des curiosités, des fantaisies surtout, lâchant les amarres et quittant les terres fermes de l'imprimé. L'ambition de ce livre n'est pas de tracer des perspectives mais de mettre en mouvement et en sympathie les imaginations de chacun.
Notes de bas de page
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Ce que le poème dit du poème
Segalen, Baudelaire, Callimaque, Gauguin, Macé, Michaux, Saint-John Perse
Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet (dir.)
2005
L'Art de la mesure, ou l'Invention de l'espace dans les récits d'Orient (xixe siècle)
Isabelle Daunais
1996
L'Inconscient graphique
Essai sur la lettre et l'écriture de la Renaissance (Marot, Ronsard, Rabelais, Montaigne)
Tom Conley
2000