L’instance graphique dans l’écriture du film
À bout de souffle, ou l’alphabet erratique
p. 101-130
Note de l’éditeur
« L’instance graphique dans l’écriture du film. À bout de souffle, ou l’alphabet erratique », communication présentée au colloque de l’Université de Minneapolis sur l’analyse textuelle du film, mai 1981. Texte publié en anglais dans Enclitic, printemps 1982 et en français dans Littérature, no 46 (« Graphies »), mai 1982.
Texte intégral
Cinécriture
1Je me propose d’analyser aujourd’hui le statut de l’écriture dans un film de Godard, À bout de souffle. Le terme d’écriture exige, comme toujours, d’être glosé : littéralement, il désigne le tracé graphique des signes ; linguistiquement, il est entendu comme transcription du langage parlé ; mais sur le plan théorique, il fait intervenir une critique du modèle de signification engagé dans le modèle linguistique et phonétique du signe. Avec Derrida, c’est ce dernier aspect que l’on suivra résolument, en opposant à la conception phonétique de l’écriture la métaphore complexe du hiéroglyphe, où la poussée de la figure fait éclater la signification en réseaux hétérogènes : dans l’écriture hiéroglyphique, égyptienne ou chinoise, une même représentation peut à la fois symboliser une chose, transcrire un élément phonétique combinable à d’autres phonèmes, ou entrer en relation de montage avec une figure conjointe pour produire un concept. Ouvert à des parcours multiples, chaque signe porte la trace ou l’appel d’associations divergentes, qui rompent son unité ; pour l’écriture ainsi comprise, figurative jusque dans l’alphabet, la référence au hiéroglyphe fait vaciller la plénitude du sens, que développe au contraire, avec la parole énoncée ou transcrite, l’illusion langagière.
2Je me suis longuement expliquée par ailleurs1 sur la fécondité critique d’une telle hypothèse, et sur les convergences exemplaires qui autorisent à l’étendre du côté de langages ne relevant pas strictement d’un code graphique. Le cinéma offre cette particularité, lorsqu’il est parlant, d’associer l’image et le son, donc de pouvoir les dissocier, ou les fracturer l’un par l’autre ; et, qu’il soit muet ou qu’il parle, de pouvoir combiner dans ses représentations la figuration des choses et celle des lettres. De cette vocation à la dispersion du signifiant, inscrite dans l’hétérogénéité des matériaux, le modèle classique du récit a trop souvent restreint l’envergure : un partage établi renvoie l’image à la figuration analogique, et la parole au signe abstrait, les alignant en outre sur un mode sémantique commun. Il n’en est que plus intéressant de revenir à un moment où vacille ce modèle – pour y déceler les zones privilégiées de fracture, et pour cerner en particulier les relations singulières qu’on voit se nouer entre l’activité de l’écriture, conçue comme forme hiéroglyphique de montage, et la représentation écrite, entendue comme simple figuration graphique. Titres, journaux, affiches, livres montrés ou cités – les signes écrits prolifèrent dans les films quand l’écriture filmique s’affirme en France autour de 1960. Quelle est la place de la lettre dans cette poussée scripturale ? En d’autres termes, quel est le rapport instauré entre la mise en œuvre d’une cinécriture et la mobilisation de l’instance graphique ? La question, ouverte ici avec À bout de souffle, se prolongera ultérieurement du côté de Pickpocket et d’Hiroshima mon amour ; elle engage une analyse textuelle à double titre, puisqu’il s’agira d’étudier simultanément le fonctionnement du film comme texte et l’insertion des textes dans le film.
3Il serait possible d’aborder directement le réseau tracé par l’écriture, en confrontant, aux temps forts de leur rencontre, l’activité du montage et l’inscription des lettres. La conduite de l’analyse y gagnerait en brièveté. Pour la clarté de l’exposé, il m’a paru préférable d’ébaucher un découpage structurel, qui mette en lumière – au niveau de la séquence et non plus du plan – les unités délimitées par le film lui-même. Le résumé donné dans l’annexe I (voir p. 122) servira à la fois d’aide-mémoire et d’indicateur. La description a été volontairement limitée à un relevé de type diégétique, faisant apparaître, dans chaque unité ou entre les unités, la suite des actions, leur insertion dans l’espace et dans le temps, les éventuelles ruptures que connaît l’enchaînement. Pour faciliter la saisie narrative, on a codé les rôles tenus par les principaux personnages en fonction de leur appartenance sexuelle (masculine ou féminine) et de leur importance dans le récit (majuscule ou minuscule), en réservant un symbole spécial à la police (X) qui arbitre l’histoire ; et l’on a écarté provisoirement la poussière d’incidents qui émaillent cette trame et la dispersent, sans toutefois en rompre la cohésion d’ensemble : en quatre jours, Michel Poiccard tue et meurt, s’enfuit de Marseille et se perd à Paris, vole cinq voitures mais succombe à la ligne d’une course à pied, qui commence dans la campagne et trouve son terme rue Campagne-Première. Malgré les digressions et les ellipses, la fiction reste solidement nouée en ses douze unités. Mais dans ce tableau, si simplifié qu’il soit, on retiendra d’abord l’hétérogénéité spatio-temporelle des différentes séquences, leurs proportions inégales marquées dans les durées, et leur composition variable, tour à tour unifiée et démultipliée : étirement ou extrême brièveté, simplicité de ligne ou accumulation complexe de péripéties, la diversité de ces modes ne remet pas en cause l’égalité de statut reconnu à chacun des ensembles, tous également bornés par des indications ponctuatives.
4Ce sont en effet les marques de « ponctuation2 » – fondu-enchaîné, fondu ou iris au noir – qui ont servi à distinguer les douze unités retenues ici. Formellement désignées, celles-ci échappent à l’incertitude d’un découpage séquentiel, dans lequel la séparation initiale des épisodes reste souvent subjective. Mais on ne les appellera séquences que faute d’un autre terme, car elles sont loin de découper le film suivant des critères diégétiques. Dans la mesure où elles mobilisent une intervention autonome de l’énonciation filmique, elles contribuent en fait à tisser la textualité même du film, sa respiration, l’espacement qu’il se donne. On les considérera donc comme des unités d’écriture – des chapitres si l’on veut –, infiniment plus vastes, certes, que le plan, mais susceptibles de fournir des prises comparables pour une sémiotique du montage qui opère à l’échelle du texte.
5À ce titre, l’attention est aussitôt attirée sur le paradoxe de l’unité 10, la faille qu’elle ouvre dans le film : nettement cerné par deux fondus au noir, cet ensemble ne dure que trente secondes et ne s’étend que sur un plan ; en tant qu’unité ponctuée, il reçoit pourtant une place égale à celle qu’occupe l’ensemble 6, où la conversation prolongée entre Michel et Patricia étire sur le tiers du film l’enfermement raté des deux héros dans la chambre féminine.
6La séquence de la chambre s’inscrit dans une continuité spatio-temporelle nettement repérable. Après l’ellipse d’une nuit, le récit accompagne Patricia rentrant chez elle au matin ; et c’est par son regard qu’on découvre Michel installé dans son lit. En revanche, le baiser que soutient l’unité 10 multiplie les marques de rupture : gros plan des visages de M et F, sans localisation préalable et sans développement à venir ; voix off d’origine indiscernable, puisqu’elles récitent deux poèmes qui ne peuvent être émis ni par Michel et Patricia – aux lèvres occupées – ni par les héros du film, qu’ils sont peut-être allés voir et qu’on ne verra pas. Certes, à la fin de la séquence précédente, leur décision de se rendre au cinéma a été annoncée dans un fracas de western, mais aussitôt éteint ; et le début de la séquence suivante les montre sortant d’une salle, où justement ils n’étaient pas entrés. Coupure sonore, césure visuelle. Ce qu’il y a de remarquable, précisément, c’est que la désignation cinématographique provoque ici une déliaison forte des matériaux filmiques : pas de place où situer les personnages, pas de temps où les suivre – pas de montage horizontal ; un montage vertical, en revanche, celui qui double la représentation par l’accompagnement d’un texte double ne pouvant s’y dissoudre. La référence au cinéma déclenche une perturbation accentuée de l’organisation structurelle comme de la relation audio-visuelle. Le lieu se dérobe, et le temps se résorbe en espace ; image et son débordent en des modes hétérogènes de signifiance. L’écriture envahit le film quand est nommé le cinéma ; mais si le terme vise ici l’explosion hiéroglyphique porté par le montage, il devra inclure aussi l’effacement du livre dans la voix. L’écriture envahit le film, mais sous la forme d’une trace que le cinéma soustrait à l’écriture.
7Pour dégager cette perspective, nous examinerons largement les rapports qui se nouent, au sein d’À bout de souffle, entre la représentation du cinéma, l’inscription du texte écrit, et la mise en œuvre d’une écriture cinématographique au sens théorique reconnu en ce terme. Notre démarche prendra la forme de circuits rayonnant à partir de l’unité 10. Le premier d’entre eux nous fera traverser les divers moments où le cinéma est désigné par le film.
Le cinéma et le signe
8Remontons donc en arrière, vers la première intrusion du cinéma dans le film. Intervenant au cours de la séquence 4, juste après la rencontre de Michel et de Patricia, une rupture énonciative sollicite d’abord le regard ; alors que la longue déambulation de M et de F a été traitée en plan unique, la séparation des deux protagonistes enclenche une brutale modification de cadrage (plongée et plan d’ensemble), soutenue musicalement et aussitôt suivie, dans un raccord dynamique et non diégétique, d’un bref retour sur M passant devant une affiche qu’il ne regarde pas, mais que la caméra laisse voir : il s’agit d’un film américain, joué par Jeff Chandler. À la fin de cette séquence 4, lorsque Michel a échappé aux policiers, une autre affiche se profile derrière lui, et cette fois il s’arrête pour la regarder : elle présente également un film américain, mais joué par Bogart, dont M contemple en champ-contrechamp une photographie. La séquence s’achève aussitôt sur un iris au noir, encerclant les deux policiers qui poursuivent M.
9De plus en plus insistant, le cinéma pénètre le tissu du film. La ponctuation démodée, qui clôt provisoirement l’infiltration, souligne en même temps la nature du circuit engagé : films policiers, films d’acteurs, films d’action – c’est un modèle classique de production qui vient border le chemin de M, comme pour en refléter nostalgiquement la trame. Porté par l’Amérique, ce cinéma est relayé en France : aussitôt passée la première affiche, M rencontre soudain une jeune fille qui lui propose ou plutôt lui montre les Cahiers du cinéma, à la politique bien connue des auteurs, principalement d’Outre-Atlantique. Au-delà du compagnonnage historique, qui date référentiellement le premier long métrage de Godard, on relèvera le système qui s’ébauche : affiches, photos, revues, le cinéma intervient ici comme un appareil de diffusion, dont le face-à-face avec Bogart permettra de signer l’enjeu, avant que la ponctuation périmée, décalée de son objet, ne le mette hors circuit. Le montage en champ-contrechamp répété fait jouer en gros plans l’alternance de deux visages, celui de Michel et celui de l’acteur. Au cours du double échange, M retire ses lunettes noires et sa cigarette, puis passe son pouce sur ses lèvres en murmurant le nom de Bogart, ou plutôt son diminutif « Boggy ». On ne saurait mieux désigner le mécanisme de projection scopique auquel convie ce cinéma : le geste du pouce, emprunté à Bogart3, spécifie le visage de M dès le premier plan du film, et l’accompagne tout au long de sa course ; le nom murmuré ici, et la substitution des visages, inscrivent une des fonctions dominantes du dispositif cinématographique : proposer dans l’image un lieu d’identification pour le sujet. Image spéculaire, identification tout imaginaire : le visage de Bogart est nu, sans chapeau ni cigarette, celui de Michel ne se dénude que partiellement. Ce n’est pas à M que ressemble l’acteur, mais à l’ami Tolmatchoff que Michel vient de quitter ; la ressemblance échappe à celui qui la mime, l’image du double se dérobe sans faire glisser l’identité. Le langage cinématographique, nettement balisé ici, est mis en scène dans sa dimension illusoire : identifier Bogart, tout en s’identifiant à lui.
10À l’illusion démontée en cette fin de séquence 4, le chapitre 10 entend se soustraire par l’interposition d’une autre forme : pas de montage diachronique, donc pas d’échange entre le regard et la chose regardée ; pas de coïncidence, surtout, entre le nom et l’image, entre la représentation et la signification. C’est un western que sont allés voir M et F, mais leur visage en gros plan occupe sur l’écran la place des héros, tandis qu’un clignotement lumineux semble transformer leur baiser en écran sur lequel viendrait s’inscrire la trace d’une projection différée, aux images éloignées. Quant au texte murmuré off4 il contient bien lui aussi un écho du western : « Méfie-toi Jessica », commence la voix masculine, « Vous faites erreur, Shériff », continue plus loin la voix féminine ; mais cet écho en forme de dialogue se trouve dispersé entre deux poèmes, l’un d’Aragon (« Au biseau des baisers », enchaînera la voix masculine) et l’autre extrait d’Apollinaire (« Notre histoire est noble et tragique », continuera la voix féminine). Ainsi détourné, le western n’intervient que pour détourner à son tour l’image présente, en l’attirant vers un dehors à la fois absent et pénétrant, qui retire à la représentation sa plénitude de présence ; et les voix doubles, ancrées dans l’image par leurs sonorités masculine et féminine, soutenues sémantiquement par la figuration du baiser qu’elles prolongent, ne peuvent toutefois se fondre dans les visages qu’elles accompagnent : guettées par le « shériff », mais prises dans un réseau poétique d’assonance, d’homonymie ou d’homophonie (trop vite, évite, tragique, magique, pathétique), elles opacifient les signes en les faisant glisser d’un texte à l’autre. Voix intérieures peut-être, mais étrangères au langage de M et de F. Voix extérieures, donc, mais sans ancrage ni avenir dans aucun des deux films. Voix off, certes, mais pour un bref instant, le off lui-même devient douteux.
11Deux phénomènes sémiotiques convergent donc en ce court passage : une instabilité de l’image, à la fois représentation et support, film et écran, fiction et cinéma : une déliaison de la voix, écartée de ce qu’elle désigne, écartelée entre deux références également impossibles. La divergence des réseaux figuratif et linguistique tient à la relativité de leur disjonction : jeu de traces et de renvois, le texte vise une image qui se défait sous la poussée d’une autre image elle-même reflétée dans le texte ; devenue réversible, la circulation du montage établit entre la figure et le signe un système ouvert de refus.
12Refus de l’illusion, refus aussi de la signification – toutes deux également inscrites dans le modèle cinématographique déployé à travers la séquence 4 : les Cahiers du cinéma, n’est-ce pas aussi le cinéma devenu cahiers, le livre étalé, offert au lieu du regard ? Revenons aux occurrences américaines. La première affiche, celle qui suit la rencontre avec F, ne propose que des inscriptions graphiques : « Vivre dangereusement jusqu’au bout ! – Les productions Hammer films présentent Jeff Chandler. » Pas d’image ici, sauf dans la typographie ; une phrase écrite seulement, un jeu de signes. Aussitôt passés l’affiche, et les Cahiers du cinéma, apparaît en haut d’une vitrine une enseigne portant le sigle « Roneo », sous lequel vient mourir un scooteriste accidenté. Signe de croix – M passe toujours, ouvre son journal, y découvre que « la Police a déjà identifié le meurtrier de la R. N. 7 ». Écrit, imprimerie, presse – du cinéma au journal les signes s’enchaînent à travers la mort pour formuler l’identité, celle de l’acteur, celle du meurtrier. Mais le titre de l’article, lisible en gros plan sur l’écran, est illustré par une photographie des deux motards et non de M : l’identification, à la fois policière et scripturale, semble déjouée par l’image manquante – dernier recours du cinéma contre le signe ? C’est cette image – imaginaire – qu’apporte comme un leurre la seconde affiche, avec la photographie de Bogart extraite des placards par la caméra et comme substituée au visage de M. Malgré la soustraction opérée par le montage, les images restent engendrées dans l’espace du signe auquel elles tentent d’échapper : « Plus dure sera la chute – cette semaine » ; si le nom de Bogart manque à l’affiche, le titre déchiffrable répond à la lancée du premier titre écrit – Vivre dangereusement jusqu’au bout. L’un et l’autre désignent le film en cours, en prédisent l’issue. Retardé, détourné, le visage de M finit bien par s’encadrer dans l’image5 : l’identité est dévoilée, fût-ce à travers le démontage du mécanisme déceptif qui la fonde.
13C’est dans sa double dimension sémiologique que le cinéma est introduit dès cette séquence 4 : figuration analogique, et signification linguistique, écrite avant que d’être parlée. L’une – celle de l’analogie – fait jouer l’identification dans l’imaginaire ; l’autre – celle du signe – entraîne l’identité du côté de la mort. Les deux systèmes restent séparés, distribués en outre entre les deux occurrences ; mais – système de signes ou système d’images – ils se fixent également dans la représentation : écrit, le mot est perçu, immobilisé dans la phrase comme les photographies qui graviteront autour de lui ; à son tour il représente, fût-ce par substitution. Mis à plat, figé dans une décomposition exemplaire de ses matériaux, le cinéma se trouve placé sous la loi symbolique du signe, qu’il soit abstrait ou figuratif. Privé de parole, mais la faisant naître (« Boggy »), c’est comme langage qu’il intervient ici, avec tous les indices d’imaginaire et de mort qui guettent le sujet poursuivi par le sens ; et pour engager l’écriture, avec l’unité 10, il devra opérer un décentrement du signe dans la voix, qui fissure provisoirement la question du sujet, en oblitérant celle de l’identité. Ainsi le déploiement de l’appareil cinématographique double la fiction, lui tendant les miroirs où viendront se refléter en abyme son mécanisme d’illusion et le ressort mortel qui l’anime. La précipitation de l’écriture filmique trouble les repères qui jalonnent cette fiction, en rayant le système de signification dans lequel elle a pris place.
Le signe et l’écriture
14Langage du côté de l’écrit, du signe tracé, du cinéma représenté / Écriture du côté de la voix, du signe effacé, du film éclaté ? Le partage qui s’esquisse reste fragile. On ne représente pas impunément le cinéma, fût-il d’abord conçu sur le modèle du signe : dans le miroir parfois la glace devient opaque, et l’écriture agit jusque dans le langage. Au cours de la séquence 4, M ne peut toucher un chèque parce qu’il est « barré ». Indication monétaire, indicateur métaphorique : la barre du signe hante l’inscription du cinéma, mais vacille dès sa première occurrence. Déjà le nom de Chandler – qui substitue un acteur de second ordre à un écrivain connu – va faire écho, en les détournant, à ces Champs(-Élysées) que M et F viennent de descendre ensemble – ces champs aussi où l’on a vu s’enfuir M, amoureux de la « campagne » et destiné à mourir dans une rue « Première-Campagne », comme dira Patricia : désapproprié, le nom se décompose et devient disponible pour un réseau d’associations visuelles aussi bien que verbales. La trace du hiéroglyphe mine jusqu’à la typographie de la première affiche, aux caractères composites, et comme zébrés de figures – lettre V en pointe, point d’exclamation, flèche traversant verticalement la partie manuscrite du texte, celle qui inscrit le titre. Quant au titre lui-même – « Vivre dangereusement jusqu’au bout » – comment ne pas y lire la trace d’un autre titre – « À bout de souffle, précisément » – seul tracé graphique retenu au générique du film ? Le signifié glisse à travers le signifiant, devient signifiant à son tour.
15À bout de souffle, à bout de sous : à peine le cinéma a-t-il été exorcisé dans l’iris que l’activité de l’écriture filmique fait éclater simultanément la cohérence fictionnelle et la cohésion du signe. Loin d’introduire une nouvelle représentation, l’iris refermé ne débouche pour un temps que sur le noir : pendant quelques secondes, l’écran devient matière opaque, rejet de toute figuration tandis que dans l’obscurité deux voix off – masculine et féminine – commencent à dialoguer : « J’ai vu un homme mourir – Pourquoi mourir ? » On aura reconnu en ce bref suspens l’amorce de l’unité 10, sans temps ni lieu, où le texte suscité par les voix ne pouvait trouver d’ancrage dans la représentation – échappant donc soi-même à la signification : qui parle, et pour quoi dire ? Ici encore la déliaison des matériaux renvoie l’énonciation des signes à leur seule vocalisation. Bref passage, très vite évacué par le rappel de l’accident. L’iris se rouvre pour dévoiler en cercle l’apparition d’une figure ; la paume d’une main, sur laquelle reposent deux pièces de monnaie – deux sous ; mais la voix désormais identifiable de Patricia permet d’identifier son partenaire : « Tu m’invites à dîner, Michel ? – Evidently. » La main se referme, la caméra remonte et découvre M et F conversant entre deux voitures. À peine amorcée, la perturbation spatio-temporelle disparaît, et la séquence 5 va se développer largement, à la différence de l’unité 10, qui restera suspendue. Quant à la perturbation linguistique, il n’en reste que la locution étrangère – « evidently », évidence qu’il convient de voir, évidemment que vient de connaître le signe, lorsque le souffle du titre s’est volatilisé, sous la poussée de l’écriture, en la représentation de quelques sous.
16Disjonction, donc, de la parole et de l’image ; mais aussi dissémination, fractionnement du signe et changement de régime codique. Tout se passe comme si la seule indication du cinéma suffisait à ébranler tout à la fois la substance du sens et celle du film. Un même tracé graphique (« souffle ») engendrera alors des éléments figurables (« sous ») ou combinables phonétiquement dans les « souvenirs brisés » du texte aragonien. Inaugural, le titre écrit se divise en se déclinant, laissant même affleurer les lettres qui le composent, l’alphabet où il se décompose.
17À bout de souffle, A(u) bout de(s) sous, A b d s, Au biseau des baisers : à travers l’alphabet, nous voici revenus aux poèmes qu’ont libérés les voix dans le montage de l’unité 10. Par leur densité, ceux-ci condensent, peut-être déplacent, une trame nouée à l’échelle du film. Pour en construire le réseau, déplions plus largement la trajectoire de l’écriture et le complexe tissé autour du signe écrit. Ce sera notre deuxième circuit. Comme signification, le tracé graphique conforte, on l’a vu, la représentation où il prend forme, drainant avec soi l’identité et la mort. Ainsi M, qui se dérobe sous un double nom, mourra lorsque son nom propre aura été scellé dans le signe : « Michel Poiccard : arrestation imminente », « le filet se resserre autour de Michel Poiccard » disent les enseignes nocturnes lorsque M et F sortent du cinéma et déambulent dans Paris, au début de la séquence 11. Mais le tracé lumineux de ces journaux rend perceptible l’activité de la lettre dans le signe : c’est par fragments que la phrase et le nom défilent en majuscules sur l’écran, et les mots s’effacent au fur et à mesure que d’autres apparaissent. Le signe clignote, pris dans une mouvance qui le rapproche de l’image ; et l’image à son tour se fond dans une obscurité trouée de lumière. L’espace de la nuit envahit le texte au moment même où il vient s’écrire.
18Il faut alors déchiffrer pour comprendre, voire épeler ; une lettre – un contour – peut toujours faire défaut, ouvrir dans le nom – ou dans la chose – la faille de la figure. Au cours de la séquence 3, lorsque Michel se rend chez une ancienne amie, la chambre de celle-ci est couverte d’images et de photographies qui se redoublent et la redoublent elle-même – figuration redondante, narcissisme d’un visage féminin qui se répète en miroir, comme le fera celui de Patricia. Mais sur un des murs, la caméra dévoile peu à peu les lettres d’un mot inachevé : PO, POURQ – le signe reste brisé, les lettres deviennent figures opaques pour M qui questionne : « Qu’est-ce qu’il y a d’écrit ? – Pourquoi. » La réponse de l’amie donne-t-elle ici la traduction du signe, ou le retournement de la question ? Ne laissons pas l’intonation décider, et parions pour l’écriture – cet alphabet errant, qui effleure la voix jusque dans la conversation. « J’ai vu un homme mourir – Pourquoi mourir ? » : lorsque la voix échappe aux images dans le début de l’unité 5, c’est la même question ambiguë qui revient. Pourquoi mourir, pourquoi écrire, pourquoi, PO, POURQ, POICCARD – la déclinaison est incontrôlable, et l’écriture aussi vitale que redoutable. Car l’inscription graphique du signe le fait osciller entre figure et signification : par l’étoilement des lettres égrenées, il relève du hiéroglyphe, toujours sécable et combinable, toujours prêt à saisir le sens dans l’éclatement des traces, où se fait l’écriture du film ; mais par la cristallisation de ces mêmes lettres, la constellation du nom peut toujours se reformer dans le signe, et l’inscription, de scripturaire, devenir funéraire.
19De cette ambiguïté graphique du signe, de cette tension entre signifiant et signifié, écriture et mort, il n’est pas d’indice plus éclatant que celui qui ponctue la fin de la séquence 11, lorsque M et F se réfugient dans le studio d’une Suédoise qui pose pour un photographe. En plongée, la caméra prend ses distances ; de même, délaissant les images qui se fabriquent devant lui, M manipule un livre, dont un gros plan cadre soudain la couverture. Or le texte représenté, encore une fois, se dédouble à travers un panoramique vertical : en haut, après l’auteur – Maurice Sachs – le titre en grosses lettres – « Abracadabra » – suivi de la mention réduite du genre, « roman », et de l’éditeur, « nrf » ; mais en dessous, inscrite sur une bande qui encercle le livre, une citation en caractères gras, attribuée à Lénine : « Nous sommes des morts en permission. » La mise en page semble figurer ici le dispositif même du signe : sous la barre, du côté du signifié vers lequel descend la caméra, une phrase qui dit le sens, cet ordre de la mort, où l’on peut déchiffrer aussi, en trace ultime, comme une loi du père (per/mis/si/on – Michel ne vient-il pas de dire que son père était clarinettiste ?) ; mais au-dessus, à la place du signifiant qui fut d’abord cadré, le sigle du non-sens, alphabétisation consonantique de syllabes soutenues d’une vocalisation en a : Abracadabra, A b c d b... ; si l’on remonte vers l’auteur en inversant le mouvement de la caméra, le a portera l’alphabet jusqu’au s qui clôture le nom de Sachs, et de nouveau s’égrèneront les lettres du titre.
20Récurrence inquiétante, malgré la variation. Si le signifiant paraît se libérer dans l’explosion des lettres, un ordre constant menace l’énoncé, de la première à la dernière lettre : dans le titre « À bout de souffle », le déroulement du syntagme est réglé par celui d’un alphabet, que matérialise ici l’intrusion du texte de Sachs, de Maurice Sachs. En déclinant ses figures et ses lettres, le titre décline vers sa fin : la mort se rit jusque dans le signifiant du prénom, la lettre tracée sera toujours guettée par le signe qu’elle pourrait rompre. « Sou/ris », répétait le photographe à la Suédoise : le rire, oui ; mais aussi un souffle qui s’épuise. Saturation sémantique. La combinaison hiéroglyphique risque soudain de se figer. Au terme de son parcours, M, le héros inculte amoureux de Bogart et ignorant Faulkner, va quitter le domaine des images pour succomber à l’ordre du livre, où le tracé graphique des lettres reste orienté par la loi du signe. Abracadabra, n’est-ce pas aussi un signe, fût-il cabalistique, la formule même de la magie, le pouvoir du mot opposé à celui des choses ? Maléfique autant que bénéfique, puisqu’il ne défait le signe que pour lui opposer un contresigne.
L’écriture et la figure
21« Nul drame hasardeux ou magique » – nous voici ramenés, une nouvelle fois, à l’échange vocal des poèmes, qui semble prévenir le piège, mais en le déclarant. Ce que fait jouer le texte d’Apollinaire, donné à la voix féminine, c’est d’abord un art poétique affirmé : ni drame ni magie, ni hasard ni détail, mais bien une tragédie, où le sens se révélerait dans sa noblesse, sans accident ni détour. Mais la lisibilité est troublée par la métaphore qui l’invoque, elle devient double « comme le masque d’un tyran » : ainsi dans la séquence 6 une phrase de M sur le mensonge6 déclenche un rapide cadrage vers une gravure de Picasso représentant un visage qui se démasque, ou qui va se masquer. Un renvoi analogue à l’espace de la chambre se trouve porté dans le premier poème, celui d’Aragon, énoncé par la voix masculine : « au biseau des baisers » – la métaphore évoque à la fois des cartes (biseautées, truquées) et une glace (taillée en biseau) ; ainsi dans le miroir de la chambre7 sont venus se refléter tour à tour les visages de M et de F qui se regardent en grimaçant. Le reflet est truqué, comme le masque, comme le baiser – ou comme le signe, toujours double, donc toujours prêt à suivre la ligne du sens. Mais la vocalisation du poème – O biso de bésé – permet de détourner l’alphabet que pourtant il reprend : pour lire A b s d b s dans ce vers, il faudrait voir le texte et non l’entendre. La phonétisation contrecarre l’alphabétisation répétitive ; elle introduit dans l’engrenage des lettres la fracture d’une sonorité aberrante : c’est la voix qui permet de barrer le a inaugural, d’y substituer un o soutenu en écho, un é qui se prolonge sur trois temps ; de renvoyer ainsi, l’espace d’un poème, la lettre figurée à l’ambivalence d’une figure sonore.
22Conjuration de l’écriture, l’opération ne peut se passer d’elle : ainsi des poèmes, qui en sont extraits. Ni le texte d’Apollinaire ni celui d’Aragon ne sont attribués par le film, au point que si Aragon a été reconnu, grâce au titre passé dans un vers, Apollinaire est resté ignoré, comme enfoui dans l’anonymat des voix. La chose est d’autant plus à relever que la fiction multiplie les références culturelles, directes ou obliques, de Brassens à Shakespeare ou de Brahms à Sachs, en passant par Cocteau, Faulkner, Renoir ou Rainer Maria Rilke. Manque à cette alphabétisation des auteurs la lettre inaugurale, ce a doublement répété et en même temps escamoté avec les noms d’Apollinaire et d’Aragon. En effaçant la signature, c’est l’origine qu’on efface, rendant ainsi à l’écriture sa force originaire. La citation devient récitation, et le texte écrit, qui informe le montage, se relance d’être à la fois dédoublé et gommé.
23Si tel est bien l’enjeu de cette brève séquence, s’il s’agit bien en fait de conjurer le signe écrit par l’intrusion de la voix dans le signe et de l’écriture dans la voix, encore faut-il rendre à l’écrit sa fonction d’équivocité : porteur de mort, certes, lorsqu’il se fige en signe, mais facteur d’écriture lorsqu’il fait glisser le texte. Dans les lettres qui s’égrènent, les inscriptions qui dérivent, agissent contradictoirement une poussée de sens, qui menace, et une force de désintégration, où le montage vient puiser sa ressource. L’efficacité de la voix, dans l’échange textuel, tient à son dévoiement. Ni discursive, ni diégétique, effleurant une image qui l’écarte, la parole est livrée au texte. Ni écrit ni parlé, ni dialogué ni dicté, le texte est saisi dans un montage hétérogène, qui mêle au sein de la voix le phonétique et le vocal, le sémantique et le figuré. Ainsi la figure est passée dans l’énoncé verbal, mais le signe écrit, déjà, avait pris la forme de la figure. Récusant le partage classique en signe parlé, image figurante, l’interpénétration du signe et de la figure travaille également la parole et l’image. Il y a là une redistribution, qui est aussi une démultiplication hiéroglyphique des combinaisons.
24Cette hétérogénéisation réussie des matériaux cinématographiques n’éclate qu’en deux courts moments : le début de la séquence 5, où l’obscurcissement éphémère de la représentation rend brusquement perceptibles l’énonciation vocale et la fracture du signe par l’image ; et la totalité de l’unité 10, limitée à un plan, où l’écriture devient soudain la source de la parole. Dans l’un et l’autre cas, l’écrit, au sens strict du terme, se trouve refusé, voire raturé, sans toutefois être définitivement aboli. Conjuré, le signe graphique fait pourtant retour, à la fois désirable et interdit : serait-ce parce qu’il s’imprime d’abord sur le corps féminin ? La question appelle un nouveau circuit : digression nécessaire, que l’on suivra, pour approcher à terme une régression.
La figure et le sexe
25Lorsqu’elle émerge dans le regard de M sur les Champs-Élysées, Patricia, qui tient un paquet de journaux, annonce de toute sa voix le « New York Herald Tribune » ; mais elle porte aussi un tee-shirt où sont inscrites, à hauteur de sein, de face et de dos, les lettres du journal. Deux lectures sont possibles, constitutives de F dans ce film : Patricia a partie liée, fondamentalement, avec la presse et le roman, qui multiplient les signaux de mort à l’adresse de M ; sa voix ne fait que répéter ce qui est déjà écrit : redondance, donc, et monotonie mortelle. Mais aussi – pourquoi pas ? – Patricia fait corps avec la lettre et l’écriture, comme déjà dans la séquence 3 une jeune fille au corps abondant habitait une chambre gravée de lettres. Malgré le goût marqué de Patricia pour la citation, on n’exclura pas la seconde lecture. Car le privilège de Patricia, c’est d’être, à la lettre, l’étrangère du film, l’Américaine porteuse d’équivoque (fille ou voiture ?) et d’un nom italien, celle qui introduit dans le langage l’étrangeté de l’accent, rendant aux mots leur opacité – « Qu’est-ce que c’est, dingue ? » – ou leur impropriété : « On est forcé de se séparé. » Dans ce dernier exemple, le mot est tronqué, séparé vocalement de lui-même, au moment où le livre de Sachs vient de séparer – mais à quel profit ? – le signifiant et le signifié. Castration infligée par le signifié de la séparation ? Ou puissance du signifiant démembré, et qui ne se reforme que pour perpétuer la musique dans le dialogue avec le complément en « -ré(r) » ajouté par M ? L’ambiguïté de l’écriture persiste avec l’oralisation que déclenche Patricia. Capable de diffuser le sens, mais aussi de le court-circuiter, celle-ci apparaît tour à tour comme le corps qui fait signe et le signe qui se fait corps, exerçant une force mêlée d’attraction et de répulsion : lettre et littérature à la fois, écriture et culture ; figure androgyne, qui double Michel au double sens du terme : parce qu’elle le donne à la police, et parce qu’elle prend, avec ses attributs (chapeau, cigarette et lunettes noires au début de la séquence 5), son rôle de protagoniste mobilisant à soi seul une séquence (la 7), et sa fonction de sujet, maître du regard comme de l’interpellation du spectateur (en 12). Le désir dont elle est l’objet ambigu paraît donc inséparable d’une dépossession d’identité pour celui qui désire, M, sollicité en vain par une multitude de doubles masculins8, mais qui viendra buter et mourir aux pieds d’un double féminin.
26Structurel plus que formel, le propre de ce double sera d’abord d’assurer la relève de la fiction : face au héros masculin, fatigué, perdu d’imaginaire, s’affirme dans la dernière séquence la substitution d’un agent féminin, qui garantit, avec l’appel à la police, le retour de l’ordre et de la loi : au moment du tir, l’étagement des policiers dessine dans le plan la figure symbolique du triangle ; la course finale fait alterner M fuyant de dos, F courant de face comme pour le traquer ; et le montage de la mort, qui continue à séparer M couché dans les clous et F debout devant lui, donne à F seule l’apanage du regard : plongée sur M, mais pas de contre-plongée sur F. Loin d’effacer la frontière entre le symbolique et l’imaginaire, le film semble vouloir l’ancrer dans une victoire du féminin sur le masculin. Mais la relève s’oriente aussi dans une direction inverse : au dernier plan, une fois fermés les yeux de M, F se retourne face à la caméra et passe son pouce sur ses lèvres, reprenant donc aussi à M le geste emprunté à Bogart, et, plus largement, la fonction cinéma que le film n’a cessé de réfléchir : fonction d’identification imaginaire, certes, mais on a vu à quel point elle était chargée d’écriture.
27Relève contradictoire, donc, où la figure féminine hésite entre la fiction et le film, la constitution du personnage en sujet et le décentrement du sujet spectateur, directement interpellé dans ce dernier plan : « Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ? » De même M, dans la séquence 2, brouillait aussi les pistes du regard, s’adressant tantôt au spectateur et tantôt à soi-même. Mais cette interchangeabilité scripturale de M et de F n’est qu’esquissée ici, et le film s’arrête au moment où il l’aborde. Trop d’indices sociologiques assurent au cours de la fiction la stricte répartition du masculin et du féminin, la division des sexes en hommes et femmes, inscrite dans une division des signes eux-mêmes en « dames » et « messieurs » : ainsi l’écrivent du moins les lavabos du cinéma où Patricia s’enfuit avant de rejoindre Michel.
Le sexe et le signe
28C’est en effet par une descente aux toilettes que passe, en fin de séquence 9, l’entrée dans l’univers cinématographique. C’est là que Patricia, réfugiée dans une salle des Champs-Élysées, échappe au policier qui l’a suivie jusqu’au sous-sol et qui s’égare chez les « messieurs » tandis qu’elle ressort par la fenêtre des « dames ». Fausse entrée, donc, dans un cinéma où veille le tracé graphique du signe qui dit le sexe. Aussi faut-il en ressortir – avant d’y plonger à nouveau ; mais ce sera pour aborder, comme en rêve, l’espace purement vocal du chapitre 10. Une dernière fois nous voici ramenés à l’échange qui s’y fait des voix masculine et féminine, des textes d’Aragon et d’Apollinaire, dans l’obscurité d’un baiser prolongé sur un plan. Ce qui spécifie cette unité par rapport aux onze autres, c’est précisément qu’elle se limite à un plan, projetant l’exercice du montage dans la seule verticalité de l’écriture. Plan unique, comme fut unique le long plan-travelling où eut lieu la première rencontre de M et de F ; espace unifié, comme tentait en vain de s’unifier la chambre dans la séquence 6. L’activité érotique – dérobée sous les draps en cours de cette séquence – se trouve déplacée sur ce plan, qui propose, à l’image, la conjonction approchée du masculin et du féminin, et dans les voix off leur disjonction neutralisée, leur mise en équivalence poétique.
29Mais si le partage des voix est égal, celui des textes et des sexes ne l’est pas : l’un et l’autre des poèmes ne conjuguent que des noms féminins – « Jessica » rajoutée, ou Patricia diminuée dans un « amour pathétique », qui la relie à l’anagramme de Roma, ce lieu désiré de M ; Ève partout gravée (Évite, évite, évite – pourquoi est-ce à Gen/ève seulement que selon M les filles sont charmantes ?) ; dame lisible dans le « drame hasardeux » – mais comment y lire Adam ou Abraham ? ; arbre de Jessé multiforme. Ce contour envahissant, qui vient signer la réussite de l’écriture, montre à quel point celle-ci reste tributaire d’un sujet masculin dont l’énonciation dédoublée ne fait qu’emprunter sa voix au féminin pour y sceller l’objet de son désir. Ne nous y trompons pas : le système de représentation qui associe le corps à l’écriture reste profondément sexué ; si l’écriture est androgyne, l’androgynie de Patricia constitue un attribut, voire une tare, du seul personnage féminin, sans ébranler, autrement que par la mort, l’intégrité du personnage masculin. À vingt ans de distance, Godard découvre, mais referme aussitôt, le chemin que dans India Song les voix féminines dédoublées fraieront à l’échange du Vice-Consul et d’Anne-Marie Stretter. Dans À bout de souffle, le redoublement du même est résolument projeté sur les images féminines de la chambre ; il sert à détourner, dans une imputation de narcissisme féminin, la fascination exercée par le corps-texte de la femme, déployé ici jusque dans l’anagramme poétique.
Le signe et le film
30La conjonction réalisée à l’image ne fait donc que masquer la division maintenue dans les voix. C’est cette division que travaille le montage diachronique, lorsque aux deux extrêmes du film (début de la séquence 1 et fin de la séquence 12), il fait alterner sans les joindre9 la mise en place d’une figure masculine (M) et celle d’une figure féminine (f au début et F à la fin) : dans les deux cas, homme et femme restent écartés comme les plans qui se répètent en deux séries disjointes, ne communiquant qu’à distance, par gestes ou regards, en raccords différés. Séparation des sexes, facteur d’attraction ; attraction du montage, facteur d’écriture, c’est-à-dire d’abord de tension, désaccord relatif, dissociation réactivée : le montage se fait de cet écart jamais comblé, de ce courant qui approche et déplace à la fois ce qu’il entend rejoindre. Mais la tension peut toujours se rompre, la linéarité s’instaurer, l’écriture se fixer dans la séparation en plans, en signes, en sexes archétypes. Masculin/Féminin, Dames/Messieurs – le texte est inscrit souterrainement, et l’on connaît l’usage que Lacan en a fait10. Il faudra donc – c’est là l’effort du film godardien – que le montage régresse dans la verticalité, où l’insufflation de l’écriture dans la voix, et de la voix dans le signe, tente de conjurer ce qui, dans la structure différentielle du signe, imprime la marque de la différence sexuelle. Avec, on l’a vu, le retour toujours possible d’une distinction des sexes que la stabilité de la fiction n’a pas permis de récuser.
31Méfie-toi, Jessica ; méfie-toi de Jessica. Dans l’érotisation de l’écriture veille une féminisation, dont le premier plan du film esquisse une figure emblématique : en gros plan, un journal déployé ; au centre du journal, étirée dans toute sa longueur, une silhouette féminine, aguichante et court vêtue, une poupée à la main ; de chaque côté, des bandes dessinées à légendes. Trouant le journal, off et anonyme, une voix masculine se fait entendre ; le journal s’abaisse, en laissant voir son titre au passage – « Paris-Flirt » ; et le visage de Belmondo – M apparaît avec tout son attirail de personnage – chapeau, cigarette et geste du pouce sur les lèvres. Des diverses lectures qu’autorise cet unique plan, au montage d’abord synchronique, on ne retiendra que pour mémoire le profil sociologique d’un héros inculte, amateur de feuilles grivoises. Mais on insistera sur l’étrange complexe qui retarde l’intervention de l’image cinématographique en lui substituant une image cinégraphique de figures et de signes mêlés ; et qui, dans le même suspens, dissimule le visage masculin derrière l’impression d’un tracé féminin faisant fonction de masque. Deux pistes s’ouvrent ici, aux réseaux enchevêtrés. L’une, symbolique, s’attachera aux contours ; il faut que f s’efface pour que M émerge, mais la trace de F garde l’orée d’un film qui conduit, on l’a vu, la substitution d’un sujet féminin. L’autre, sémiotique, relèvera la mise en page : pas de cinéma sans dissociation originaire de la voix et de l’image, dérobées l’une à l’autre ; pas d’image analogique, que n’informe originairement la cohabitation du dessin et de la lettre. À l’ouverture du film, le hiéroglyphe étend un blason polymorphe, confondant les langues et brouillant les codes ; blason d’écriture, mais il reste tendu sur un corps féminin – fût-il dérisoire – qui fait écran à la parole masculine. Que celle-ci se fraie un chemin vers le jour, et la naissance du visage masculin viendra parachever la chute dans une représentation simplement différée, dans un montage toujours sollicité par la séparation des éléments.
32Le geste qui abaisse le journal rejette aussi le blason féminin, de même que Michel rejette la jeune fille pour partir seul à la fin de la première séquence. Est-ce un hasard si le tête-à-tête avec soi-même ménagé par sa course en voiture prend de nouveau la forme d’un montage écarté – voix off / voix in de M, divisé d’avec lui-même11 ? Le franchissement de la ligne, dans l’explosion des raccords et l’inversion des panoramiques, le meurtre du policier, dans l’éclatement simultané de l’image et du son12, indiquent l’enjeu d’une transgression visant la loi qui se répète avec le montage alterné : loi sociale, certes, ignorée plus que contestée ; mais d’abord loi de la division des sexes, perpétuée jusque dans le refus de l’autre sexe. Loi incontournable, ici, parce qu’instaurée dans l’équivoque d’une écriture où l’inspiration hiéroglyphique reste imprégnée de cela même qu’elle récuse : dans À bout de souffle, la contradiction du signe et de la lettre, consubstantielle au matériau graphique comme à l’élément féminin sur lequel il se projette, recèle une contradiction de la fiction, sexuellement modelée, et de l’écriture, où le désir ferait glisser la différance.
33Aussi la verticalité du montage retarde-t-elle, sans l’empêcher, le déploiement horizontal du langage. La difficulté de la réussite se confond avec la fragilité du support scriptural – cette voix off, ni là ni hors, ici et ailleurs : elle peut toujours se stabiliser, et restaurer la fiction au lieu de l’écarter. Ainsi du plan 1, où la voix de M conduit à son visage. Ainsi également des deux derniers plans, où une chaîne de voix off relie Patricia à la police absente de l’image et supposée présente hors champ13. Hors champ de la loi, qui restera hors ; hors champ du féminin, qui peut toujours redevenir présent, même si c’est pour interpeller le spectateur comme le fait Patricia dans une ultime question : « Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ? » La question arrête la circulation du signe, ouverte avec la dernière parole de M, partiellement inaudible (« T’es C’est ? vraiment dégueulasse »), et rectifiée par le jugement de l’inspecteur (« Il a dit : vous êtes vraiment une dégueulasse »). Ainsi enchaînée, la question reste posée dans le cadre du sens. En circulant de M à F, par l’intermédiaire de la loi qui occupe désormais l’espace off, le mot interrogé n’a fait que passer de l’intérieur de la fiction (la phrase in de M, adressée à F), à son dehors (la question in de F, dirigé vers le spectateur). Ni la stabilité de la fiction ni celle du signe ne sont finalement atteintes par la circulation des voix. À moins que ces voix ne viennent faire corps avec un texte dont l’irruption suspendue fera vaciller les identités : souvenirs brisés, hasard restitué, souffle de la magie. La vocalisation du texte assure aussi la textualisation de la voix.
Film-texte
34Je ne proposerai pas de conclusion unitaire. La circulation que j’ai choisi d’opérer à partir du chapitre 10 s’est développée en des tracés rayonnants, délibérément inversés et souvent réversibles : sans chercher à démontrer l’ordonnance du film, la lecture tentait au contraire d’en remonter le cours vers les zones de diffraction, hétérogènes par définition. Plutôt que de les unifier dans un coup de force, je les nouerai différemment, au risque d’abord de les résumer, ensuite de les modifier.
L’activité d’écriture est, dès ce premier long métrage de Godard, profondément liée à une auto-représentation du cinéma. Celle-ci semble opposer deux types de films – américain et godardien, relevant de l’image ou pénétré de texte ; mais l’analyse fait éclater cette dichotomie trop manifeste. La réflexion filmique oppose plutôt une représentation culturelle du cinéma et une mise en œuvre de l’écriture cinématographique. La première, qui engage une sémantique de la communication, accompagne la fiction, en la réfléchissant ; la seconde, qui touche à une sémiotique de la signification, fait vaciller le récit en suspendant provisoirement son cours. Mais dans l’un et l’autre cas le cinéma a partie liée, fondamentalement, avec le signe comme avec l’image ; et le développement d’une cinécriture, chez Godard tout au moins, supposera la prise en compte directe de la forme écrite.
La représentation de l’instance graphique, dont se trouve ainsi tributaire l’exercice du cinéma, fait jouer une profonde ambiguïté, en mobilisant tour à tour la figure et le sens, la lettre et le signe. Cette ambiguïté du texte scripturaire se retrouve chez l’élément féminin chargé de l’incarner : il y a là une contamination de type idéologique, dont il conviendra de mesurer l’extension à d’autres films. La fécondité de l’écrit dans l’exercice de l’écriture n’a d’égal que la méfiance qu’il suscite lorsqu’il se féminise dans la fiction. Au même titre que l’écriture, la figure féminine apparaît comme une force de dissociation ; c’est dire qu’elle peut être aussi bien facteur de séparation, rendant au signe son intégrité maléfique, que de disjonction, donc de démembrement ouvert et d’espacement. La résolution de cette ambivalence passe par un montage vertical, de forme hiéroglyphique, où la voix off indéterminée joue le rôle dévolu à la figure dans le hiéroglyphe. Mais ce montage, éphémère par essence, ne fait que détourner provisoirement, sans l’effacer entièrement, la division des sexes et la menace alphabétique du signe.
L’hypothèse du hiéroglyphe, qui a servi de trame à l’analyse, s’est trouvée confortée par la densité paragrammatique du film, l’aptitude du montage à faire errer l’alphabet dans des anagrammes protéiformes : aux moments intenses de l’activité scripturale, on a vu se dénouer le titre et le sens, et l’on a fait circuler sur des chaînes multiples – iconique ou verbale, littérale ou vocale – les fragments ainsi repris au langage. Le dynamisme hiéroglyphique du cinéma instauré par Godard tient sans doute à sa capacité de visualiser le signe, au double sens du terme, c’est-à-dire à la fois de le graver dans l’image et de l’imaginer, de le saisir donc dans l’écriture au moment même où il paraît se fixer dans l’écrit : déséquilibre périlleux, toujours guetté, chez Godard, par le retour du mot dans le jeu des figures, et le partage en signes là où pointait la partition du verbe.
Oscillant entre signe et montage, le cinéma inauguré par Godard semble chercher dans le texte déjà écrit le garant de sa propre écriture. La faille ouverte avec les deux poèmes s’est élargie peu à peu aux dimensions du film lui-même, et l’analyse a pu fonder une lecture sur le démontage de ces fragments erratiques, à la fois dédoublés et détournés de l’origine écrite. Aspiration ou exorcisme – il y a là un exemple d’intertextualité forte, dans laquelle l’échange réversible du poème et du film conduit le change des formes et la fracture de chaque texte. L’opération ne peut réussir, dans le système développé par À bout de souffle, que si la voix vient soustraire à l’emprise de l’écrit le texte dont elle continuera à porter l’empreinte. Si le film de Godard s’affirme comme écriture, c’est dans la mesure où il s’exerce à la démanteler tout en y puisant sa ressource.
Annexe
Annexe I
À bout de souffle : découpage structurel
Ce découpage a été établi à partir des marques de ponctuation relevables dans le film : en prenant comme repères les fondus-enchaînés, les fondus ou les iris au noir, on obtient la liste des douze unités ci-jointes. Il ne s’agit donc pas de séquences qui seraient délimitées suivant une évaluation, toujours approximative, de parties ou d’épisodes homogènes sur le plan diégétique ; il s’agit d’ensembles découpés par le film lui-même, dont les interventions ponctuatives rythment le déroulement de la narration en fonction de ses propres lois.
1 | – Dans un port, aidé par une complice (f) qui fait le guet, |
(1’05”) | Michel (M) vole une voiture et part seul, malgré l’insistance de son amie, qui lui demande de l’emmener (cf. Annexe III). |
Fondu-enchaîné
2 | – Fonçant vers Paris dans sa voiture volée, M monologue tout haut : c’est Patricia qu’il va rejoindre. Pressé, il franchit une ligne continue et abat un des deux motards (X) qui le poursuivent. Il s’enfuit à pied dans la campagne. |
Fondu au noir
3 | – Arrivé en stop à Paris, Michel ne trouve pas Patricia Franchini à son hôtel. Il se rend chez une ancienne amie (f) à qui il dérobe de l’argent tout en bavardant avec elle (7 heures du matin). |
Fondu au noir
4 | – Michel cherche en vain un certain Tolmatchoff à l’Agence Interamericana, et retrouve Patricia (F), qui vend le New York Herald Tribune sur les Champs-Élysées. Long plan-séquence de leur conversation. Après avoir pris rendez-vous avec elle pour le soir, M la quitte, passe devant un cinéma qui joue Vivre dangereusement jusqu’au bout, fait diverses rencontres, et rejoint l’Agence Interamericana : il y trouve son ami Tolmatchoff (m), mais celui-ci ne peut lui payer le chèque barré qu’il lui présente. Voici donc M lancé à la recherche d’un autre ami payeur, Antonio Berruti. Juste après son départ, la police (X) arrive à l’Agence, interroge Tolmatchoff sur « Michel Poiccard », et se lance à sa poursuite, mais M leur échappe en passant devant un autre cinéma, qui donne Plus dure sera la chute (10 heures du matin environ). |
Iris au noir
5 | – Ouverture au noir sur un bref dialogue, puis iris encerclant une main, puis cadrage de Michel causant avec Patricia. Il assomme un client dans les toilettes d’un bar pour lui offrir à dîner, mais elle le quitte pour un autre rendez-vous, avec un journaliste (m) qui lui confie une interview à assurer le lendemain à Orly. Elle reste avec ce journaliste, et la nuit tombe tandis que M les surveille en train de s’embrasser dans une voiture sur les Champs-Élysées. |
Fondu au noir
6 | – Rentrant chez elle le lendemain matin, Patricia trouve Michel dans son lit. Longue conversation érotico-culturelle entre M et F. Elle pense être enceinte de lui, hésite à recoucher avec lui, affiche des reproductions de Renoir, fait sa toilette. Il fume, laisse tomber un passeport au nom de Laslo Kovacs, appelle sans succès Antonio, essaie de convaincre Patricia de coucher avec lui. Finalement ils font l’amour, et ressortent vers midi. Michel vole une Ford, Patricia achète une robe pour la conférence de presse de l’après-midi. Un mouchard reconnaît en Michel « le meurtrier de la R.N. 7 » dont la photo s’étale dans France-Soir. Il avertit des policiers. |
Iris au noir
7 | – À Orly, Patricia quitte Michel et participe à l’interview du romancier Parvulesco (m) qui expose ses idées sur les femmes, l’art, l’amour et la morale. |
Fondu-enchaîné
8 | – Pendant ce temps (3 heures de l’après-midi), Michel se rend chez un receleur (m) qui refuse à « M. Kovacs » de lui acheter sa voiture. M rate Antonio au téléphone, et se bat avec le receleur qui veut garder la voiture sans la payer. Il le dépouille et s’enfuit. |
Fondu au noir
9 | – En taxi, avec Patricia, Michel essaie de retrouver Antonio, qu’il rate de quelques minutes (4 heures de l’après-midi). Patricia se rend à son journal, où l’inspecteur Vital (X) vient l’interroger sur « le meurtrier du motard Thibault », Michel Poiccard, et lui laisse un numéro de téléphone. Son collègue et lui suivent F quand elle sort, mais sont suivis par M qui attendait dehors. Double filature jusqu’aux Champs-Élysées, où passe un cortège présidentiel. Patricia échappe à son suiveur dans les lavabos d’un cinéma, et retrouve Michel dehors. Ils décident d’aller au Napoléon voir un western. |
Fondu au noir
10 | – Gros plan de M et F s’embrassant dans l’obscurité, tandis que deux voix off, masculine et féminine, échangent des répliques qui sont aussi des poèmes (cf. Annexe II). |
Fondu au noir
11 | – On retrouve M et F sortant d’un cinéma : la nuit est tombée, les enseignes lumineuses font défiler le nom de l’assassin Michel Poiccard. Ils descendent les Champs-Élysées en 403, l’« échangent » contre une Cadillac dans un garage, repartent vers Montparnasse où Michel trouve enfin Antonio Berruti (m), qui lui promet de l’argent pour le lendemain. M et F vont passer la nuit dans un studio de photographe, rue Campagne-Première : F écoute du Mozart, M regarde un livre de Maurice Sachs. |
Fondu au noir
12 | – Le lendemain (5 heures), Patricia sort pour acheter le journal, téléphone à la police, et revient prévenir Michel qu’elle l’a dénoncé. Celui-ci sort avertir Berruti (qui arrivait en voiture avec l’argent), mais refuse de partir avec lui. Berruti lui lance un revolver, que M ramasse avant de s’enfuir en courant dans la rue. M est abattu de dos par la police, et meurt encerclé par les policiers (X) et Patricia (F). Cf. Annexe III. |
Annexe II. Unité 10 : textes des poèmes
Étant donné l’importance que prend l’unité 10 dans le cours de l’analyse, il est souhaitable d’en donner ici le texte intégral :
Voix off masculine | |
Méfie-toi Jessica. | |
Voix off féminine | |
Vous faites erreur, Shériff. |
Le texte masculin correspond à un poème d’Aragon (Au biseau des baisers), exception faite pour le premier vers, qui est apocryphe.
Le premier vers du texte féminin est également apocryphe. Le reste représente un extrait d’un poème d’Apollinaire, intitulé Cors de chasse (in Alcools), dont voici la partie finale, non retenue par le film :
Et Thomas de Quincey buvant
L’opium poison doux et chaste
À sa pauvre Anne allait rêvant
Passons passons puisque tout passe
Je me retournerai souvent
Les souvenirs sont cors de chasse
Dont meurt le bruit parmi le vent
Annexe III
A. Schéma du montage alterné dans la 1re séquence (12 plans)
1 : Journal (voix off masculine, puis musique), s’abaissant pour dévoiler le visage de M en gros plan (chapeau, cigarette). M hoche la tête, enlève sa cigarette, et passe son pouce sur ses lèvres. | |
2 : Visage de f (GP), se tournant à gauche, puis à droite ; elle hoche la tête, et regarde de nouveau à gauche (sirène off). | |
3 : Visage de M (PR) adossé à une vitrine où sa tête se reflète. Il tourne la tête vers la droite (sirène off). | |
4 : Visage de f (PR), tourné à gauche, puis à droite ; elle fait un signe de la tête, de face (sirène off, deux fois). | |
5 : Plan moyen d’un couple sortant d’une voiture. | |
6 : Visage de M (PR). Il tourne la tête vers la droite. | |
7 : Plan moyen de f : elle fait un signe du bras, et s’éloigne derrière le couple (bruit de moteur off). | |
8 : Plan américain de M repliant son journal et hochant la tête. Il part (suite de moteur off). | |
9 : Plan d’ensemble du port. Une chaloupe arrive (bruit de moteur off, puis in). La caméra rejoint f debout sur le quai, regardant à droite le bateau, puis tournant la tête vers la gauche. | |
10 : Plan américain de M se penchant sur le moteur (panoramique d’accompagnement vers la gauche) et faisant démarrer la voiture du plan 5 (bruit off du bateau, puis bruit in du démarrage). | |
11 : Plan moyen de f sur le port. Elle court vers la gauche, accompagnée par la caméra. | |
12 : Plan rapproché de M courant pour entrer dans la voiture (panoramique d’accompagnement vers la gauche), où il s’installe au volant (bruit de moteur in). Arrivée de f, vue de l’intérieur à travers la portière baissée (sirène off). Dialogue. M remonte la vitre et part. |
D’après ce schéma, on peut établir les propositions suivantes :
1) Malgré les signes gestuels et la trame sonore, M et f restent disjoints par le montage jusqu’au 12e et dernier plan de la séquence.
2) L’insertion des personnages dans un ensemble spatio-temporel directement déchiffrable (plan moyen) semble liée à la constitution d’un couple (plan 5).
3) La figure féminine s’inscrit beaucoup plus rapidement que la figure masculine dans un ensemble (plans 7, 9, 11).
4) La figure féminine fait irruption dans l’espace masculin, qui la rejette (plan 12) : M fuit f, même si c’est pour chercher F.
5) Le plan 1 rend particulièrement problématique l’émergence du visage masculin : cf. l’analyse dans le corps de l’article.
B. Schéma du montage alterné dans les derniers plans du film
1 : Plan américain de trois policiers (X) étagés en triangle : lunettes noires pour l’un, chapeau et cigarette pour l’autre, revolver pour le troisième, qui tire. | |
2 : Plan d’ensemble de la rue où M, vu de dos, une main sur les reins, court en zigzaguant (travelling avant, soutenu musicalement). | |
3 : Plan rapproché de F, vue de face, courant (travelling arrière). | |
4 : Plan d’ensemble de M, vu de dos, courant dans la rue (travelling avant). Au bout de la rue, il tombe face contre terre dans un passage clouté. | |
5 : Plan moyen de F, vue de face, courant (travelling arrière). | |
6 : Plongée en plan rapproché sur le buste de M, couché sur le dos : il porte ses lunettes noires. Trois paires de jambes masculines, puis les jambes de F entrent dans le champ. | |
7 : Gros plan de F, une main sur le visage. Elle laisse glisser sa main lentement. | |
8 : Plongée en gros plan sur le visage de M, sans lunettes : il articule lentement trois grimaces. | |
9 : Gros plan du visage de F, le regardant (cf. fin 7). | |
10 : Plongée en gros plan sur le visage de M. (cf. 8) M in : « C’est/T’es vraiment dégueulasse. » Il se ferme les yeux avec la main. Sa tête retombe. Voix de F off : « Qu’est-ce qu’il a dit ? » | |
11 : Gros plan du visage de F, de face, puis tourné vers la gauche sur voix off d’un des policiers (X) : « Il a dit : vous êtes vraiment une dégueulasse. » F se retourne de face, passe son pouce sur ses lèvres, et dit in : « Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ? » |
À partir de ce schéma, on pourra relever :
1) de nouveau une stricte alternance entre deux séries, masculine et féminine, disjointes par le montage, même si elles tentent de se joindre par le regard ;
2) la conjonction de F et des policiers X, occupant la même place dans l’alternance (1 et 3), envahissant ensemble le champ de M, échangeant la position off (10 et 11) ;
3) et en même temps l’éventualité d’une substitution de F à M dans la double position, de sujet du regard et d’interpellateur du sujets-spectateur (positions assumées par M dans la séquence 2).
Notes de bas de page
1 Le Texte divisé, essai sur l’écriture filmique, PUF, 1981.
2 Au sens extensif du terme : marques visuelles de coupure, et parfois d’enchaînement, signalant des ensembles sémantiques vastes (Cf. l’analyse de Christian Metz « Ponctuations et démarcations dans le film de diégèse », Essais sur la signification au cinéma, II, Klincksieck, 1972).
3 Emprunt détourné, et non copie littérale : l’identité de Belmondo-Poiccard reste affirmée dans son écart à celle de l’acteur américain.
4 Voir l’intégralité de ce texte dans l’Annexe II, ci-dessous.
5 Il ne s’agit pas toutefois d’une photographie. Quand la photo de M apparaîtra dans France-Soir, les titres suspendront l’identification : « le meurtrier de la R.N. 7 toujours insaisissable » (6), « le meurtrier du motard Thibault court toujours » (9). Comme pour Bogart, le nom et le signe ne coïncident pas encore. Léger décalage, imperceptible montage, dans l’impulsion duquel la fiction poursuit sa course.
6 « Ce serait idiot de mentir. C’est comme au poker, autant dire la vérité. Les autres croient que tu bluffes… et comme ça tu gagnes. » Masque d’elle-même, la vérité jouera donc un rôle équivalent à celui du mensonge.
7 Du cabinet de toilette, plus exactement : les miroirs sont relégués dans les annexes de la chambre (revers de portes ou lavabo). Pour la chambre elle-même, c’est la peinture qui tient lieu de miroir – ou de masque.
8 Bogart, dont il détourne le geste, mais aussi le journaliste et le romancier qui lui reprennent ses histoires, ses signes muets, son apparence : à l’entrée d’Orly, c’est dans une porte tournante qu’il croise comme sa propre image Parvulesco qui entre au moment où il sort, et semble donc se substituer à lui.
9 Voir le montage de ces deux fragments dans l’Annexe III.
10 Cf. « L’instance de la lettre dans l’inconscient » (1957), où Lacan utilise cet exemple pour éclairer dans l’algorithme du signe S/s l’écart du signifiant (S, ici les deux signes écrits) au signifié (s, ici deux portes identiques, au lieu des deux silhouettes différentes qu’on attendrait suivant le schéma saussurien). Mais loin de pousser à son terme cette suspension du signifiant, coupé du signifié, Lacan en conclut que le dispositif symbolise, dans sa structure même, une différence des sexes, dont la loi vient ainsi articuler la différence des signes et la carence de la signification.
11 Au début de cette séquence 2, M monologue à haute voix, mais se trouve saisi dans un montage qui fait alterner la représentation de son visage (voix in : on voit le personnage parler au moment où on l’entend) et celle de sa vision, la route qui file devant lui (voix off, donc : on entend le personnage sans le voir parler).
12 « Ne bouge pas, ou je te brûle ! » – qui parle au moment du meurtre ? Un très gros plan cadre le profil de M, aux lèvres immobiles, puis glisse très vite vers sa main qui va tirer. Voix du policier présent hors champ ? Ou voix de M dépossédée d’un énoncé qui ne peut plus être ni in ni off ? Déjà quelques plans plus haut, lorsque M feint de tirer vers les arbres, des coups de feu explosent off, tandis qu’un très gros plan fait éclater en noir et blanc la forme des feuilles. La brûlure engagée dans le tir atteint d’abord la représentation, avant de se fixer dans le meurtre du policier.
13 Voir le schéma de ce passage dans l’Annexe III.
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