Hystérie et décadence
p. 193-204
Texte intégral
1Hystérie et décadence : le sujet n’est pas nouveau. On sait comment le traita Max Nordau, et même, quoique de façon beaucoup plus subtile, Paul Bourget. Il s’agit toujours de ressourcer dans l’ordre pathologique les faits culturels et de dénoncer dans le décadent un hystérique : comme si la médecine, en expliquant l’un par l’autre, en épuisait la problématique. De là le projet que je forme d’évacuer les considérations étiologiques, de faire taire cette foi positiviste, qui méconnaît, en l’occurence, le rôle de ce que nous appellerons plutôt un imaginaire médical.
2La réflexion étiologique serait d’ailleurs d’autant plus illusoire que ladite névrose ne possède plus, en psychiatrie, qu’un statut fort aléatoire ; que d’autre part la décadence, aux époques mêmes où une société se reconnaissait en elle, ne reçut jamais une définition cohérente et assurée. C’est donc très arbitrairement que je veux tirer argument d’une frappante coïnicidence : soit les travaux de Jean-Martin Charcot, expérimentant et montrant à la Salpêtrière (ce fut entre 1872 et 1893) les phénomènes hystériques, alors que la pensée française s’engageait simultanément sur les traces de Schopenhauer et qu’écrivains et artistes théorisaient et pratiquaient un art qu’ils qualifiaient eux-mêmes de décadent. Ces événements divers et concomitants, l’histoire a coutume de les associer ; je voudrais, pour ma part, éviter de les expliquer les uns par les autres. Car si l’hystérie et la décadence sont des faits, l’un d’ordre médical, l’autre culturel, elles sont également, et peut-être principalement, des objets du discours fin de siècle. Des objets qui, pour s’être formés dans les domaines distincts de la pathologie mentale et de la production artistique, n’en dérivent pas moins, l’un comme l’autre, de ce malaise que Freud, un peu plus tard, découvrira dans la civilisation. Parenté – ou parité – qui nous détourne de faire prévaloir l’un sur l’autre, soit chronologiquement, soit étiologiquement ; mais qui nous incite plutôt à les situer dans une sorte de champ sémantique commun, que je vais m’efforcer de parcourir sommairement. Ceci afin de rejoindre le lieu, non point visible, mais mental, où communiquent la littérature (ou l’art) et la pathologie. Ce lieu, je l’ai dit, n’est pas nosologique, mais imaginaire.
3Ceci pour avertir que je ne veux pas mettre en scène deux états, deux conditions (l'hystérique et le décadent) mais donner la parole à deux pratiques, prêter l’oreille à deux théoriciens : l’hystérologue et le décadentiste. C’est donc dans l’ordre du langage et non de la symptomatologie que s’observe le rapport dont je parle. Dans la mesure où il intéresse certaines préoccupations, motivations et représentations, qui sont autant de fantasmes masculins : source fantasmatique à laquelle s’alimentent pareillement un regard clinique et un regard philosophique. Ce parti pris, il faut bien le dire, détermine l’inconfort d’un exposé qui exigerait beaucoup de citations et de références textuelles, alors que je devrai me borner à quelques indications sommaires.
4La parole appartient, pour commencer, au théoricien de la décadence que voulut être Joséphin Péladan, auteur en 1894 d’un livre fondamental intitulé L'Art idéaliste et mystique. J’y relève ces lignes qui peuvent, à l’époque, passer pour une définition de la décadence :
À côté de la religion proprement dite, une religiosité nouvelle se produit dans toutes les décadences, et cette religiosité, c’est l'esthétique1.
5On ne saurait mieux désigner sous le nom de la décadence ce que j’ai appelé une pratique, ou si l’on préfère un certain regard, un regard, un sentiment nouveau de notre rapport au monde. Un sentiment qui, sans doute, remonte à Baudelaire, qui, décrivant, en 1864, le Peintre de la vie moderne, consacrait à la beauté, et non plus à la réalité, le regard de l’artiste. Il substituait ainsi aux considérations morales, sociologiques ou psychologiques un parti pris résolument esthétique. Ainsi peut-on voir, dans À rebours, comment la seule esthétique détermine l’existence d’un décadent. Entouré de tableaux, de reliures et d’objets précieux, il ne tolère même pas dans son mobilier (voyez ce lit de cénobite) que le confort l’emporte sur l’esthétique. Il dépense une fortune pour embellir de pierreries une tortue qui en périra, à sophistiquer des végétaux dont la monstruosité finit par infecter son intérieur. La décadence est le moment où l’esthétique se constitue en religion, et plus précisément en règle de vie et de pensée.
6Or c’est là que l’hystérologue rencontre le décadentiste. Ce parti pris d’évaluer toute chose à l’aune de la beauté, c’est ce qui inspira – et, du point de vue thérapeutique, vicia – la clinique de la Salpêtrière. Le responsable de cette orientation fut, bien entendu, le maître lui-même, en qui Freud, au lendemain de sa mort, saluait, non point un homme de science, mais un « visuel », un amateur d’art2. Le fait est que l’édifice théorique de la Salpêtrière laisse indifférente la médecine actuelle ; tandis que l’œuvre graphique et photographique de Charcot et de ses élèves suscite le plus vif intérêt de nos contemporains3. On sait que parmi les attitudes familières aux hystériques, les médecins eux-mêmes avaient sélectionné certaines poses qu’ils qualifiaient de « plastiques », convenant implicitement que la science médicale n’était pas au premier chef impliquée dans leurs préoccupations. À l’occasion de certaines poses particulièrement spectaculaires, il leur arrivait de mettre en concurrence plusieurs malades. Ainsi déclaraient-ils plus « belle », plus « artistique », dans l’attitude dite du « crucifiement », la performance de la dénommée Rosalie par rapport à ses compagnes. Tout démontre que la médecine psychiatrique fut, à la Salpêtrière, en proie à l’esthétique. Comme l’observe un commentateur actuel, « la nature de la maladie est d’être métaphoriquement un tableau »4.
7Beaucoup plus que le discours théorique des médecins s’impose donc à l’attention cette galerie de tableaux intitulée, à partir de 1878, l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, publiée en trois volumes successifs par les soins des docteurs Bourneville et Regnard5. Trente cas, trente femmes ; et c’est là l’autre trait, l’autre point commun à l’hystérologue et au décadentiste : l’intérêt primordial à la personne de la femme. Un intérêt qu’exprime, du côté du médecin, l’adage fameux : Hysteria solis feminispropria est. Ce qui, pour le docteur Grasset, signifie que l’hystérie n’est que « l’exagération du tempérament féminin, le tempérament féminin devenu névrose »6. S’il est vrai que 1’hystérie soit un tableau ou une scène, la femme, elle, est le modèle du tableau ou l’actrice de la scène et sa place est sur la toile, dans le drame et le roman. Voyez les sujets privilégiés des peintres et des écrivains : les Salomé, les Judith, les Dalila, à qui Péladan donnera une sœur en sa princesse d’Este7. Tous semblent répondre au vœu formulé, un demi-siècle plus tôt, par Barbey d’Aurevilly : « C’est de la femme que nous voulons qu’on nous parle »8. Ancêtre reconnu de cette génération, l’auteur des Diaboliques n’avait pas manqué d’exécuter lui-même cette consigne.
8À cet engouement des médecins et des artistes il y a d’ailleurs une raison proprement esthétique, je veux parler de la plasticité de l’être féminin. Une qualité que les médecins furent les premiers à expérimenter. N’avouaient-ils pas qu’avec un peu d’éther ou de nitrite d’amyle on déclenchait à volonté chez la femme le délire érotique ou toute autre attitude choisie par le praticien ? Il y avait d’autres techniques de suggestion : « Rien n’est plus facile », convenait le docteur Bourneville, « que de modifier à l’infini et les poses et les expressions physiognomoniques » chez une patiente tenue sous hypnose9. Comme si la femme était naturellemnt destinée à poser comme fiction sous le regard de l’homme. Telle est effectivement l’opinion de Péladan : « la dominante psychologique de la femme consiste dans un indéfini musical susceptible de devenir n’importe quoi », alors que l’homme « présente un caractère défini et sculptural ». Il s’ensuit que « la plastique féminine se prête mieux à la volonté de l’artiste »10, Plus crûment, Otto Weininger, philosophe autrichien, écrira : « La femme n’est rien, et c’est pour cela et pour cela seulement, qu’elle peut devenir tout »11.
9Pour la femme, en effet, qu’elle soit modèle du peintre ou sujet d’expérience pour le médecin, il s’agit bien de devenir, de se métamorphoser. Changer les prédicats de la beauté : telle est la première tâche de l’esthétique décadente. L’artiste, ici encore, rencontre le médecin, lequel ne fait que contempler en sa malade la femme différente. Ce qui le retient auprès d’elle, c’est sans doute le charme de la morbidité, et c’est bien celle-ci qu’on l’accusera de choyer, en insinuant que l’œuvre de la Salpêtrière fut alors de garder folles les folles12. C’est dire que les pratiques du médecin et de l’artiste fin de siècle sont pareillement inspirées par cet imaginaire médical, attentif avant tout aux modifications que la maladie, sous toutes ses formes, peut apporter au vivant. C’est dans cette perspective que le théoricien de L'Art moderne s’attache à définir une « beauté spéciale » ou « particulière ». Il relève ainsi les peaux faisandées, les chairs blettes des sujets de Degas et Gauguin ; il observe les marques de la gesticulation hystérique dans les contorsions des danseuses ou des femmes à leur toilette : « impitoyables poses », dit-il, que cet « iconoclaste » de peintre impose à l’être féminin13. Il est clair que la fonction de l’artiste « moderne » est de faire violence aux modèles académiques de la beauté féminine.
10Face au théoricien réaliste, il est vrai, l’idéaliste Péladan soutient qu’il faut « rejeter du tableau tout ce qui contredit la beauté » ; il préconise, pour sa part, la carnation lisse et vante la pureté de la ligne, « philosophie de l’art ». À l’inverse de Huysmans, il ne veut voir, dans la représentation du corps humain, que la « réalité sublimée » et désigne sous le nom de la kaloprosopie, ou « embellissement de l’aspect humain », le grand art du portrait peint ou sculpté14. Iconoclastie ou kaloprosopie : tel est, en apparence, le débat qui divise les théoriciens de l’art décadent. Comment ne pas reconnaître cependant leur commune adhésion au principe de la beauté différente ? La valeur de l’œuvre d’art, aux yeux de Péladan, c’est bien ce qui la « sépare », c’est « l’exception » qu’elle constitue, l’écart qu’elle creuse entre « l’homme général et l’individu »15. Tout artiste digne de ce nom est d’abord un « dissident ». C’est là que la « vérité » si persévéramment prônée par Huysmans rencontre finalement la « rareté » que réclame de son côté Péladan. Rencontre qui s’opère sous un signe nouveau et d’ordre mental : la perversité, autre nom de la morbidité. Ce dissident, cet individu est un pervers, et c’est par là qu’il incorpore la différence hystérique. L’auteur de l'Art idéaliste et mystique ne s’y est pas trompé : « mysticité et perversité se regardent, inséparables autant qu’opposées », constate-t-il16. Si mal famée que lui semble cette notion, Péladan ne cherche pas à l’évacuer. Il la voit produisant dans l’œuvre d’art tous les effets de la sorcellerie, soit une « inversion perpétuelle des objets » ; « noms lus à rebours, copulations antiphysiques », toutes les formes de la « révulsion du normal » sont l’œuvre de la perversité. « Esthétiser un désordre », conférer à la beauté « un élément de désharmonie » : telle est sa fonction, dont un décadent ne saurait sous-estimer l’intérêt. Comment ne pas songer à l’hystérologue signalant la beauté d’une posture épileptoïde ou vantant le talent d’une crisiaque ?
11De tels attendus ne peuvent manquer de modifier le discours sur l’être féminin, ainsi que le jugement porté sur sa représentation plastique. Poncif immémorial de la peinture académique, la Salomé devient alors la figure emblématique de toutes les décadences. En témoigne la fameuse litanie par quoi des Esseintes salue la lubrique danseuse : « déité symbolique de l’indestructible Luxure », « déesse de l’immortelle Hystérie », « Beauté maudite élue entre toutes par la catalepsie qui lui raidit les chairs et lui durcit les muscles »17. La médecine, on le remarquera, intervient ici aussi bien que la morale et l’esthétique, pour cerner cette figure. Rien, cependant, ne me paraît plus significatif que l’échange d’épithètes entre la Beauté et l’Hystérie, ces deux divinités. C’est qu’il n’y a plus, au temps de la décadence, de raison de considérer « immortelle » la beauté et « maudite » l’hystérie : de là ces espèces d’oxymores que risque, en l’occurrence, l’écriture huysmansienne. Et le lieu privilégié de tels échanges est naturellement l’être féminin, instrument de la perversité et du blasphème. Car cette femme qui, pour donner la mort, sollicite le désir, est effectivement un blasphème vivant. Elle est la sœur de cette Hyacinthe Chantelouve, autre « hystérique », qui mena Durtal à la messe noire, avant de lui révéler « des turpitudes dont il ne la soupçonnait même pas » ; ou de ce « sphinx pervers » que chante, dans Le Vice suprême, le poète Marestan, comme l’emblème de la décadence et le produit d’une imagination qui « dit la Messe noire »18. N’est-ce pas la messe noire que célèbrent les tableaux de Gustave Moreau et que ressassent inlassablement les dessins de Félicien Rops ? Et comme la messe noire s’est toujours célébrée sur le ventre nu d’une femme, c’est toujours autour du sexe de la femme que s’ordonnent les scénographies ropsiennes.
12Parmi les simulacres blasphématoires dont nous voyons se repaître l’imaginaire décadent, il faut faire une place spéciale au crucifiement de la femme. La scène est d’autant plus intéressante qu’elle suscita l’intérêt des médecins de la Salpêtrière et des malades, leurs complices en l’occurrence. On connaît cette pose plastique, rangée d’ailleurs parmi les attitudes illogiques, qu’ils appelaient le crucifiement. « Les bras sont rigides, étendus perpendiculairement au tronc, en croix ; les doigts sont fléchis. Les membres inférieurs, allongés et rapprochés, sont rigides »19. De cette posture, l’Iconographie photographique présente plusieurs exemplaires. Le commentaire qui renvoie à ces images atteste que l’imagination de la patiente louvoie, en l’occurrence, entre les rêveries mystiques et le délire érotique. Or cette figure, éminemment équivoque, produit de la pratique psychiatrique, a trouvé dans le champ de l’art décadent un interprète qualifié en la personne de Félicien Rops. Je parle de la fameuse Tentation de Saint Antoine, crayon de couleur daté de 1878. Une scène depuis lontemps érigée en poncif, dont les figures attitrées étaient le Saint et la femme, avec, accessoirement, quelque représentation symbolique du Diable. Sur ce modèle s’exerce la fantaisie parodique de l’artiste décadent. Au décor traditionnel il ajoute la Croix, mais il en détache le Christ, qui sans changer de posture, demeure comme suspendu dans le vide. Et il le remplace par le corps nu d’une femme ; changeant, de surcroît, l’inscription connue de INRI en EROS. Cette beauté offerte sur la croix comme sur un lit constitue l’apothéose blasphématoire de cette déité nouvelle qu’évoquent, chacune sur leur théâtre propre, la Salomé des artistes et les hystériques du professeur Charcot. Or il fallait, pour contempler le tableau, se rendre alors chez le collectionneur belge Edmond Picard. Un visiteur raconte : la « glorieuse peinture occupait le fond d’une sorte de petit meuble, pareil aux légers et pieux autels portatifs du XVe siècle. Un double vantail imitait la fermeture d’un triptyque et se refermait au moyen d’une serrure délicate dont jalousement, et peut-être aussi pour dérober à des yeux profanes la beauté secrète de l’œuvre, le possesseur du trésor gardait la clef »20.
13On ne manquera pas de remarquer ce nom d’une « beauté secrète », d’une beauté tellement « spéciale » dirait Huysmans, qu’elle ne saurait figurer aux cimaises des expositions publiques, d’une beauté rare (je cite Péladan) qui doit être réservée aux regards de quelques initiés. Une beauté qui, relevant de cette religiosité qui, chez les décadents, porte le nom de l’esthétique, a sa place marquée dans quelque tabernacle hérétique, symbolisant la « révulsion du normal » ou l’esthétisation du désordre. Si l’on tente, après cela, de définir la double démarche de l’esprit fin de siècle sur les deux théâtres qui nous occupent, on dira que la distinction du Beau et du Laid s’abolit dans l’esthétique décadente, tout comme est révoquée dans le concept d’hystérie l’opposition classique de la Santé et de la Maladie.
14Cette rencontre de la sensibilité décadente et du regard médical, qui s’effectue dans la représentation du corps hystérique, peu d’artistes l’ont, me semble-t-il, célébrée aussi clairement que le peintre viennois Gustav Klimt. Pour peu qu’on veuille se pencher à la fois sur la vie privée de cet artiste et sur les peintures qui en sont le contrepoint, on reconnaîtra ce sentiment de la difficile relation entre les sexes, qui troublait Huysmans et avant lui Baudelaire. De cette philosophie, que nous appelons, très improprement misogynie, résulte sans doute la galerie des portraits féminins où l’aristocratie viennoise semble vouée à l’ironie de l’artiste. Ces visages, vus de face, marqués par l’arrogance ou la niaiserie, tandis que les corps guindés apparaissent moins vêtus qu’engoncés dans de trop somptueuses tapisseries, ne servent qu’à différer l’expression d’une sensibilité perturbée. C’est plutôt dans les sujets allégoriques ou mythologiques que celle-ci se manifeste, faisant écho aux effusions lyriques d’un Huysmans sur la « Femme essentielle » et la « Bête vénéneuse et nue », dont Félicien Rops avait fait déjà son thème de prédilection. Comme ses émules français, Klimt semble fasciné par les figures de la féminité mauvaise21. Il y a dans la Nuda Veritas, exposée en 1899, un message esthétique touchant le rapport de l’art à la vérité. Mais le choix du sujet impose de surcroît la manifestation d’un imaginaire sexuel profondément significatif. Comment ne pas évoquer Baudelaire prononçant que « la femme est naturelle » ? C’est ici le végétal qui cerne le corps féminin et particulièrement le visage au regard vide ; tandis que le serpent (l’évocation de Satan) s’enroule à ses pieds.
15L’ironie est plus évidente dans les deux Judith. Tenant l’une et l’autre la tête coupée d’un homme, elles contrastent sans doute par leurs visages. La première est souverainement hiératique et froide, la seconde, quoique de profil, affiche l’air hagard de la femme en crise. Voyez la crispation névrotique des mains, qui répond à celle du visage. Le corps tordu, dépoitraillée comme les femmes que montrait Charcot, est-ce le sang ou le sexe qui affole cette femme ?
16L’un et l’autre, sans doute, si tant est, comme l’observe Lucien Israël, que la mort et le sexe « ont partie liée dans les enfers »22. Cette figure est assurément érotisée par l’arabesque qu’elle dessine, toute cernée de courbes, qui l’assimilent aux Serpents d’eau, de quelques années antérieurs. Stylisation de la liane, chère à tous les plasticiens fin de siècle23. Mais aussi transposition de la contracture hystérique, en laquelle les psychiatres discernaient les marques d’une sexualité effrénée. Menaces de mort, enfin, affichées dans ces bouches entr’ouvertes de murènes. À travers ces divers symboles complémentaires, la femme se donne à lire : végétale, névrosée, lubrique et mortifère.
17À mesurer ainsi la complexité de cet érotisme de la femme en crise, on pressent mieux le paradoxe de la sensibilité décadente. Songeons à la Danaé de Gustav Klimt (1907). Autre femme-arabesque, mais littéralement enroulée sur elle-même, pour recevoir, dans une jouissance extatique et solitaire, la pluie d’or fécondante : une pose qui n’est autre que l’exagération ou la stylisation de certaines attitudes épileptoïdes. Ce choix n’est pas quelconque, dans la mesure où il nous rappelle que le délire de l’hystérique ne peut se confondre avec la simple fornication. L’hystérique, en effet, ne fait jamais qu’halluciner des partenaires fictifs, et les témoins de la crise savaient fort bien qu’ils ne contemplaient qu’une lubricité abstraite, et pour mieux dire théâtrale ou spectaculaire. Et dans l’intérêt qu’ils y trouvaient entrait une jouissance d’ordre esthétique, que je qualifierai de mélancolique24. C’est ce dernier trait qui me semble le plus décisif pour conforter le rapprochement que j’ai proposé. Je crois, en effet, que ce qui retient l’un près de l’autre, durant ces séances de clinique, l’hystérique et son médecin, c’est cette jouissance mélancolique, que Huysmans, pour sa part, discerne chez l’artiste décadent. Il l’appelle « onanisme immonde de la pensée »25. Ce que pratique la princesse d’Este, c’est cet « incubat » dont se vantera, à son tour, Hyacinthe Chantelouve, « une œuvre de chair qui consiste à s’exalter l’imagination, en fixant son désir sur un être mort, absent ou inexistant »26. Or cette absence de partenaire convient également à l’hystérique. Celle-ci – la médecine de l’époque l’atteste – ne se marie pas ou ne connaît que des compagnons éphémères. Sa sexualité, elle la vit exclusivement dans les phases purement imaginatives de son délire érotique, d’où elle se retire invariablement insatisfaite. Et, comme le remarque Lucien Israël, « on finit par se demander si le souci majeur de l’hystérique n’est pas, en accumulant échecs et déceptions, de conserver intact son désir »27.
18Qu’elle y parvienne ou non, on conçoit facilement que l’hystérique n’attende plus rien de la vie. Son lieu ne saurait être, dès lors, que la mort ou la folie. Disant cela, et bien que je vienne d’invoquer le témoignage d’un médecin, je ne songe nullement à formuler ici un diagnostic, mais plutôt à introduire quelque chose comme un simulacre de l’art. À dessein, je le choisirai dans un personnage qui peut passer pour historique ; je parlerai de la figure légendaire de l’impératrice Élisabeth d’Autriche, telle que l’ont, au vu de ses malheurs et des désordres de sa vie, imaginée écrivains et artistes. Voyez, entre autres, l’admirable portrait signé, en 1885, par le peintre Anton Romako. Le regard du spectateur est d’emblée attiré par les deux taches lumineuses des mains et de la tête, les premières souples et méticuleusement dessinées, semblent renfermer toute la vitalité et surtout la féminité du modèle. La tête, en revanche, est comme figée, moins hautaine qu’indifférente, comme prête à la mort ou disposée à la folie, qui, l’une et l’autre, on le sait, fascinèrent, jusqu’à sa fin tragique, Élisabeth.
19Je me garderai bien de manquer à mon projet en portant un jugement sur l’état mental de l’impératrice ; ce n’est pas un cas pathologique qui me préoccupe, mais, comme je l’ai dit, un simulacre de l’art. Il est vrai qu’en cette figure emblématique, un peintre et plusieurs écrivains28 ont cru reconnaître la conjonction de l’hystérie et de la décadence ; comme si les effets d’une hérédité morbide (elle était, on le sait, apparentée au roi Louis II de Bavière) s’étaient en elle rencontrés avec le déclin d’un empire et le malaise d’un peuple. Je crois pourtant que ce qu’ils ressentaient ainsi n’était pas de l’ordre de l’histoire, mais du fantasme : soit l’alliance secrète et mystérieuse de la mort et le la beauté. Illusion ou pressentiment à jamais invérifiable, qui durant ces deux décennies détermina du moins les pratiques, si différentes en apparence, de l’artiste et du médecin psychiatre et put féconder – sous les formes disparates de l’écrit, du tableau et du document clinique – des productions au premier chef esthétiques.
Notes de bas de page
1 L'Art idéaliste et mystique, édition de 1894, p. XVIII.
2 Notice nécrologique, recueillie dans Leçons sur l’hystérie virile, édition commentée par Michèle Ouerd, Le Sycomore, 1984, p. 296.
3 Je parle notamment des remarquables travaux de Georges DidiHuberman, et je renvoie à L'Invention de l'hystérie, Macula, 1982.
4 Trillat, L'hystérie, Privat, 1971, p. 17.
5 Cette publication s’étendit de 1877 à 1880.
6 Dictionnaire encyclopédique des Sciences médicales, 1889.
7 Le Vice suprême, 1884.
8 Texte inédit, daté de 1833, reproduit dans OEuvres romanesques complètes, Bibliothèque de La Pléiade, II, p. 1231.
9 Iconographie photographique de la Salpêtrière, III, p. 221.
10 L'Art idéaliste et mystique.
11 Geschlecht und Charakter, 1903.
12 Propos de Didi-Huberman, Invention de l'hystérie.
13 Certains, in L’Art moderne, 10/18, p. 295.
14 L'Art idéaliste, p. 132.
15 Thèse longuement défendue dans L’Art idéaliste.
16 Ibid., p. 296.
17 À rebours, Fasquelle 1961, p. 86.
18 Chapitre XXI, édition de 1884, p. 169.
19 Iconographie, I, p. 42.
20 Camille Lemonnier, Félicien Rops, l'homme et l'artiste, 1908, p. 120.
21 Sur ce thème de la féminité mauvaise, voir Jean-Pierre Guillerm, Tombeau de Léonard de Vinci, le peintre et ses tableaux dans l'écriture symboliste et décadente. Presses Universitaires de Lille, 1981.
22 L'Hystérique, le sexe et le médecin, Masson, 1976, p. 102.
23 Voyez non seulement l’architecture, mais le mobilier et la joaillerie, enfin et surtout dans la peinture, la profusion du thème végétal, associé à la représentation de la femme.
24 À propos de Gustave Moreau, Certains, édition citée, p. 290.
25 Loc. cit., p. 26l.
26 Ibid., p. 95.
27 Loc. cit., p. 85.
28 Il y eut, rappelons-le, Barrès, Christomanos et, plus près de nous, Émile Cioran.
Auteur
Université de Lille III
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