Narration et signification1
p. 45-62
Note de l’éditeur
« Narration et signification », Poétique, no 12, 1972. Repris dans Raymond Bellour (dir.), Le Cinéma américain. Analyses de films, Flammarion, 1980.
Texte intégral
1Citizen Kane a suscité deux types d’interprétation, qui, bien qu’opposés dans leurs conclusions, prennent en réalité leur source à un même niveau d’analyse : soit le film est lu comme une œuvre de moraliste, dont la forme spécifique préserve l’ambivalence réelle des choses en suscitant chez le spectateur une attitude mentale active – c’est l’interprétation fondatrice de Bazin2, qui voit dans la disposition propre du plan-séquence, d’ailleurs confondu peu à peu avec la profondeur de champ3, le signe d’une liberté de jugement appelée par la structure même de l’image ; soit au contraire l’œuvre se trouve dénoncée comme reflet esthétique de l’idéologie dominante, dans la mesure surtout où ce même plan-séquence, conjugué à la mise en évidence de procédés irréalistes comme les cadrages en contreplongée ou les éclairages aux contrastes exacerbés, reçoit comme fonction essentielle de réaliser – c’est-à-dire ici de couvrir d’une apparence de réalité – les fantasmes individuels de l’auteur4. Dans l’un et l’autre cas, l’analyse formelle travaille sur un matériau isolé – l’image ; elle réduit le discours cinématographique à l’élaboration visuelle de ce matériau – dans le plan-séquence en l’occurrence, considéré comme parfait accomplissement du système de représentation cinématographique, et dont le signe est simplement inversé dans les deux types d’interprétation5 ; enfin elle met directement au compte d’un auteur, qui serait l’homme Orson Welles, les conclusions positives ou négatives tirées de cette réduction.
2On se propose ici de tenter une lecture de Kane qui s’appuierait d’abord sur le déchiffrement du film conçu dans sa totalité comme récit, donc comme une certaine organisation temporelle de matériaux très diversifiés. Ne pouvant procéder à une étude exhaustive des catégories constituantes de la narrativité, on a choisi de s’interroger sur la narration, et singulièrement sur la perspective narrative en tant qu’elle préside à la hiérarchisation des voix produites par le film. Qui « parle » Citizen Kane ? Comment se manifeste le narrateur donateur du récit, et quels sont ses rapports avec les divers points de vue manifestés ? Bref, qui est l’auteur implicite, à distinguer soigneusement de tout auteur réel6 ? Loin d’être purement formelle, une telle question engage une recherche de signification : il paraît inconcevable de décider du sens de ce qui est dit sans avoir d’abord établi l’origine du dire, et la façon dont ce dire vise le message ou même le constitue entièrement. Si chemin faisant des jalons apparaissent pour la mise en place d’une poétique du film, qui reste à faire, ils permettront en même temps de dégager quelques repères dans l’analyse critique d’un film.
3Que « la narration gouverne entièrement la fiction7 », cette hypothèse de Ricardou semble particulièrement pertinente pour l’étude de Citizen Kane. Non qu’une fiction n’y soit isolable et reconstituable dans son intégrité, sinon dans son intégralité ; mais la mise au jour de cette fiction reste entièrement soumise à l’audition de divers témoins, dont la voix se dérobe d’ailleurs au fur et à mesure que leurs propos s’incarnent. Loin d’être racontée dans son déroulement chronologique, la vie du citoyen Kane, qu’il s’agit de reconstituer, se trouve en effet évoquée par fragments épars, suivant le fil d’une enquête qu’un journaliste mène, après la mort de Kane, auprès de ses familiers : ceux-ci sont tour à tour promus à la fonction, éphémère, de narrateur, dont la présence et la parole introduisent et referment la présentation d’un épisode, tandis que l’épisode lui-même, dans sa mise en scène, efface toute trace sensible de leur voix8. Ainsi s’établit un premier plan de narration, dont le récit toutefois met constamment en doute la portée significative ; car chacun des narrateurs, au cours de l’interview préalable, se dénie toute compétence sur l’objet propre de l’enquête – le sens de Rosebud, ce mot isolé prononcé par Kane au moment de sa mort, dans le prologue qui ouvre le film ; chacun suscite donc l’interpellation d’un autre narrateur, qui serait, lui, le bon narrateur, mais se révèle en fait tout aussi décevant ; les mémoires de Thatcher suggèrent à l’enquêteur d’aller voir Bernstein, Bernstein propose Leland, Leland renvoie à Susan et celle-ci au maître d’hôtel, qui lui-même ne sait rien. La représentation certaine des narrateurs va donc de pair avec l’incertitude maintenue sur la question qui fit naître l’enquête, et dont l’énigme ne sera levée qu’en épilogue une fois cette enquête terminée. Cependant les divers témoins tiennent à tour de rôle des déclarations – partielles et partiales – sur Kane, ses aventures et ses motivations, et leur interprétation est illustrée dans chacun des épisodes qu’ils racontent. Ne faut-il pas alors chercher la voix du narrateur dans les paroles, confrontées, des différents narrateurs, soit que leurs propos s’ajoutent pour construire en perspective l’image de Kane et de sa volonté de puissance, soit qu’au contraire ils se déboutent et renvoient au secret d’un être qu’aucun jugement ne pourrait prétendre définir à lui seul ? La possibilité de cette double lecture, déjà évoquée plus haut, tenant à l’importance, négligeable ou non, que l’on accorde à la question initiale et à sa résolution – prétexte, ou, en réalité, source du texte : si l’énigme engendre le récit, celui-ci affirmerait l’irréductible intériorité de Kane, sur laquelle ouvrirait alors, sans y pénétrer, la jonction finalement établie entre le mot, Rosebud, que lançait le prologue, et le nom du traîneau retrouvé en épilogue, donc entre la mort de Kane et son enfance ; mais si l’énigme ne fut, pour le récit, qu’une occasion, le secret lui-même ne représenterait qu’une fiction gratuite, construite à l’image de Kane pour que s’y projette son auteur.
4Ainsi formulé, le débat ne peut trouver d’issue que dans les postulats idéologiques de chaque spectateur. Certes, c’est bien de la valeur accordée au prologue et à l’épilogue que dépend toute lecture globale du film ; encore convient-il, pour en décider, que leur position narrative ait été préalablement éclaircie : ces deux passages, où se structure l’énigme, ignorent en effet la représentation des narrateurs comme la présence de l’enquêteur ; ce sont les seuls moments du film où aucun relais n’apparaît entre le récit et son émetteur ; mais loin que cet émetteur disparaisse derrière la transparence fallacieuse d’une caméra qui se contenterait d’enregistrer la scène représentée, la mort de Kane en l’occurrence, il désigne sa présence dans l’exercice d’une écriture en montage court et rompu, qui tranche profondément sur la mise en scène des différents récits et ne trouve son équivalent que dans l’épilogue : invitant ainsi le spectateur à repérer le discours inaugural d’un narrateur invisible, mais déterminant, et à s’interroger sur les rapports qu’il entretient avec les divers narrateurs devant lesquels il semblera s’effacer, mais dont la relation, positive ou négative, ne saurait suffire à cerner sa propre parole.
5C’est donc dans une analyse de ces deux fragments que l’étude de la narration prendra sa source. Qu’ils correspondent aux deux points extrêmes, et obligés, du récit ne rend que plus probante l’hypothèse de leur fonction génératrice : si tout récit implique la représentation d’une temporalité en déséquilibre9, c’est bien la confrontation de l’origine et de l’issue qui peut indiquer la mesure du changement, en ouvrant l’évolution d’un parcours. Aussi bien les indices sensibles de leur correspondance ne manquent-ils pas : accompagnés par un même thème musical lent et sourd, ils proposent en outre un certain nombre de vues sur le château de Xanadu, où le prologue va situer la mort de Kane et l’épilogue la découverte de son traîneau, parmi l’amas des objets et des caisses, une fois disparus l’enquêteur et les journalistes qui ont renoncé à éclaircir le mystère. Mais plus structurellement, si l’organisation interne du prologue révèle l’existence d’un parleur souverain10, la disposition de l’épilogue par rapport à celle du prologue signale le retour de ce je qui parlait au début, et qui vient clore le récit de manière à le fermer sur lui-même, et interdire toute échappée.
6Les signes de la parole, dans le prologue, naissent d’une organisation spatio-temporelle irréductible à toute articulation proprement diégétique. Composé de vingt-deux plans11, il connaît certes une nette coupure à la fin des treize premiers plans, entièrement consacrés à une évocation extérieure de Xanadu : la musique s’arrête après un crescendo, tandis que le plan 14, installe un deuxième mouvement à l’intérieur du château, où prendra place la mort de Kane, jusqu’au plan 22. Pourtant cette division en deux mouvements, qui semble évoquer l’opposition d’une partie descriptive et d’une partie narrative, est démentie par maintes traces de répétition, qui en brouillent le découpage et fondent l’unité d’un unique discours, où s’abolit la possibilité d’une distinction nette entre narration et description. Si du plan 13 au plan 14, la caméra est passée de l’extérieur à l’intérieur du château, le passage s’opère grâce à des structures plastiques identiques qui permettent de glisser de l’un à l’autre plan par un simple fondu enchaîné : les lignes du balcon, dans le plan 13, deviennent celles du lit que dessine à contre-jour le plan 14 ; la lumière qui, au plan 13, brillait derrière la fenêtre, donc à l’intérieur d’une pièce que la caméra apercevait de l’extérieur, réapparaît dans une clarté diffuse, à l’extérieur de cette pièce et toujours derrière la fenêtre, une fois que la caméra a pénétré à l’intérieur ; enfin le thème musical rompu à la fin du plan 13 reprend, après un temps d’arrêt, avec le plan suivant. Ainsi le plan 14 répète, en le transformant, le plan 13 ; alors qu’ils se succèdent, et qu’un événement semble les séparer, puisque la lumière s’éteint entre les deux plans en même temps que cesse la musique, la similitude de leur disposition contredit cette succession : s’il y a eu passage du dehors au dedans, c’est par une permutation dans l’axe qui préserve l’équivalence des formes. Et le plan 22, où s’achève le prologue, est lui-même une reprise, identique cette fois à un détail près, du plan 14 : mêmes lignes d’un lit derrière la fenêtre, même silhouette vague d’un corps étendu ; seule a changé la position des mains, rapprochées par l’infirmière qui est entrée dans les plans précédents. Ces trois éléments de répétition, qui impliquent d’ailleurs des variantes, joignent donc les deux mouvements en même temps qu’ils ferment chacun d’entre eux, puisque le plan 13 achève le premier mouvement, et le plan 22 le second. Ils affirment la possibilité de lier par le montage des lieux et des moments épars, que le pouvoir de l’écriture installera dans la durée de leur ressemblance formelle. Alors se trouve rompue l’homogénéité apparente de l’espace, qui fonde l’illusion de réalité, tandis qu’est ébranlé le principe de succession chronologique, qui préside au déroulement diégétique. Travaillant délibérément dans la discontinuité spatio-temporelle, le montage établit, par l’enchaînement plastique que facilite le fondu, une continuité qui ne relève que de la parole, et non plus de l’imitation du réel.
7Le procédé analogique qui unit les deux mouvements organise encore plus nettement l’enchaînement des premiers plans : une fois le titre détaché, par le plan noir qui lui fait suite, les plans 3 à 5 offrent une apparente unité fondée sur le mouvement d’un travelling ascendant qui parcourt lentement une grille, portant, au plan 3, la pancarte No trespassing ; mais du plan 3 au plan 4, comme du plan 4 au plan 5, non seulement la pancarte disparaît – ce qui est logique, puisque la caméra monte –, mais la forme même des croisillons change par fondus enchaînés ; d’abord disposés en losange, ils s’allongent en V, puis s’épaississent et noircissent, sans que soit interrompue la continuité du travelling : ainsi le mouvement de la caméra semble modeler un espace cohérent – celui d’une grille unique – que désagrège cependant la succession des représentations, évoquant des grilles différentes. Du plan 6 au plan 13, la caméra ne bouge plus, tandis qu’un nouvel élément de stabilité apparaît : c’est la fenêtre allumée d’un château, toujours située au même endroit de l’écran, et cadrée d’abord en plans généraux qui englobent la silhouette du château perdu dans les brumes (plans 6-10), puis en plans de plus en plus rapprochés (plans 11-12), jusqu’à ce que cette seule fenêtre ait absorbé toute la surface de l’écran (plan 13) ; renforçant la permanence de ce repère lumineux, une masse sombre, de composition toujours semblable, occupe la partie gauche de l’écran. Mais si l’orientation des lignes et la disposition des volumes ne varient pas, la nature sémantique de ces représentations change à chaque plan : une cage de singes, deux gondoles, un porche et un pont-levis, une caisse et un banc, un temple se succèdent en fondus. La transformation des objets représentés suggère une modification de l’espace, que confirme, avec les derniers plans, le rapprochement du point de vue, mais que démentent l’uniformité des structures plastiques, l’enchaînement des fondus, la fixité du repère lumineux. Ainsi mise en cause, la cohérence de l’espace réel fait place à la recomposition d’un espace imaginaire, qui garde cependant des traces de la réalité : aussi bien les divers objets appartiennent-ils au parc de Xanadu, que situeront ensuite avec précision des vues d’actualités ; mais ils sont soumis à un système d’écriture qui les raconte au lieu de les décrire. De ce récit, des signes apparaissent dans la complexité croissante des volumes, la démultiplication des lignes, ou l’apparition des reflets – comme au plan 8, où Xanadu n’est vu qu’en transparence inverse dans l’eau, bien que la fenêtre n’ait pas bougé de place : de même tout au cours du film l’espace s’agrandira devant Kane, les objets s’accumuleront, les reflets se multiplieront. Loin de représenter Xanadu, le prologue le dit à la lumière du récit qui va suivre.
8Que ce soit par l’unité d’un mouvement d’appareil, la permanence d’un point fixe ou la similitude de lignes, l’écriture reconstruit sa propre cohérence dans un espace dont elle a détruit par le montage la continuité réaliste ; ce faisant, elle préserve cependant le sens de sa marche, tournant autour d’un château où elle finira par pénétrer ; mais le mouvement de cette démarche refuse de se soumettre à la logique d’une représentation de la réalité. Ainsi la voix qui introduit dans le château ne se contente pas de prélever sur lui des vues dont la diversité assurerait la richesse d’évocation ; elle affirme en même temps sa puissance organisatrice par le discours qu’elle tient sur le réel et les métamorphoses qu’elle lui impose. De cette parole, on trouverait dans la définition que donne Jakobson de la métaphore et de la métonymie la source polyvalente. Jakobson propose en effet un exemple filmique de la métonymie – c’est, dit-il, la possibilité, ouverte par Griffith, de faire varier les angles, les perspectives et les points de vue sur la réalité : ainsi procède le discours réaliste, fondé sur la contiguïté. Quant à la métaphore, elle correspond aux fondus enchaînés par lesquels Chaplin superpose des objets différents – parfait équivalent des comparaisons qui fondent le discours poétique, guidé par le principe de similarité12. On voit que le fragment en étude allie les deux procès ainsi définis : métonymique par la progression du point de vue autour de la fenêtre, ce passage est en même temps métaphorique par les structures analogues qui relient en fondus des objets différents, établissant entre eux l’ordre d’une comparaison. L’alliance de ces deux démarches désigne précisément la fonction poétique qu’assume ici le discours ; fonction dont la spécificité tient à ce qu’elle échappe à la distinction de la prose et de la poésie : si le niveau référentiel est ici altéré par l’instabilité de la représentation, si l’accent se trouve mis sur la figure, qui efface l’image, la voix qui naît ainsi dans l’autonomie de sa propre parole prépare cependant l’apparition d’un événement dont le récit lui restera entièrement soumis.
9Certes l’opposition de la métaphore et de la métonymie, qui engage la marche du discours, ne recouvre pas exactement celle de la description et de la narration, qui joue à l’intérieur de l’histoire proprement dite. Toutefois leur fusion, qui signale dans le premier mouvement l’émergence d’une voix, affecte également, dès ce premier mouvement, la temporalité narrative : l’extinction de la lumière, au plan 13, abolit rétrospectivement l’apparence descriptive des plans précédents, où la fixité lumineuse de la fenêtre semblait relever d’un statut a-chronique ; si la lumière disparaît brusquement, c’est donc que sa présence appartenait à une durée mesurable, puisque éphémère13 ; mais sa réapparition possible au plan 14 rend incertain jusqu’à ce constat. Ainsi la description se retourne en narration qui, elle-même, renvoie à la souveraineté de l’écriture. Un tel processus caractérise le second mouvement, qui, tout en conservant dans le traitement de la représentation des traces de la voix donatrice, connaît cependant l’apparition du premier signe proprement diégétique – le mot Rosebud prononcé au plan 16 par une bouche que la caméra cadre en très gros plan : cette parole articulée, la seule de tout le prologue, appartient à l’ordre de l’événement, puisqu’elle est perçue dans le champ de son locuteur, saisie donc dans son actualisation la plus directe ; elle sera suivie d’un geste – une main qui lâche une boule (plans 17 et 18) –, puis d’une série d’actions – une porte qui s’ouvre, une infirmière qui entre, croise les mains du mort et ramène le drap (plans 19-21). Fortement inscrites dans une succession chronologique, ces diverses évocations retracent par leur enchaînement l’épisode de la mort de Kane ; mais de même que la charge sémantique de Rosebud disparaît dans l’absence de toute phrase, de même aussi la nature dramatique de l’événement est effacée par l’incertitude de sa manifestation narrative. Déjà le plan précédent, particulièrement long (13 secondes au plan 15 et le plan 16 n’en a que 2), subit en quelques instants plusieurs retournements de son statut : une chute de neige envahit d’abord tout l’écran, suggérant ainsi, avec un retour à l’extérieur, le passage à l’événement, renforcé encore par l’apparition lointaine d’un chalet, auprès duquel on distingue deux petits personnages et un traîneau ; mais un brusque recul de la caméra dévoile l’origine de la neige – une boule de verre tenue par une main. L’intervention de la voix inaugurale – marquée cette fois par le travelling arrière, qui rend perceptible l’existence de la caméra – renvoie donc à l’ordre de la description la scène entrevue : il s’agit du contenu de la boule ; mais la présence persistante de la neige, maintenue sur l’écran tout autour de la boule, contredit cette possibilité descriptive : elle suggère l’avènement d’une perception subjective, dont l’origine, inconnue, serait doublée du regard narratif qui tour à tour la cache ou la révèle. C’est un même jeu du point de vue de la voix qui préside à la construction du plan 16 – plan central où l’énigme est posée, tandis que sont déjà placés les éléments nécessaires à sa résolution, puisque le mot n’est prononcé qu’une fois la boule montrée ainsi que son contenu : le très gros plan sur des lèvres, dont l’effort d’articulation sera perceptible, indique là encore une perspective subjective, dans la mesure où tout point de vue d’un personnage, au cinéma, ne peut prendre sa source que dans un point de vue particulier sur ce personnage, par exemple un plan rapproché de son visage ; mais parce que ce personnage n’a pas été montré, l’identification de l’émetteur reste impossible. Le problème du « qui parle ? » devient alors doublement aigu, puisque l’incertitude sur l’origine de ce plan unique n’est qu’une émanation supplémentaire de la voix originelle, qui dispose de la succession des plans au moment même où elle paraît s’effacer devant la représentation d’un événement – perçu, il est vrai, par celui qui le subit.
10Ainsi visé, c’est l’événement lui-même qui s’efface. Et même si au plan 17 la main lâche la boule, qui dévale les marches, c’est au ralenti que celle-ci roule, tandis que la neige continue à recouvrir l’écran ; l’éclatement de la boule, au plan 18, se fait dans un faux raccord sur sa chute, imperceptiblement répétée ; l’entrée de l’infirmière, au plan 19, n’est représentée qu’en reflet déformé dans un éclat de verre, et elle recommence en faux raccord au plan 20, qui, parce qu’il est cadré de beaucoup plus loin, englobe dans un échafaudage obscur, aux lignes démultipliées et enchâssées, les débris du chalet et de la boule, la main du mort, l’enfilade de portes reflétée dans un débris, et enfin la fenêtre : cette construction proliférante rappelle celle qu’évoquaient les premières vues sur Xanadu, et elle instaure une dernière équivalence entre le château et celui qui vient d’y mourir ; mais cette mort elle-même ne fut désignée que dans la perturbation de l’image, déformée par les reflets, et des mouvements, faussement raccordés. Seul le plan 21, où l’acte de l’infirmière coïncide avec sa représentation directe, signale, mais rétrospectivement, l’événement raconté ; encore le plan 22, par la similitude qui le relie aux plans 13 et 14, enferme-t-il davantage la scène dans le temps d’un récit guidé par la seule histoire de sa genèse. Certes ces quelques plans – les plans 15 à 20 – proposent sans doute les seuls exemples d’un regard de Kane, dont le point de vue direct sera toujours absent du film ; mais ce regard de Kane – regard de sa mort – ne pourra être identifié comme tel par le spectateur que lorsqu’il aura disparu – et singulièrement lorsque l’épilogue, rassemblant les morceaux épars, donnera avec le nom du traîneau la clé de l’énigme. La surdétermination du point de vue maintient ici la narration dans une indétermination sur la temporalité de l’histoire, irréductible à toute assimilation avec le temps réel : procédant par ruptures, effacements, retournements, le discours invente son propre temps, et fait de cette invention le moteur de son récit.
11Fusion de la métaphore et de la métonymie, confusion de la description et de la narration, superposition d’un point de vue inscrit dans la forme de plans isolés et d’un regard repérable à travers leur enchaînement, on peut voir là les divers signes filmiques de ce je narrateur, absent et déterminant, dont toute analyse du récit appelle la reconnaissance. Mais leur apparition au cinéma implique la mise en cause de la représentation, dont c’est toujours par analogie que la théorie littéraire fait une des composantes du récit, alors que son statut cinématographique n’offre rien, initialement, d’analogique. Si loin que le narrateur d’un roman pousse la technique du « montrer », c’est par le « dire » qu’il l’accomplira : la représentation reste de l’ordre de l’imaginaire, et l’imitation se nourrit de toute la distance qui la sépare de son modèle14. La pente naturelle du récit filmique est au contraire de montrer d’abord : et il « représente » dans la mesure où il confond l’image de la réalité et son interprétation sémantique15. Or c’est cette valeur significative qui disparaît avec l’affirmation du je narrateur. En brisant la cohérence de l’espace, et l’illusion de réalité, qui est en fait illusion d’un sens de la réalité, le montage suspend la possibilité d’attribuer une signification immédiate aux éléments représentés. La signalisation d’un parleur entraîne donc l’élimination momentanée du sens, désormais soumis à la reconnaissance d’une articulation générale. C’est par la mise en place de cette structure globale que le narrateur initial confirme sa fonction de narrateur suprême, donateur du récit parce que inventeur du sens.
12Outre la correspondance thématique déjà relevée, la disposition de l’épilogue clôture en effet la question du sens ouverte par le prologue, parce qu’elle reprend, en l’inversant, l’ordonnance des matériaux. Sur les sept plans qui le composent16, les quatre premiers, unis par un travelling avant parfois interrompu mais toujours repris, parcourent en plongée le hall de Xanadu, rempli de caisses et d’objets entassés dont la caméra se rapproche peu à peu pour montrer, au plan 2, un traîneau que, sur l’ordre du maître d’hôtel, un ouvrier jettera dans le feu au plan 3 ; tandis que la reprise du travelling, au plan 4, permet de cadrer de très près le nom du traîneau qui brûle – Rosebud. Ces quatre plans, premier mouvement de l’épilogue, reprennent donc le second mouvement du prologue, situé à l’intérieur du château ; si l’espace en est plus cohérent, la présence du narrateur persiste à travers la souveraineté d’un point de vue qui ne peut être attribué à aucun des personnages, pas même au maître d’hôtel, à qui échappe le dénouement dont il est l’instrument. Mais alors qu’un travelling arrière dévoilait la boule dans le prologue, c’est un travelling avant qui révèle ici le traîneau – le mot initialement prononcé en très gros plan devenant alors un texte écrit, en très gros plan également, au sens retrouvé ; et un déplacement de la caméra vers la droite permet au plan 3 de cadrer le four où va brûler le traîneau, comme il permit au plan 21 du prologue d’accompagner le mouvement de l’infirmière remontant le drap sur le visage de Kane : ainsi le feu où brûle le traîneau rejoint le geste qui signalait la mort. Quant aux trois derniers plans, pris à l’extérieur du château, c’est avec le premier mouvement du prologue qu’ils renouent : le plan 5, cadrant en contre-plongée Xanadu qui se détache sur un ciel orageux, correspond aux plans 7-12 du prologue, mais il substitue à la fenêtre allumée une épaisse fumée qui s’échappe de la cheminée ; le plan 6, où un travelling descendant parcourt une grille jusqu’à ce qu’il puisse cadrer la pancarte No trespassing, reprend dans l’autre sens le mouvement décrit au plan 3 du prologue ; enfin le dernier plan de l’épilogue est un écho direct du plan 6 du prologue : à gauche, même lettre K encastrée dans une grille ; même silhouette de Xanadu à droite, mais de nouveau la fumée noire a pris la place de la fenêtre. Ainsi l’épilogue s’éloigne vers l’extérieur, tandis que le prologue progressait vers l’intérieur ; de même les mouvements d’appareil, qui n’ont d’autre source possible que le regard du narrateur, remontent à rebours le chemin de l’énigme qu’ils avaient frayé. Il n’est enfin jusqu’à la situation du générique, placé après le dernier plan du film (le plan 7 de l’épilogue), qui ne resserre le filet circulaire tendu du prologue à l’épilogue : c’est ce générique qui clôt le film que nous avons ouvert au plan 1 avec le titre.
13Le cercle ainsi bouclé confirme dans sa souveraineté le rôle du narrateur, qui se réserve de dévoiler l’énigme après l’avoir posée. Mais si sa voix dispose ainsi du sens, perdu, puis retrouvé, c’est à travers un parcours que donnent à déchiffrer, dans leur ordonnance inverse, les correspondances établies entre ces deux points extrêmes – signes d’une parole que cette parole signifie à son tour. L’inversion circulaire rend plus éclatante une transformation qui touche aux indices mêmes de l’énigme, hésitant entre le verbe et la lettre : déjà le titre propose un nom, mais la mise en place de l’énigme conduit du texte – la pancarte de l’interdiction, encore lisible directement – à sa réduction symbolique – la lettre K sur la grille, qui ne peut être déchiffrée qu’à la lumière incertaine du titre ; et cet effacement sémantique triomphe dans l’avènement de la parole articulée, puisque le mot de l’énigme est lui-même, par sa structure grammaticale, une énigme. Or le retour au sens inverse l’itinéraire, remontant de ce nom, devenu texte sur le traîneau, à la pancarte, puis à la lettre K. Ainsi le verbe s’éclaire dans son inscription graphique ; mais ce passage au texte ne représente qu’une étape – le terme ultime intervenant avec la destruction par le feu : les lettres jettent une dernière lueur en brûlant, et la parole s’envole finalement en fumée, dernière transformation de la lumière qui brillait à la fenêtre. Le No trespassing qui vient ensuite reçoit alors sa juste valeur, précisément littérale ; tandis qu’il ouvrait, dans le prologue, la possibilité de sa transgression, sa reprise finale désigne, par sa place, l’inanité d’une telle tentative : au-delà de la fumée il n’y a plus rien qu’une lettre K, directement interprétable cette fois comme simple initiale, et vidée de toute valeur symbolique, sauf, peut-être, de celle que Kafka y inscrirait, ouvrant alors un autre film.
14Le retour au sens ne peut faire illusion : c’est son absence même qu’il dénonce. Il n’y avait pas de secret de Kane, tel est le seul secret révélé par le narrateur : car pour l’enfance perdue, aucun temps retrouvé. L’énigme a bien engendré le récit, mais pour se détruire elle-même ; une fois dévoilée, elle renvoie à sa propre dérision, comme à la dérision de sa quête : ici prend place ce qui sépare le prologue de l’épilogue, c’est-à-dire, en fait, tout le film – cet espace béant progressivement déserté par la voix du narrateur, et laissé libre pour une enquête dont il organisera seulement, par la disposition des différents récits, la clôture et l’échec.
15Dans sa première tentative d’interview, en effet, celle qui s’adresse à Susan, l’enquêteur essuie un refus que commente le maître d’hôtel de la chanteuse ; l’avant-dernière interview sera, réussie cette fois, celle encore de Susan, et elle sera suivie du récit d’un autre maître d’hôtel. Après le premier échec auprès de Susan prend place le témoignage écrit de Thatcher, essentiellement consacré à la fortune de Kane et à ses rapports avec son journal, l’Inquirer : il est suivi du récit de Bernstein qui le répète sous un autre angle de vue ; tandis que le récit suivant de Leland, qui évoque surtout la vie privée de Kane, est partiellement repris dans la seconde interview de Susan, qui lui fait suite. Ainsi les différents récits sont clos par la similitude des émetteurs aux deux extrémités de la chaîne, et ils se répètent deux à deux par la ressemblance de leur contenu : la voix des narrateurs représentés reste soumise à celle qui organise leurs récits, faisant dépendre de cette organisation le sens de leurs propos. Un dernier maillon complète cette disposition englobante, au-delà de laquelle il n’y a plus que le cercle tracé par le prologue et l’épilogue : c’est l’ouverture et la fermeture de l’enquête, menées en deux scènes symétriques – la première, placée juste avant que commencent les interviews, fait entendre les commentaires des journalistes dans la salle encore obscure où leur furent projetées des actualités sur la vie de Kane, et elle explique leur décision de chercher autre chose, et en particulier le sens de Rosebud, qui éclairera peut-être la personnalité de Kane ; la dernière, qui a lieu dans le hall de Xanadu, une fois terminé le dernier récit, fait à nouveau entendre leur discussion, et singulièrement les conclusions de l’enquêteur sur le puzzle rassemblé et la pièce manquante qui interdit d’aller plus loin.
16L’ensemble des récits, dont la clôture signale la vanité, n’intervient donc que pour pallier l’insuffisance d’un précédent récit – ces actualités qui suivent immédiatement le prologue. C’est en rupture complète avec lui qu’elles apparaissent sur l’écran ; musique allègre, titres indicatifs, commentaire off d’un speaker, elles offrent toutes les apparences de ce qu’elles sont, et semblent marquer une disparition complète du narrateur, dont la voix ne s’affirmerait plus que par le choix qu’il ferait, tel Dos Passos, de ne parler désormais que par collage. Or la scène qui leur fait suite – la discussion des journalistes – dément cette disparition, car elle révèle que les actualités, loin d’être à percevoir telles quelles, doivent au contraire se voir au second degré, et comme étant déjà filtrées par le regard de spectateurs, les journalistes qui sont soudain représentés : le montage final fait basculer toute la séquence sur un écran fictif, brusquement démasqué sur le côté de l’écran où se déroule la fiction ; et ce brusque déplacement signale à nouveau la présence du narrateur, manipulant, dans un montage séquentiel cette fois, la signification de la représentation. Par cette nouvelle marque d’intervention, le narrateur invite donc à lire l’ensemble des actualités comme un jalon dans la disposition d’ensemble qu’il régit. Aussi bien, malgré tous les indices formels qui témoignent de leur genre, elles appartiennent au film par leur chronologie rompue, qui fait alterner et se répéter des informations sur la vie publique et la vie privée de Kane : structure croisée, qui annonce celle des récits proprement dits, et qui, comme le film lui-même, débouche sur la projection des mots The End. Il faut alors chercher dans les actualités l’image en réduction des récits qui vont suivre. Seul le point de vue diffère : la voix qui parle ces actualités appartient à la conscience collective, construisant ici, pour l’ébranler finalement, le mythe du grand Américain ; à ce monument officiel l’enquête du journaliste opposera le mythe, non moins américain, de l’individualité préservée dont devront témoigner les différents récits émanant eux-mêmes d’individus. Or si leur témoignage récuse l’image de l’homme public et suggère un secret irréductible de la vie privée que s’épuiseraient à interpréter ses proches, c’est cette notion de vie privée que détruit à son tour l’épilogue, réduisant le secret à une condition temporelle qui joint seulement l’enfance à la mort. Ainsi la recherche d’une vision individuelle prend appui sur une critique de l’information collective ; mais elle est également désavouée par la voix du narrateur, qui les fait jouer l’une contre l’autre et les enferme dans un égal démenti.
17C’est dans cette déception des diverses fictions que s’inscrit l’histoire de la narration racontée par le film. Car la narration gouverne ici la fiction dans la mesure où elle en fait un affrontement de voix ; la prééminence de la parole instauratrice triomphe par le récit critique de son effacement devant d’autres regards – effacement dans l’ordonnance immédiate des plans, mais réinstauration par la disposition des séquences. De fait le montage de rupture disparaît après les actualités tandis que se déploie, très progressivement, l’espace homogène du plan-séquence ; mais si le narrateur supprime du même coup les signes de sa présence, c’est après avoir suscité un relais entre sa propre voix et celle des autres narrateurs. L’ombre de l’enquêteur veille en effet sur la genèse des récits, et c’est précisément par des plans-séquences que la plupart des interviews sont représentées – celles, centrales, de Bernstein, Leland et Susan ; tandis que la consultation des mémoires de Thatcher, qui les précède, se fait en quelques plans, de même que le dernier entretien avec le maître d’hôtel. Car contrairement à l’opinion répandue, les plans-séquences sont assez peu nombreux dans Citizen Kane, et la plupart accompagnent l’ouverture et la fermeture des récits centraux. Une même disposition les unit : le narrateur interviewé parle de face, mais entre lui et le spectateur s’interpose la silhouette de l’enquêteur, toujours perçu de dos, et dont la voix émerge à peine de l’ombre17. Par là l’enquête reçoit l’indice de réalité maximum, puisque aucun montage n’en recompose la temporalité, qui reste celle du temps réel ; mais sa représentation ainsi organisée transforme le narrateur épisodique en simple personnage, interrogé, et dominé, par cette ombre que le vrai narrateur a déléguée pour un temps, lui prêtant même, avant chaque interview, la mobilité de son regard pour balayer la façade des demeures ou y pénétrer par effraction18 : à cette mobilité, écho du prologue, répondent en contraste la fixité de l’interview elle-même, et l’étagement des plans à l’intérieur d’un plan unique. Ainsi se joue la scène de la narration où veille, par enquêteur interposé, le narrateur absent. Elle ne se met d’ailleurs en place que peu à peu, et pour disparaître finalement, puisque ce sont seulement les interviews centrales qui connaissent cette disposition. Allant d’un montage affiché à son absence complète pour revenir enfin à ce même montage, l’écriture dessine le parcours d’un récit parti à sa propre recherche : c’est sur la chaîne de la narration que joue l’opposition du montage, comme signe d’une parole organisatrice, et du plan-séquence, comme lieu où elle s’efface provisoirement ; et c’est seulement par rapport à cette visée narrative que peuvent être évaluées leurs fonctions respectives. Quant au contenu des récits, qui retracent divers épisodes de la vie de Kane, ils sont moins marqués par la présence du plan-séquence que par l’usage d’une profondeur de champ très accentuée, qui n’exclut pas, bien au contraire, l’utilisation du montage : mais le montage travaille cette fois à l’intérieur de scènes dont il respecte l’apparente cohérence spatiale, multipliant seulement les prises sur cet espace démesuré où se heurtent Kane et son témoin. Ainsi la profondeur de champ vient agrandir le lieu diégétique, mais la multiplicité des points de vue tracés par le montage, tantôt celui de Kane et tantôt celui du narrateur-acteur, en recompose la temporalité suivant un rythme de fiction – la coïncidence entre le temps de l’événement et celui de l’écriture servant à désigner le moment de l’enquête plus que ses résultats.
18Que raconte alors Citizen Kane, si ce n’est précisément l’histoire d’un récit à travers les vicissitudes d’une écriture ? Le traitement en profondeur de champ, où l’on a voulu voir le signe d’une identification entre le rêve du narrateur et la personnalité de Kane, est désamorcé par les scènes en plan-séquence, et sans grande profondeur de champ, qui l’enferment, et soumettent la fiction à sa recherche ; mais cette recherche elle-même est le lieu d’un débat entre des voix diverses – celle d’une société et celles de ses individus – dont la parole du narrateur règle l’affrontement et la mutuelle relégation.
19Reste à interroger cette parole même qui affermit son triomphe avec la négation des mythes qu’elle avait suscités. Si son travail critique ne peut être mis en doute, dans l’ordre de l’idéologie comme dans celui de l’esthétique, elle-même échappe à tout retour auto-critique : la dévalorisation des différents narrateurs renforce la position occupée par le narrateur invisible, maître du sens jusque dans son absence ; et c’est à la découverte de cet unique parleur que mène finalement toute recherche de signification. Une telle découverte délimite avec précision le système du film, et son apport : pour déjouer le code de la transparence et l’idéologie de l’être qu’il supporte, il fallait l’invention d’une voix que son origine scripturale soustrait au mécanisme représentatif mis en cause. L’efficacité d’un recours aux méthodes pratiquées dans l’analyse du récit littéraire confirme la source textuelle de cette écriture qui, en multipliant les signes de narration, bloque le fonctionnement de l’histoire proprement dite et invite à déchiffrer le film au niveau de son engendrement. De la coupure inscrite entre l’histoire et son récit émerge alors la figure d’un auteur tout implicite, et sans racines personnelles ; et c’est dans l’inauguration d’une fonction poétique qu’il trouve, avec les marques de sa présence, la justification de son existence, fondant la reconnaissance du film comme texte par la mise en évidence de la parole qui le produit.
Notes de bas de page
1 L’origine de l’article est une recherche que nous avons menée à l’université de Vincennes dans le cadre d’un séminaire interdisciplinaire, rassemblant des enseignants et des étudiants autour de quelques problèmes de récit. Nous remercions ici les participants de ce séminaire dont les questions ou interventions ont accompagné l’élaboration de ce travail.
2 Cf. André Bazin, « L’évolution du langage cinématographique », dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, 1958, t. I. p. 143-144.
3 Ainsi lorsque Bazin analyse la fonction du plan-séquence dans Citizen Kane, c’est en réalité de la profondeur de champ qu’il parle ; car beaucoup des exemples cités par lui renvoient à des plans longs et profonds certes, mais qui ne constituent que des fragments de scène, la totalité de la scène étant en réalité composée par le montage de plusieurs de ces plans.
4 Voir en particulier, dans le numéro 6 de la revue Cinéthique, l’article de Gérard Leblanc intitulé « Welles, Bazin et la R.K.O. ». L’auteur y reprend plusieurs éléments de l’analyse opérée par Bazin, mais en procédant à une critique de leurs implications idéologiques, qui se trouvent, du même coup, mises au compte du film lui-même.
5 Certes cet aspect du film n’est pas le seul étudié dans les analyses que nous venons de mentionner ; mais il y est retenu comme critère déterminant pour l’évaluation idéologique de l’œuvre.
6 Nous nous référons ici aux distinctions et à la terminologie proposées par Wayne Booth, suivant le texte « Distance et point de vue » reproduit dans Poétique, no 4, p. 514-515 en particulier. Voir aussi sur ce point les précisions apportées par l’article de Françoise Van Rossum-Guyon, « Point de vue ou perspective narrative », ibid.
7 Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman, Seuil, 1967, p. 83.
8 Exception faite, dans certains récits, d’un bref retour au moment de la narration, qui sert surtout à ménager une transition avec l’épisode suivant inclus dans ce même récit.
9 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Seuil, 1970, p. 171.
10 C’est faute d’un autre terme que nous avons retenu le nom de « parleur » pour désigner l’origine de cette voix non phonétique, perceptible seulement dans l’organisation du montage, et qui remplit une fonction analogue à celle du je implicite accompagnant tout objet de récit ; nous l’opposons au « locuteur » entendu comme émetteur des paroles articulées enregistrées sur la bande sonore.
11 Les plans du prologue ont été numérotés de 1 à 22, ceux de l’épilogue de 1 à 7. Nous avons considéré comme premier plan du film celui qui donne le titre.
12 Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Minuit, 1963, p. 63 sq.
13 Notons d’ailleurs que ce signal lumineux introduit en outre une fausse piste diégétique ; il suggère un événement, qui ne pourrait être que la mort de Kane ; or Kane meurt quatre plans plus loin, après avoir dit le fameux Rosebud.
14 Voir les remarques de Gérard Genette sur mimésis et diégésis dans « Frontières du récit », Figures II, Seuil, p. 49-69.
15 D’où la critique idéologique du cinéma comme intrinsèquement lié à ce système représentatif ; mais c’est précisément faire d’un matériau une essence, ce que dément tout exercice du montage qui travaille à rompre l’homogénéité de la représentation.
16 Le passage à l’épilogue est déterminé par le départ de l’enquêteur, avec qui disparaît le point de vue de l’enquête ; le retour à l’écriture du prologue se manifeste dans le passage de ce plan 0 au plan 1 de l’épilogue : des structures plastiques analogues unissent en fondu des objets différents, les journalistes qui partent, vus de très haut et de très loin, et les caisses amoncelées dans une disposition semblable, et qu’un travelling va parcourir, de très haut et de très loin également.
17 Sur les onze plans-séquences recensables dans le film, huit portent sur les interviews des narrateurs. Les trois autres, qui concernent des épisodes racontés par eux, précèdent ou suivent immédiatement des scènes d’interview : leur présence facilite le passage du plan de la narration au plan de ce qui est narré, non sans introduire quelque brouillage et une possible fusion entre ces deux niveaux.
18 Toutes les interviews sont introduites par des mouvements d’appareil très marqués, qui accompagnent et prolongent le regard de l’enquêteur examinant la façade d’un immeuble avant d’y pénétrer ; ils reprennent dans des combinaisons variées les travellings qui parcouraient la grille ou dévoilaient la boule dans le prologue.
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