Le « temps malade » de Montaigne : Thérapeutique des Essais
p. 29-40
Texte intégral
La fin du chirurgien n’est pas de faire mourir la mauvaise chair : ce n’est que l’acheminement de sa cure. Il regarde au delà d’y faire renaistre la naturelle et rendre la partie à son deu estre.
Essais, De la Vanité, III, 9, C, 9581
Le « Temps malade »
1La lecture métaphorique que propose ici Montaigne de son temps blessé, cancéreux, « malade », figure au chapitre De la Vanité, consacré au « voyage » au sens existentiel, comme figure de l’existence2, et dans un développement où l’auteur expose que, parmi ses raisons de voyager se trouve le besoin de s’éloigner un moment d’un pays ensanglanté et foncièrement perverti par la guerre civile :
L’autre cause qui me convie à ces promenades, c’est la disconvenance aux meurs presentes de nostre estat (...) Je vois, non une action, ou trois, ou cent, mais des meurs en usage commun et reçeu si monstrueuses en inhumanité sur tout et desloyauté, qui est pour moy la pire espece de vices, que je n’ay point le courage de les concevoir sans horreur... III, 9, B, 956.
2Le propos cité en épigraphe, sur le chirurgien et le sens juste de sa « cure », est de la dernière couche d’écriture des Essais. Il précède de peu la mort de Montaigne. Il est contemporain de la phase ultime, la plus démente, de ces guerres dites de religion : la « guerre de la Ligue », dont le paroxysme déclenche l’insertion de passages exaspérés, désespérés dans De la Vanité, De mesnagersa volonté, De la Phisionomie.
3Or, de même que, dans sa conception de la maladie du corps, loin de recourir, pour l’expliquer, à la « Contre-Nature » invoquée par la plupart de ses contemporains, par des médecins notamment, Montaigne retournant l’idée reçue, l’observe comme un phénomène naturel, de même, dans sa conception du mal social, il ne se réfère ni au « péché », ni au « vice » selon les dogmes des Églises ou des écoles, mais à la guerre, véritable « peste » de son temps, et à la cruauté, ce « monstre » qu’il abomine3.
4Ce ne sont pas les seuls retournements révélateurs opérés par Montaigne. Sous sa plume, des figures redoutées, humiliées ou honnies deviennent des modèles humains. Ce prince, déclaré par l’Église « apostat », allie aux vertus d’un grand politique celles d’une sorte de saint : c’est l’empereur Julien, dont l’écrivain célèbre la justice, l’humanité, la chasteté, la mort grandiose. Ces Indiens, traités de « barbares », sont porteurs d’authentiques valeurs de civilisation, que leurs conquérants bafouent. Ces Juifs persécutés ont la grandeur de la fidélité à leur foi, quand la perfidie, la cupidité, la cruauté sont le fait de leurs persécuteurs, princes d’Espagne et de Portugal4 Ce ne sont pas non plus les faits d’armes de la guerre civile que Montaigne glorifie, mais la mort digne de simples paysans pestiférés, qu’il égale à celle de héros antiques5.
5Dans cet âge du paradoxe qu’est la Renaissance, d’Erasme à Béroalde de Verville, Montaigne présente, dans ses processus d’analyse, le travail du paradoxe intégral : le retournement.
6Cette méthode d’interrogation radicale des faits et des idées, il l’expose dans un de ses tout premiers chapitres, De la coustume et de ne changer aisément une loy reçeue : il y demande « d’arracher », comme il dit, le « masque » de vérités reçues indubitablement qui n’ont pourtant « appuy qu’en la barbe chenue et rides de l’usage qui les accompaigne » (I, 23, A, 117).
7Un tel procédé d’investigation est déjà par lui-même thérapeutique pour ce qu’il comporte de libération. Chez Montaigne, il est de surcroît l’une des sources de la beauté de son texte, c’est-à-dire de son efficacité. Il atteint un des effets majeurs du « maniérisme » de la Renaissance : la surprise. Dans le grand « maniérisme », le premier, la surprise n’est pas artifice : elle est interrogation et découverte. Ainsi chez Montaigne, du retournement. Le jeu de contrastes qui, le plus souvent, l’accompagne, comme dans le « maniérisme » encore, donne à cette mise en œuvre une évidence lumineuse.
8C’est par là encore que le texte de Montaigne est thérapeutique. Il se garde d’être péremptoire. Il pose la question. Il indique la réponse. Dans la pédagogie du regard que pratiquent les Essais, le retournement sert tout ensemble l’épistémologie et l’expressivité : l’effort de la connaissance, sa tension, l’intensité de sa mise en forme.
La « santé »
9Montaigne aime la « santé » : c’est une de ses principales références6. Il l’associe à un état tout à la fois d’équilibre, d’harmonie, de « mesure », et d’abondance, d’expansion, de totale liberté. Elle est, comme chez Rabelais, joie. Elle est en particulier chez Montaigne le plaisir amoureux et la création poétique, que, sans être pourtant platonicien, Montaigne identifie avec Erôs7.
10Cette « santé » multiple est en effet dans les Essais une sorte de cinquième - fureur » : une source d’énergie heureuse, une euphorie lucide. Car Montaigne ne dissocie pas « santé » et » jugement ». Voici une formule explicite à cet égard8 : « Le voir sainement les biens tire après soi le voir sainement les maux ». (De l’Expérience, III, 13, C, 1111)
11Phrase essentielle : seul un regard ainsi éduqué peut orienter correctement une analyse du mal et la thérapeutique appropriée.
12C’est bien pourquoi Montaigne met constamment l’accent sur « des exemples de vie pleins et purs »9, au sens où il l’entend : richement et diversement humains, bons à plusieurs « plis », authentiques à plusieurs « étages » et, par cela même, pleinement « naturels » : Epaminondas, Socrate, Alcibiade, Julien l’Apostat, Pyrrhon.
13Son temps se complaît dans des visions apocalyptiques : il les refuse toujours, de par la vertu d’un double relativisme historique et géographique, que son humour traduit ainsi :
À voir nos guerres civiles, qui ne crie que cette machine se bouleverse et que le jour du jugement nous prent au collet, sans s’aviser que plusieurs pires choses se sont veuës, et que les dix mille parts du monde ne laissent pas de galler le bon temps cependant (...) À qui il gresle sur la teste, tout l’hemisphere semble en tempeste et orage... De l’Institution des enfans, I, 26, A, 157.
14Mais cette phrase est de 1580. La lucidité de Montaigne comporte aussi par phases du désespoir : lorsque, par exemple, il constate, dans De la Phisionomie, la contagion du mal chez les meilleurs et s'écrie :
Nous avions assez d’ames mal nées sans gaster les bonnes et genereuses. Si que, si nous continuons, il restera malayséement à qui fier la santé de cet estat, au cas que fortune la redonne. De la Phisionomie, III, 12, B, 104210.
15Une absolue détresse colore en particulier les visions noires de certaines des additions ultimes, comme celle-ci : « Il semble que les astres même ordonnent que nous avons assez duré outre les termes ordinaires... » (De la Vanité, III, 9, C, 961-962). Ce fatalisme sombre surprend chez Montaigne : mais c’est qu’alors le pays est en danger d’être déchiré, pulvérisé, menacé, dit Montaigne, de « dissipation et divulsion »11.
16Un tel pessimisme historique pénètre aussi Des Coches. Mais, précisément, Des Coches célèbre une Apocalypse : celle de l’Amérique indienne, par la « boucherie universelle », par « le fer et le feu » de la Conquête12, selon les prévisions mêmes de l'astrologie aztèque : « Ainsi jugeoient-ils, ainsi que nous, que l’univers fut proche de sa fin, et en prindrent pour signe la desolation que nous y apportames » (Des Coches, III, 6, B, 913-914). C’est encore dans Des Coches que Montaigne propose l’étrange vision de notre monde frappé d’hémiplégie : car la décadence et la mort en affectent alternativement l’un ou l’autre continent, l’une ou l’autre partie : « L’univers tombera en paralisie13 ; l’un membre sera perclus, l’autre en vigueur » (III, 6, B, 909).
17La lucidité de Montaigne revêt donc elle-même alternativement les tonalités de l’ombre et de la lumière. Sa foi dans la Nature, sa conception de la « santé » semblent parfois relever plus du désir et de l’imaginaire, plus de l’intention thérapeutique sur soi-même et sur son temps, plus de la poésie que de l’analyse rigoureuse et de la prévision.
18Toujours est-il que le relief de cette vision contrastée s’inscrit pleinement dans un « naturalisme » qui est bien autre chose que « l’optimime » auquel on ramène parfois la Renaisssance. La Renaissance entière, et particulièrement Montaigne, qui la porte jusque, exclusivement toutefois, aux frontières du « baroque », est pénétrée d’inquiétude et de l’anxieuse ambivalence de l’espoir et du bien constamment menacés.
Thérapeutiques refusées
19Dans le tissu multiple des Essais, à travers leurs références à l’Antiquité et leur « montage optique »14 d’opinions diverses, se profilent les idéologies qui inspiraient les différentes solutions préconisées en ce siècle où la pensée politique fut en France d’une extrême fécondité mais, à la fin, en voie d’extrême rétrécissement. Voyons seulement ici pourquoi Montaigne refuse aussi bien les mesures d’opportunisme que les mesures de violence.
20Le premier reproche qu’il adresse à ses contemporains est leur insuffisante analyse du problème :» (...) combien ils sont qui se puissent vanter d’avoir exactement recogneu les raisons et fondements de l’un et l’autre party ?... » Les mesures superficielles adoptées ne sont pas seulement inefficaces : elles aggravent le mal :
Il advient de la leur, comme des autres medecines foibles et mal appliquées : les humeurs qu’elle vouloit purger en nous, elle les a eschaufées, exaspérées, et aigries par le conflit, et si nous est demeurée dans le corps. Elle n’a seu nous purger par sa foiblesse, et nous a cependant affoiblis, en maniere que nous ne la pouvons vuider non plus, et ne recevons de son operation que des douleurs longues et intestines. De la coustume et de ne changer aisément une loy reçeue (I, 23, B, 122)
21À l’inverse, les « drogues mortelles »15 du cautère, de la purge et de la saignée, préconisées par le parti de la haine et de la guerre, la Ligue, directement mise en accusation dans De la Phisionomie, sont écartées avec véhémence : Montaigne dénonce « qu’on face violence au repos de son pays pour le guérir »16, qu’on tolère même l’idée de « l’amendement qui couste le sang et la ruine des citoyens »17. Voici encore, dans De la Vanité cette fois, une de ses terribles formules contre les « innovations » drastiques de chirurgiens fous : ce sont gens « qui pour descrasser effacent, qui veulent amender les defauts particuliers par une confusion universelle ; et guarir la maladie par la mort ». (De la Vanité, III, 9, C, 958)
22Suspecte aussi, aux yeux de Montaigne, la médication, d’allure pourtant naturelle, rationnelle, de la dérivation, par une guerre étrangère ou telle croisade18, des « humeurs peccantes qui dominent pour cette heure nostre corps », comme il l’écrit dans Des mauvais moyens employez à bonne fin (II, 23, A, 683) : car, précise-t-il, « je ne croy pas que Dieu favorisat’ une si injuste entreprise, d’offenser et quereler autruy pour notre commodité » (ibid.)19.
23Quant aux remèdes qui ne concernent apparemment que l’homme intérieur, mais qui, en vérité, s’apparentent profondément aux précédents et portent en eux les résurgences d’un temps révolu et de « l’infélicité des Gots », comme disait Rabelais, Montaigne les conteste encore plus radicalement. L’un, le refuge dans une résignation dite « philosophique » et dans une indifférence pseudo-stoïcienne, est taxé par lui de « ladrerie spirituelle »20. L’autre, issu conjointement du rigorisme de la Réforme et des surenchères catéchisantes de la Contre-Réforme, nouveau terrorisme intellectuel et moral, qui honnit le corps, châtie ses plaisirs, répand l’horreur ou la peur de la vie et de la Nature en soi-même et en autrui, Montaigne lui oppose, directement, les essais qui justifient et célèbrent le plaisir, Sur des vers de Virgile notamment, qui expliquent la dignité et la vérité du corps, De l’Expérience entre autres, mais, profondément, toute sa réflexion, son livre entier.
Thérapeutique des Essais
24Ce n’est pas une guérison ponctuelle, mais une guérison en profondeur que visent en effet les Essais. Montaigne l’assure : « la descharge du mal present n’est pas guarison, s’il n’y a en general amendement de condition ». (De la Vanité, III, 9, B, 958). Son langage même est un langage de guérison, qui s’adresse à tout l’homme, et à tous les humains, Montaigne ne refusant - mais résolument – que l’esprit de système, le mensonge, la cruauté : tout ce qui mutile et détruit21.
25Contre les prétentions de l’esprit et ses dogmatismes, Montaigne s’inspire – c’est encore de ses retournements lumineux – des leçons du corps. Pour défendre l’intégrité de la personne humaine, ce sont les droits du corps qu’il soutient avec insistance. « Déchirer » l’homme « tout vif »22 entre son corps et son esprit, c’est le menacer foncièrement, et c’est, en vérité, non pas le grandir, mais l’avilir. À l’animal humain, « ce monstrueux animal qui se fait horreur à soi-même »23, Montaigne rappelle que c’est la Nature, la vie même, qui parle à travers son corps.
26Par une démarche parallèle à celle-ci, s’affirme aussi l’unité du genre humain. Les Indiens des Cannibales savent la traduire : « ils ont une façon de langage telle, qu’ils nomment les hommes moitié les uns des autres ». (Des Cannibales, I, 31, A, 214). Plus encore, le Montaigne de De la Vanité trouve dans le voyage une source de multiplication du moi, d’extension de son identité à travers tous les autres, car le voyage propose au voyageur « la diversité de tant d’autres vies, fantasies et usances, et luy (fait) gouster une si perpetuelle varieté des formes de nostre nature ». (De la Vanité, III, 9, B, C, 973-974)
27Sous le regard de Montaigne et de façon naturelle, se justifient la nécessité, la complémentarité de chacun des éléments de l’individu et de l’humanité ; sous ce regard, s’effacent la menace et jusqu’à la notion de l’étranger ou de l’étrangeté.
28Un autre principe du profond travail de réconciliation des Essais est le « distingo » de Montaigne : c’est, explique-t-il, « le plus universel membre de ma Logique »24.
29Le défaut majeur, le seul responsable, peut-être, du malheur humain, est l’esprit de système, dans sa prétention, dans ses généralisations ; c’est, au sens plein, la scolastique, dont le retour détruit la Renaissance. Montaigne dénonce constamment les « doctes »,les» doctrines »,les» dogmatistes » : les systèmes et les certitudes. Il ne s’agit pas de « scepticisme » mais au contraire d’un examen toujours maintenu, d’une enquête toujours ouverte, d’une vigilance toujours en éveil. Alors on voit, par exemple, que ces maudits, déclarés « sorciers », sont moins « boiteux » et moins criminels que les savants démonologues qui leur font la chasse et qui, sur la foi de leurs propres « conjectures » en font « cuire un homme tout vif »25. Alors on démasque l’imposture des prétendus professionnels de la santé physique et morale et de leurs prescriptions péremptoires :
Les arts qui promettent de nous tenir le corps en santé et l’ame en santé, nous promettent beaucoup ; mais aussi n’en est-il point qui tiennent moins ce qu’elles promettent. Et en nostre temps, ceux qui font profession de ces arts entre nous en montrent moins les effects que tous autres hommes. On peut dire d’eus pour le plus qu’il vendent les drogues medicinales ; mais qu’il soyent medecins, cela ne peut on dire. De l’Expérience. III, 13, B, 107926.
30La vigilance doit s’exercer à l’égard de l’esprit lui-même, de sa tendance innée à s’asservir dans une pensée unique ou sous une seule étiquette, à se complaire alors dans son propre désir, voire dans un fantasme - nous dirions dans sa paranoïa. À ce titre, le chapitre « De mesnager sa volonté » porte sur son temps un terrifiant diagnostic de délire, de démence. Ce diagnostic se traduit par des images de pathologie physique et mentale, telles que « ulcères », « fièvre », « malignité », « têtes malades ». L’esprit de guérison s’exprime, lui, par des images d’analyse, de clairvoyance et de maîtrise27.
31Contre ces périls, Montaigne présente des portraits-phares, emblématiques de sa propre démarche, de l’enquête de ses « essais » : le Pyrrhon de l’Apologie de Raimond Sebond, et son « épéko », « je suspends »28 ; le Socrate des derniers chapitres du livre III, et son « inscience »29.
32Il présente, surtout, son autoportrait, « échantillon », comme il dit, d’humanité totale et foncièrement réconciliée : miroir pour le lecteur, qui se réconcilie lui-même dans cette image. Ainsi s’affirme, de chapitre en chapitre, la fonction thérapeutique de l’autoportrait qui se compose progressivement à travers les Essais et se reconstitue de même sous le regard du lecteur. L’autoportrait de Montaigne confirme l’œuvre d’harmonisation de tous les Essais.
33D’une grande force et d’une grande beauté sont les échanges, qui se multiplient à travers le livre, entre les portraits des héros de Montaigne et son autoportrait.
34Au delà encore des lois du corps et du règlement de l’esprit, c’est par rapport au langage et dans l’univers que prend tout son sens l’entreprises des Essais.
35Montaigne donne à la parole le plus éminent dès statuts : celui de l’engagement, du pacte humain. Il écrit, dans Des Menteurs : « En vérité, le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole » (I, 9, B, 36).
36Il est clair que c’est là l’assise majeure d’un livre qui s’engage, dès l’abord, sur sa » bonne foi ».
37Non moins émouvant, inscrit qu’il est dans le chapitre De la Cruauté, le rappel de l’appartenance de l’espèce humaine au monde des corps et de la terre :
(Je) me demets volontiers de cette royauté imaginaire qu’on nous donne sur les autres créatures.
Quand tout cela serait à dire, si y a-il un certain respect qui nous attache, et un general devoir d’humanité, non aux bestes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grace et benignité aux autres creatures qui en peuvent estre capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. (II, 11, A, 435)
38La « cure » des Essais est infiniment subtile. Pour « amender » ses contemporains, lui qui croit en la « santé », Montaigne opère en maintenant son interrogation comme « essai » même de la pensée avec ses retournements révélateurs. S’il propose de l’Histoire une vision mobile et contrastée, c’est pour refuser cependant les médications dictées par la méfiance et par la peur, et développer au contraire, par les portraits de ses héros, et à travers son autoportrait, des exemples de réconciliation du moi, de son accomplissement dans son humanité même.
39La « guérison » des Essais comporte bien d’autres éléments, où se combinent toujours l’exigence critique et la pensée morale, l’examen scientifique et la recherche de l’expressivité.
40L’essentiel reste, je crois, cette double assise : le sens du juste et le sens de la vie ; ou encore le respect de la parole véritable et l’amour du vivant. C’est le langage d’analyse et de sympathie, d’amitié que parle Montaigne pour guérir son « temps malade » de systèmes ennemis et de traîtrises, de sectarismes et de persécutions, de cruauté, de haine de soi-même, de haine.
Notes de bas de page
1 Essais, éd. Villey-V. L. Saulnier, PUF, 1965. A = Essais de 1580 ; B = Essais de 1588 ; C = éd. posthume.
2 Voir la riche polysémie de l’image de la « route » qui le parcourt.
3 Voir ma précédente étude, « Corps physique, corps social : la maladie et sa métaphore chez les contemporains de Montaigne et dans les Essais ».
4 Voir respectivement De la liberté de conscience, Des Cannibales et, dans Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l’opinion que nous en avons (I, 14), les pp. 53-54 de l’éd. citée, texte C.
5 Voir De la Phisionomie, pp. 1048-1049.
6 Voir « Corps physique, corps social... », cité, en particulier sur le double courant métaphorique maladie/santé qui traverse le chapitre De la Phisionomie.
7 Voir Sur des vers de Virgile, en particulier la p. 873.
8 Rappel d'autres formules très fortes : « Je veux estudier la maladie quand je suis sain » (III, 9, B, 979), ou : « La santé m’advertit, comme plus alaigrement, aussi plus utilement que la maladie », III, 2, C, 816.
9 III, 13, C, 1110.
10 Suit, par la bouche de Virgile, un appel en faveur d’Henri de Navarre : « Hunc saltem everso Juvenem succurrere seclo/Ne prohibite ». (« Du moins n’empêchez pas ce jeune héros de venir au secours d’une génération qui menace ruine ».)
11 Voir la phrase entière III, 9, C, 961-962.
12 III, 6, B, 913.
13 Hémiplégie.
14 Sur la « méthode optique » de Montaigne, voir G. Nakam, Montaigne et son temps, Les événements et les Essais, Nizet, 1982, pp. 227 et suiv. de la Conclusion.
15 III, 12, B, 1043.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Par exemple La Noue prône à cet égard une croisade contre les Turcs.
19 Montaigne ajoute en 1588 une citation de Catulle qui formule l’idée de façon encore plus explicite et vigoureuse : Nil mihi tam valde placeat, Rhamnusia virgo, / Quod temere invitis suspiciatur heris (« O Némésis, accorde-moi de ne désirer aucune chose si vivement que je sois assez inconsidéré pour l’enlever de force à son possesseur »). II, 23, B, 683
20 « Les ames qui par stupidité (engourdissement) ne voyent les choses qu’à demy jouyssent de cet heur que les nuisibles les blessent moins : c’est une ladrerie spirituelle qui a quelque air de santé, et telle santé que la philosophie ne mesprise pas du tout. Mais pourtant ce n’est raison de la nommer sagesse, ce que nous faisons souvent ». (III, 10, B, 1014)
21 Il est impossible d’évoquer même seulement ici les idées politiques et morales de Montaigne. N’oublions pas que celui qui parle dans les Essais est aussi – était d’abord – un homme politique, un homme d’État dont la vocation n’a pu s’accomplir à son gré. Voir Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps, Nizet, 1984.
22 « Pouvons nous pas dire qu’il n’y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement ny corporel ny spirituel, et que injurieusement (injustement) nous dessirons un homme tout vif... » (Sur des vers de Virgile, III, 5, B, 892-893).
23 « Quel monstrueux animal qui se fait horreur à soy mesme, à qui ses plaisirs poisent ; qui se tient à mal-heur ! », III, 5, B, 879.
24 De l’inconstance de nos actions, II, 1, 335, B.
25 « Après tout, c’est mettre ses conjectures à bien haut pris que d’en faire cuire un homme tout vif », (Des Boyteux, III, 11, B, 1032).
26 L’édition de 1588 précisait : à les voir, et ceux qui se gouvernent par eux » (note de l’éd. Villey-Saulnier).
27 Sur ces images, voir notre étude du chapitre De mesnager sa volonté dans Les Essais... miroir et procès, cit., pp. 445 et suiv.
28 « Leur (des Pyrrhonniens) mot sacramental c’est ’épéko’ c’est-à-dire je soutiens, je ne bouge (...) Ils se servent de leur raison pour enquerir et pour debatre, mais non pas pour arrester et choisir » II, 12, A, 505.
29 « ... Et ne traicte à point nommé de rien que du rien, ny d’aucune science que de celle de l’inscience ». (De la Phisionomie, III, 12, C, 1057).
Auteur
Université de la Sorbonne Nouvelle
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