La thérapeutique par le rire dans la médecine du xvie siècle
p. 13-27
Texte intégral
1La tradition de la thérapeutique par le rire remonte à l’Antiquité et au Moyen Âge. Elle puise à la fois à des sources populaires et savantes.
2La littérature médiévale en offre maints témoignages. Le guérisseur de carrefour, le bateleur qui vend des remèdes infaillibles dans les marchés et dans les foires, suscitant à la fois la curiosité et le rire des chalands par sa verve, s’apparente au valet des farces. C’est un personnage familier du théâtre comique. Le récitant du Dit de l'Herberie de Rutebeuf se présentait déjà comme un « mire » (médecin). La Fille basteliere, chambrière d’un bateleur, vante joyeusement ses remèdes recueillis à travers tous les pays du monde, et son savoirfaire :
Se la personne estoyt gouteuse
Ou desus la partye honteuse
Soudainement seroyt guerye
Devant que partir de mes mains1.
3Le valet de Maistre Grimache, auteur de la médecine qui guarit de tous les maux2 emploie la même tactique, comme le « trialeur » de la Farce à troys personnages3, rapportant des herbes de Terre Sainte, ou de royaumes lointains. L’alchimiste, l’apothicaire, jouent souvent de véritables scènes de comédies (dont les supercheries ne sont pas absentes) pour divertir leurs clients et mieux tirer parti de leur crédulité.
4Le médecin régulier, du XIIe au XVe siècle, se distingue encore bien mal, à vrai dire, de tous ces bonimenteurs dont Rabelais retrouvera le ton dans ses prologues. Et si au XVIe siècle, le bateleur déploie la même virtuosité comique que son prédécesseur, son vocabulaire s’accroît d’un arsenal de drogues nouvelles plus riche et plus varié (mercure, électuaires) aux effets merveilleux, dont la composition surprenante ne diffère guère de celle de la pharmacopée orthodoxe, comme le montrent certains chapitres de la Maison rustique : œuvres de deux grands médecins français, Ch. Estienne et J. Liébault4. À l’utilisation de ces remèdes, s'ajoute celle des lectures pieuses de rigueur, mais aussi d’ouvrages plaisants, récits héroïques ou anecdotes facétieuses que le médecin débite volontiers s’il est appelé auprès d’un grand seigneur. Fort suggestif à cet égard est le témoignage apporté par Sébastien Colin dans sa « Declaration des Abuz et tromperies que font les Apothicaires » (1553). Il y met en scène un médecin poitevin, de belle apparence, beau parleur, habile à recourir au mime et à la danse pour distraire le fiévreux ou le goutteux. Et S. Colin de s’indigner :
Aucuns médecins sont bien venuz par ce qu’ils sçavent danser, jouer, les uns pour réciter les fabulosités d’Amadis et déclairer les portraictz de Pollyphile, Roland le Furieux, Huon de Bordeaulx et les fables d'Ysope5... Si ainsy est que l’acte du Medecin est de guerir les malades en ensuyvant les preceptes de son art, comment pourra il trouver les scopes et indications de guerir par les fables, dans ces jeux et gambades ?
5Colin blâme sans doute ces pratiques qui font du médecin un bateleur, mais ajoute :
combien que l’office de médecin soit de guerir son malade asseurement bien tost et joyeusement, joyeusement ne s’entend pas qu’il faille que le médecin soit danceur, bateleur, gambadeur, joueur, fabulateur.
6Une telle médecine, qu’il appelle « médecine de velours », est condamnable à ses yeux par ce qu’elle se borne à apporter la diversion au lieu de la guérison, et que le compère est un ignorant. Il n’empêche que Colin apprécie l’office du médecin accompli dans la gaieté.
7Ignare ou charlatan, ou les deux à la fois, bonimenteur populaire ou amuseur de cour, le médecin tient souvent le rôle d’un ridicule dans les nouvelles françaises ou italiennes, ainsi que dans les soties et dans les farces. Mais dans certaines, l’image du médecin est celle d’un sage sans illusion qui n’ignore pas la dépendance étroite du corps et de l’esprit, et le poids de l’espérance dans la guérison. Et la farce a trois personnages « Deux gallants et une femme qui se nomme santé »6, établit une alliance fondamentale entre santé et gaieté :
Qui n’a santé, il n’a rien
Qui a santé, il a tout
8assure l’un des galants,
Je ne désire
En ce monde qu’avoir santé
Et demeurer joyeusement
Pour vivre en plaisir et liesse.
9La médecine grecque, appuyée sur les principes d’Hippocrate et de Galien, accorde une importance décisive à l’action psychologique du médecin sur le malade auquel il doit s’efforcer de complaire. Gagner sa confiance est indispensable pour amener le patient à coopérer avec lui, c’est-à-dire à accepter ses prescriptions dans le combat qu’il mène contre la maladie. Rien ne doit être négligé pour rassurer le malade, en se réglant sur ses goûts et en s’adaptant à son tempérament. La foi dans l’art du médecin pour soutenir la nature s’allie à la certitude que « l’âme domine le corps » (Joubert). D’où une thérapeutique qui préconise de soigner l’âme avant le corps pour débusquer les passions cachées derrière les maux physiques.
10La médecine humaniste, qui reprend les principes de la médecine antique, lui emprunte sa conception de la maladie, et du rôle du médecin. Rabelais, dans le Prologue du Quart livre, précise et éclaire la doctrine d’Hippocrate. Il rappelle le portrait que celui-ci donne du médecin, portrait minutieux,
en gestes, maintien, reguard, touchement, contenence, grace, honesteté, netteté de face, vestement, barbe, cheveulx, mains, bouche, voire jusques à particulariser les ongles, comme s’il eust jouer le rolle de quelque Amoureux ou Poursuyvant en quelque insigne comoedie, ou descendre en camp clos pour combattre quelque puissant ennemy. De fait, la practice de médecine bien proprement est par Hippocrates comparée à un combat et farce jouée à trois personnages, le malade, le médecin, la maladie7.
11Assimilé à un acteur qui compose son personnage, « déguisé en face et en habits », le médecin revêt un vêtement qui combinera la majesté et l’élégance et pourrait répondre comme Petrus Alexandrinus...
Ainsi me suis-je accoustré, non pour me gorgiaser et pomper, mais pour le gré du malade lequel je visite, auquel seul je veulx erntierement complaire, en rien ne l’offenser ne fascher8.
12En accord avec la médecine humaniste, Rabelais perpétue ainsi la tradition du rire médical en rapprochant du théâtre le « jeu » de la médecine. Susciter la confiance du malade ne paraît pas moins nécessaire à L. Joubert qui consacre un chapitre de ses Erreurs populaires à en démontrer l’effet bénéfique (liv.I. ch.XIV De combien sert la confiance du malade au médecin), tant a de pouvoir, dit-il, la force de l’imagination. La venue seule de l’homme de l’art suffit souvent à améliorer l’état du malade. Rabelais en précise la portée par deux portraits en contraste : « Le minois du médecin, chagrin, étriqué, rébarbatif, catonian, mal plaisant, mal content, severe et rechigne » contriste le malade, tandis que la « face joyeuse, seraine, gratieuse, ouverte, plaisante, resjouist le malade. Cela est tout esprouvé et très certain »8. Et de s’interroger : est-ce par ce que l’humeur du médecin fait préjuger de l’issue de la maladie (l’humeur joyeuse présageant la guérison), est-ce parce qu’il y a « transfusion » (transmission) des sentiments du médecin au malade ? Telle est du moins l’opinion de Platon et d’Averroès. La joie et l’inquiétude étant communicatives, la mine et l’allure du médecin exercent une influence décisive sur les sentiments du patient.
13Si la gaieté a valeur de remède, on conçoit l’intérêt porté par les érudits de la Renaissance – ce sont presque tous aussi des médecins – au problème du rire. Erasme, J.C. Scaliger, Cardan, Frascatorio, Valleriola, Decolampadius, Viret, Vivès, pour ne citer que les plus célèbres, ont cherché à analyser sa nature, ses causes, ses effets, sa signification et sa valeur thérapeutique. Mais c’est Laurent Joubert qui formule en France la théorie du rire et du comique la plus claire et la plus élaborée dans son Traité du Ris (1579). L. Joubert, né à Valence en 1529 étudie la médecine à Montpellier. Il est l’élève de Rondelet (le Rondibilis de Rabelais), auquel il succède à sa mort à la demande des étudiants. Chancelier de la faculté de médecine, premier médecin de Catherine de Médicis, puis médecin ordinaire du roi, L. Joubert, dans la tradition des grands médecins humanistes, est l’auteur d’ouvrages nombreux en latin et en français, dont le plus connu est celui des Erreurs populaires. Son Traité du Ris, contenant son essence, ses causes et ses mervelheux effais, curieusement recherchés, raisonnés et observés »9, fruit de vingt-cinq années de réflexion, constitue une bonne synthèse des théories de ses devanciers (Aristote (Poétique), Cicéron (De Oratore II), Horace et Quintilien). À leur influence prépondérante s’ajoute celle de leurs commentateurs, de ceux de Térence, d’Avicenne et de la Bible. Inventaire des théories comiques du temps, que Joubert passe en revue pour les réfuter ou les compléter avant de donner son interprétation personnelle, il propose la synthèse la plus complète de cette physiologie et de cette philosophie du rire médical. Avec sa génération, L. Joubert contemple avec émerveillement les mystères du macrocosme et du microcosme : « l’homme excède entierement toute capacité d’admiration »9. Le rire lui paraît « une des plus amirables accions de l’homme, si on veut bien y regarder »10, c’est d’ailleurs l’un de ses privilèges, puisque « seul parmi les être animés, l’homme sait rire », selon la formule d’Aristote. Formule que Rabelais reprendra à son tour : « Pour ce que rire est le propre de l’homme ».
14Après Aristote et Castiglione11, Joubert postule que le rire n’est possible que s’il y a « laideur et faute de pitié ». Or ce double sine qua non, valable pour toutes les catégories de ridicule, s’associe dans l’âme humaine à deux émotions, la tristesse devant la laideur et la joie, correspondant à l’absence de pitié. Au contraire d’A. Paré, Joubert estime que « l’affection mouvante à rire n’est simplement de joye » (liv. I, ch. IX), mais qu’elle est provoquée par des mouvements contraires de joie et de tristesse :
La chose ridicule nous donne plaisir et tristesse : plaisir de ce qu’on la trouve indigne de pitié, et qu’il n’y a point de dommage, ne mal qu’on estime d’importance. Dont le cœur s’en réjouit et s’élargit comme en la vraie joie. Il y a aussi de la tristesse, par ce que tout ridicule vient de laideur ou messeance. Le cœur, marry de telle vilainie, comme sentant douleur, s’étrécit et resserre. Ce déplaisir est fort léger. (Au Ris, le plaisir surmonte la tristesse) (Liv. I, ch. XIV)
15À la différence des théoriciens modernes, Joubert envisage le rire sous l’angle physiologique, non pas éthique ou social. Pour Baudelaire le comique significatif, inséparable de « l’idée morale », est dérision d’autrui, marque la déchéance d’une nature humaine corrompue ; pour Bergson le rire est une sanction sociale, une « correction ». Curieux surtout d’en élucider le mécanisme physiologique, Joubert conclut que le Ris provient d’une affection du cœur et non du cerveau (liv. I, ch. IX, p. 63). Plus violent que la joie, puisqu’il naît à l’improviste de matière « badine, vaine et souvent mensongère, d’affaire de nulle importance », il résulte, comme elle, de la dilatation du cœur et de l’effusion des esprits, favorisée par l’abondance et la pureté du sang. À condition de n’être ni « prodigué, ni trop continué » (liv. III, ch. XV), par l’effet contraire des deux mouvements qui le créent, dilatation et contraction, systole et diastole, il augmente la chaleur naturelle, nécessaire à la vie : « Comme l’etre joyeux et prompt à rire signifie un bon naturel et pureté de sang, ainsi par contre, cela aide à la santé du corps et de l’esprit » ainsi que l’expérience jointe à la raison nous le montre (liv. III, ch. XIV). Si, « selon le dire populaire », la rate fait rire, c’est qu’elle entretient la pureté et netteté du sang, qu’elle attire l’humeur melancolique « lie crasseuse fort elongné (sic) des principes de vie, ennemy mortel de liesse et liberalité, cousin germain de mort et maladie » (liv. III, 8). Ce mécanisme du rire en explique la valeur thérapeutique, à laquelle L. Joubert consacre un des derniers chapitres du Traité. Dès le prologue du premier livre, Joubert affirmait que « le Ris ha pu sortir quelques uns hors des grandes maladies ». Il donne, au troisième, trois exemples de cette guérison par le rire, provoquée dans les trois cas par la vue d’un singe contrefaisant l’homme (liv. III, ch. XIV). La nature du mal dont souffrent les trois patients n’est pas précisée. Du premier, Joubert se borne à dire qu’il était « fort bas », du second, qu’il « avoit perdu la parole et sambloit ne voir, ne ouïr plus ». Quant au troisième – l’histoire se déroule à Montpellier –, c’était « un médecin de profession, abandonné des autres médecins, étranger, sans fame et sans enfans, servi de jans qui attandoient sa depoulhe » et qui le voyant fort bas, s’emparaient chacun de quelque chose dans sa maison.
16Quelle que soit la cause de la maladie, il semble que les patients en question soient en proie à la » mélancolie », maladie du siècle, à laquelle s’intéresse la médecine humaniste, maladie nouvelle à laquelle Manardi consacre quelques-unes de ses lettres, éditées par Rabelais, état dépressif qui peut être consécutif à d’autres maux physiques.
17Dans le premier cas, le médecin avait ordonné une potion de rhubarbe. Mais voyant le mal empirer, il révoque l’ordonnance. La médecine reste sur la table, les assistants et l’apothicaire sortent pour avoir l’avis du médecin et le malade reste seul avec un vieux singe. Celui-ci saute sur la table, prend le gobelet, goûte le breuvage, grimace, recommence, finit par le boire tout entier. Mais ayant senti plus l’amertume au fond qu’au-dessus, « il jette le gobelet d’une colère si grande et d’une mine si ridicule, que le malade attentif à cette singerie se mit si fort à rire que depuis, il commença à faire une meilleure chère (mine) ».
18Dans le second cas, il s’agit d’un singe qui contrefait le médecin. Celui-ci avait fait chauffer de l’urine sur un réchaud. Il sort pour s’entretenir avec les assistants. Le singe alors remet l’urinal sur le feu,
Puis le prend par le bord d’une main, et de l’autre soutient le fond : comme il avait vu faire au medecin. Mais il le trouva incontinant si chaud qu’il jetta tout par terre, d’une telle grace, que le paciant attentif a ce mystere, se print bien fort à rire et tantôt après recouvra la parole.
19Dans le dernier cas, le singe observe les serviteurs du malade qui font main basse sur tout le mobilier du patient.
Alors voyant ce remuement de menage print pour sa part le chapperon rouge fourré que son maitre portait aux actes solennels : duquel il s’affubla d’une telle grace devant luy que le patiant print si grand plaisir à contampler toutes ces singeries, qu’il fut contraint de si fort rire que cette emocion par tout le corps epanduë emeut tellemânt nature (par la continuacion de l’aise qu’il y prenoit) qu’il recouvra la santé.
20Dans les trois histoires le mécanisme du rire est conforme à l’analyse menée dans le premier livre et la cause de la guérison identique. « C’est que le lien », explique Joubert,
duquel les forces de la nature etaient ampêchées, fut rompu de l’impetuosité causée du ridicule... Ainsi an ces malades, le plaisant acte des Cinges (animal de soy ridicule) excita et releva la nature accablee, abbatuë et corne etouffee du mal. Ce que peut faire bien aisement le plaisir acquis du rire. Car telle joye emeut la chaleur languissante et ansevelie, la repand par tout le cors et la fait venir au secours de nature : laquelle, ampognant ce moyen et propre instrument se reconnaît : et ranforcee de tel secours, combat la maladie avec plus d’hardiesse, tant qu’elle surmonte le mal. Car c’est nature proprement qui guerit les maladies. Le medecin, les remedes et le service des assistants sont le secours qui favorise nature.
21On reconnaît là l’optimiste hippocratique selon lequel l’art du médecin consiste à soutenir la nature. Notons d’ailleurs que ces trois guérisons par les mimiques d’un singe n’impliquent aucune intervention du médecin. La véritable médecine, c’est le plaisir éprouvé qui dilate le cœur et augmente la chaleur naturelle. La thèse de l’origine sanguine du rire défendue par Joubert (liv. I, 9) est reprise des médecins arabes. Elle est difficilement conciliable avec celle d’Aristote qui suppose l’intervention de l’âme raisonnable. Elle aboutit pourtant aux mêmes conclusions sur la valeur thérapeutique du rire, signalée dès le prologue :
Il divertit et ranverse l’importance des affaires, dissipant la haine et mitiguant le courroux. Il remet l’esprit travalhé de soucy, le detourne des profons pansemans, le rassasie et renouvelle quelquefois apres un grand et annuyeux tournant quand il chasse toute mélancolie.
22Le rire est donc libération. Il transpose en jeu inoffensif une réalité inquiétante. Comme l’a montré M. Bakhtine, à propos de la fête populaire, le rire est une revanche prise sur les contraintes sociales et sur la peur. Il permet de prendre du recul, d’apercevoir la vanité des inquiétudes et des passions. C’est ainsi qu’un spectacle comique peut faire office de psychothérapie.
23Joubert est-il pleinement convaincu de la véracité de ses anecdotes ? Les exemples de guérison qu’il rapporte ne sont pas tirés de son expérience personnelle. Il l’indique prudemment : « On conte, on lit, on raconte que », c’est ainsi que débute chaque anecdote. Au contraire il fait appel à ses souvenirs pour signaler les dangers du rire immodéré, « J’en say qui sont devenus malades », et convient volontiers que le rire n’est pas bénéfique dans tous les cas. Il est toujours recommandé dans les « maladies froides », toujours déconseillé dans les « maladies chaudes » qui énervent ou affaiblissent, dangereux s’il est soudain et véhément parce que la nature ne peut endurer aucun changement trop brutal. Peut-on mourir de rire ? Joubert est sceptique et en donne surtout des exemples littéraires.
24Il est indéniable en tous cas qu’il fait de la gaieté, à la suite d’Hippocrate et de Galien, une arme thérapeutique dans la conservation de la santé et dans la cure des maladies. La médecine persane, puis l’arabe, distinguait trois types de traitement : la diététique et les herbes, le fer (c’est-à-dire la chirurgie) et la prière. La médecine humaniste accorde aussi au régime de vie et à la nourriture une importance fondamentale. Et comme celle des Anciens, consciente de l’influence de l’esprit sur le corps, elle souligne la nécessité, sinon de prier, du moins de soigner d’abord l’esprit. Il exerce sur le corps « la domination maîtresse », dit Joubert qui conclut : « les maus du cerveau offancent tout le corps ». « La force et puissance de l’âme raisonnable » est si grande que rien ne (lui) semble incroyable » en ce qui concerne les transformations qu’elle peut amener dans la vie physique. C’est pourquoi « l’estre joyeux » aide à « la santé du corps et de l’esprit ». Outre les guérisons possibles, Joubert aperçoit bien « d’autres commodités » procurées par le rire. Pour lui, comme pour Rabelais, santé et gaieté vont de pair, car celle-ci favorise l'accomplissement libre et heureux des fonctions corporelles : « La nourriture ne profite que si elle est prise « avec gayëté de cœur ». Ce principe diététique est mis en action dans les romans rabelaisiens où, dans tous les banquets, chacun s’active pour contribuer à la création d’un climat d’allégresse12. Rappelant le dicton populaire, « rire et estre joyeux ampeche de devenir vieux », Joubert montre que « le remède » – le rire – allonge la vie et prolonge la jeunesse.
25Cette arme thérapeutique paraît particulièrement adaptée dans le traitement de la « melancolie ». On sait qu’au XVIe et au XVIIe siècle la mélancolie amoureuse figure au nombre des maladies. Les Anciens préconisaient déjà, pour la traiter, la musique, les conversations entre amis ou la thérapeutique par le coït - avec l’être aimé d’abord, à défaut avec toute autre personne. J. Ferrand, en 1610 dans son Traité de l'essence et guérison de l'amour ou melancolie erotique13, se borne à recommander, outre le mariage conclu avec l’assentiment des partenaires, les plaisirs raffinés pris en commun et les divertissements intellectuels qui évoquent ceux de l’abbaye de Thélème.
26L’invitation à la gaieté, qui comptait déjà parmi les trois principes sur lesquels la médecine de Salerne fonde la conservation de la santé (repos et modération étant les deux autres), est reprise par la médecine humaniste. Elle s’adresse aux bien portants pour dissiper les maux qu’impliquent les charges publiques, les troubles sociaux, les épidémies, mais aussi à tous les malades, guettés, quelle que soit la nature de leur mal, par la mélancolie. Ce sont eux qui constituent les publics des prologues de Rabelais, malades en proie aux « fievres pestilentielles », à la toux, au catarrhe, au mau lubec, au feu St Antoine, aux affections cutanées, au mau fin feu de ricqueraque – la goutte étant souvent un accident secondaire de la syphilis – et c’est tout spécialement aux « pauvres vérolés et goutteux » du Pantagruel, aux « verolés très précieux » du Garguantua qu’il « dédie ses écritz (à vous, et non à autres) », pour les guérir par le rire. S’il continue ses « mythologies Pantagruelines », c’est qu’il se flatte, dans le prologue du Quart Livre, de ce que
plusieurs gens langoureux, malades ou autrement faschez et desolez avoient à la lecture d’icelles, trompé leurs ennuictz, temps joyeusement passé et repceu alaigresse et consolation nouvelle14.
27Plaisanterie de batteur d’estrade ? Peut-être. Mais Rabelais, qui n’attend de ses narrations ni gloire ni louange, reste fidèle aux principes hippocratiques, affirmant à plusieurs reprises que son seul dessein a été de
donner ce peu de soulaigement que povois es affligez et malades absens, lequel voluntiers, quand besoinz est, dit-il, je fais es presens qui soy aident (profitent) de mon art et service14.
28Cette gaieté dont il veut réconforter les malades, c’est lui d’abord qu'elle doit habiter. St Luc (4) n’a-t-il pas d’abord recommandé au médecin « guéris-toi toi-même » ? Aussi se présente-t-il sain et dispos, « moyennant un peu de Pantagruelisme (vous entendez que c’est certaine gayeté d’esprist conficte en mepris des choses fortuites) » avant d’entonner l’éloge vibrant de la santé, santé sans laquelle la vie n’est pas vivable, n’est que langueur, n’est que « simulachre de mort »15.
29La joie de vivre en est inséparable. Il lui faut donc tenter de la redonner à tous les malades indistinctement, y compris aux plus honteux, aux « pauvres vérolés » longtemps exclus de la communauté hospitalière, abandonnés à la médecine empirique, objets de crainte et de mépris – la syphilis était le Sida du XVIe siècle et inspirait la même terreur. Leur offrir le réconfort du rire – outre une thérapeutique à la fois très hésitante et très éprouvante, à base de gaiac, de mercure et de séances d’étuves – c’est s’opposer à la conception tragique de la maladie châtiment divin, encore courante au début du XVIe siècle : avant de recevoir leur traitement, dont le Prologue du Pantagruel donne une image effrayante et pitoyable, les malades, dans certains hopitaux, étaient fouettés « en punition de leur péché »16.
30Mais autour de 1530, à la notion de vengeance divine fustigeant la honte de la chair coupable se substitue une théologie de la grâce qui libère du péché17. La thérapeutique hospitalière va chercher autant qu’à guérir le malade à lui apporter un peu de bien-être physique et moral. On se moque des « fols veneriens », mais ils inspirent moins de crainte, et semblent relever davantage de la médecine que de la prédication.
31Un ouvrage anonyme, le Triomphe de Tres Haute et Puissante Dame Vérolle, Roy ne du Puy d’Amour (2e éd. 1540), qui souligne l’énorme diffusion, dans tous les milieux, de cette « maladie helas si géneralle », préconise d’étendre à toute communauté de malades une thérapeutique dont les vérolés donnent l’exemple : la libération par l’image et la représentation comique. Car « le mal qui est commun entre plusieurs est moins amer et plus tollerable que quand ung seul en peut faire plainte et lamenter », assure-t-on dans la préface, et bien dit est ce proverbe : « la consolation des miserables est d’avoir de pareils miserables pour compagnons ».
32Rire de son mal pour le minimiser ou s’en libérer, telle est la tactique proposée dans le Triomphe :
iceulx pauvres verollez par le moyen de la raillerie et joyeulx mots qu’ils en dient commodement font moindres entre eulx les fortes passions véroliques : mesmes d’autant qu’ils cognoissent eulx avoir des compaignons en grosse quantité, qui sont traynez, garrotez, et liez de chaisnes en triumphe par verolle la grande.
33Rabelais, auquel la préface du Triomphe fait allusion, participe du même esprit en affirmant « Mieux est de ris que de larmes escripre ». R. Antonioli a pu justement rapprocher ses romans de l’œuvre anonyme et apparenter leur vertu comique à certaines formes du psychodrame18. Joubert enfin a souligné aussi cette fonction libératrice de l’humour lorsqu’il oppose à la perpétuelle tristesse d’Héraclite le rire du sage Démocrite et en rappelle la cause : « je ne ris, dit le philosophe, que d’un seul objet, l’homme plein de folie et vuide d’accions toutes droites »19, c’est-à-dire la prise de conscience de la vanité des agitations humaines.
34Cette conception du rire médical se fonde sur une philosophie. Si le rire est le propre de l’homme, si Dieu lui a fait ce don - afin que, etant doué de l’âme la plus digne, il sentit la plus excellente, admirable et plaisante affection qui soit », c’est que la joie est le souverain bien dans cette vie terrestre. Joubert, pour preuve, en appelle à Marsile Ficin :
Vivez joyeusement. Le ciel nous a crées de sa liesse, laquelle il a déclaré de sa façon de rire (qui est ses dilatations, mouvement et splendeur) comme en s’ébaudissant il nous conservera aussi par notre liesse20
35De même Montaigne, pour qui l’âme du philosophe « doit par sa santé rendre sain encores le corps » estime que « la plus expresse marque de la sagesse, c’est une esjouissance constante » (Essais, I, 26).
36L’éloge de la santé s’accompagne donc d’un appel à la joie de vivre pour la médecine humaniste. L’unité de l’âme et du corps implique qu’on ne puisse soigner l’un sans l’autre. Aussi l’idéal du menssana in corpore sano est-il un idéal exigeant. Il renoue avec la tradition hippocratique qui confond sagesse et médecine. Puisque le plein épanouissement des fonctions corporelles dépend de la tranquillité de l’âme, le médecin humaniste se double nécessairement d’un philosophe et d’un moraliste. Il ne peut se désintéresser de tout ce qui s’oppose à cette tranquillité : il est amené à juger les troubles et les désordres de la société de son temps et, plus largement, la comédie humaine.
37Hygiène de l’esprit, réconfort des affligés, le rire devient ainsi le moyen de dénoncer les abus, de s’en prendre à tous les « agélastes », ceux qui ne savent pas rire, les cafards, les hypocrites, tous les responsables des misères de la vie sociale et religieuse, puisque la santé du corps humain, condition du bonheur sur terre, est liée à la santé du corps social.
38La médecine du XXe siècle dispose heureusement d’armes thérapeutiques plus efficaces que celle du XVIe siècle et peut sourire des méthodes rudimentaires d’une médecine encore balbutiante. Mais elle n’accorde pas moins d’importance au climat psychologique dans lequel est vécue la maladie. La philosophie de la gaieté peut encore apporter une aide efficace à la thérapeutique la plus moderne, et mieux encore, rester l’antidote le plus sûr à nos inquiétudes et à nos angoisses.
Notes de bas de page
1 La fille basteliere, in E. Lintilhac, Histoire générale du théâtre, t. II, La Comédie, Moyen Age et Renaissance, Paris, Flammarion, s.d., p. 162.
2 Boutarel M., La médecine dans notre théâtre comique, depuis ses origines jusqu’au XVIe siècle, Caen, 1918, p. 59.
3 Farce nouvelle très bonne et fort joyeuse, à troy personnages, d’un pardonneur d’un triadeur et d’un tavernier, dans Ancien théâtre français, (bib. elzévirienne), Paris, P. Jannet, t. II, p. 58.
4 La Maison rustique,(1e éd. 1561, Lyon 1587), de Charles Estienne et Jean Liébault, docteurs en médecine, liv. I, ch. 8, pp. 31-32.
5 Colin Sébastien, Declaration des Abuz et Tromperies que font les Apothicaires, Tours, 1553, pp. 16-17.
6 Recueil General des Soties, t. 1, p. 191.
7 Rabelais, Quart Livre, Épitre à Mgr Odet de Chatillon, éd. Demerson, Paris, Seuil, 1973, p. 562.
8 Ibid., p. 563.
9 Traité du Ris, contenant son essence, ses causes et ses mervelheus effais, curieusement recherchés, raisonnés et observés, Paris, Nicolas Chesneau, 1579, liv. I, p. 158. Les citations sont prises dans cette édition.
10 Ibid., Prologue, p. 6.
11 Castiglione B., Il Cortegiano, éd. 1585, p. 258.
12 Voir Pantagruel, ch. XXVI et Quart Livre, ch. LXIX.
13 Ferrand J., De la maladie d'amour ou melancholie érotique, Paris, D. Moreau, 1610, ch. X, p. 258.
14 Quart Livre, Prologue, op. cit., p. 562.
15 Ibid., p. 570.
16 Brabant H., Médecins, malades et maladies de la Renaissance, la Renaissance du livre, 1966, p. 157.
17 Voir R. Antonioli, Rabelais et la médecine, Droz, 1977, p. 94.
18 Ibid., pp. 98-99.
19 Joubert, op. cit., p. 355.
20 Ibid., p. 367.
Auteur
Université de la Sorbonne nouvelle
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