Mosaïques romanesques
p. 165-177
Résumé
Christiane Cadet examine l’utilisation, dans la visée du concept d’ateliers d’écriture, de programmes permettant de travailler sur ce qu’elle appelle des textes patchwork. S’appuyant sur des exemples d’expériences menées dans des classes, elle montre comment leur emploi provoque des mouvements de lecture-écriture formateurs. Elle esquisse alors ce que pourrait être un logiciel permettant de travailler sur la para-littérature et, notamment, sur le roman sentimental.
Texte intégral
1Le recours à l’ordinateur et l’écriture de mosaïques romanesques, c’est-à-dire de textes « PATCHWORK » qui tissent, imbriquent, combinent des éléments textuels préenregistrés, faits d’emprunts divers à des textes déjà écrits et des insertions effectuées directement au clavier par l’utilisateur du programme, sont intervenus en relation avec une triple préoccupation : lire pour mieux écrire, écrire pour mieux lire, lire et écrire quand on n’est familier ni de l’un, ni de l’autre.
2Deux exemples aideront à poser le problème. Le premier est emprunté à l’expérience des ateliers d’écriture et plus particulièrement de ceux qui reprennent ou transposent la démarche proposée par Claudette Oriol-Boyer.
3L’écriture, au cours de ces ateliers, d’un premier texte élaboré à partir de contraintes formelles, suivie de la recherche collective de moyens permettant de continuer à écrire conduisent à une constatation qui n’est pas de médiocre importance : des réminiscences de lectures antérieures ont, plus ou moins consciemment, contribué à l’écriture et c’est souvent dans la relecture de ces œuvres, dans leur convocation, que chaque scripteur trouvera de nouvelles contraintes productives qui lui seront particulières.
4Cette démarche, riche et fructueuse, est rendue difficile, sinon impossible dans sa seconde phase, celle de la transformation des premiers textes produits, si les ressources littéraires de celui qui écrit sont faibles ou inexistantes. Il faut donc inventer un moyen qui constitue un palliatif, ou mieux un relais permettant d’associer lecture et écriture.
5De la même manière, si la lecture d’une nouvelle m’incite à en écrire une autre en me mettant en quelque sorte à l’écoute du récit que je viens de découvrir, je peux difficilement le faire dans l’immédiat, quitte à plagier le texte et j’ai besoin pour me l’approprier d’une phase de décantation, d’oubli partiel, tant il y a un caractère prégnant de la forme fixée sur le papier au moment même de la lecture.
6Si cette maturation indispensable est possible pour l’autodidacte, elle l’est rarement dans le contexte scolaire, elle ne l’est jamais dans le cadre d’un horaire hebdomadaire réduit à quelques heures.
7Or, l’intérêt de l’ordinateur est qu’il peut stocker un texte entier mais aussi bien n’en découvrir progressivement que certains éléments ou en combiner des variantes. L’utilisateur trouve alors dans le texte de départ, une stimulation, une contrainte formelle qui constitue un auxiliaire mais les blancs laissés font que ce texte ne l’enferme pas, qu’il peut y inscrire sa propre écriture.
8L’exposé portera sur l’application de cette démarche à la transformation de nouvelles littéraires puis à la production et au détournement de scènes romanesques d’un produit de masse : le roman sentimental.
9Cette seconde partie comportera elle-même deux moments : l’analyse de l’objet lui-même et de ses conditions particulières de production, le projet informatique envisagé.
Cheminer dans un texte, le transformer
10J’ai été amenée dans un premier temps à produire plusieurs variantes d’un même programme visant à provoquer des cheminements narratifs différents de textes de Maupassant, Buzzati ou Cortazar, et, ce faisant, à écrire à partir de ces textes.
11L’un des programmes propose des choix à la façon du conte à déroulement multiple de Queneau, mais ce sont des choix qui se fondent sur les possibles narratifs d'un même texte.
12En ce qui concerne, par exemple, la nouvelle de Maupassant intitulée La ficelle où un paysan arrive à la foire de Goderville, ramasse furtivement un morceau de ficelle, est aperçu par un voisin puis accusé sur la foi de celui-ci d’avoir volé un porte-feuille, le programme propose plusieurs cheminements dans le texte de Maupassant selon que l’utilisateur a choisi que le paysan ramasse ou laisse la ficelle, que son geste soit perçu ou ignoré, d’un voisin ami ou malveillant, que là-dessus le garde-champêtre intervienne ou non et ainsi de suite...
13Si certains de ces parcours permettent de produire des textes qui restent cohérents sans ajouts, d’autres requièrent l’intervention active de l’utilisateur amené à écrire certains passages en fonction des options qu’il a prises. Les éléments empruntés au récit de Maupassant ou écrits directement au clavier sont ensuite concaténés et les textes produits sortent sur écran ou sur imprimante.
Lire, écrire, relire autrement avec l’ordinateur
14Ce programme me paraît avoir suscité des relectures et partant des questionnements intéressants. L’utilisateur qui refuse toute transformation événementielle peut obtenir, dans le cas de La ficelle, que subsiste le début du récit :
Sur toutes les routes de Goderville, les paysans et leurs femmes s’en venaient vers le bourg ; car c’était le jour de marché. Les mâles allaient, à pas tranquilles... etc.
15auquel peut être concaténé un investissement descriptif :
Chez Jourdain, la grande salle était pleine de mangeurs comme la vaste cour était pleine de véhicules de toutes races, charrettes, cabriolets, chars à bancs, tilburys, carrioles innommables...
16mais ce sont les deux parties d’un dyptique qui pourrait contribuer à former un tableau de mœurs, ce n’est en aucun cas un récit. C’est alors la notion même de récit qui est abordée à travers une manipulation concrète du texte. Il en va de même pour les effets de réel. Supprimer éventuellement l’épisode de la ficelle, c’est ôter de la crédibilité à l’accusation de vol ; il faut alors rétablir la vraisemblance du récit en transposant les moyens utilisés par l’écrivain qui fondent et facilitent l’illusion réaliste.
17Un autre exemple pourrait être cité.
18La nouvelle de Cortazar, intitulée La nuit face au ciel est constituée de l’entrelacs de deux récits dont l’un se passe au plan du conscient (il s’agit d’un accident de moto et de ses conséquences) et dont l’autre est un rêve. Au terme de la nouvelle les deux récits fusionnent et la vie devient rêve, envers illusoire de la mort.
19Dans ce cas précis, la démarche a consisté à garder le premier récit et à faire varier le second. Outre qu’elle a donné lieu à la production de textes intéressants, elle a permis de ne présenter qu'après coup le texte intégral de Cortazar, rendu difficile pour certains publics par ses connotations sud-américaines.
20La comparaison des textes sortis sur imprimante et du texte de l’écrivain a conduit à montrer chez celui-ci la corrélation des deux récits, l’appel des mots dans l’un et dans l’autre, les analogies sémantiques et sonores, l’importance des relations entre les composants, ce que Ricardou nomme « le grain du texte » (en quoi, précisément, la nouvelle n’est pas simplement un écrit mais un texte).
21L’aide de l’ordinateur permet donc une relecture active qui n’aurait pas été possible de prime abord et permet de poser les principes d’une réécriture.
22Mieux, le recours à un premier programme suscite parfois, chez le groupe qui l’a utilisé, le projet d’en élaborer un second et de le proposer à un autre groupe – la part de l’implémentation est en effet réduite, la structure restant la même –. Un groupe ignorant tout de la programmation peut d’ailleurs, s’il est quelque peu aidé dans cette analyse, procéder à la démarche logique permettant de scinder un texte en un certain nombres d’unités fixes ou variables enregistrées sous forme de fichiers. C’est ainsi que des élèves de lycée d’enseignement professionnel ont pu contribuer à l’établissement d’un programme visant à transformer la nouvelle de Buzzati intitulée La fillette oubliée. La constitution des fichiers s’est faite en fonction de la spécificité de l’écriture et a porté sur ce qui fondait ou non l’ambiguïté fantastique du texte.
23Un autre groupe a pu modifier, avec l’aide de l’ordinateur, une scène romanesque empruntée à l’écrivain marocain Chraïbi, récit dont le programme a fait varier la focalisation. De la même façon on peut, en s’attachant à la vision romanesque, transformer un texte de Steinbeck par contamination d’un texte de Flaubert ou effectuer l’opération inverse, ce qui ne signifie pas combiner des éléments de l’un et de l’autre, mais réécrire le premier grâce à un procédé présent dans le second et réciproquement. Si cette démarche est possible sans ordinateur, l’intérêt de celui-ci est évident. Les programmes évoqués utilisent une même procédure et l’utilisateur se voit offrir régulièrement trois possibilités : laisser l’ordinateur choisir, c’est-à-dire aller chercher un élément textuel, pris au hasard par tirage aléatoire dans un fichier, faire défiler une série de fiches et choisir l’élément textuel qui lui convient, écrire lui-même. S’il opte pour cette dernière possibilité, le texte écrit ira grossir le fichier destiné au tirage aléatoire.
24Chaque utilisation a donc pour conséquence de multiplier les occurrences textuelles.
25Par les multiples variantes qu’il propose et leur combinaison, par la communication qu’il est susceptible d’instaurer entre les groupes, l’ordinateur devient alors un instrument de socialisation des productions.
Littérature, para-littérature...
26C’est à partir de cette première expérience qui reste ouverte et se poursuit, mais aussi en raison d’une préoccupation pédagogique attentive aux difficultés rencontrées en lecture et en écriture par un public d’adolescents ou d’adultes de la seconde alphabétisation, que j’ai été amenée, dans un second temps, à passer du texte au non-texte, de la littérature à la para-littérature et à me demander si l’ordinateur ne pourrait être un moyen de la produire et de la subvenir.
27Ce glissement d’intérêt vers un type de production de masse s’est effectué par la conjonction de différents facteurs : le premier, d’ordre pédagogique, se rattache à une expérience menée en 1981 avec une enseignante de la banlieue lilloise et qui consistait à faire écrire un roman sentimental à des élèves de sections industrielles féminines se refusant à tout autre type de lecture.
28D’autre part, l’ampleur du phénomène que constitue le roman sentimental depuis 1978, date de la pénétration en France de la collection Harlequin d’origine canadienne, justifie à elle seule qu’on s’y intéresse.
29Enfin, il semble qu’aucune entreprise n’ait été tentée pour subvenir ce type de roman, comparable à celle qu’avait effectuée Queneau avec beaucoup de drôlerie (On est toujours trop bon avec les femmes) à propos d’un genre proche mais plus ancien.
30Les articles journalistiques consacrés au roman sentimental, abordent dans le meilleur des cas les aspects idéologiques, importants mais plus complexes qu’il n’y paraît à première lecture, et négligent l’écriture et ses stéréotypes.
L’ordinateur peut-il permettre de produire ce type de roman ?
Peut-il aider a le détourner ?
31Avant d’envisager une réponse à ces deux questions, il importe de cerner plus précisément l’objet.
Le roman sentimental dans ses formes actuelles...
32Dans sa version standardisée dominante, le roman sentimental est à coup sûr un écrit, il reste un récit, il n’est jamais un texte. Sa fonction est essentiellement une fonction d’expression-représentation : représentation de la lectrice et de sa projection imaginaire, exotisme d’agence de voyage, prêt à porter du fantasme...
33Ce qui distingue le roman sentimental dans ses formes actuelles de son prédécesseur de la première moitié du siècle, ce sont à la fois ses conditions de production inspirées des techniques les plus avancées du marketing et l’extraordinaire succès de librairie qui en est le corollaire.
34En 1980, la société Harlequin annonçait vingt-cinq millions d’exemplaires vendus en France, tandis que la collection du « Livre de poche », tous types de romans confondus, en produisait dix-huit millions, « J’ai lu » douze millions et demi et « Folio-Gallimard » sept millions et demi.
35En 1985, le roman sentimental représente, avec vingt-neuf millions d’exemplaires, le tiers de l’édition de poche.
36Outre l’importance des techniques de distribution, il semble que cette réussite commerciale soit fondée sur une conception qui fait du livre une marchandise spécifique mais une marchandise parmi d’autres. Ainsi, la société Harlequin teste chaque mois de nouveaux produits auprès d’un contingent de trois cent lectrices régulièrement renouvelé et n’hésite pas à s’entourer du concours de psychanalystes. Ce n’est donc pas par hasard que chaque livre représente une variante du vieil archétype freudien où le héros amant prend la place du père.
37La collection « Duo », lancée en 1981 par Flammarion pour concurrencer Harlequin puis rachetée par celle-ci, se ramifie en autant de catégories que de lecteurs ou lectrices potentiels.
38La première série, « Romance », présente une héroïne d’environ dix-huit ans, peu expérimentée dans la tradition habituelle du roman sentimental. « Désir » (octobre 1983) vise une tranche d’âge plus âgée – vingt cinq à trente ans – et se teinte d’érotisme. « Harmonie » (mars 1984) développe les aspects secondaires de l’intrigue romanesque. « Amour » (octobre 1984) introduit des couples avec enfants et enfin « Coup de foudre » (mai 1985), la petite dernière, « répond au souhait du public de trouver dans les romans sentimentaux plus de réalisme et d’analyse psychologique » (Note de l’éditeur).
39Harlequin fonctionne de façon symétrique et les jaquettes, blanches pour la médecine, rouge feu ou fushia pour la passion, bizarrement grises pour la chance, ont la même vocation symbolique.
40A elles seules ces deux collections représentent 85 % des romans sentimentaux vendus en France chaque année.
L’écriture et ses stéréotypes
41Les invariants sont ainsi énoncés par la maison d’édition :
au centre de l’histoire, un couple
entre eux, une passion, un amour vrai
des péripéties contrarient cet amour, jusqu’au dénouement heureux
le dépaysement géographique contribue au rêve
le dépaysement social permet l’accès à d’autres existences
les coups de théâtre, le suspense psychologique bouleversent la routine
42(collection « Duo »)
43Quant à la thèse d’une production effectuée par ordinateur, elle est perçue comme assez dangereuse pour susciter immédiatement une contre-argumentation :
On entend parfois dire que ces romans sont écrits sur ordinateurs. Rien n’est plus faux. Créés aux Etats-Unis, ils sont traduits par une équipe de professionnels dans un souci constant de qualité et adaptés au goût du public français. C’est pourquoi Duo a réuni 45 traducteurs, 10 adaptateurs de textes et correcteurs pour élaborer les 20 titres publiés par mois. (Collection Duo. Note de l’éditeur)
44Plus l’écriture est standardisée plus elle se doit en effet de maintenir l’illusion d’une conscience créatrice.
45Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’il y a corrélation entre la représentation de l’écrivain, héros occasionnel de l’intrigue amoureuse et l’écriture elle-même.
46Il s’agit en effet d’une écriture mimétique où abondent les détails destinés à corroborer l’illusion d’un moment particulier. Les vêtements de l’héroïne suivent les fluctuations très précises de la mode et si le genre affectionne les brasseurs d’affaires en tout genre, de préférence patentés, il n’hésite pas à mettre en scène un anarchiste basque quand cette évocation contribue à créditer le récit et à le situer comme actuel.
47De la même façon, l’écrivain qui fait lui-même allusion à son » inspiration » – « espérons que mon inspiration ne me quittera pas d’ici demain » (Unparfum d'Hibiscus) – est d’abord un reporter (on apprend par exemple qu’il écrit un livre sur le Vietnam ou sur la Pologne) et l’écriture, par dictaphone interposé, est une écriture sans rature :
Ils travaillent sans relâche tout le reste de l’après-midi. Heureusement pour Wendy, Ben dictait aussi bien « en direct » que sur le magnéto phone.
Sa voix claire, sa prononciation distincte, son débit régulier lui facilitaient la tâche. Parfois, il s’arrêtait, hésitait, cherchait un mot et restait un moment devant la fenêtre, immobile à fixer un objet invisible. Ses traits prenaient alors une sévérité un peu inquiétante. Puis, soudain, la phrase ou le mot attendus venaient à son esprit, et son visage retrouvait une expression sereine. Il reprenait là où il s’était interrompu ; rarement il lui demandait de relire le paragraphe précédent.
(Un parfum d'Hibiscus).
Vers l’élaboration d’un programme informatique
48La première phase du travail, d’ordre analytique, a consisté à mettre en évidence la macro-structure du récit, caractérisé par un cheminement strictement linéaire, à repérer les scènes de genre (la rencontre, le premier baiser) aussi codifiées que des scènes de western, et à observer les caractéristiques du discours narratif : rôle uniquement référentiel de la description, rarement assez importante (quatre à cinq lignes au plus) pour acquérir une fonction dilatoire, focalisation interne concernant exclusivement l’héroïne, grande importance des dialogues...
49Avant la réalisation d’un programme, un simple jeu de découpage d’éléments textuels délimités selon les catégories du discours narratif (récit de premier ou de second plan, description de lieu ou de personnage, discours intérieur, intervention d’un narrateur immanent) et empruntés à des romans différents, avait permis d’effectuer un montage de scènes romanesques qui restaient caractéristiques du genre et relativement cohérentes.
50Le programme qui est actuellement en cours d’élaboration et dont une première maquette a été effectuée, propose trois types de scènes :
première rencontre
premier baiser
complications
épilogue.
51Il laisse le choix de la localisation (jour/nuit, chambre/salle à manger, plage/forêt tropicale) et celui des catégories du discours narratif.
52Le texte suivant, fait d’extraits empruntés à des romans tous différents et réécrits avant d’être enregistrés, afin de rendre possible les enchaînements, constitue un exemple de ce qui peut être produit si l’on a choisi successivement premier baiser, la nuit, dans une chambre, sans écrire soi-même et dans un souci de conformité au genre...
(X) Dans sa chambre, Virginie se contempla dans la glace d’un œil critique. Ses cheveux courts, sa petite taille, sa silhouette menue manquaient un peu de féminité et, bien qu’elle eut vingt-cinq ans, elle ressemblait encore à une jeune fille légèrement casse-cou. Des traits réguliers, un ovale parfait, un teint d’albâtre, de grands yeux améthyste la rendaient pourtant extrêmement séduisante et elle souriait au reflet que lui renvoyait le miroir. (X) Sans être vraiment belle, elle avait toujours attiré l’attention des hommes et avait appris dès son plus jeune âge à tenir tête aux compliments par une attitude détachée qui lui avait toujours réussi. (X) Elle se déshabilla lentement à la lueur de la veilleuse, intimidée par les miroirs qui reflétaient sa fragile silhouette. Elle allait passer un peignoir, quand un coup léger fut frappé à la porte. Celle-ci s’ouvrit presque aussitôt et Paul apparut, plus sarcastique que jamais. (X) Il se tenait dans l’encadrement de la porte, vêtu d’une veste assortie à son jean, sans chemise, sa poitrine nue couverte de transpiration. (X) Est-il vrai, lui demanda-t-il que seuls les héros de légende trouvent grâce à vos yeux ? » (X) Toute réponse à ces propos s’avérait inutile. (X) Il la saisit brutalement et l’attira vers lui. Elle comprit à cet instant qu’il avait du sang indien dans les veines puis ne vit plus rien : ses lèvres s’étaient posées sur les siennes en un baiser vengeur, douloureux et exaltant à la fois. (X) Oh oui, elle n’était plus cette petite fille qui fuyait devant l’amour, mais une femme primitive, une tigresse qui avait enfin trouvé son dompteur et ne voulait pas d’autre maître. (X) Mais, soudain il la lâcha, se tourna vers la table et alluma une cigarette. (X) Elle ne comprenait pas ; sa mère n’avait pas vécu assez longtemps pour lui apprendre toutes les subtilités du savoir-vivre1.
53La difficulté concerne essentiellement l'agencement des fichiers.
54Le programme implique en effet 40 situations de départ déterminées par les deux menus (choix du type de scène et localisation spatio-temporelle), entraînant chacune l’établissement d’un tableau de valeurs booléennes visant à garantir une cohérence minimale.
55Les dix fichiers principaux (dialogues, descriptions de lieux, descriptions de personnages, récit, discours intérieur, commentaire du narrateur) sont affectés d’une numérotation qui permet d’établir des sous-catégories et de convoquer des fiches selon des critères sémantiques et structuraux.
56Le détournement du texte peut consister à respecter plus ou moins cette classification, à mélanger des fiches de façon à susciter des ruptures, des associations inattendues, des effets comiques.
57Il peut tenir à l’introduction de nouveaux fichiers (discours intérieur du personnage masculin, totalement absent dans la plus grande partie des romans sentimentaux ; commentaire du narrateur prévu, dans l’organisation globale du fichier, mais aussi peu fréquent que le précédent) entraînant des interruptions plus ou moins systématiques du récit.
58Il peut enfin être laissé à l’initiative de l’utilisateur qui, choisissant d’écrire à un moment particulier de l’exécution du programme a tout loisir de casser un stéréotype d’écriture (exposer par exemple une description au-delà des limites du genre), d’introduire une contrainte formelle (jouer de la sonorité des noms propres) ou encore de ménager des effets de surenchère (emploi systématique d’adjectifs ou d’adverbes, métaphores figées, catachrèses).
59Ce programme propose un certain nombre de pistes qui ne pourront être vérifiées qu’après son utilisation par des publics différents. Il semble toutefois qu’il appelle dès à présent certaines questions :
N’est-il qu’un exercice pédagogique au sens péjoratif et réducteur que prend parfois le terme ? Et si oui, quels sont les objectifs ?
Quelles relations un travail qui prend pour objet la paralittérature peut-il réellement entretenir avec l’écriture elle-même ?
Pourquoi privilégier une intervention de l’ordinateur qui ne se situe pas à l’intérieur de la phrase même, mais sur des unités plus larges ?
Enfin pourquoi écrire des « textes mosaïques » ?
En guise de conclusion...
60En ce qui concerne les finalités d’une intervention sur des productions para-littéraires, le souci a prévalu de ne pas séparer le problème de l’idéologie de celui de l’écriture.
61Le roman sentimental est celui d’une initiation où s’inscrit, selon un processus figé, la double révélation de l’héroïne au désir et au monde. Il véhicule une représentation globalement conservatrice, parfois même raciste. Mais le jeu de substitution qui consisterait à inverser les valeurs consacrées sans toucher aux stéréotypes d’écriture ne lui ôterait pas son caractère aliénant.
62L’aide de l’ordinateur permet d’atteindre rapidement un premier objectif : passer de l’immersion fantasmatique à la production de textes dont les règles de fabrication sont alors données et peuvent être maîtrisées, puis d’en pressentir un second, celui de la transformation, parodique ou non d’un stéréotype romanesque.
63Il semble que la première phase, celle de l’élaboration d’un récit conforme aux lectures romanesques habituelles — souvent exclusives de tout autre type de lectures : 50 % des romans sentimentaux sont lus par 20 % des lectrices – soit un moment important, sinon obligé, d’une démarche qui mènerait à d’autres textes et à une écriture permettant de se penser et de se construire face au monde.
64Un risque n’est pas négligeable : celui d’un arrêt à la première étape, l’utilisateur (trice) se satisfaisant d’une simple combinaison des éléments textuels préenregistrés. Mais, outre qu’il s’agirait, même dans ce cas, du dépassement d’une simple consommation passive, il apparaît que le projet informatique peut constituer le principe dynamique de nouvelles lectures.
65Dans le cas présent, son élaboration a conduit à la relecture d’auteurs qui se sont peu ou prou exercés à la parodie (Queneau, Voltaire...) et les fichiers se sont enrichis d’emprunts divers par pillage systématique ou désordonné.
66Ce qui réunit les deux types de travaux qui viennent d’être présentés (transformation de nouvelles avec aide de l’ordinateur, fabrication ou détournement de scènes romanesques standardisées) c’est le choix, fondé sur la linguistique des textes, d’unités qui dépassent le cadre de la phrase.
67Ce sont les travaux de Todorov sur la structure narrative ou sur des genres particuliers comme le récit policier ou fantastique, ceux de Genette sur la focalisation, de Weinrich sur le verbe (mise en relief, perspective ou attitude de locution), qui ont permis de les définir.
68L’idée est en effet séduisante de passer du merveilleux à l’étrange, de l’étrange au fantastique, d’introduire des anticipations ou des rétrospectives, d’intervenir sur les possibles narratifs ou sur le rythme du récit – en créant par exemple des expansions sous forme de scènes romanesques là où il y avait ellipse (simple résumé ou sommaire), ou encore de jouer de la belligérance du récit et de la description.
69Cette perspective était esquissée à la suite du programme « conte » figurant dans la bibliothèque informatique du CNDP, mais le programme, non structuré, impliquait d’être réécrit si on voulait le rendre modulable.
70Ce qui oppose la nouvelle littéraire à la production de masse, c’est en particulier l’extraordinaire diversité d’un texte à l’autre dans l’agencement de ses différentes fonctions. D’où le projet, non d’un programme unique, mais d’une série de petits programmes parallèles, utilisant des procédures identiques (choix, affichage, éditeur de texte) mais fondés chaque fois sur la spécificité d’une écriture.
71La production de masse au contraire apparaît surcodée au point que la diversité des auteurs n’a pas de réelle incidence sur l’écriture. Il était donc possible d’envisager un programme unique, garantissant pour chacune des scènes romanesques une macro-structure permettant de l’identifier mais laissant à l’utilisateur toute latitude quant à la convocation d’éléments variés du discours narratif.
72Dans l’un et l’autre cas, ce parti pris, qui ne prétend être qu’une approche parmi d’autres, trouverait sa complémentarité dans les jeux de modifications rythmiques, syntaxiques ou lexicales, proposés par d’autres programmes ou envisagés grâce à une procédure d’édition de texte.
73Le choix d’intervention sur des « unités textuelles – n’est pourtant pas gratuit. L’étude comparée de récits de fiction dus à des scripteurs relativement habitués à la lecture des textes littéraires, et d’autre part à des adultes ou adolescents peu ou non lecteurs, a pu faire apparaître que si les premiers jouaient de la digression ou de la parenthèse, ralentissaient le récit par des investissements descriptifs, modifiaient la perspective de locution ou changeaient la vision romanesque, les seconds avaient tendance à n’utiliser qu’une catégorie, celle du récit d’événements.
74Cette caractéristique s’est manifestée en particulier lors de la production de textes effectués par insertions successives selon la contrainte de l’OU.LI.PO. dite du « tireur à la ligne »2 contrainte amusante et productive, facilitée par l’intervention de l’ordinateur, mais assez lâche pour être susceptible de mobiliser des outils d’écriture déjà acquis, non de les transmettre.
75Il peut donc être en réponse intéressant d’habituer le scripteur débutant à mettre en jeu différentes catégories narratives, à les combiner dans une perspective globale du texte, tout en le déchargeant de l’écriture de la totalité du récit.
76Au-delà, l’aide de l’ordinateur, qui ne constitue qu’une étape dans l’élaboration des textes et s’inscrit dans un processus de réécritures successives, contribue à infléchir la tendance à un formalisme détaché de toute perspective d’écriture, à engendrer des procédures dynamiques d’appropriation individuelle et collective des textes, à contribuer à la communication des écrits en même temps qu’à la rupture avec la théorie de l’innéité de l’expression littéraire, c’est-à-dire, à situer le texte, non comme l’expression d’un don qui aurait ses exclus et ses inspirés, mais comme le produit plus ou moins complexe de règles de fabrication.
Notes de bas de page
Auteur
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Ce que le poème dit du poème
Segalen, Baudelaire, Callimaque, Gauguin, Macé, Michaux, Saint-John Perse
Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet (dir.)
2005
L'Art de la mesure, ou l'Invention de l'espace dans les récits d'Orient (xixe siècle)
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1996
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2000